1La dimension musicale des œuvres de rap est le plus souvent mal traitée106 – sous estimée, quand elle n’est pas négligée – dans les travaux qui s’intéressent à ce genre107. Or une écoute attentive des enregistrements, parfois même des prestations en direct, fait très nettement ressortir que la spécificité du rap tient au rapport qui y est établi entre les textes et l’environnement sonore, que la réussite de certains morceaux en particulier – telle qu’elle est appréciée par le public ou peut être analysée par des spécialistes – est directement fonction de leur qualité musicale et de l’imbrication texte-sons qui y est réalisée. Pour tâcher de mieux comprendre le « phénomène » Dans ma bulle, pour tenter de mieux saisir les représentations sociales qui y circulent, il était donc nécessaire d’analyser les musiques de cet album. À défaut de pouvoir examiner toutes les plages de ce disque, nous avons choisi de nous concentrer sur six titres qui nous ont paru particulièrement intéressants108 : « Ma France à moi », « Big Up », « Jeune demoiselle », « Car tu portes mon nom », « Dans ma bulle » et « Me revoilà ». Dans ces morceaux, nous étudierons plus spécialement la déclamation et quelques aspects rythmiques. Nous nous efforcerons ensuite de dégager la structure de ces pièces pour définir le style musical de Diam’s et nous nous pencherons plus précisément sur une des chansons, « Jeune demoiselle », afin de mieux comprendre les mécanismes de la construction musicale de l’œuvre.

Tempo et accentuation

2Les morceaux de Diam’s, comme la plupart des morceaux de rap, sont caractérisés par la présence d’un rythme de base presque toujours inscrit dans une mesure à 4 temps (avec, le plus souvent, une accentuation sur les 2^e et 4^e pulsations109) et un tempo qui ne dépasse pas le niveau de 100BPM (beat, c’est-à-dire pulsation, par minute). Dans le corpus sélectionné, les tempos sont les suivants :

• « Ma France à moi » : 85BPM ;

• « Big Up » : 92BPM ;

• « Jeune demoiselle » : 98BPM ;

• « Car tu portes mon nom » : 85BPM ;

• « Dans ma bulle » : 92BPM ;

• « Me revoilà » : 79BPM.

3Dans la quasi-totalité des chansons de l’album Dans ma bulle, la rappeuse place un vers par mesure ; de temps en temps, le vers déborde la mesure en créant des enjambements. Dans le cas de Diam’s on peut fréquemment considérer le début du vers comme une anacrouse110. Dans l’exemple suivant, la première pulsation de la mesure est soulignée et l’on peut observer que le début d’un vers appartient à la mesure précédente :

« MA FRANCE À MOI »
[…]
Ma France à moi elle a des halls et des chambres où elle s’ enferme,
Elle est drôle et Jamel Debbouze pourrait être son frère,
Elle ‘repeint les murs et les trains parce qu’ils sont ternes
Elle se plaît à foutre la merde car on la pousse à ne rien faire.
Elle ‘a besoin de sport et de danse pour évacuer,
Elle va au bout de ses folies au risque de se tuer,
Mais ma France à moi elle vit, au moins elle l’ouvre, au moins elle rit,
Et refuse de se soumettre à cette France qui voudrait qu’on bouge.
Ma France à moi, c’est pas la leur, celle qui vote extrême,
Celle ‘qui bannit les jeunes, anti-rap sur la FM,
Celle qui s’croit au Texas, celle qui a peur de nos bandes,
Celle qui vénère Sarko, intolérante et gênante.
Celle qui regarde « Julie Lescaut » et regrette le temps des Choristes,
Qui laisse crever les pauvres, et met ses propres parents à l’ hospice,
Non, ma France à moi c’est pas la leur qui fête le beaujolais,
Et qui prétend s’être fait baiser par l’arrivée des immigrés,
Celle qui pue le racisme mais qui fait semblant d’être ouverte,
Cette France hypocrite qui est peut-être sous ma fenêtre,
Celle qui pense que la police a toujours bien fait son travail,
Celle qui se gratte les couilles à table en regardant Laurent Gerra,
Non, ‘ c’est pas ma France à moi, cette France profonde.

