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Sound Factory

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Stéphane Dorin

Mutations des industries musicales et actualité des théories des industries culturelles

Philippe Bouquillion

Texte intégral

1Mondialisation culturelle, développement des échanges de pairs à pairs (ou peer-to-peer) et du Web 2.0, baisse drastique des chiffres d’affaires des principaux acteurs de l’industrie du disque constituent, parmi d’autres, autant d’illustrations spectaculaires des profondes mutations de la socio-économie de la musique enregistrée, elles-mêmes composantes des changements présents de la culture et des industries culturelles. L’objectif du présent article est d’examiner si la notion d’industrialisation de la culture, et avec elle, les théories des industries culturelles peuvent concourir au nécessaire effort d’explicitation des mouvements en cours.

  • 1 Bernard Miège, Les Industries du contenu face à l’ordre informationnel, Grenoble, Presses universi (...)
  • 2 Patrice Flichy, Les Industries de l’imaginaire, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980 (...)

2Il n’existe pas une notion de l’industrialisation de la culture reconnue de tous les auteurs s’intéressant à ces perspectives, pas plus qu’il n’existe, comme l’a rappelé Bernard Miège, une théorie unifiée des industries culturelles qui résulterait de travaux coordonnés des chercheurs se réclamant de cette perspective1. La notion d’industrialisation de la culture est un construit historique qui a revêtu des sens différents, et parfois d’ailleurs opposés, à travers le temps et sous la plume des divers auteurs. Néanmoins, depuis la fin des années des années 1970, en Europe ou en Amérique du Nord et du Sud, les travaux de nombre de chercheurs s’intéressant au cinéma, à la télévision, au livre, à la musique enregistrée, à la presse et à l’information, présentent certains points communs auteurs ont analysé la place des industries culturelles au cœur du capitalisme contemporain et leur participation à l’ordre politique et marchand. De même, bien qu’elles s’appuient sur des notions mises en avant par l’école de Francfort (massification, marchandisation, standardisation des contenus, en lien avec le développement de la reproductibilité, de la sérialisation et de la division du travail), ces recherches se sont nettement distinguées de la perspective francfortienne. Les chercheurs contemporains reprochent notamment aux travaux de l’école de Francfort leur absence de dimension empirique et une approche abstraite et globalisante de l’« industrie culturelle ». À partir des années 1980, Patrice Flichy, Bernard Miège, Gaëtan Tremblay, Jean-Guy Lacroix et Pierre Mœglin développent des travaux qui visent à identifier les processus concrets d’industrialisation à l’œuvre dans la culture aux différents stades que sont la création, la production, la reproduction, la diffusion et la valorisation2. Ces recherches soulignent que ces processus sont différents selon les filières considérées. À la notion d’industrie culturelle au singulier est ainsi substituée celle d’industries culturelles au pluriel.

3Ce courant de recherche se distingue par ses questionnements et ses méthodologies d’autres approches relatives aux médias ou aux technologies d’information et de communication (TIC), en particulier de certains travaux issus des cultural studies ou de l’économie industrielle. Ces lignes de fracture, qui datent de la naissance des théories des industries culturelles, semblent aujourd’hui se creuser, tant les remises en question des théories des industries culturelles sont nombreuses et proviennent d’horizons divers, académiques, journalistiques ou professionnels.

  • 3 Tyler Cowen, Creative Destruction, how Globalization Is Changing the World’s Cultures, Princeton, (...)

4Il est ainsi affirmé que grâce au Web et tout particulièrement grâce au Web collaboratif, ainsi qu’à la circulation internationale des productions culturelles, les amateurs, singulièrement dans le domaine musical, retrouvent leurs capacités à créer, à diffuser et à échanger. Les acteurs en place des industries de la culture seraient alors condamnés. Leurs productions seraient moins innovantes que celles des amateurs et il serait impossible de les valoriser du fait des échanges illégaux de pair à pair. La culture échapperait donc à la sphère industrielle et même à la sphère marchande. Les enjeux posés aux sciences humaines et sociales seraient alors essentiellement d’ordre anthropologique. Certains des discours actuels, en particulier sur les industries créatives, tendent ainsi à mettre en relation trois formes de culture, la culture au sens d’œuvres de l’esprit, la culture au sens anthropologique du terme et, enfin, la culture d’entreprise, qui peuvent être présentées comme trois composantes d’un même ensemble. Les œuvres et produits culturels sont alors mis sur le même plan que d’autres productions, en particulier des produits qui intègrent une certaine part de création. Par exemple, lorsque Tyler Cowen, qui cherche à montrer que « le commerce culturel augmente le menu de choix disponible pour chacune des sociétés engagées dans l’échange, mais diminue la différence entre menus de choix de ces deux sociétés », la définition qu’il donne de la culture est si large qu’elle inclut des produits de mode, de design ou alimentaires3. Bref, avec ces discours, sont mis en avant les disparitions des acteurs des industries de la culture, des produits culturels et, enfin, des processus d’industrialisation et de marchandisation de la culture.

