Chapitre VII. Les valeurs du rap
p. 109-122
Texte intégral
1Le rap français a déjà une histoire quand Diam’s y fait son entrée, puis s’y impose en en repoussant les frontières. Il possède des styles et des courants ; il est l’objet de querelles et d’exclusion. Les textes scandés par les artistes qui s’en réclament, les discours qui le défendent et le magnifient font référence, explicitement ou implicitement, à un certain nombre de valeurs, à la fois morales et sociales. Dès ses tout premiers enregistrements, à la fin des années 1990, Diam’s reprend quelques-uns des thèmes favoris des rappeurs français. C’est sur ce socle qu’elle va développer ses idées, qu’elle va organiser un système de valeurs personnel tout en renouvelant les formes expressives du rap français. Le système agencé par Diam’s propose une combinaison originale de normes et d’attentes qui rencontre, en 2003 avec Brut de femme, et plus encore en 2006, avec Dans ma bulle, l’imaginaire d’une partie de la jeunesse française.
Les vertus du rap
2Les rappeurs de France mettent volontiers le rap en scène ; ils en évoquent l’histoire, les principes ; les clashes, réels ou simulés pour les enregistrements, sont l’occasion de dénoncer, autant que les maladresses de style ou les défauts d’inspiration, ce qui, chez l’adversaire, ne correspond pas à ses normes, enfreint ses codes dominants. Il existe, chez un certain nombre de rappeurs, une nostalgie de l’âge d’or qu’aurait été la période des débuts, des freestyles sur les ondes des radios « libres », des rencontres sur le terrain vague de La Chapelle. Cet enjolivement du passé sonne comme un rappel des fondements du rap français, des principes énoncés par Afrika Bambaataa, et pose la légitimité – donc aussi le droit à définir le rap « authentique » – de quelques groupes, tels Assassin (« Respecte l’ancienne école141 ») ou NTM (« Tous n’est pas si facile142 »). Ces principes ont été énoncés, sont rappelés dans un langage qui, au départ, a rompu avec la plupart des conventions de la musique de divertissement (chanson, rock, même punk ou métal) qui dominait les ondes et les scènes françaises auparavant. Le rapport particulier qui s’est instauré entre les rappeurs et leur public tient sans doute pour beaucoup à cette conjonction d’un langage artistique et de principes éthiques ; c’est elle qui sous-tend, lors des concerts de rap, la « relation dans l’espace public » de la salle qui aboutit à la « construction d’un monde commun » aux artistes et aux auditeurs et se montre visiblement (les vidéos des concerts de Diam’s l’illustrent abondamment) dans la connaissance des paroles scandées par les rappeurs et la mise en mouvements corporels des demandes que ceux-ci adressent aux présents (Pecqueux 2003). Cette caractéristique générale du rap n’implique cependant pas que ce dernier véhiculerait un seul et unique système de valeurs. Les artistes, dans leur diversité, agencent des combinaisons qui ne sont pas identiques, qui, au contraire, contribuent à les caractériser, définissent les clivages et nourrissent les concurrences. Pour mieux appréhender la combinaison particulière qui émane des chansons de Diam’s, on peut commencer par tenter une typologie des principales valeurs rencontrées dans le rap français.
Rap sur rap
3Lorsque le rap parle de lui-même, il ne se contente pas de se raconter, il se donne un rôle, il montre à quoi il peut servir, à quoi il a effectivement servi. Il se proclame moyen d’expression : il est la voix des sans voix, des exclus, il peut évoquer des problèmes qui sont par ailleurs, notamment dans les médias, passés sous silence ou abordés en les travestissant143. Cette fonction de porte-parole des relégués permet à quelques-uns de sortir de l’exclusion : le rap apparaît alors comme une « activité réparatrice » qui panse les plaies personnelles, permet « de se trouver », de construire une image positive de soi ; de nombreux amateurs de rap ou rappeurs amateurs l’ont affirmé à Jean-Raphaël Desvérités et Anne-Marie Green (Desvérités et Green 1997). La vertu thérapeutique du rap opère d’autant mieux que les problèmes rencontrés par l’individu sont indissociables du monde dans lequel il vit, sont au moins en partie provoqués par la galère dans laquelle il se débat. Parler de la vie des cités, dénoncer ce qui n’y va pas et la déréliction à laquelle on les abandonne, permet, lorsque le talent donne force et sensibilité à la parole, de réussir, donc d’échapper au destin ordinaire des jeunes défavorisés144. Mais cela n’est possible que parce que rap et travail sont intimement associés. Le rap est un combat contre soi-même autant que contre les autres ; il exige habileté technique et inventivité ; il induit un « ethos de la virtuosité » qui exige l’accomplissement de soi dans le dépassement de ses savoirs et de ses compétences, déployé notamment dans les défis mais aussi dans la concurrence commerciale à laquelle se livrent maintenant les rappeurs (Bazin 1995 ; Besnard 2004). Le travail se situe donc au cœur du rap et nous avons vu comment il est investi dans la production musicale et dans l’écriture des textes.