4Parfois ce schéma métrique apparaît au bout de deux mesures, comme dans l’exemple suivant où les enjambements deviennent moins réguliers :

« CAR TU PORTES MON NOM »
Comment te dire ce que j’ai sur le cœur ?
À l’heure qu’il est je n’ai qu’une petite sœur
qui ne veut plus être baby-sitter, nan
‘J’étais violente avant, j’avais dans le ventre
de la rancœur à vendre,
j’étais jamais dans les rangs, nan.

5L’accentuation joue évidemment un rôle capital dans le rendu d’un texte de rap. Jean-Marie Jacono considère en particulier que, « [d] ans le rap, la question est de savoir si l’accentuation du texte va se placer sur les deux temps privilégiés par la base rythmique, le deuxième et le quatrième, ou si le rappeur va varier son accentuation » (Jacono 1998 : 68). Diam’s, elle, semble accentuer toutes les pulsations, sans privilégier systématiquement aucun des temps (même si les instruments les accentuent). Ainsi, dans « Jeune demoiselle » le paragraphe :

Dans mes rêves mon mec a la carrière d’ Eminem
Il a des airs de minet quand il m’emmène en week-end
Mon mec ‘ fait mal au crâne il a le calme de Zidane
Et le regard de Method Man
Mon mec c’est Hitch il insiste
Mon mec sait prendre des risques et ne regarde pas les bitch
Non mon mec connaît les femmes et sait bien qu’on est chiante
Qu’on gueule tout le temps pour savoir quand il rentre
Mon mec est bon ouais mon mec est complet
Mon mec c’est un peu de mon ex mélangé à mon père
Dans la vie mon mec est digne à la Mohamed Ali
Et ses potes me font rire à la Éric et Ramzy

6est scandé comme indiqué ci-après :

7Diam’s tend également à placer le plus souvent les accents de la mesure sur la dernière syllabe des mots (un des principes de la langue française), comme cela est évident dans l’exemple précédent. Les morceaux de Dans ma bulle ne comportent que quelques rares exceptions à cette règle.

8Le recours au scat constitue un autre élément qu’il semble pertinent de noter en ce qui concerne la rythmique vocale des rappeurs ; dans la chanson « Me revoilà », le duo que fait Diam’s avec Jacky Brown, chanteur plutôt raggamuffin, fournit un exemple de la virtuosité qui peut être déployée en ce domaine :

[…]

JackyBrown :
Hey t’entends pas ou quoi ? Diamant tu m’suis ?
Ringdiguiding ding diguiding ding diguiding ding diguiding ding

Diam’s :
Okay !
Ringdiguiding ding diguiding ding diguiding ding diguiding ding

Jacky Brown :
Mais c’est
bédébédéban bédéban bédébanban bédébanban bédébédébédéban

Diam’s :
Bidibidiban bidiban bidibanban bidibidibidibidi…

Structures

9Il semble intéressant de prendre aussi en considération la structure cyclique de l’album dans sa totalité. On y trouve des chansons avec des introductions en forme d’inserts, provenant des pistes précédentes, ce qui donne la sensation que toutes les chansons sont reliées entre elles. Ces inserts sont parlés (sauf en ce qui concerne le titre « Par amour »), procédé qui confère à l’ensemble de l’album un caractère performatif dramatique très fort111. Le schéma suivant illustre la manière globale – en forme de bulle close – dont a été conçu Dans ma bulle :

10Si l’on considère maintenant la structure formelle de morceaux comme « Ma France à moi » ou « Dans ma bulle », on note que la structure en est claire : elle repose sur l’alternance couplets (ou strophes)/refrain (dans laquelle s’insère parfois un « pont » comme on le verra dans l’analyse de « Jeune demoiselle » proposée plus loin), alternance classique dans la chanson, couplets et refrains étant toujours construits sur des segments de 4 mesures ou de multiples de 4 :

