Quand le rap sort de sa bulle
|Pour une musicologie sociopolitique des musiques populaires
Texte intégral
1Le présent ouvrage de Denis-Constant Martin et de ses collaborateurs est remarquable à plus d’un titre.
2Tout d’abord, il démontre que les genres musicaux, comme le rap, considérés comme marginaux ou secondaires par une certaine musicologie officielle, peuvent (doivent) faire l’objet d’une étude aussi sérieuse que s’il s’agissait de l’œuvre de Bach ou de genres « nobles » comme la symphonie ou l’opéra. Il s’ouvre par un historique et une présentation du rap en France, ce qui en fait un ouvrage de référence dont l’intérêt dépasse le seul cas examiné, celui de la rappeuse Diam’s. Ce panorama préliminaire substantiel permet de cerner les conditions de son émergence et de son succès, notamment sociales et économiques, par rapport à ses origines américaines puis dans le contexte de la société française, sans négliger les différences entre les diverses manifestations du genre.
3Les raps sont aussi des œuvres qui se manifestent sous forme de trace poétique et musicale. L’auteur insiste sur la spécificité linguistique du rap. Il suggère ainsi que les études de littérature, notamment dans le domaine de la poésie, devraient davantage s’intéresser au traitement de la langue dans les musiques populaires, à ce qu’il appelle de manière éloquente « un bricolage savant ». Ici, une voie nouvelle est ouverte pour une autre discipline que la musicologie ou la sociologie. Il est donc logique que les caractéristiques linguistiques propres aux raps de Diam’s, leur univers thématique et sémantique et leurs stratégies rhétoriques fassent l’objet d’une analyse attentive.
4À la différence de ce qui se passe trop souvent dans les travaux consacrés aux musiques populaires, avec la notable exception de chercheurs comme Philip Tagg, Richard Middleton ou Franco Fabbri, la dimension « purement » musicale du rap n’est pas ici laissée de côté. Une étude attentive des caractéristiques sonores des œuvres de Diam’s, notamment au niveau du tempo, de l’accentuation, des procédés d’instrumentation et de mixage permet de comprendre comment et pourquoi la couleur spécifique et l’originalité de ses œuvres auront suscité un si grand engouement. La dimension sociologique et politique de son travail découle tout naturellement de ces premières considérations.
5La légitimité de consacrer à Diam’s une monographie entière va de soi lorsqu’on considère que son disque, Dans ma bulle, a dépassé le million d’exemplaires en 2006. La musicologie n’a pas le droit de passer à côté d’un phénomène social aussi important. De plus, et ce n’est pas pour céder aux impératifs de la rectitude politique que de le souligner ici, c’est de rap au féminin qu’il s’agit ici, même si Diam’s n’a pas été la première rappeuse. Se situant explicitement du côté de la réception des raps de Diam’s, en étudiant systématiquement les réactions suscitées par ce disque et ses propos dans la presse et les sites Internet, Denis-Constant Martin étudie avec le plus grand soin comment les discours sur ce type de rap ne peuvent être compris indépendamment des valeurs de la société française au moment précis où ce disque va exercer son impact : lors de la campagne présidentielle de 2007. Les raps de Diam’s, ses interventions et les stratégies de réception qu’ils suscitent, sont alors considérés comme des symptômes de ce qu’est devenue la France contemporaine.
6L’ouvrage de Denis-Constant Martin se présente comme un essai de sociologie politique, et il est certain qu’un de ses grands mérites est, au travers de la réception d’un genre musical, de cerner comment les valeurs sociales se modifient à un moment spécifique de l’histoire de France. Mais, parce que ce livre illustre les liens de l’historique, du sociologique et du politique avec le discours, le littéraire et le musical, il ne faut pas hésiter à y voir un des modèles possibles de ce que peut devenir une authentique musicologie des musiques populaires, c’est-à-dire une discipline qui s’efforcera de ne négliger aucune de leurs différentes composantes et qui fera appel, pour en rendre compte, aux diverses sciences humaines.
© Éditions Mélanie Seteun, 2010