Travailler et s’instruire
4Chez tout rappeur, il y a la volonté de se faire entendre et d’élargir autant que faire se peut le cercle des auditeurs ; il y a aussi la conviction que le public n’est pas disposé à entendre n’importe quoi, ni dans la forme, ni sur le fond, qu’il faut donc s’appliquer à répondre à ses attentes et que, pour cela, pour progresser, il est indispensable de travailler dur. Zoxea l’exprime clairement : « Bossons grave pour progresser » (cité dans Perrier 2000 : 250). La nécessité de travailler dur pour devenir un porte-parole digne et réussir auprès d’un public nombreux donne au rap une véritable fonction éducative. Si les rappeurs sont plutôt moins diplômés que la moyenne des musiciens (Guibert 2006 : 406), s’ils ont souvent échoué dans un système scolaire mal disposé pour reconnaître leur potentiel, certains parviennent à se rattraper en dehors des collèges et des lycées (Sberna 2001 : 226-228). Rapper, c’est donc non seulement travailler mais apprendre sur le monde dans lequel on vit : de l’univers de la té-ci aux cultures lointaines, afin de mieux le comprendre (Desvérités, Green 1997 : 207). Le cliché du rappeur armé en toute occasion d’un dictionnaire de rime n’est pas totalement erroné mais il est réducteur ; le rappeur, la rappeuse, ne s’intéressent pas seulement aux procédés prosodiques qui donneront style à leurs « rimes », ils veulent y introduire de manière sensible des connaissances. Fabe le confiait à José-Louis Bocquet et Philippe Pierre-Adoplhe : « Ton rap n’ira jamais plus loin que ton vécu, ou alors ce ne sera pas fiable, solide. Il faut que ton vécu avance toujours, il faut que tu t’instruises, que tu apprennes, que tu t’élèves, il faut que ton rap s’élève aussi […] Quand je rencontre des gens qui me demandent des conseils pour le rap, je dis : “Lis” » (Bocquet, Pierre-Adolphe 1997 : 185-186). Dès lors que ce conseil, donné aussi par Assassin, est entendu chez les plus jeunes, il peut même les inciter à se plier aux règles du système scolaire pour y décrocher des diplômes. Telle est l’expérience que relate Inekman, webmaster du site www.assassinconnexion.tk, qui, après avoir réussi un BTS informatique, a été placé dans les 10 premiers du classement interacadémique Nancy-Metz-Strasbourg : Squat, un des piliers d’Assassin, « […] a su à travers sa musique me dire “éduque-toi sinon tu resteras en bas145”. Aujourd’hui, j’ai des parents qui sont fiers de ma réussite scolaire, qui hier s’inquiétaient pour moi » (Bélis, Kramayer 2005).
Respect et intégrité
5L’idée de travail que promeut le rap est véritablement au cœur de la plupart des systèmes de valeurs qui s’y observent. Elle est liée à l’exigence de respect. Celle-ci implique d’abord, pour la rappeuse ou le rappeur, le respect de soi-même et le respect des autres, normes que seul le jeu du clash peut transgresser. L’adoption de cette attitude respectueuse donne, à un second niveau, légitimité à la revendication que la « société » et ses pouvoirs respectent non seulement les jeunes, mais tous les défavorisés – y compris les anciens qui ont « trimé » dur, notamment les immigrés – et ceux qui portent des différences (Bazin 1995 : 31-34 ; Mucchielli 2003 : 346-348).
6Le rap demande à être reconnu en tant que forme artistique ; il exige du même mouvement que soit reconnue l’humanité des rappeurs et de ceux qu’ils « représentent » (Souchard, Wahnich 1993 : 229). En ceci, il ne fait que renvoyer à la devise de la République : « Liberté, égalité, fraternité » ; les rappeurs, les rappeuses, et leurs auditeurs, ont été « profondément socialisés aux valeurs républicaines » ; ils refusent d’être tolérés et veulent être traités comme des citoyens à part entière (Mucchielli 1999b : 66). Si la société respecte les jeunes, ceux qui viennent des cités, des milieux défavorisés, si ses règles en sont modifiées pour qu’elle leur donne une chance de réussir, alors leur ambition pourra s’épanouir et les risques de violence s’amenuiseront. La Fonky Family de Marseille explique comment sont logiquement liés ambition de réussite, travail et solidarité : « Objectif multimillionnaire grâce à une musique populaire […] profiter d’une vie qui n’offre pas grand-chose […] du travail en famille en bonne et due forme […] la solidarité, je crois qu’il n’y a plus que ça pour nous sauver » (« Verset IV », cité dans Perrier 2000 : 210-211). Zoxea y ajoute une clause d’intégrité. S’il veut « briller » à son tour, s’il a décidé d’être « le champion », il n’est pas prêt à tout pour y parvenir : « Même pour de l’or jamais j’donnerai mes fesses/hardcore jusqu’à la mort je reste » (« À mon tour d’briller », cité dans Perrier 2000 : 253). Il exprime ainsi une des tensions qui trament le rap en profondeur, celle qui associe l’ambition de réussite, sur la base du travail et du respect, à l’impératif d’« authenticité » qu’avançait par exemple NTM dans son premier album intitulé Authentik (Epic/Sony). D’un côté, rappeurs et rappeuses se doivent de demeurer fidèles à l’idéal originel du hip-hop (Bazin 1995 : 34) ; de l’autre, il leur faut rester « en phase avec la base du mouvement », parler dans le langage du quartier et ne pas rapper pour ne rien dire, même une fois qu’ils connaissent la notoriété. Car le pire, dans le rap, est l’hypocrisie, si énergiquement dénoncée en ce qui concerne le reste de la société, notamment chez ceux qui y détiennent du pouvoir (Boucher 1998 : 292-298). Le rap doit parler des réalités, des difficultés que vivent ceux qui le font – même si le succès leur a permis de s’en éloigner – et ceux qui l’écoutent ; Pierre-Antoine Marti saisit cette obligation comme résultant d’une vocation « sacerdotale », voire même « prophétique » (Marti 2005 : 75-80). La rappeuse, le rappeur doivent rester simples, humbles ; il faut que l’on puisse constater une continuité entre l’individu qui existait avant le succès et celui qui a réussi (Vicherat 2001 : 86). Le rap demeure en effet un discours de l’individu et atteste de la personnalité de son auteur ; c’est l’expression qui fait « partie de soi » et permet de « rester soi-même » en dévoilant le plus profond de ses pensées (Desvérités, Green 1997 : 202-209).
L’individu devant le groupe
7Dans cette perspective, les sentiments d’appartenance mis en avant dans le rap prennent leur sens parce qu’ils positionnent un certain nombre d’individus par rapport à des groupes en leur y conférant une situation particulière. « Porte-parole », « représentants », « prophètes », les rappeurs se réclament souvent d’un quartier, d’une commune ou d’un département.