11La mesure est toujours à 4/4, le rythme est binaire, la pulsation est nettement présente et le tempo, à l’intérieur de chaque pièce, demeure immuable. Les séquences de 8 mesures sont en général subdivisées en segments de 4 mesures. Comme dans la majorité des raps, il n’y a pas dans ces pièces de développement spécifique sur les plans harmonique et mélodique. En revanche, ce sont les aspects rythmiques et les nuances de timbre qui introduisent des variations et multiplient les événements sonores pour densifier la pièce. En ce qui concerne « Ma France à moi » et « Dans ma bulle », les idées musicales sur lesquelles sont bâtis les couplets comme les refrains sont strictement inscrites dans des périodes de 8 mesures, de même que l’introduction ou la coda. Dans ces morceaux, la construction suit toujours le même déroulement : une introduction de 8 mesures, dont les 4 premières sont instrumentales, puis apparition dans les 4 mesures suivantes, d’un mot-clé comme « Diam’s » ou d’événements sonores tels que des violons synthétisés. Ces interventions soulignent les 2^e ou 4^e temps. En ce qui concerne les codas, le traitement se révèle identique mais aboutit à une disparition progressive des instruments, à l’arrêt de la batterie, pour ne plus faire entendre que l’instrument qui jouait au début du morceau et la voix de la chanteuse. Celle-ci peut, dans certains cas, se retrouver seule à la fin, comme dans « Jeune demoiselle ».

Constructions rythmiques

12Lorsqu’on relève le rythme des refrains, on constate des récurrences qui peuvent indiquer des tendances stylistiques de Diam’s :

13Ce qui ressort de ces transcriptions est l’utilisation constante de rythmes binaires, à l’exception d’un triolet dans la chanson « Me revoilà » ; on observe également une tendance à commencer les refrains avec un demi-soupir ou un quart de soupir.

Espace et temps dans « Jeune demoiselle »

14Une analyse plus fouillée d’un seul morceau, « Jeune demoiselle » – l’un des plus populaires de l’album qui a également connu un grand succès en simple – permet de mettre en évidence les éléments et procédés constitutifs de l’élaboration rythmique chez Diam’s112. Le rap étant une musique principalement produite en studio, l’enregistrement n’y est plus la dernière étape du processus créatif (comme c’était le cas dans la musique classique, le jazz ou le rock) mais il en est devenu la principale. C’est une musique qui est « écrite », à tout le moins pensée, plutôt en temps différé, grâce à des techniques que nous allons décrire ci-dessous. L’utilisation de l’électronique et de l’informatique musicales113 (mises au point pour les besoins de la musique électro-acoustique contemporaine et retravaillées par la plupart des musiques pop d’aujourd’hui, par la techno notamment) permet d’obtenir des résultats d’une précision presque infinie du point de vue de la construction et de la variation. Autrefois, le compositeur écrivait au crayon sur du papier à musique ; il effaçait, modifiait, revenait à la formulation originale, changeait à nouveau, jusqu’à parvenir au résultat souhaité. Aujourd’hui, qu’il œuvre dans la musique « contemporaine », le rap ou la techno, il fait de même mais à l’aide d’un séquenceur multipiste. Il dispose de trois catégories d’instruments :

• des instruments joués directement (en « temps réel ») par un musicien (instruments live, acoustiques ou électroniques : guitares, basses, claviers, scratches, voix, etc.) ;

• des séquenceurs : instruments dotés d’un logiciel capable d’enregistrer des séquences MIDI114 qui peuvent ensuite être utilisées pour écrire note par note (en temps différé) ou joués en temps réel ; ces instruments offrent la possibilité de modifier ce qui a été enregistré soit pour corriger des défauts, soit pour réaliser des passages difficilement jouables par un être humain ou encore pour reproduire des phrases d’un instrument à partir d’un autre (par exemple, créer une séquence de batterie à partir d’un clavier) ;

• des boucles et des échantillons (loops et samples) qui utilisent des enregistrements audio, réalisés spécialement pour l’occasion ou issus d’enregistrements déjà disponibles (notamment sur 33 tours 30 cm). Les boucles sont généralement des ostinatos synchronisés dans le tempo du morceau. Elles fournissent le plus souvent le soubassement rythmique (boucles de basse et de batterie) mais peuvent aussi avoir des fonctions harmoniques (énonciation des accords de base du thème, lorsqu’il y en a) ou mélodiques (il en est ainsi dans « Big Up », par exemple, où une boucle à caractère soul music, appuyée sur une phrase de basse appuyée, est répétée en permanence tout au long du morceau). Cet ostinato peut être coupé, combiné ou mis en forme par des effets spéciaux électroniques à l’intérieur d’un même morceau, mais ne peut être réécrit dans ses parties fondamentales115. Une des conséquences en est que l’auditeur peut, selon l’étendue de sa culture musicale, reconnaître l’origine de l’enregistrement échantillonné puis mis en boucle et que les samples sont, de ce fait, un moyen utilisé délibérément pour signaler voire revendiquer une filiation musicale ou rendre hommage à d’autres musiciens.