  • 4 Peuvent être citées, une recherche conduite dans le cadre du programme du ministère français de la (...)
  • 5 Pierre Mœglin (dir.), L’Industrialisation de la formation : état de la question, Paris, Centre nat (...)

5Différents travaux collectifs ou individuels4, que nous avons conduits ou animés, nous incitent à prendre nos distances face à de telles affirmations. D’importantes mutations se produisent, en effet, au sein de la culture et de l’information. S’il fallait résumer celles-ci en une phrase, nous pourrions dire que de puissantes redistributions des cartes se produisent, essentiellement entre, d’une part, les acteurs des industries de la culture (cinéma et audiovisuel, édition, musique enregistrée, presse et information) et, d’autre part, les industries de la communication (Web et informatique, télécommunications, matériels grand public). Dans cette perspective, les rapports entre acteurs se transforment et les contenus sont au cœur des conflits entre ceux-ci. Pour autant, les processus industriels et marchands ne disparaissent pas. Les mouvements en cours au sein des industries de la culture et de la communication nous semblent même pouvoir s’interpréter comme un renforcement des processus d’industrialisation et de marchandisation. Les théories des industries culturelles offrent donc, selon notre hypothèse, des clés de compréhension des mutations présentes, au prix toutefois de certaines actualisations. À cet égard, la notion de « tendances industrialisantes », proposée par Pierre Mœglin, peut être très précieuse, bien qu’elle ait été élaborée en vue de l’étude d’un autre domaine, la formation5. Invitant à considérer l’industrialisation comme un processus, cet auteur identifie trois critères pour juger du processus d’industrialisation de la formation : la « technologisation », qui désigne la substitution progressive du capital au travail ; la « rationalisation », entendue dans un sens restrictif par rapport à la définition qu’en donne Max Weber puisqu’elle vise ici la gestion et la planification selon une organisation rationnelle du travail ; et l’« idéologisation », c’est-à-dire, selon Pierre Mœglin, le développement d’un esprit industriel. Ces critères, avec une définition élargie, peuvent être transposés aux produits des industries de la culture et de la communication. Aussi, afin de caractériser les formes contemporaines de l’industrialisation et de la marchandisation de la culture, la première partie de cet article se consacre-t-elle aux mutations de la reproductibilité, la seconde partie aux modes de rationalisation en cours, tandis qu’en conclusion, des questions relatives à la dimension idéologique seront posées.

Les mutations de la reproductibilité

  • 6 Flichy, 1980.
  • 7 William Baumol, Performing Arts, the Economic Dilemma. A Study of Problem Common to Theater, Opera (...)
  • 8 Philippe Bouquillion, « La marchandisation du spectacle vivant et de la télévision : l’échec d’un (...)

