1Factory est un label musical créé en 1978 à Manchester par Anthony, dit Tony, Wilson (1950-2007), présentateur de la chaîne locale Granada TV, et Alan Erasmus. Le label, dans son incarnation originelle, a cessé ses activités en 1992 pour des raisons financières, chose peu étonnante quand on sait combien sa gestion fut chaotique. Entre-temps, il a lancé plusieurs groupes majeurs de l’après-punk et du rock indépendant anglais, comme Joy Division, devenu New Order, ou les Happy Mondays, ainsi que d’autres moins populaires, mais faisant souvent l’objet d’un culte durable, de Durutti Column à A Certain Ratio en passant par Section 25. Le label s’est également distingué par une forte identité graphique, due notamment au designer Peter Saville qui bénéficiait d’une totale liberté de création.

2Il semble particulièrement pertinent de s’interroger sur les rapports entre Factory Records et l’industrie, dans les différents sens que revêt le terme. D’abord, Manchester fut l’un des principaux centres de la révolution industrielle en Grande-Bretagne, qui a laissé une forte empreinte sur la ville et ses habitants. Ensuite, le nom « Factory » (usine, fabrique) y fait directement référence. Dans sa production, à travers notamment les pochettes de disques et autres artefacts graphiques, le label a aussi développé une esthétique que l’on pourrait qualifier d’industrielle.

3Mais dans le même temps, par ses pratiques privilégiant l’expression artistique plutôt que la rentabilité commerciale, Factory s’est fabriqué en réaction à l’industrie du disque traditionnelle.

Le contexte

L’Angleterre à la fin des années 1970

4De 1970 à 1979, la Grande-Bretagne vit des « années de grisaille » – pour reprendre la formule de l’historien Roland Marx1 –, marquées par une impression d’enlisement, d’immobilisme. Sous le gouvernement du Premier ministre travailliste James Callaghan, le pays connaît une grave crise économique, avec une forte inflation. Le seuil d’un million de chômeurs a été franchi en 1975. Les syndicats des mines et des diverses industries sont encore très puissants.

5En 1979, les travaillistes perdent les élections, qui marquent l’échec du socialisme gestionnaire et le passage à une politique économique ultralibérale avec Margaret Thatcher.

Manchester

6C’est la ville phare de l’industrie britannique, depuis la première moitié du xix^e siècle, et la capitale mondiale du coton. Avec le charbon, la sidérurgie, le textile, la supériorité de la Grande-Bretagne sur toutes les autres nations du monde est alors incontestable. Manchester est « l’atelier du monde », comme le montre Tocqueville dans la relation de son voyage en Angleterre, en 1835 :

« La grande ville manufacturière des tissus, fils, cotons… comme Birmingham l’est des ouvrages de fer, de cuivre et d’acier. Circonstance favorable : à dix lieues [50 km] du plus grand port de l’Angleterre [Liverpool sur la côte ouest face à l’Irlande], lequel est le port de l’Europe le mieux placé pour recevoir sûrement et en peu de temps les matières premières d’Amérique. À côté, les plus grandes mines de charbon de terre pour faire marcher à bas prix ses machines. À 25 lieues [125 km], l’endroit du monde où on fabrique le mieux ces machines [Birmingham]. Trois canaux et un chemin de fer pour transporter rapidement dans toute l’Angleterre et sur tous les points du globe ses produits. À la tête des manufactures, la science, l’industrie, l’amour du gain, le capital anglais. Parmi les ouvriers, des hommes qui arrivent d’un pays [l’Irlande] où les besoins de l’homme se réduisent presque à ceux du sauvage, et qui travaillent à très bas prix ; qui, le pouvant, forcent les ouvriers anglais qui veulent établir une concurrence, à faire à peu près comme eux. […] Comment s’étonner que Manchester qui a déjà 300 000 âmes s’accroisse sans cesse avec une rapidité prodigieuse ?2 »