15L’illustration qui suit matérialise visuellement le positionnement des sons pour une écoute idéale de « Jeune demoiselle » :

16Ce diagramme représente, dans l’axe vertical, la hauteur spectrale, c’est-à-dire l’emplacement des sons selon leur niveau fréquentiel (plus grave = plus bas ; plus aigu = plus haut) ; dans l’axe horizontal, l’emplacement des sons par rapport à la construction « binaurale » (destinée à une écoute par les deux oreilles), en ce cas, stéréophonique. L’intensité est représentée par la taille des cercles de manière à donner une vision en perspective faisant apparaître les sons les plus forts comme plus proches et les plus faibles comme plus lointains. Le but de cette représentation graphique est de servir de carte permettant d’identifier les sons auxquels nous allons nous référer plus tard dans l’analyse. Elle vise également, d’une façon plus générale, à attirer l’attention sur l’intérêt qu’il y a de saisir visuellement la manière dont un morceau a été conçu du point de vue du son. Ce type de diagramme fournit quelques outils pour établir l’importance respective de chacun des sons (ou des instruments) utilisés, pour définir un style sonore (résultat du mixage) par rapport à d’autres, ou bien encore, comme dans ce cas, pour aider à identifier les sons.

17Il est, à partir de là, possible d’aborder la structure formelle de « Jeune demoiselle » :

18On constate qu’il s’agit d’une structure simple et répétitive construite à partir de trois éléments de base, la strophe, le pont et le refrain, dont les durées correspondent toujours à des multiples de 4 mesures :

• la strophe a une durée variable, la première compte 8 mesures et les deuxième et troisième, 12 ; dans cette partie, le texte est rappé ; c’est la partie la plus variée tout au long du morceau ;

• le pont est une sorte de transition entre la strophe et le refrain mais du point de vue morphologique il est plus proche du refrain ; il associe une partie chantée et une partie rappée (pas par la voix principale mais par la voix doublée – les background vocals) ; il s’étend sur 8 mesures et ne varie jamais ;

• le refrain a également une durée de 8 mesures ; il est composé d’une ligne mélodique, chantée par la voix doublée (comme la plupart des refrains dans cet album) et subit très peu de variations ; dans le pont comme dans le refrain, le texte est toujours le même : il ne varie jamais au cours des répétitions successives de ces parties.

19Au premier abord, cette structure s’avère extrêmement répétitive. Elle répond peut-être aux lois du marché musical qui pousse à répéter quelque chose jusqu’à saturation, en cherchant à l’imposer. Toutefois, une écoute plus attentive révèle que des successions d’événements renouvellent en permanence l’intérêt de l’auditeur et, qu’en dépit des répétitions, le morceau, dans son ensemble, fait entendre une musique qui glisse doucement à travers le temps. À partir de ce constat, nous allons tenter de mettre en évidence quels sont les éléments apparemment cachés qui soutiennent (du point de vue instrumental) cette pièce du début à la fin et comment ils sont agencés.

20Pour ce faire, nous allons analyser les parties de batterie, de basse, de quelques instruments de percussion et les formules rythmiques jouées à la guitare ; il ne semble pas pertinent ici de relever l’harmonie car la pièce est construite sur une boucle qui ne change jamais. On constate que ces éléments engendrent le groove – la dynamique rythmique, l’énergie qui donne un élan musical – du morceau et que c’est précisément à l’intérieur du groove que se produisent des variations.

Premier refrain

21On trouve dans le premier refrain une sorte de structure paradigmatique du groove : un ostinato de batterie assez carré, qui semble aller tout droit en noires, alors que le riff de guitare marque un accent sur le temps fort et un accent sur la quatrième croche (temps faible) et donne ainsi une structure rythmique légèrement syncopée. Comme on verra plus tard la basse va se caler sur le schéma accentuel de la guitare.