6La notion de reproductibilité est au cœur des définitions de l’industrie telles qu’elles ont été produites par les penseurs de la révolution industrielle. De ce fait, les auteurs des théories des industries culturelles ont insisté sur l’importance du caractère reproductible des produits culturels industrialisés. Cependant, la notion de reproductibilité appliquée aux produits des industries culturelles est ambiguë. D’une part, tous ces produits ne sont pas reproductibles. Patrice Flichy distingue ainsi les marchandises culturelles inscrites sur un support matériel, potentiellement reproductibles à l’infini, et les produits de flux, telles certaines émissions de radio et de télévision, qui ne le sont pas, ni du point de vue technique, car elles ne sont pas inscrites sur support matériel, ni du point de vue économique, car leur valeur économique disparaît après une seule diffusion6. D’autre part, au contraire de ce qui est observé dans la « grande » industrie, la reproductibilité des produits culturels et informationnels ne conduit pas nécessairement à des gains de productivité. Les liens entre l’introduction d’innovations technologiques et les gains de productivité ont été maintes fois évoqués, notamment par William Baumol ou Bernard Miège7. Ce dernier est soucieux de critiquer la distinction opérée par William Baumol entre le secteur dit archaïque et le secteur dit progressif. Cet auteur souligne que les services industrialisés ont des rapports très complexes aux technologies et que l’industrialisation de ces services ne rime pas forcément avec des gains de productivité, conduit même à une augmentation des coûts de production et donc à une baisse de productivité. Tel est d’ailleurs le constat que nous avions nous-même formulé au sujet du spectacle vivant8. Aujourd’hui, il est certes indéniable que de profondes transformations s’opèrent dans les diverses étapes des procès d’industrialisation, mais il est très difficile d’évaluer dans quelle mesure le déploiement des technologies numériques conduit à une substitution du capital au travail. Le bilan est différent selon les filières et les produits. Néanmoins, lorsque les professionnels évoquent le développement de la « chaîne numérique », ils soulignent très fréquemment que du personnel humain est nécessaire à la mise en œuvre des outils. Afin de penser les enjeux de la reproductibilité au sein des industries culturelles, des approches particulières de la notion de reproductibilité doivent être proposées.

  • 9 Offre jointe de connexion à Internet, de services de téléphonie (fixe et parfois aussi mobile) et (...)
  • 10 C’est-à-dire nouveaux.

7Premièrement, les développements du Web, des échanges de pair à pair et du Web collaboratif semblent conduire à une extension très nette de la reproduction des produits culturels et informationnels. Un double mouvement a lieu. D’un côté, ces produits sont diffusés de façon plus intensive. Ils sont nombreux à être copiés et parfois réintroduits dans des productions réalisées par des créateurs non professionnels. De même, les produits culturels sont désormais et, de façon croissante, diffusés légalement sur des supports émergents, essentiellement aux mains d’acteurs des industries de la communication, notamment des portails Web, éventuellement reliés aux produits et outils d’opérateurs de téléphonie mobile ou de fabricants de matériels électroniques grand public. D’un autre côté, une intensification de l’exploitation des contenus se produit dans la mesure où les acteurs qui maîtrisent les supports et dispositifs de diffusion et de valorisation cherchent à limiter leurs dépenses dans les contenus. C’est en particulier le cas des acteurs des industries de la communication. Réaliser des gains liés à la valorisation directe des contenus, sans être une question négligeable, ne semble pas être leur objectif premier, du moins à ce jour. Rappelons que les marchés des industries de la communication sont beaucoup plus importants que ceux des industries de la culture. Les stratégies des acteurs des industries de la communication en direction des contenus visent principalement à asseoir leur position dans leur domaine d’activité principal : abonnements dits quadruple play ou triple play9 pour les opérateurs de réseaux ; vente de matériels et accélération de leur obsolescence ; distinction des offres en évitant une concurrence par les prix pour les fabricants de matériels électroniques ; domination des marchés de l’intermédiation et de la publicité sur la Toile pour les acteurs du Web. Ainsi, selon nos observations, les opérateurs des supports émergents ne suscitent la production de contenus originaux10 que s’ils ne peuvent en obtenir autrement ou si ces contenus sont nécessaires à la différenciation de leurs offres. Ces industriels profitent de la masse de contenus produits, d’une part, par les industriels de la culture, soit par les majors, soit par les petits acteurs des franges des filières des industries de la culture, et, d’autre part, par les internautes, créateurs amateurs ou semi-professionnels du Web collaboratif. L’abaissement des coûts de production, permis par les technologies numériques, conduit, de surcroît, à une nette augmentation de la quantité de contenus produits. De fait, les fabricants de matériels se sont comportés, dans le domaine de la musique enregistée, tels des parasites profitant largement des échanges de pairs à pairs illégaux ou de leur position de domination vis-à-vis des producteurs de contenus et n’ont consacré que des ressources marginales à la production de contenus. En outre, les industriels de la communication proposent ou s’appuient, lorsqu’ils n’offrent pas des contenus directement, sur des modalités de financement alternatives, plus intéressantes pour les consommateurs, que celles qui sont à l’œuvre sur les supports anciens, ce qui concourt à réduire encore les sommes qui sont consacrées à la production. De leur côté, dans la période récente, les majors de l’industrie du disque, du cinéma, de la production et diffusion télévisuelles, les grandes entreprises de presse et d’information, ainsi que les plus importantes maisons d’édition, rationalisent leurs investissements dans la production de contenus, en limitant le nombre de produits mis sur le marché ou en se tournant, eux aussi, vers des structures extérieures, spécialisées dans la production de contenus. Dans certaines filières, tout particulièrement la presse et l’information, les acteurs de la diffusion ne sont que des « metteurs en forme » des contenus produits par ces acteurs spécialisés. Enfin, industriels de la communication comme industriels de la culture s’entendent pour remettre en cause les politiques publiques qui obligent à consacrer une certaine part de leurs ressources à la production de contenus originaux. Cette tendance est très nette en France dans les domaines du cinéma et de l’audiovisuel. Nos observations aboutissent à un constat paradoxal : les contenus sont centraux dans la valorisation de nombreuses offres, dont celles des acteurs des industries de la communication, mais les ressources qui leurs sont consacrées n’augmentent pas en proportion de l’intensification de leur exploitation. Il peut en résulter une polarisation des contenus entre un pôle composé d’un petit nombre de contenus premium, à coûts élevés, pour lesquels divers acteurs sont prêts à consacrer des investissements et, de l’autre, une masse de contenus à faible coûts, produits en marge des grands acteurs.