7Plus loin, il parle « de petites rues tortueuses et étroites, que bordent des maisons d’un seul étage, dont les carreaux brisés annoncent de loin comme le dernier asile que puisse occuper l’homme entre la misère et la mort. Cependant les êtres infortunés qui occupent ces réduits excitent encore l’envie de quelques-uns de leurs semblables. Au-dessous de leurs misérables demeures, se trouve une rangée de caves à laquelle conduit un corridor demi-souterrain. Dans chacun de ces lieux humides et repoussants sont entassées pêle-mêle douze ou quinze créatures humaines. […]. Une épaisse et noire fumée couvre la cité. Le soleil paraît au travers comme un disque sans rayons. C’est au milieu de ce jour incomplet que s’agitent sans cesse 300 000 créatures humaines. »

8À la même époque, en 1840, le docteur Roberton écrit : « Manchester ne dispose d’aucun parc public ou d’autres terrains, où la population puisse se promener et respirer l’air frais. »

9Les crises successives vont entraîner la fermeture de la plupart des filatures. Seules l’industrie chimique et les constructions mécaniques vont subsister. À la fin des années 1970, Manchester et une partie de sa banlieue restent encore une ville dure, sombre, avec des poches de pauvreté, et fortement imprégnée de cette culture ouvrière propre au nord de l’Angleterre.

10Pour citer Peter Saville, le designer de Factory :

« Manchester was the first industrial city, and even if you don’t know that as a kid, you grow up with a certain sensibility. » (« Manchester fut la première cité industrielle, et même si on n’en est pas conscient quand on est enfant, on grandit avec une certaine sensibilité [influencée par cet environnement]. »)

11Barney Sumner, membre de Joy Division puis New Order, expliquait, quant à lui, dans un documentaire consacré au premier des deux groupes qu’il pensait n’avoir pas vu un arbre avant l’âge de neuf ans. Même si elle semble exagérée, l’anecdote est tout de même révélatrice.

Le contexte musical

12La fin de la décennie 1970 est une période d’intense ébullition musicale en Grande-Bretagne. Inspirés par l’esprit du punk, mais cherchant souvent à dépasser son approche simpliste, de nombreux groupes se forment sans avoir forcément de grandes compétences instrumentales. Certains sont politisés et beaucoup veulent témoigner à travers leur musique de la crise économique, sociale, morale que traverse le pays. Le mouvement Rock Against Racism organise ainsi un concert le 15 juillet 1978 à l’Alexandra Park de Manchester, avec notamment The Fall et les Buzzcocks.

13Des labels indépendants se créent. À Manchester apparaissent, à peu près en même temps que Factory, New Hormones, qui publie le premier EP [Extended Play, un maxi en français] autoproduit des Buzzcocks, Spiral Scratch, en 1977, ou Object. La grande fierté locale encourage une culture de l’autonomie, comme l’explique Matthew Robertson3.

14La forte identité mancunienne s’est aussi construite par rapport à la voisine et rivale Liverpool, rendue célèbre par les Beatles. Comme ceux de Liverpool, la plupart des musiciens de Manchester entretiennent sans doute une relation d’amourhaine avec leur ville. On en trouve une illustration chez les Smiths, avec la phrase « Manchester, so much to answer for » (« Manchester, tant de comptes à rendre ») dans la chanson « Suffer Little Children », et le titre de leur dernier album, Strangeways Here We Come, Strangeways étant le nom de la prison de Manchester.

15Fondé par deux musiciens qui, par ailleurs, travaillaient sur la chaîne locale Granada TV, comme Tony Wilson, le Manchester Musicians Collective va jouer un rôle important dans le développement de la scène locale, organisée en réseau. Grâce à une subvention accordée par la branche régionale de l’Arts Council4, les créateurs de la structure louent un local dans un quartier huppé de la ville et le transforment en salle de concerts ouverte tous les lundis soirs, où les jeunes groupes de la ville comme The Fall ou Joy Division peuvent se produire et se rencontrer.