Strophe 1

22La batterie introduit une variation dans les quatre premières mesures de la strophe : d’abord, dans la partie de grosse caisse, où l’on note l’absence de la troisième noire dans la 1^re mesure, et l’« anticipation » du troisième temps (à la manière d’une syncope) dans les 3^e et 4^e mesures ; puis, mais de façon moins perceptible, à la charleston, dans la 4^e mesure.

23La partie de guitare ne varie pas. La basse commence à jouer à la 2^e mesure et produit un effet de surprise car, selon les habitudes perceptives conditionnant l’écoute dans ce genre de musique, elle devrait commencer au début de la phrase. On peut aussi noter les différences qui surviennent entre le 1^er et 2^e groupe de 4 mesures : alors que, dans le deuxième, le jeu de batterie tend à redevenir plus « carré » (régulier), la basse développe une ligne plus remplie que dans les quatre mesures précédentes.

Pont

24C’est dans le pont que l’on observe la variation la plus intéressante du groove : lorsque la guitare et la basse modifient leur schéma accentuel : dans la 1^re et la 3^e mesure, la syncope est supprimée et la troisième noire (celle qui est souvent omise dans les autres parties) est accentuée. Le synthétiseur (qui n’est pas retranscrit ici) accentue la 4^e croche de la 1^re mesure (à la façon de l’ostinato habituel de la guitare) et neutralise ainsi l’effet de ce changement d’accent qui, par ailleurs, ne s’entend que très discrètement. En même temps, le spectre des timbres rythmiques est étendu par suite du remplacement de la charleston par un shaker et un triangle (voir le diagramme de mixage). Le pont est la partie la plus stable du morceau, son cycle de 4 mesures se répète à l’identique, sans la moindre variation dans toute la pièce.

Refrain

25Dans le refrain, le groove revient : la variation la plus significative est celle que joue la charleston. Dans le second groupe de 4 mesures, on entend la charleston ouverte, ainsi que le triangle. Mais cette fois, le triangle est décalé de deux noires par rapport aux accents qu’il marquait dans le pont. Il se produit, donc, entre le pont et le refrain un élargissement du registre aigu dû à l’utilisation d’éléments percussifs variés. On note également une superposition de cycles de durées différentes : le cycle de la charleston est de 8 mesures, pendant que celui de la grosse caisse est de 4 mesures et qu’il semble que celui de la basse soit de 2 mesures, sauf en ce qui concerne les deux premières mesures où apparaît une variation.

Strophe 2

26La variation la plus importante se produit ici dans la 5^e mesure marquée par un arrêt de la guitare et de la basse alors qu’auparavant, dans les quatre premières mesures, la basse, la charleston et la grosse caisse ont fait entendre de petites variations. En revanche, après l’arrêt de la 5^e mesure, on retrouve une certaine stabilité rythmique.

Strophe 3

27Dans cette dernière strophe, on entend au cours de la première séquence de quatre mesures, la variation la plus étoffée ; puis s’effectue à nouveau un retour à la stabilité. Cette variation se caractérise par une polyrythmie dans laquelle la batterie et la guitare introduisent des accents contramétriques117. À la fin de cette séquence, la rythmique revient au « modèle » énoncé dans la seconde série de quatre mesures de la strophe 1. Il faut signaler que le triangle, qui joue toujours la même formule rythmique, revient en amplifiant le caractère polyrythmique de la pièce, puisqu’il y insère un nouveau décalage : sa formule habituelle ne commence à être énoncée qu’à la troisième mesure du second groupe de quatre mesures ce qui a pour conséquence que sa partie se conclut, à la mesure 12 de cette strophe, sur une formule incomplète.

28L’analyse détaillée de la partie rythmique – du groove – de « Jeune demoiselle » montre comment le soubassement d’une des pièces qui ont fait le succès de Dans ma bulle est le résultat d’une élaboration minutieuse. Cette partie est en effet « jouée » pour l’essentiel par des instruments séquencés. Elle a été conçue et travaillée de manière à faire entendre des variations minimales mais extrêmement « efficaces ». Dans ce morceau (et c’est une constante dans cet album), la mise en boucle est peu utilisée. Dans ce cas, elle fait entendre le son échantillonné d’une jeune fille parlant au téléphone, son qui tourne d’un haut-parleur à l’autre et ne fait qu’ajouter une couleur à l’ensemble. Les instruments enregistrés en direct, comme la guitare, fournissent l’ossature du groove, mais l’économie générale en est pensée pour produire une sensation de stabilité légèrement changeante qui donne à la pièce son caractère léger et dynamique.