  • 11 Simon Kuznets, « Capital Formation in Modern Economic Growth, and some Applications for the Past » (...)
  • 12 Braudel, 1979, p. 287.
  • 13 Henry Jenkins, Convergence Culture: Where New and Old Media Collide, New York et Londres, New York (...)

8Deuxièmement, une autre contribution des mutations récentes des industries de la culture et de la communication à l’industrialisation des contenus, rarement interrogée, peut être observée. Elle a trait à la durée de vie des facteurs de production et est empruntée à Fernand Braudel. Cet auteur reprend une hypothèse de Simon Kuznets, selon laquelle les sociétés modernes consacreraient une moindre part de leur épargne à la reproduction du capital11. Selon Fernand Braudel, « la révolution industrielle a été avant tout une mutation du capital fixe, un capital dès lors plus coûteux, mais beaucoup plus durable et perfectionné, qui changera radicalement les taux de productivité »12. Il est donc suggéré, qu’avec l’industrialisation et la formation de capital fixe qui l’accompagne, une possibilité de rationaliser et de sécuriser l’investissement est en jeu. Autrement dit, le capital acquiert une durabilité ou une fixité qui intéresse à l’évidence les acteurs industriels. Peut-on alors considérer qu’au sein des industries de la culture et de la communication, il est possible d’optimiser la durabilité du capital ? Rappelons que la notion de capital au sein de ces industries prend un sens particulier. Elle renvoie moins à des moyens technologiques de production, qu’à d’autres éléments durables participant de manière essentielle aux processus de production ou de diffusion. Dans les industries de contenus, peut être considéré comme du capital fixe tout ce qui concourt à caractériser une marque ou à créer des effets de réputation. Ainsi, à titre d’exemple, le personnage de Mickey, vieux de plusieurs décennies, est une part essentielle du capital fixe de la compagnie Disney. L’articulation avec les industries de la communication, et notamment avec le Web collaboratif, peut apporter une contribution à l’accroissement de la durabilité du capital par l’intermédiaire de sa capacité supposée à construire la marque et à fidéliser les consommateurs en renforçant les communautés de marques. Du moins, tel est le raisonnement proposé par Henry Jenkins, à la suite de divers spécialistes du marketing, lorsqu’il propose aux acteurs industriels des contenus de mieux intégrer les fans à leurs stratégies13.

Des mouvements de rationalisation

  • 14 Mœglin, 1998.

9L’articulation entre les industries de la culture et de la communication conduit à une profonde rationalisation, entendue comme une réorganisation des filières afin de maximiser l’efficacité du capital investi. À l’instar de Pierre Mœglin qui l’observe dans le cas de la formation, en empruntant à Max Weber la notion d’activités rationnelles, on peut constater que s’opère « une intensification des ressources en vue de l’optimisation des moyens par rapport aux fins »14. D’une part, c’est l’ensemble des filières de ces industries mais aussi des acteurs extérieurs, tels ceux de la sphère financière, les autorités publiques et de régulation, qui est pris dans une dynamique convergente. Des stratégies d’acteurs très différents se trouvent coordonnées. C’est un fait d’autant plus notable qu’il n’existe pas un « chef d’orchestre ». D’autre part, les transformations qui se produisent dans les filières sont très profondes et touchent tous les aspects, tous les niveaux de la chaîne socio-économique et de son cadre financier (financiarisation) et réglementaire. Trois formes de rationalisation sont à présenter plus particulièrement.