Appartenances
8NTM vient de Saint-Denis et du 9-3 ; Ministère AMER, de Sarcelles ; IAM, de Marseille, comme la Fonky Family ; Alliance Ethnik, de Creil. Mais la proclamation de leurs « racines » renvoie autant à un imaginaire de la banlieue qu’à des expériences vécues. Pierre-Antoine Marti considère que les « territoires du rap » procèdent, sur l’arrière-plan du malaise urbain, de la « […] constitution d’un espace quasi imaginaire par les artistes eux-mêmes qui permet d’unifier les terres du rap sous une même terminologie, dans un même ensemble. S’ils ne sont pas tous à proprement parler “banlieusards”, ils sont tous les habitants trop bruyants de cette banlieue imaginaire qui hante la conscience nationale, en tant qu’espace fantasmé accueillant en son sein les parias de la République, regroupant les malaises d’une société en questionnement identitaire : violence, carences de “l’intégration”, chômage… supposés ou réels » (Marti 2005 : 96-97). Cet espace imaginaire permet d’agréger des représentations contradictoires : quartiers dégradés où la vie est triste146 mais aussi volonté de réhabilitation de zones dénigrées par les médias (Vicherat 2001), de lieux dans lesquels les habitants ne doivent pas se laisser enfermer mais qui seraient régénérés par une ouverture sur le monde, à laquelle le rap peut contribuer. Pour Passi : « Le monde, ce n’est pas le quartier, il faut bouger. Nos parents ont fait l’effort de venir ici, nous devons faire celui de sortir des ghettos […] Si Zidane, le sport et le rap ont donné un peu d’espoir aux jeunes des quartiers, on est encore loin du compte. Il nous faut aussi des médecins et des avocats » (Dastakian 2000 : 60).
9À l’intérieur et en dehors du quartier, le rappeur peut se rattacher à des groupes plus larges. La relation à la France est souvent marquée par le sentiment d’être rejeté ; racisme et relégation sociale contredisent les idéaux républicains, ils engendrent une prise de distance avec La France, en tant qu’elle désigne une organisation sociale hostile. JoeyStarr demande alors : « Quelle gratitude devrais-je avoir pour la France ? Moi JoeyStarr qu’on considère comme un barbare » (« Quelle gratitude », cité dans Perrier 2000 : 84). Certains réagissent au racisme en se réclamant d’une « identité africaine », renforcée d’une identification aux Afro-Américains, inventeurs, entre autres, du rap (Boucher 1998 : 180-185), et parfois donnent à la définition de « noir » un sens qui dépasse la couleur de peau pour embrasser tous les dominés (De Saint Pierre 2000 : 216-217). Mais, comme le disait Passi, en France, « On ne court pas après nos racines comme les Américains, nous on a encore nos familles et on parle nos langues147 ». Bref, le rap français abrite assez peu de discours identitaires et ce qui vaut pour les origines vaut aussi pour les religions. Certains rappeurs français sont musulmans sans que cela apparaisse fortement dans leurs textes ; ils sont d’accord pour condamner l’islamisme violent, qu’ils dissocient de l’islam, et entendent surtout contrebattre la diabolisation de leur religion dans les médias et les invectives de la droite extrême (Boucher 1998 : 187-195 ; Davet 2001 : 31). La position la plus originale est probablement celle qu’ont adoptée, non sans un brin d’humour, les Marseillais de IAM. Comme alternative à la duplicité du christianisme, prônant la fraternité et pratiquant la violence (« Vos dieux ont les mains sales », cité dans Perrier 2000 : 48-50), ils élaborent une forme de mysticisme cosmique qui n’exclut pas l’existence d’un dieu mais s’organise essentiellement autour d’un ensemble de normes éthiques où dominent fidélité et honnêteté, respect de la famille et des anciens, donnant ainsi une dimension quasi religieuse à des valeurs largement partagées dans le monde du rap (Sberna 2001 : 113).
Individualisme et réussite
10En fin de compte, le désir d’apparaître comme des porte-parole voire des prophètes, les affirmations de solidarité avec ceux qui peinent et souffrent ne disent pas uniquement que les rappeurs auraient le sens de la collectivité, seraient dévoués au(x) ensemble(s) au(x) quel(s) ils se rattacheraient. Ils mettent également, ils mettent surtout en avant un fort individualisme. Certes, un groupe comme Assassin dénonce le serpent que chacun réchauffe en son sein : l’ego qui altère la lucidité (Bélis, Kramayer 2005), mais, dans l’ensemble, entre l’autoglorification rituelle des morceaux en forme d’ego trip lancés de manière plus ou moins improvisée dans les joutes oratoires (Vicherat 2001 : 57-58), la « mise en scène ostentatoire de sa propre valeur » (Béthune 2004a : 47-49), la volonté d’être libre et indépendant (Desvérités, Green 1997 : 209) et la nécessité proclamée de se débrouiller sans rien attendre des autres (Boucher 1998 : 309), il y a au fond du hip-hop un égocentrisme inaltérable que Kool Shen, de NTM, revendiquait sans ambiguïté : « Écrire son nom sur les murs, c’est pas de l’égocentrisme ? Et faire du rap ? Un artiste, quelque part, s’il n’est pas égocentrique, il n’existe pas » (cité dans Boucher 1998 : 403).
11Dans le rap, la réussite de l’individu, même lorsqu’il prétend avoir conservé humilité et simplicité, s’affiche. Ici encore, quelques voix s’élèvent pour critiquer le pouvoir de l’argent et ses effets délétères ; NTM proclame en général que « L’argent pourrit les gens » ; Rocca dénonce la fascination pour les marques (de voitures, de vêtements) (Vicherat 2001 : 50-55) mais la tendance générale est plutôt à l’étalage de la jouissance que procure la consommation. Dans le rap, l’argent n’est pas honteux, d’autant moins qu’il est la récompense d’un travail honnête. Pour des personnes issues de milieux défavorisés qui ont souvent connu la privation, il est d’abord un besoin vital ; il permet de survivre, puis de vivre mieux ; il donne accès aux moyens techniques indispensables pour affiner la dimension musicale des morceaux (Boucher 1998 : 291). Menelik, faisant écho au héros jamaïcain du film The Harder They Come148, constate : « J’ai besoin de thunes et je veux tout tout de suite/C’est autour de cette valeur que ma vie s’est construite » (cité dans Perrier 2000 : 114) ; et Akhenaton précise clairement d’où vient ce besoin : « Je ne suis pas un nouveau riche, je suis un ex-pauvre… » (Leclère 2000 : 22). Il y a dans cette avidité pour l’aisance, cette passion pour la consommation comme un goût de revanche sociale (Vicherat 2001 : 52) qui anoblit l’enrichissement personnel par le souci de soutenir la famille. La Mafia Trece indique que le bonheur n’est complet que lorsqu’il bénéficie aux proches : « Je veux vivre heureux et en faire profiter les miens/Il faut des sous pour ça même si tu vis à cent pour cent » (« Sang pour cent » cité dans Perrier 2000 : 217-221). Donner de l’argent à la mère qui s’épuise pour nourrir les enfants, offrir une vie meilleure à l’ensemble de la famille induisent parfois une tolérance pour les activités illégales à laquelle Rohff semble adhérer dans « Pour 100 balles t’as plus rien » : « J’ai trop besoin de cash, la lèrega [galère] me rend fou/J’m’en bats les yecous [couilles],/Je tente le tout pour le tout […] Malgré les risques il s’avère impossible pour moi de rester droit/Mes rempas [parents] ont des bouches à nourrir avant moi » (cité dans Vicherat 2001 : 52). Pourtant l’illicite n’est aucunement érigé en règle, il n’est qu’un pis aller, présenté comme une conséquence du système qui interdit à certains jeunes de trouver du travail, de gagner leur vie honnêtement, et les risques qui lui sont liés sont rarement occultés.