Arrangements et dramaturgie

29Sur cette construction méticuleuse du soubassement rythmique viennent se poser l’orchestration et l’arrangement des morceaux qui combinent plusieurs catégories d’instruments, de sons échantillonnés ou de voix dotés de différents rôles :

• des instruments enregistrés en direct qui appartiennent, semble-t-il, à l’univers personnel de Diam’s, comme la guitare électrique ou acoustique, et les instruments de la section rythmique : contrebasse et batterie, que nous retrouvons dans l’ensemble des pièces. Ces instruments installent l’harmonie et le groove et jouent la plupart du temps de façon continue tout au long du morceau ;

• la guitare : plusieurs pièces s’ouvrent sur un solo de guitare (acoustique ou électrique) et se terminent de la même manière, comme « Ma France à moi », « Dans ma bulle », « Jeune demoiselle » ou « Car tu portes mon nom » ;

• la guitare électrique : elle intervient aux moments forts des morceaux ;

• le piano électrique, bien que moins présent, joue souvent en contrepoint de la guitare, comme au début de « Ma France à moi » ;

• les voix sont utilisées soit en solo, dans le style de déclamation rap, soit en chœur qui chante à la façon R’n’B et souligne l’harmonie du morceau ; soit encore en interjections, syncopées ou non, qui ponctuent rythmiquement les points forts ou faibles. Les phrases rappées s’organisent souvent sur 4 mesures avec des mots répétés qui mettent en relief les temps forts. Quand l’intensité du morceau croît, les phrases peuvent ne durer qu’une mesure ou réaliser des enjambements, comme c’est le cas à la fin de « Dans ma bulle » où des voix disent « encore » en commençant sur le 4^e temps et en terminant sur le 3^e temps de la mesure suivante ;

• d’autres instruments ont des rôles particuliers : des idiophones (shaker, triangle) et, surtout, des instruments électroniques. Ces derniers programment en boucle des sons souvent échantillonnés qui ponctuent le déroulement de la pièce de petits motifs répétitifs (la conversation téléphonique de « Jeune demoiselle »), comme des ostinatos, et introduisent des variations rythmiques selon des schémas préétablis. Le plus souvent, ils commencent sur le 2^e temps des mesures ou ponctuent le 4^e. Dans « Dans ma bulle », par exemple : à la fin de chaque période de quatre mesures un shaker se fait entendre pour marquer la fin des phrases.

30L’utilisation faite de ces instruments et de leurs combinaisons permet de donner à chaque morceau une couleur spécifique. Celle-ci résulte de l’emploi de petits motifs mélodico rythmiques, de bruitages ou d’interjections vocales similaires, en forme de leitmotiv, que l’on va retrouver répartis tout au long de la chanson. Dans « Ma France à moi », à partir de la 2^e séquence de 8 mesures du couplet A, on entend une guitare électrique qui joue un petit trait decrescendo toutes les 2 mesures en commençant précisément sur le 2^e temps et durant 3 temps. De plus, la plupart des morceaux possèdent une « signature », un mot-clé ou un son que l’on entend au début et réentend à la fin de chaque pièce. Dans « Jeune demoiselle », il s’agit de soupirs féminins et du nom « Diam’s » ; dans « Dans ma bulle », d’un son synthétique étiré, évoquant le bruit du ressac.

31L’emploi d’échantillons sonores enrichit la musique de nombreuses références ou de souvenirs. Ils constituent en quelque sorte l’apport extérieur au monde de Diam’s, ce qui s’inscrit dans le présent ou dans la mémoire collective. Ces sons proviennent d’époques et de styles différents (des années 1970 à 1990), comme dans « Big Up » où l’on entend une évocation de Michael Jackson. L’emploi de bruitages, tels que les sons de la mer et les chants d’oiseaux, traités de manière calibrée, ouvrent certaines pièces, comme « Dans ma bulle », sur des atmosphères élaborées.