  • 15 Philippe Bouquillion et Jacob Matthews, Le Web 2.0 dans le capitalisme : vers un nouveau système d (...)

10Premièrement, à côté de leur dimension industrielle et des profits issus de l’exploitation, la dimension financière des industries de la culture se développe depuis le début des années 1990. Au fur et à mesure que les industries se trouvent insérées dans la financiarisation, elles conduisent des opérations financières, notamment de croissance externe (prise de contrôle d’autres groupes industriels), d’emprunt, d’augmentation de leur capital, de demande de conseils financiers ou de notation financière qui représentent des recettes importantes pour les acteurs financiers, ainsi que des gains, pour les investisseurs, lorsqu’ils acquièrent et cèdent des participations au sein du capital des groupes concernés. Les industries de la culture deviennent ainsi des objets de spéculation et la source d’un ensemble complexe de profits purement financiers. Les acteurs de la communication bénéficient aussi de ce mouvement, qui les concerne d’ailleurs plus que les industriels de la culture si l’on en juge par les différentiels de valorisation boursière généralement observés entre les deux types d’acteurs, occupant chacun le même rang dans leur industrie respective. Quoi qu’il en soit, les produits culturels peuvent être au cœur de la valorisation de certains acteurs de la communication. Les cours de bourse d’Apple ont fortement augmenté lorsque la stratégie, conduite par cette entreprise, de création de liens entre l’offre de matériels, ordinateurs et iPod, et les contenus, via son site de distribution iTunes, a rencontré le succès. Ce groupe a alors distancé ses concurrents, trouvant ainsi plus de moyens pour se développer. Cet exemple renvoie à l’autre contribution de la financiarisation aux mouvements présents d’industrialisation. La financiarisation, outre les recettes financières qu’elle engendre, est également le moyen incontournable du financement des réorganisations industrielles, dont la concentration des marchés. Sans les emprunts bancaires et obligataires et sans les opérations au capital (augmentation et fusion de capital, échanges d’actions), les stratégies d’acquisition d’entreprises extérieures sont difficilement finançables, l’autofinancement n’offrant que des moyens réduits. La financiarisation peut même être la condition sine qua non de l’expansion de nouveaux secteurs industriels et donc de nouveaux espaces de valorisation des capitaux. Ainsi, le développement du Web et singulièrement du Web 2.015 a été favorisé, et même rendu possible, par les anticipations favorables dont il a bénéficié de la part des acteurs de la sphère financière. Ce qui s’est concrétisé par des valorisations boursières très élevées, sans proportion avec les chiffres d’affaires et les bénéfices, souvent inexistants.

  • 16 Philippe Bouquillion, Les Industries de la culture et de la communication : les stratégies du capi (...)
  • 17 Franck Rebillard (dir.), Bertrand Cabedoche, Béatrice Damian, Nikos Smyrnaïos, Les Mutations de la (...)
  • 18 Appellation employée dans les théories des industries culturelles, en particulier par les auteurs (...)