12Car l’idéal demeure l’accès à la richesse et à un niveau élevé de consommation comme couronnement d’un labeur respectable ; c’est, dit la rappeuse Beedjy, le rêve d’« Une vraie meuf » : « Aujourd’hui, oui j’le dis, ça m’plaît d’claquer mon blé/Parce que c’est le mien et qu’j’l’ai eu avec respect » (cité dans Perrier 2000 : 242). Il n’est donc pas étonnant que, lorsque l’on en vient à considérer l’organisation économique de la société, les artistes de rap et ceux qui les entourent se situent plutôt du côté du libéralisme. Ce dernier paraît leur ouvrir des possibilités que l’État leur a refusées (Guibert 2000) et si, d’un côté les conséquences sociales du « système » sont exposées, condamnées, un certain fatalisme pousse à tenter de profiter au maximum de ce qu’il offre malgré tout. Le rap a fourni une rampe de lancement pour des entreprises, dans le domaine de la production musicale (Sberna 2001 : 230-231) et fait vivre des firmes associées par le biais des produits dérivés. En fin de compte, Kenzy, cheville ouvrière du Secteur Ä149 constate : « Je suis devenu un chef d’entreprise de droite » et se justifie de la manière suivante : « Qui n’a pas envie de faire la révolution à 20 ans n’a pas de cœur. Qui a encore envie de faire la révolution à 30 ans n’a pas de raison » (Leclère 2000 : 20, 26). Propos sans doute exceptionnels, en ce qu’ils associent sans vergogne choix économique et orientation politique, et qui paraissent être en contradiction avec les valeurs que disent défendre beaucoup de rappeurs, mais en tout cas révélateurs d’un point de vue répandu sur l’économie.
Politique : scepticisme et responsabilité
13Il semble que se soit opérée une disjonction entre l’économie telle qu’elle est perçue à travers l’expérience du show business, les principes économiques que celui-ci met en œuvre et diffuse, et la politique. Contrairement à ce que l’on prétend volontiers, le rap n’est pas que rébellion et contestation ; il balance entre incitation à la révolte, rejet de la politique telle qu’elle est et appel au civisme. La trajectoire d’IAM illustre bien les évolutions qui se sont produites, de la condamnation de la corruption à l’incitation à s’inscrire sur les listes électorales (Lafargue de Grangeneuve 2007 : 7).
Dénoncer
14D’un côté, une des missions que se sont assignées bon nombre de rappeuses et rappeurs est de montrer et de critiquer radicalement une organisation sociale basée sur de fortes inégalités, qui marginalise les jeunes, surtout s’ils montrent des signes de différence, qui va jusqu’à les stigmatiser parce qu’ils habitent dans des quartiers mal considérés (Boucher 1998 : 201-212 ; Marti 2005 : 179). Un grand nombre de textes évoquent ainsi la dégradation, la décadence sociale qui affectent les cités ; l’injustice et le sentiment d’être arbitrairement dominé, d’être mis à part du reste de la société qui en découle (Mucchielli 1999b : 62 ; Mucchielli 2003 : 337). Cette condition est résumée sous le terme générique de galère, ou lèrega, qui subsume l’ensemble des problèmes auxquels doivent faire face les habitants, tout particulièrement les jeunes des zones défavorisées : pauvreté, absence ou médiocrité des infrastructures sanitaires, socio-éducatives, culturelles et sportives, chômage, insécurité, harcèlement policier… Cette situation est perçue comme le résultat de la négligence des pouvoirs. Certains textes de rap contribuent donc à faire du pouvoir, de son administration, de sa justice et de sa police un ennemi : un « ils » ou « eux » qui s’acharnent sur le « nous », et nourrissent l’idée qu’existe un complot destiné à opprimer les membres de ce « nous » (Souchard, Wahnich 1993 : 228-229). Le groupe Tout simplement noir l’affirme : « En fait, tout ça n’est qu’un complot qu’organisent les plus hauts placés » (cité dans Perrier 2000 : 180). Lorsqu’il n’est pas fait allusion à des réseaux occultes qui ourdiraient cette conspiration, les responsables de la galère sont clairement identifiés : la France et son État, ou encore le « système » au sein duquel les autorités publiques sont gangrenées par la corruption et la malhonnêteté. L’État est ressenti comme plus policier que providence ; il réprime et censure. L’ordre public n’a plus, pour beaucoup de rappeurs, de légitimité (Marti 2005 : 192-197).