32La dimension sonore est travaillée sur plusieurs plans d’intensité et de registre de manière à conférer de la profondeur à la « pâte » sonore et à favoriser plusieurs niveaux d’écoute (voir le diagramme de mixage). En général les sons graves et médiums (basse, batterie, rap) se trouvent placés au premier plan, avec une dynamique forte, tandis que les bruitages et les échantillons répétitifs sont souvent situés en arrière-plan, dans des registres plus aigus et plus faibles. Dans « Dans ma bulle », il faut tendre l’oreille pour capter l’arrière-plan avec les bruitages des oiseaux ou de la mer.

33Tous ces procédés contribuent à l’élaboration formelle de la dramaturgie des morceaux. Dans le cas des ballades rap comme « Ma France à moi », « Dans ma bulle », « Jeune demoiselle » ou « Car tu portes mon nom », le point culminant ou climax est souvent atteint dans le dernier couplet ou l’ultime strophe. C’est le moment où la guitare électrique se voit octroyer un instant de liberté et peut improviser durant une période de 8 mesures (« Ma France à moi », « Dans ma bulle ») pendant laquelle s’ouvre une autre dimension, comme si cet épisode de liberté et d’envol, où la « pâte sonore » arrive à un niveau de saturation exceptionnel, devait faire contraste avec la construction millimétrée, en contrepoint du morceau. Dans cette partie la voix de Diam’s se libère pareillement et adopte un débit plus rapide, plus syncopé, plus rageur aussi. Lorsqu’arrive le point culminant les accents se déplacent, du 2^e et 4^e vers les 1^er et 3^e, et renforcent encore davantage le sentiment d’avoir atteint un sommet.

De l’intime au social et retour vers l’intime

34L’agencement des morceaux est caractérisé par une grande économie de moyens. L’élaboration des pièces étudiées évoque l’image d’une dentelle. Leur construction apparaît comme un jeu ciselé, contrapuntique où, sur une rythmique formelle et continue, se disposent les éléments sonores qui constituent le morceau. Les interventions des instruments, des sons échantillonnés et des voix, les combinaisons des motifs qu’ils forment, sont précisément positionnées et calibrées ; elles sont organisées dans le temps et l’espace pour qu’elles ne se gênent ni ne se recouvrent. Elles soulignent les temps forts (de la musique occidentale « classique ») 1 et 3 ou les temps faibles 2 et 4, et grâce à cette variabilité produisent des événements musicaux ou sonores qui attirent l’attention de l’auditeur. Les arrangements conçus autour de l’apparition et de la disparition de ces événements (qu’on peut parfois qualifier de micro-événements), laissant des plages de silence que peut venir occuper la mémoire, résultent du travail de production et de conception sonore réalisé en studio. Ils illustrent tout le potentiel des nouvelles techniques du son et témoignent d’une manière très actuelle de concevoir l’organisation musicale en privilégiant, non plus la ligne mélodique et les développements harmoniques, mais la succession et l’intrication d’événements sonores répartis dans le temps sur un soubassement rythmique aux pulsations immuables.

35L’introduction, pendant laquelle s’entendent souvent un instrument en solo, sans batterie, des bruits évocateurs et quelques interjections ou onomatopées, installe l’atmosphère de la pièce et donne une impression de proximité, d’intimité avec l’univers de Diam’s. Elle fait pénétrer dans sa « bulle ». Les sensations de douceur, de calme, d’intériorité sont, à l’occasion, renforcées par l’emploi d’une phrase mélodique jouée au violon synthétisé, comme dans « Ma France à moi » ou par le recours à un chœur comme dans « Car tu portes mon nom ». Puis la rythmique entre en jeu et l’espace sonore s’emplit de motifs caractéristiques et répétitifs qui évoluent en fonction du texte. L’auditeur entre alors dans un autre univers, plus rythmé, chargé de références et d’allusions multiples : plus social en fin de compte. L’analyse de « Ma France à moi », où la guitare semble improviser dans le moment culminant du morceau, suggère quelques remarques. Cet instrument appartient-il plus à la sphère masculine118 et formerait-il, avec la voix rageuse de Diam’s, un duo inversant les stéréotypes ? Enfin, la fin des morceaux se caractérise souvent par l’évanouissement progressif des instruments pour laisser subsister seulement celui qui a été privilégié tout du long et la voix de Diam’s. Celle-ci termine fréquemment par un « mot-clé », qui peut être son nom en guise de signature, ou sur une parole ni chantée ni rappée. Ainsi, on revient au calme, à l’intime, au terme d’un mouvement circulaire où l’essentiel a été dit.