11Deuxièmement, la concentration au sein des industries de la culture permet aux acteurs dominants de l’oligopole, dans chacune des filières considérées, de développer des pouvoirs de marché au détriment des consommateurs mais aussi des acteurs économiques, en particulier des « petits », qui n’appartiennent pas à l’oligopole16. À cet égard, l’organisation des filières des industries culturelles sous la forme d’un oligopole à franges constitue un puissant facteur de rationalisation de ces activités. Or, à l’heure où se développent les articulations entre industries de la culture et industries de la communication, ce phénomène se perpétue, bien que les frontières des oligopoles s’étendent et se complexifient au fur et à mesure de l’intensification des relations entre les deux industries. Les acteurs des industries de la communication concurrencent les acteurs des industries de la culture essentiellement en aval des filières, en articulant des contenus à leur offre principale (matériels, accès à Internet, téléphonie, moteurs de recherche, etc.). Ils créent ainsi de nouveaux modes de « filiarisation ». Ils cherchent tous, peu ou prou, y compris les moteurs de recherche, à devenir des agrégateurs de contenus. Les grands acteurs de la communication visent en effet à obtenir des meta positions lorsqu’ils entrent dans l’économie des contenus17. Cette stratégie se déploie selon des modalités diverses. Cependant, tous les grands acteurs tentent de jouer un rôle d’« encadrement » des plus petits. Ils centralisent des offres très différentes, associant divers contenus (musicaux, filmiques, informationnels), destinés à des publics tout aussi diversifiés (grand public ou segments plus fins). Leur position est donc celle d’un intermédiaire entre, d’un côté, les fournisseurs de contenus, plutôt situés en amont des filières, les divers financeurs intermédiaires dont les annonceurs et, de l’autre, les consommateurs. Cette position, extrêmement stratégique, peut être qualifiée de « fonction centrale »18. Elle permet de coordonner l’ensemble d’une filière donnée, notamment parce qu’elle confère la maîtrise de la collecte des ressources et de leur répartition auprès des divers partenaires de l’offre. Les acteurs qui l’occupent sont ainsi en mesure de capter la part la plus importante de la valeur ajoutée produite, laquelle, pour les acteurs de la communication du moins, ne se construit qu’indirectement grâce aux contenus qui, bien que fort importants, restent des produits joints à des offres de produits de communication.

12En somme, le déploiement des supports émergents, même s’il redistribue les cartes entre acteurs d’industries différentes, ne semble pas desserrer la contrainte de la diffusion d’une manière aussi nette que l’envisagent les promoteurs de l’idée de la fin des médiations grâce aux TIC. Avec l’entrée des acteurs industriels de la communication et la dématérialisation des contenus, le nombre de dispositifs d’offre augmente incontestablement, y compris de dispositifs offrant des produits destinés à des segments de consommateurs de taille réduite. Toutefois, dans de nombreux cas, les petits acteurs, afin d’être visibles et de valoriser leur offre, ne peuvent pas se passer de la médiation des plus grands, qui tiennent les meta positions précédemment évoquées. Les situations sont nuancées selon les filières et selon la notoriété des produits diffusés et des acteurs qui les portent. Mais les diffuseurs de produits dématérialisés ayant atteint une forte visibilité, tels, dans leur domaine respectif, Google, iTunes, Amazon, etc., sont peu nombreux. Dans cette économie, à l’instar de ce qu’avaient constaté les théoriciens des industries culturelles ayant décrit l’organisation en oligopole à franges des industries culturelles, les effets d’échelles et d’envergures sont très importants afin de minimiser les coûts et de disposer des moyens nécessaires pour valoriser l’offre à large échelle.

  • 19 Pierre Mœglin, Outils et médias éducatifs. Une approche communicationnelle, Grenoble, Presses univ (...)

13Troisièmement, les modes de valorisation des contenus connaissent de profondes transformations. Le double marché, vente directe aux consommateurs et publicité, est une caractéristique ancienne et bien connue de l’économie des contenus. La facturation au temps et l’abonnement font également partie des modes « installés » de valorisation. Plus récemment, des formes d’accès éphémères aux contenus sont expérimentées, ceux-ci étant accessibles soit un certain nombre de fois, soit pendant une période donnée. Un cinquième mode de valorisation apparaît avec le courtage19. Le courtier perçoit une commission à l’occasion de la mise en relation des offreurs et des consommateurs. Un nouveau mode de valorisation des contenus devient aujourd’hui important. Il réside dans la capacité des contenus culturels à révéler les goûts et consommations des internautes, c’est-à-dire à produire des informations marketing. Les internautes sont attirés avec des contenus culturels et leurs parcours sur le Web, leurs actes d’achat ou leurs diverses consultations, notamment de publicité, sont corrélés. Ces divers modes de valorisation tendent à se cumuler dans le cadre des dispositifs de diffusion émergents.

Conclusion

  • 20 Rebillard, 2007.