15Dans la vie quotidienne, les jeunes se heurtent fréquemment à la police, ce qui les conduit à se retrouver devant la justice plus souvent qu’à leur tour. Police et justice sont donc deux cibles privilégiées du rap. Cependant, il existe bien une demande de justice mais les décisions des tribunaux paraissent entachées de parti pris : ces parodies de justice se retrouvent donc caricaturées dans quelques scènettes rap pastichant des audiences150. Par ailleurs, la violence des diatribes lancées par NTM contre la police, accusée de harcèlement, de brutalités, de chasse au faciès, valut à ses membres d’être traînés devant les tribunaux et condamnés en 1995151. Si les formules utilisées par NTM étaient particulièrement agressives, sur le fond beaucoup de groupes ou de solistes expriment des positions semblables et réagissent avec vigueur à la banalisation des contrôles non motivés à l’allure et au faciès152 (Mucchielli 2003 : 340). Pourtant, même en ce qui concerne la police, les attitudes ne sont pas totalement uniformes. L’insécurité vécue au quotidien convainc qu’il faut bien qu’une forme d’ordre soit maintenue ; ce qui n’est pas toléré, pas tolérable, c’est que cet ordre soit injuste, violent et arbitraire. Faf la Rage exprime ce point de vue avec beaucoup de subtilité dans « J’ai honte » où il commence par faire le portrait d’Henri, un flic, « un dur », « un vrai », mais aussi un « con », « un facho, un zéro, un beauf’ bien comme il faut » pour conclure sur la tristesse d’un policier vertueux : « Moi je m’appelle Max, enfant, je rêvais de justice, quand je vois ces gars-là [les policiers du type Henri], j’ai honte d’être flic » (cité dans Perrier 2000 : 267-268). Ce que disent les textes de rap sur la police ne relève donc pas d’une hostilité systématique mais de la mise en cause du comportement de certains policiers, des abus qu’ils se permettent et qui sont souvent couverts par les autorités supérieures : « Malgré cette “affaire” [NTM] et contrairement à l’idée reçue, la majorité des jeunes des quartiers ou des B-Boys [de ceux qui se reconnaissent dans le mouvement hip-hop] ne remettent pas en cause la police en tant qu’institution légitime lorsqu’elle fait respecter l’ordre et la loi. Les lascars ont conscience de la dure réalité que vivent les policiers ; ils ne nient d’ailleurs pas les problèmes de délinquance qui existent dans les cités. Ce qu’ils remettent fondamentalement en cause, notamment à travers des “lyrics” durs et explicites, c’est l’injustice dont les policiers font preuve. Toutes les inégalités de la société globale sont symbolisées par la violence policière » (Boucher 1998 : 212).
16Au total, constate Pierre-Antoine Marti, le rap fait montre d’une véritable conscience politique mais celle-ci est dominée par une suspicion largement partagée à l’égard des personnes politiques, accusées d’affairisme et d’hypocrisie, par le refus d’accorder une quelconque légitimité aux représentants élus (Marti 2005 : 215-218). Les rappeurs sont, on l’a vu, persuadés du bien-fondé des principes de la République ; mais ils ont le sentiment que ceux-ci ne sont pas appliqués, et que les membres du gouvernement, à commencer par le chef de l’exécutif, les députés et les édiles ne font pas grand-chose pour qu’ils le soient. Il en découle un scepticisme généralisé qui a prévalu pendant longtemps et qu’Assassin muait en rejet radical de la politique : « Je ne vote pas, la politique institutionnelle ne m’intéresse pas,/Je rape pour les bas-fonds, pas pour les bouffons » (« L’État assassine », L’Homicide volontaire, Livin’astro, 1996). Mais cette aversion pour la politique officielle fut ébranlée par le résultat du premier tour de l’élection présidentielle de 2002 car, s’il est un point sur lequel la très grande majorité des rappeurs et des rappeuses se retrouve, c’est l’hostilité à l’extrême droite, autoritaire, raciste, nostalgique du colonialisme. Un morceau d’une exceptionnelle longueur, interprété par une pléiade d’artistes rassemblés sous la houlette de Fabe, lança un véritable manifeste antiraciste : dans « 11’30 contre les lois racistes », ces rappeurs s’érigeaient contre les lois anti-immigrés, les comportements hostiles aux non Européens et, en général, l’autoritarisme, la surveillance généralisée et la censure153. Dans ce réquisitoire apparaissait évidemment le nom de Jean-Marie Le Pen qui incarne tout ce que haïssent les adeptes du rap ; aussi, en 2002, sa présence au second tour de l’élection présidentielle fit-elle l’effet d’un électrochoc qui se traduisit non seulement par des déclarations, par la participation aux manifestations hostiles au chef du Front national mais, à plus long terme, par la décision de tout mettre en œuvre pour que cette situation ne se reproduise plus. En conséquence, plusieurs vedettes du rap – Akhenaton, Axiom, Kenny Arkana, Saïan Supa Crew, Pit Baccardi, Stomy Bugsy, JoeyStarr et Diam’s – s’investirent dans les campagnes civiques de 2007 visant à convaincre les jeunes de s’inscrire sur les listes électorales et à voter, même blanc (Binet 2007 ; Mucchielli 1999b : 63).
Conseiller
17Ce revirement témoigne d’une autre valeur caractéristique du rap français : la responsabilité. La volonté d’être des « hauts parleurs » de la banlieue, de représenter les laissés-pour-compte de la société française est en effet indissolublement liée à l’impératif de « ne pas parler pour ne rien dire », entendu non seulement comme une obligation morale d’accusation mais aussi comme le devoir de conseiller. NTM incarne parfaitement ces deux postures et a produit des textes dénonçant l’ordre social injuste et d’autres expliquant comment préserver les enfants des conséquences les plus néfastes de cet ordre, dont le fameux « Laisse pas traîner ton fils » : « C’est ça que tu veux pour ton fils ?/C’est comme ça qu’tu veux qu’il grandisse ?/J’ai pas d’conseils à te donner, mais si tu veux pas qu’il glisse/Regarde-le, quand il parle, écoute-le !/Le laisse pas chercher ailleurs, l’amour qu’il devrait y avoir dans tes yeux/Laisse pas traîner ton fils/Si tu veux pas qu’il glisse/Qu’il te ramène du vice » (cité dans Vicherat 2001 : 132). Glisser, pour les jeunes, c’est notamment se laisser aspirer par la spirale de la violence. Celle-ci est présente dans certaines descriptions de la vie de cité ; un ton dur, un flow tendu à l’extrême expriment à l’occasion la révolte154 ; mais les thématiques du gangsta rap américain sont finalement assez étrangères au rap français. Les extravagances de Stomy Bugsy sont marquées d’ironie (« Le Prince des lascars », « Mes forces décuplent quand on m’inculpe », cités dans Perrier 2000 : 140-146). C’est peut-être le groupe 357 MP qui, mêlant agressivité, machisme et homophobie, s’en rapproche le plus (« Sur le ring », cité dans Perrier 2000 : 272-276). Mais, dans l’ensemble, les rappeurs français s’opposent à la violence, la déplorent et la condamnent : le braquage conté par Menelik échoue (« Les palaces, le soleil et la mer bleue », cité dans Perrier 2000 : 122-124) ; IAM dresse le portrait navré d’un petit frère qui se lance sur le mauvais chemin (« Petit frère », cité dans Perrier 2000 : 66-68) ; et Fabe voudrait que soient annihilées les causes des bagarres et des tueries : « C’est plus Vivaldi de nos jours qui fait référence, c’est l’arme du crime, la combine et la délinquance. Comment changer ça, j’rêve de ne plus voir un frère tomber pour tout ça ! Il faut combien de morts pour qu’on la crève ta mode de “lascars” et d’“armes” ? » (« Aujourd’hui… », cité dans Perrier 2000 : 191).