36Au total, l’analyse musicale d’un échantillon de morceaux inclus dans le CD Dans ma bulle est non seulement riche d’enseignements sur le plan formel, elle permet de commencer à saisir des principes essentiels en fonction desquels sont bâtis les raps conçus pour et par Diam’s. Prenant en compte la « lutherie » spécifique des musiques amplifiées, les effets de timbres qu’elle rend possibles et l’organisation pointilleuse des rythmes qu’elle permet, cette analyse témoigne d’un travail, par ailleurs revendiqué comme tel dans les discours tenus sur cette musique et ses processus d’élaboration119. Le rap, ce n’est pas du « n’importe quoi – n’importe comment » : c’est le résultat d’un authentique labeur effectué de manière innovante par l’utilisation et l’adaptation d’un matériel complexe où se mêlent instruments acoustiques, électro-acoustiques et informatiques. Ce travail met en jeu deux ressorts, évidemment indissociables : la création qui, comme dans d’autres genres de musique, porte sur les mélodies, sur l’articulation verbale et le placement rythmique des paroles ; la combinatoire120 qui organise des cellules basées à la fois sur des timbres et des formules rythmiques, cellules « empruntées » à d’autres enregistrements ou élaborées pour l’occasion et formatées comme autant de briques qui peuvent être placées en différents endroits de l’édifice sonore. Ce labeur donne naissance à un produit : résultat d’un travail que l’on pourrait qualifier d’artisanal, dans lequel l’essai et l’erreur tiennent une grande place, et article qui va être lancé sur un marché. Le CD produit – éventuellement re-produit en concert – répond souvent à une logique d’ensemble ; c’est le cas de Dans ma bulle, à quoi ses concepteurs ont délibérément donné une structure cyclique qui met en continuité sonore l’idée de « bulle » tout en lui conférant un mouvement musical qui évoque le « flottement » de cette bulle – en suggérant le sentiment d’une musique qui glisse doucement à travers le temps. Au-delà de la cohérence de cet album, il n’y a cependant aucune uniformité ; les combinaisons de timbres et de rythmes, auxquelles s’ajoutent ici et là des éléments mélodiques, confèrent à chaque pièce sa singularité. À l’intérieur même de chaque morceau, l’attention de l’auditeur est retenue par une tension permanente entre régularité et irrégularité : immuabilité du tempo, clarté et similarité des structures par rapport auxquelles se multiplient des événements sonores qui viennent faire contraste et donnent élan. Le commencement des vers en forme d’anacrouse, les enjambements, les débuts de refrains sur les contretemps, les décalages rythmiques, les jeux de timbre confèrent à chaque pièce une dynamique d’ensemble tout en proposant plusieurs niveaux d’écoute. Dans ma bulle apparaît ainsi, sur le plan de la production musicale, comme l’aboutissement d’une élaboration soignée, d’une recherche du raffinement dans le détail appuyées sur une maîtrise d’instruments éminemment modernes acquise en dehors des circuits de formation traditionnels, dans l’invention permanente de nouvelles règles et de nouveaux codes qui ne retiennent des anciens, établis dans les musiques dites classiques, le jazz ou les autres musiques populaires modernes, que ce qui paraît pertinent, enrichissant aux concepteurs pour peaufiner les combinatoires qu’ils ont en tête. Dans ce processus de production laborieux – au sens le plus plein du terme –, on perçoit de l’individuel (Diam’s) et du collectif qui, aux yeux du public tout au moins, se montre informel et non hiérarchique ; dans le produit, on entend de l’intime et du social, et aussi de l’ordre régulier, traditionnel d’une certaine manière, et non du désordre mais des formes inédites d’ordre reposant sur le décalage, l’à-côté, le bancal qui finit toujours par retomber sur une régularité renouvelée. Ce sont des éléments – ceux qui touchent à la conception de l’ordre, tout particulièrement – dont il faut tenir compte pour comprendre les significations que les auditeurs associent à ces morceaux, significations qui ne sont pas exclusivement inscrites dans les textes, même s’ils y entrent aussi pour une large part.