14Globalement, les acteurs des contenus connaissent d’importantes difficultés. Ceux des industries de la communication semblent mieux à même de tirer parti des modes de financements émergents que les acteurs en place des industries de la culture. L’exemple des performances comparées des pure players du Web et des acteurs de la « presse papier » en matière d’information en ligne l’illustre20. De surcroît, l’actuelle crise économique et financière aggrave ces difficultés. Elle conduit à une baisse des dépenses des annonceurs, y compris des dépenses publicitaires sur le Web. Cependant, les difficultés des acteurs historiques des industries culturelles et la redistribution des cartes entre eux et les acteurs des industries de la communication ne signifient en rien une disparition des logiques industrielles et marchandes. Les articulations entre Web, matériels, télécommunications et contenus sont l’occasion d’un renouvellement et d’un approfondissement des processus d’industrialisation et de marchandisation des contenus. Au-delà des seules industries de la culture et de la communication, ces articulations sont le fruit et le vecteur d’une intégration croissante des contenus aux processus de diffusion, promotion et de valorisation de produits étrangers à la culture et à la communication, en particulier des produits de grande consommation. En particulier grâce au Web et au Web 2.0, les contenus culturels apportent une nouvelle contribution à la construction de la sphère marchande, prolongeant la construction opérée par la publicité diffusée sur les médias de masse du xxe siècle.

  • 21 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 22 Jenkins, 2006. Scott Lash et Celia Lury, Global Cultural Industry: The Mediation of Things, Cambri (...)

15Les mouvements d’industrialisation en cours au sein de la culture et des industries culturelles sont donc porteurs d’enjeux qui les dépassent largement. Dans cette perspective, la dimension idéologique des mutations présentes est également à prendre en compte. En s’inspirant des thèses de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello sur la « critique artiste » du capitalisme comme mode de légitimation de celui-ci, on peut considérer que les promesses de dépassement des modes marchands et de développement d’une « culture des amateurs » sont paradoxalement des discours qui concourent à légitimer les formes contemporaines du capitalisme21. En fait, les représentations idéologiques développées autour des industries de la culture et de la communication ont une double portée. À la fois, elles tendent à légitimer les principales mutations de ces industries, tandis qu’elles ont une dimension sociétale qui produit des représentations de la société, de l’économie, du politique et des citoyens globalement favorables au capitalisme. À cette fin, sont produits divers discours, héritiers du thème de la société de l’information. Les plus récents sont peut-être ceux, d’ailleurs différents, d’Henry Jenkins sur le Web 2.0 et de Scott Lash et Celia Lurry sur la « culturisation » de l’économie et la « chosification » de la culture22. Selon leurs propositions, autour du Web se formerait un « système » autour duquel graviteraient : de larges pans de l’économie, en particulier grâce à la contribution renouvelée de la culture et de la communication à la construction de la sphère marchande ; le politique, du fait de l’importance supposée des échanges entre internautes et de la démocratie dite participative dans le fonctionnement des systèmes politiques contemporains ; nombre d’échanges culturels et sociaux, qui transiteraient et se construiraient sur les sites Web.

16C’est donc l’image d’une société où règne l’abondance informationnelle qui est promue. Il est suggéré que le degré élevé de concentration des marchés n’entrave en rien l’abondance des produits, des échanges culturels et informationnels, ainsi que la facilité et la supposée « gratuité » de ceux-ci. C’est donc une « société marché » qui est décrite. Elle fonctionne tel un marché hayekien, c’est-à-dire un marché où l’information n’est pas une donnée mais est produite par les échanges entre les agents économiques, en particulier par les internautes avertis, bénéficiant d’un empowerment. L’inscription de la culture industrialisée dans le capitalisme, soulignée par les premiers travaux des théoriciens des industries culturelles, ne fait donc que s’approfondir.

Notes

1 Bernard Miège, Les Industries du contenu face à l’ordre informationnel, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2000.

2 Patrice Flichy, Les Industries de l’imaginaire, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1980. Bernard Miège, « Postface », in Armel Huet, Jacques Ion, Alain Lefebvre, Bernard Miège, René Péron, Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2e édition, 1984. Jean-Guy Lacroix et Gaëtan Tremblay, « La reconduction du grand projet », in Jean-Guy Lacroix, Bernard Miège, Gaëtan Tremblay, De la télématique aux autoroutes électroniques : le grand projet reconduit, Sainte Foy (Québec) - Grenoble, Presses universitaires du Québec-Presses universitaires de Grenoble, 1994. Pierre Mœglin, « Des modèles socio-économiques en mutation », in Philippe Bouquillion et Yolande Combès (dir.), Les Industries de la culture et de la communication en mutation, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 151-162.