18De la même manière, les textes de rap n’expriment aucune indulgence envers les drogues dures. Le cannabis – hashisch, chichon, shit ou bédo – n’est pas considéré comme très dangereux, pas plus que le tabac qui, s’emporte Assassin, rapporte à l’État (Bélis, Kramayer 2005) ; c’est le trafic dont il fait l’objet et les luttes qui l’accompagnent, qui sont préoccupants. Héroïne et cocaïne, en revanche, mènent, directement ou indirectement, à la mort, comme dans « Le Sachet blanc » de IAM qui ne laisse aucun doute : « Les pas d’un pauvre mec pressé/Le mènent à une mort certaine et précoce, il le sait/Depuis le jour où il a vu son frère échanger/Un sachet contre de l’argent à un mec du quartier » (cité dans Vicherat 2001 : 135).
Tension au cœur du rap : pessimisme et combat
19Que l’on prenne en compte les considérations sur la société ou les manières d’envisager la politique, le rap français semble empreint de pessimisme. L’avenir ne sourit guère dans ses textes. Doc Gyneco s’ennuie (« Nirvana », cité dans Perrier 2000 : 127) ; Stomy Bugsy ne voit que galère dans les quartiers (« C’est la merde et tu le sais », cité dans Perrier 2000 : 134-138) ; et IAM ne croit pas au futur : « L’avenir nous réserve à coup sûr un triste sort/J’espère que d’ici là je serai déjà mort » (cité dans Perrier 2000 : 61). Par-delà le thème de la solitude que ressentent plusieurs rappeurs, dont Oxmo Puccino ou Fabe, la mort se profile parfois : chez Oxmo Puccino, encore (« Mourir mille fois », cité dans Perrier 2000 : 171-174), et sanctionne par suicide le manque d’espoir dans des lendemains qui ne peuvent que déchanter. Doc Gyneco dit « flirter » avec le meurtre et avec le suicide (« Nirvana », cité dans Perrier 2000 : 125-128) et NTM met en mots le désespoir de celui dont la vie est « vide » et qui décide : « J’arrête net, j’appuie sur la gâchette » (« J’appuie sur la gâchette », cité dans Perrier : 92-94).
Amour, pas toujours
20Dans cet univers sombre, la vie sentimentale ne paraît pas offrir beaucoup de compensation. Le rap français est avare en chansons d’amour et, même chez MC Solaar, qui en est le plus prodigue, elles narrent souvent des échecs. Pour les rappeurs, les femmes ne sont pas des soutiens ; souvent elles ne « se respectent pas » (IAM, « Elle donne son corps avant son nom », cité dans Perrier 2000 : 69-70 ; Alliance Ethnik, « Ainsi va la vie », cité dans Perrier 2000 : 244-247) ; et les hommes se trouvent devant un dilemme insoluble : « Les hommes aiment les femmes, les femmes aiment l’argent » (KDD, « Une femme tue un soldat », cité dans Perrier 2000 : 204). Les pères sont souvent absents et les parents sont rarement mentionnés ensemble ; « Je me souviens » de Menelik fournit un des rares exemples de famille constituée autour du couple père-mère : « Je me souviens d’mes parents, pleurant, trimant sp’rivant/Bossant constamment uniquement pour leurs enfants/Dès la première lueur du jour jusqu’au crépuscule/Plus d’vingt ans de labeur pour maintenir la cellule/familiale » (cité dans Perrier 2000 : 118). De fait, la famille demeure un des points d’ancrage les plus solides pour les personnages dépeints dans les textes de rap ; la stabilité en est valorisée ; la bonne entente y est rêvée ; et, comme chez Menelik, le dévouement des parents pour leurs enfants est glorifié (Marti 2005 : 116-122). C’est la mère, toutefois, qui est l’objet privilégié de l’affection des rappeuses et rappeurs. Parce que, bien trop souvent, elle se retrouve seule pour élever les enfants ; parce qu’elle est à la fois génitrice, dispensatrice d’amour et éducatrice. Elle est, dit Béatrice Sberna, le « pilier du temple » (Sberna 2001 : 220-221) et IAM en fait l’héroïne d’« Une femme seule » (cité dans Perrier 2000 : 52-55) ; elle est aussi la bougie qui brille chez Oxmo Puccino (« Enfant seul », cité dans Perrier 2000 : 164-167), la princesse de KDD (« Une princesse est morte », cité dans Perrier 2000 : 198-201), celle que Fabe regrette de n’avoir pas su serrer dans ses bras pour lui dire « je t’aime » (Vicherat 2001 : 67).