Les origines et connotations du nom Factory

16Plusieurs versions circulent. Le nom soulignait le parallélisme entre la créativité industrielle d’une usine et la créativité musicale. Selon Matthew Robertson, il fait aussi référence à la Factory de Warhol. Il est vrai que le fonctionnement du label est proche par certains aspects de celui de la Factory new-yorkaise : un personnage central (Warhol-Wilson), une approche pluridisciplinaire, des groupes qui pour la plupart se connaissent et partagent un même état d’esprit.

17La plupart des musiciens signés sur Factory sont issus de la working class, comme le montre l’arbre généalogique de Shaun Ryder des Happy Mondays, dans l’œuvre présentée par Jeremy Deller dans l’exposition « D’une révolution à l’autre »5, ce qui n’est pas le cas de Tony Wilson et du graphiste Peter Saville. Pour autant, le rôle de ces derniers n’est pas vraiment celui de pygmalions à la façon de Malcolm McLaren avec les Sex Pistols. Disons plutôt que leur propre ambition esthétique et intellectuelle, qui va vers un dépassement du rock à travers l’influence de diverses avant-gardes du xx^e siècle, rencontre celle des groupes, notamment dans les premières années du label. Cette ambition représente peut-être une façon de s’extraire de leur classe sociale, au moins symboliquement. De fait, la revendication directe d’une appartenance à la classe ouvrière, ou les références à cet univers, fréquentes, quoique souvent obscures ou cryptées, chez un groupe comme The Fall, sont assez rares chez les artistes Factory.

18Au départ, la Factory est un club. Il fermera en avril 1980. Lui succédera l’Haçienda, à l’histoire mouvementée. Le musicien français Laurent Garnier, qui y a été DJ au début de sa carrière, évoque l’endroit dans son autobiographie :

« Tony Wilson et ses hommes dénichèrent une ancienne salle d’exposition de yachts à la périphérie du centre de Manchester, dans un quartier réputé insalubre et prudemment évité par les habitants de la ville. À cette période, Whitworth Street West n’était qu’une longue succession de hangars poussiéreux abritant des wagons de train désaffectés. […] Une fois le lieu investi, les gens de Factory mandatèrent le designer Ben Kelly pour penser la scénographie du club. Il élabora un décor industriel en parfaite opposition avec la décoration standard d’un club européen. De larges poteaux métalliques peints en jaune et noir entouraient cette salle d’une capacité de mille cinq cents personnes. Sur l’aile droite courait une vaste scène de concerts. Dans le fond on trouvait un bar, et des bornes autoroutières délimitaient un dancefloor sur lequel s’abattait un son joué au maximum par les DJ6. »

19Le logo le plus connu du label est un pictogramme représentant une usine ou, en le faisant pivoter de 90 degrés, un patron fumant le cigare. Simple, facilement reconnaissable, il semble vouloir imposer Factory comme une véritable marque commerciale.

20Comme d’autres lancés à la même époque (Rough Trade, Mute, Fast Product…), le nom du label porte en lui une rupture par rapport aux habitudes qui prévalaient jusque-là : il ne fait référence ni à ses fondateurs, ni à la musique elle-même, ni à une idée d’évasion comme Atlantic ou Island. On peut aussi voir dans cette référence industrielle une certaine ironie dans la mesure où Factory cherche à proposer une alternative à l’industrie musicale.

Une esthétique industrielle

21Avant d’adopter à la fin des années 1980 une esthétique plus colorée rappelant parfois le pop art, Factory s’est distingué par son univers austère, inspiré des sphères techniques, scientifiques, industrielles et même informatique, un domaine encore balbutiant à l’époque. Le graphisme des pochettes et artefacts promotionnels se distingue par des formes nettes et géométriques ; des expérimentations sur la typographie, ce qui renvoie à l’atelier plutôt qu’à l’usine ; une présentation anonyme faisant passer au second plan la dimension humaine de la musique – les visages des musiciens n’apparaissent presque jamais sur les pochettes, leur nom n’est, parfois, même pas mentionné – ; l’utilisation de codes, numériques et couleur, qui renvoient à ces univers, et même de matériaux qui en sont issus, ce qui n’avait jamais été fait jusque-là.

22Quelques exemples :

New Order, Brotherhood (1986).