3 Tyler Cowen, Creative Destruction, how Globalization Is Changing the World’s Cultures, Princeton, Princeton University Press, 2002.

4 Peuvent être citées, une recherche conduite dans le cadre du programme du ministère français de la Culture et de la Communication sur la « diversité dans les filières d’industries culturelles », ainsi qu’une autre sur le Web collaboratif. Le premier ensemble de recherches comporte notamment quatre monographies. Une première, consacrée à la presse et à l’information, dirigée par Franck Rebillard ; une seconde, dédiée à la musique enregistrée, dirigée par David Vandiedonck, Émilie Da Lage et François Debruyne ; une troisième, relative à l’édition, dirigée par Bertrand Legendre ; enfin, une quatrième portant sur les filières du cinéma et de l’audiovisuel, que j’ai dirigée. J’ai également, avec Yolande Combès, animé l’ensemble de la recherche. La seconde recherche, conduite par Jacob Matthews et moi-même, nous a conduits à interroger différents auteurs et acteurs économiques du Web collaboratif. Ces deux recherches sont en cours de publication sous forme d’ouvrage.

5 Pierre Mœglin (dir.), L’Industrialisation de la formation : état de la question, Paris, Centre national de documentation pédagogique, 1998, p. 22.

6 Flichy, 1980.

7 William Baumol, Performing Arts, the Economic Dilemma. A Study of Problem Common to Theater, Opera, Music and Dance, Cambridge, Massachusetts, The MIT Press, 1968. Miège, 2000.

8 Philippe Bouquillion, « La marchandisation du spectacle vivant et de la télévision : l’échec d’un projet d’entreprise », Loisirs et société, Presses de l’université du Québec, vol. 17, no 2, p. 349-372, 1994.

9 Offre jointe de connexion à Internet, de services de téléphonie (fixe et parfois aussi mobile) et audiovisuels.

10 C’est-à-dire nouveaux.

11 Simon Kuznets, « Capital Formation in Modern Economic Growth, and some Applications for the Past », Troisième conférence internationale d’histoire économique, Munich, 1964, p. 16-53. Kuznets est cité in Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme. Tome II : Les jeux de l’échange, Paris, Armand Colin, 1979, p. 287.

12 Braudel, 1979, p. 287.

13 Henry Jenkins, Convergence Culture: Where New and Old Media Collide, New York et Londres, New York University Press, 2006.

14 Mœglin, 1998.

15 Philippe Bouquillion et Jacob Matthews, Le Web 2.0 dans le capitalisme : vers un nouveau système des industries de la culture et de la communication, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009.

16 Philippe Bouquillion, Les Industries de la culture et de la communication : les stratégies du capitalisme, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2008.

17 Franck Rebillard (dir.), Bertrand Cabedoche, Béatrice Damian, Nikos Smyrnaïos, Les Mutations de la filière Presse et information. Note sectorielle pour le ministère de la Culture et de la Communication, Programme « diversité culturelle et mutations des industries de la culture, de l’information, et de la communication » (MSH Paris-Nord), 2007.

18 Appellation employée dans les théories des industries culturelles, en particulier par les auteurs traitant des « modèles socio-économiques ». (Miège, 2000).

19 Pierre Mœglin, Outils et médias éducatifs. Une approche communicationnelle, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2004.

20 Rebillard, 2007.

21 Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

22 Jenkins, 2006. Scott Lash et Celia Lury, Global Cultural Industry: The Mediation of Things, Cambridge, Polity Press, 2007.

Auteur

Professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13 – Sorbonne Paris Cité depuis le 1er septembre 2012 et coresponsable de l’Observatoire international des mutations des industries culturelles (Omic, http://www.observatoire-omic.org/). Ses domaines de recherche portent sur l’économie politique de la communication, la socio-économie des médias, des industries culturelles et du Web 2.0 et sur la diversité culturelle. Il anime une ANR consacrée aux industries créatives et a dirigé plusieurs contrats avec le Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication relatifs à la diversité dans les filières d’industries culturelles, aux mesures publiques nationales et européennes politiques en direction des industries culturelles ou aux groupes industriels de la culture et de la communication.
E-mail : p.bouquillion@free.fr
 

© Éditions Mélanie Seteun, 2012

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