Lutter
21Le fait que, selon Pierre-Antoine Marti, les rappeurs soient des « damnés de l’amour », que des conditions de vie difficiles rendent compliquées les relations sentimentales compte pour beaucoup dans leur pessimisme (Marti 2005 : 114-124). Pourtant, l’inquiétude face au futur n’entraîne pas nécessairement le défaitisme. La réalité révolte ; elle incite à en combattre les causes et certains raps y invitent. Tout simplement noir regrette que « trop de jeunes se laissent aller sous prétexte qu’ils n’ont rien » et ce trio leur intime : « Réveille-toi mon frère, il est temps de te réveiller » (« Réveille-toi », cité dans Perrier 2000 : 183-185). Un morceau comme « L’odyssée suit son cours » (Assassin, Homicide volontaire, Livin’astro, 1996) a été reçu par certains de ses auditeurs comme un « hymne », comme une invitation à « aller de l’avant », à agir pour que tout change (Spielmann 2002) ; la Fonky Family évoque la « résistance » ; ses membres se présentent en « guérilleros », en « armée clandestine », pour dire à ceux qui les entendent qu’il faut prendre des risques et chercher à « s’en sortir » (« La résistance », cité dans Perrier 2000 : 211-213) ; et Busta Flex refuse de s’admettre vaincu devant la dégradation matérielle et morale qui s’étale sous ses yeux : « Ça s’dégrade à tout va, mais où va-t-on ?/Les années passent vite, ça court comme un marathon/La fin commence maintenant alors grattons, battons/C’est pour mourir vieux que nous nous battons » (« Ça se dégrade », cité dans Perrier 2000 : 225).
22Car la combinaison des valeurs d’ambition, de travail et du sens des responsabilités a, très tôt, instillé dans l’esprit des rappeurs et de leur public la conscience de pouvoir qui peut conduire à l’action sans que celle-ci soit fatalement condamnée à l’échec. Maryse Souchard et Stéphane Wahnich ont mis en parallèle les textes produits par des groupes amateurs lors du premier festival de rap de Massy-Palaiseau, en 1991, et les paroles des chansons classées parmi les cinq premières au top 50 de la même année. Alors que les verbes les plus employés dans les secondes étaient faire, aller et vouloir ; dans les premiers, c’étaient faire, aller et pouvoir. Cette différence dénotait, selon les auteurs, le sentiment d’une capacité d’action susceptible de transformer les situations décrites par les MCs (Souchard, Wahnich 1993 : 225-227). Le rap véhicule donc des attitudes positives poussant les individus à dépasser leurs limites, à rechercher l’amélioration de leur sort pour devenir quelqu’un, d’abord à leurs propres yeux, puis au regard des autres (Bazin 1995 : 30). Le message de Tout simplement noir est sans ambages : « Baisse pas les bras/Garde l’espoir/Si tu y crois/Tu t’en sortiras » (« Garde l’espoir », cité dans Perrier 2000 : 185).
23Ce qui frappe dans ce refrain est l’emploi du « tu ». L’espoir, la possibilité de s’en sortir est le fait de l’individu qui croit en lui. Le reste du texte est à la première personne, c’est elle qui s’adresse à cet auditeur unique pour lui conseiller : « ne compte que sur toi » ; pas de nous, pas de groupe dans cette invite au combat et à l’espérance. Dans d’autres textes, le même groupe évoque le « peuple » (« La justice », cité dans Perrier 2000 : 177-180) ou le « peuple noir » (« Le peuple noir », cité dans Perrier 2000 : 180-182). Cette tension est représentative de l’ambivalence qui trame le rap français et que Salif, du collectif IV My People, énonçait clairement : « Tous ensemble, chacun pour soi » (Guibert 2006 : 458). Les rappeurs et rappeuses se présentent comme l’émanation de groupes mais ils en sont des émanations individuelles. Ils représentent, parlent au nom de, donnent des conseils et fournissent des modèles, mais de ce fait, se situent hors de ces groupes. La solitude que certains mettent en mots dans leurs textes pourrait bien être une figure discursive de l’entre-deux dans lequel ils se retrouvent. Pour Loïc Lafargue de Grangeneuve, les danseurs hip-hop vivent une contradiction presque insoluble parce que « […] d’un côté, ils souhaitent être reconnus comme artistes, ce qui implique qu’ils se débarrassent, (au moins en partie) de ce qui les lie encore à leur milieu d’origine, et ce rappel des origines ruine leurs efforts en ce sens ; de l’autre, les acteurs du hiphop entendent également revendiquer leurs “racines”, mais l’évocation de celles-ci par les élus mine complètement cette revendication » (Lafargue de Grangeneuve 2006 : 474). Les rappeurs aussi se trouvent aujourd’hui face à ce dilemme.
Trouver une place dans le « système »
24De la même manière, l’ambition de reconnaissance et de réussite des rappeurs les conduit à devoir fonctionner dans le système même qu’ils dénoncent à l’envie. En fait, beaucoup d’entre eux cherchent moins à transformer la réalité qu’à y trouver une place, d’où ils pourront poursuivre, avec plus de moyens pour être entendus, leur travail de critique, sans pour autant refuser les bénéfices matériels de la notoriété (Guibert 2006 : 319-321). Ils dénoncent les injustices mais en analysent rarement les fondements, au-delà de la mise en accusation en termes génériques de la société, du « système » ou de l’État. Pour Laurent Mucchielli : « L’analyse générale du rappeur passe ici à côté de l’analyse du pouvoir économique. Nos rappeurs n’attaquent pas les chefs d’entreprise ou le système capitaliste. Ils dénoncent certes le pouvoir de l’argent mais avant tout en tant que facteur de la corruption, non pas comme instrument d’une domination économique » (Mucchielli 2003 : 343). Et Koma, membre de la Scred connexion (collectif de rappeurs basé à la Goutte d’or, Paris XVIIIe) de clarifier la position qui découle de cette vision de l’économie : « […] je suis né en 1973 dans une société qui était déjà mise en place avant moi, tout un système, des gens qui ont déjà le monopole, il ne reste plus de place pour rien, je peux changer quoi ? Une fois que j’aurai le contrôle de mon image, peut-être que je pourrais penser à faire changer les choses. Je crois au pouvoir de l’argent, c’est ceux qui en ont qui le critiquent, ceux qui n’en ont pas savent pourquoi il en faut. La prise du pouvoir politique ne se fait que par la prise du pouvoir économique. Si économiquement tu n’existes pas, politiquement tu n’existes pas […] je ne vais pas changer un système qui est déjà tout fait. Les gens qui sont là, ils sont trop nombreux et trop forts, le seul moyen c’est de faire autant d’argent qu’eux et de pouvoir financer tes idées » (Simon 2000 : 24). On retrouve donc une forme de « débrouille » dans la manière dont les rappeurs abordent l’économie et tâchent d’y trouver leur niche pour en profiter du mieux possible. Leurs stratégies, confrontées à leurs textes, témoignent d’une conception de l’éthique qui ne correspond plus aux dichotomies traditionnelles entre bien et mal, mais aussi entre droite et gauche en ce qui concerne les relations supposées entre inégalités et mode de production. Pierre-Antoine Marti y détecte une conception « baroque et déroutante » du bien et du mal sur la base de laquelle « […] toute la finesse des artistes consiste à détourner les codes moraux établis, en jouant avec le mal, tout en n’abandonnant pas l’idée de bien » (Marti 2005 : 153). On repère ici une singulière conjonction entre la combinatoire morale et les combinatoires sous-tendant la production musicale ainsi que le jeu sur les registres de langage qui ont été mises en évidence dans les chapitres précédents. Et c’est bien sous l’angle de la combinatoire qu’il convient maintenant d’aborder le système de valeurs rencontré chez Diam’s.