23Le son des premiers disques Factory reflète souvent l’atmosphère industrielle de la ville, notamment Unknown Pleasures de Joy Division produit par Martin Hannett. Pour Peter Saville, « Unknown Pleasures is an underpass with iodine streetlights through Manchester at night. » (« Unknown Pleasures est un passage souterrain éclairé à l’iode, la nuit à Manchester. »)

24New Order, formé par les trois membres restants de Joy Division après le suicide du chanteur Ian Curtis, évolue ensuite vers un son plus dansant, à base de machines, influencé notamment par Kraftwerk, pionniers allemands de l’utilisation d’une esthétique industrielle. De manière générale, les sonorités naturelles, acoustiques, sont assez rares chez les artistes Factory.

Des principes et méthodes opposés à ceux de l’industrie du disque

25La logique entrepreneuriale et capitaliste de Factory, qui d’une certaine manière perpétue l’esprit de la révolution industrielle, tranche avec celle de la plupart des labels indépendants britanniques de l’époque. Outre l’Haçienda, Tony Wilson lance des branches dans d’autres pays (Benelux, États-Unis) et fait éditer des objets promotionnels comme n’importe quelle grande entreprise – l’originalité en plus. Mais le label gagne peu d’argent, et même en perd souvent. Les budgets d’enregistrement sont parfois faramineux, dignes d’une major : le dernier album des Happy Mondays causera la ruine du label. Le cas de la Haçienda est on ne peu plus parlant. Selon Laurent Garnier, « dès l’ouverture, en 1982, et ce malgré les efforts fournis par Factory pour assurer une promotion d’envergure, le lieu perdit de l’argent. En un an, il n’enregistra que trois soirées sold out : les concerts de New Order (juin 1982 et janvier 1983) et celui des Smiths (novembre 1983) ».

26Les meilleurs exemples de ces pratiques peu conventionnelles restent les pochettes des disques, conçues pour la plupart par Peter Saville ou ses associés. La liberté créative totale laissée au designer va à l’encontre d’une logique industrielle : production de masse, réduction des coûts, standardisation, rationalisation… La démarche artistique s’oppose aux règles de l’économie. La pochette, reproductible à l’infini, acquiert pourtant un statut d’œuvre d’art, comme chez 4AD, autre label britannique lancé à la même époque.

27Nous pouvons illustrer cela à l’aide de deux exemples :

28Le deuxième exemple est New Order, « Blue Monday », déjà cité (voir p. 86). Le disque est un succès ; il reste la meilleure vente de tous les temps en format maxi 45-tours, mais la pochette est si coûteuse à produire que le label n’aurait pas gagné d’argent sur les premiers pressages.

Conclusion

29Le label Factory était totalement lié à la ville industrielle ou postindustrielle qu’était Manchester il y a trente ans. Comme New York ou Berlin à la même époque, qui n’avaient pourtant pas ce passé industriel, l’atmosphère et la « psychogéographie » de la ville semblent avoir fortement déteint sur la musique qui y était produite.

30Plus largement, Factory était le fruit de l’émulation entre, d’une part, des musiciens issus de la classe ouvrière et aspirant à s’élever au-dessus de leur condition par la pratique artistique, et d’autre part quelques personnes, en premier lieu Tony Wilson, disposant d’un certain bagage culturel, esthétique, théorique – ce qui peut rapprocher le label des art schools britanniques, par lesquelles sont passés de nombreux musiciens issus d’un milieu prolétaire.

31Pour autant, il n’y avait pas la volonté consciente et concertée chez Factory de produire une musique proprement « industrielle », comme le collectif Throbbing Gristle qui inventa l’expression – Industrial music for industrial people, détournée pour le titre de ce texte – et qui se contentait d’observer son environnement, à savoir le déclin de l’Angleterre industrielle, et d’en donner une reproduction sonore dans une démarche presque documentaire. Chez Factory, il s’agissait à la fois d’une réappropriation esthétique du modèle industriel et d’un dépassement de ses aspects sociaux et économiques, devenus, à force de crises successives, quelque peu caducs.