Notes de bas de page
141 Le futur, que nous réserve-t-il ?, Assassin, 2004.
142 « 1983, il y a plus de dix ans déjà/Le hip-hop en France faisait ses premiers pas/Il n’y avait pas de règle, pas de loi/Non surtout pas de contrat/Pas de problèmes entre toi et moi/Tout était clair, du but à la manière/Dont tout devait se faire, naïf, novice, mais tellement fier/D’évoluer dans un système parallèle/Où les valeurs de base étaient pêle-mêle/Peace, Unity, Love and Having Fun » (NTM, « Tout n’est pas si facile », Paris sous les bombes, Epic/Sony, 1995).
143 Par exemple : « Vous m’excusez, y a tellement d’frères qui souffrent/Et qui sont muets, qu’j’suis obligé d’causer… », Fabe, « Classique » (cité dans Perrier 2000 : 193) ; « Porte parole de mon pe-ra, des trottoirs de ma rue, un frère pour les miens, un Tanger pour les portés disparus » (Pejmaxx & Soulchildren, « Porte parole », Porte Parole, Label Rouge, sd [ca. 2008]).
144 Ce que constate Faf la Rage : « Des jeunes promus à un avenir de simple ouvrier,/deviennent paroliers, font du fric avec des CDs » (« C’est ma cause », cité dans Perrier 2000 : 266).
145 « Si tu ne t’éduques pas, tu resteras en bas ! » (Assassin : « L’odyssée suit son cours », Homicide volontaire, Livin’astro, 1996).
146 Doc Gyneco constate : « Ici tout est gris, ça s’appelle Paris », « Né ici », cité dans Perrier 2000 : 129. Ministère AMER peint le triste été de la cité : « Dans mes escaliers, tout le monde a signé, d’autres ont pissé, les chiens ont chié./Il n’y a plus de respect donc la gardienne gueule sa mère, fait des simagrées./Ma famille crie “trouve un métier”/Je dois m’évader […] On surveille ses arrières pour ne pas se faire serrer, c’est ça un été à la cité » (« Un été à la cité », cité dans George 2007 : 97).
147 Plaquette de présentation de l’album Bisso na Bisso, cité dans Béthune 2004b : 23.
148 Film de Perry Henzel, avec notamment Jimmy Cliff (Xenon Entertainment, 1972), dont le titre français est Tout tout de suite.
149 Le Secteur Ä fut un des principaux collectifs du rap français. Créé par le Ministère AMER, dirigé par Kenzy, il rassemblait des artistes venant du Val-d’Oise (95), notamment de Garges-lès-Gonesse, Sarcelles, Villiers-le-Bel, dont : Passi, Stomy Bugsy, Doc Gynéco, Ärsenik et les Nèg’Marrons.
150 Mafia Trece (featuring Diam’s), « Je plaide pour la rue », Cosa Nostra, Paris, M13 Records, 1997 ; Tandem (featuring : Diam’s, Kery James, Lion, Tunisiano, Kazkami, Faf la Rage), « Le Jugement », C’est toujours pour ceux qui savent, 2005, reproduit dans : DJ Dimé : Les 10 ans d’une Diam’s, Quilz Recordz 2005, Face A.
151 Sur l’« affaire » NTM, le concert du 14 juillet 1995 à La Seyne-sur-Mer et ses suites judiciaires, voir : Bocquet, Pierre-Adolphe : 219-225 ; Boucher : 209-212 ; Perrin : 121 ; sur les poursuites engagées contre des rappeurs : Marti 2005 : 174-176.
152 La réalité de ces contrôles a encore été confirmée par l’enquête entreprise sous l’égide de l’Open Society Institute et menée par des chercheurs du CNRS d’octobre 2007 à mai 2008, « Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris ». Elle montre que « les contrôles d’identité effectués par les policiers se fondent principalement sur l’apparence : non pas sur ce que les gens font, mais sur ce qu’ils sont, ou paraissent être » et que, outre les personnes dont les caractéristiques physiques dénotent une origine étrangère, les jeunes portant des tenues « hip-hop » (les deux indices étant évidemment souvent cumulés) ont plus de chances d’être contrôlés que les autres (Libération, 1er juillet 2009 ; http://www.liberation.fr/societe/0101577195-controle-au-facies-la-police-prise-sur-le-fait-a-paris).
153 11’30 contre les lois racistes, Crepuscule, 2000.
154 Pejmaxx & Soulchildren, Porte parole, Label Rouge, sd [ca. 2008].
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Stéréo
Sociologie comparée des musiques populaires, France - Grande-Bretagne
Hugh Dauncey et Philippe Le Guern (dir.)
2008
La production de la culture
Le cas des musiques amplifiées en France : genèse, structurations, industries, alternatives
Gérôme Guibert
2006
Stand Down Margaret
L'engagement de la musique populaire britannique contre les gouvernements Thatcher
Yasmine Carlet
2004