Chantiers et matériaux de construction
| ,La fabrication de la chaux et du mortier dans les grands chantiers du comté de Savoie (xiiie-xive siècles)
Texte intégral
Des fours à chaux
- 1 Parron-Kontis 2000, p. 48‑53.
1Les très nombreuses études portant sur les techniques et la mise en œuvre des matériaux de l’architecture médiévale ont largement fait cas des mortiers, composants primordiaux des maçonneries. Mais ces recherches, principalement archéologiques, se sont surtout attachées à la composition de ce liant1 et quelques fois à la manière de réaliser un de ses éléments – la chaux. Pour autant, les analyses des vestiges des fours qui fabriquèrent ce composant ne peuvent donner la manière dont ils ont été faits ni l’ensemble des relations économiques et sociales qui y étaient liées. De plus, les fouilles archéologiques n’ont mis au jour et étudié que des installations relativement pérennes. Or, il a existé des systèmes éphémères, parce que spécifiques, de la fabrication de la chaux. Ces derniers n’ont quasiment pas laissé de traces matérielles et c’est par les textes qu’ils nous sont connus. Leur description est si détaillée et si large, qu’à bien des égards, leur connaissance est plus vaste et précise que ceux étudiés par l’archéologie.
- 2 Choisy 1873 ; Frizot 1975, p. 35‑40 ; Adam 1996 ; Büttner, Prigent 2007.
- 3 Isidore de Séville, Etymologiae sive originum, livre XVI ; Châtelet 2005, p. 349‑364 ; Mangin, Bru (...)
2L’utilisation systématique du mortier de chaux en remplacement de l’argile et de la terre, pour lier les maçonneries, et souvent les recouvrir d’un enduit, est datée de l’époque romaine2. Durant le haut Moyen Âge, on continua à produire de la chaux3 pour les grands édifices, tandis que l’argile restait utilisée pour les constructions plus modestes. À partir du xie siècle, la construction ou la reconstruction en pierre des châteaux et des grands édifices religieux a donné un essor très important à la fabrication de la chaux.
- 4 Flach 1997, p. 18‑21.
- 5 Caton d’Utique, De Agri Cultura, p. 42‑43 ; Vitruve, De architectura, livre II ; Cassiodore, Varia (...)
3Ce matériau s’obtient par calcination de pierres calcaires au moyen d’un four appelé aussi « chaufour » selon les régions. Les fours à chaux du Moyen Âge sont assez bien connus. À quelques variantes près, dues à des facteurs locaux, ils ne semblent pas avoir été très différents des fours romains4. La documentation archéologique médiévale correspond à celle de l’Antiquité et s’accorde avec les descriptions données par Caton d’Utique vers 160 av. J.‑C., Pline ou Vitruve au ier siècle de notre ère et Cassiodore à la fin du ve siècle5.
- 6 Châtelet 2005, p. 349‑364.
4Au Moyen Âge, il existait de nombreux fours à chaux, et chaque village semble avoir eu le sien. Ils étaient appelés « droits » ou « debouts » parce que les pierres à calciner y étaient empilées verticalement. Ils avaient une forme tronconique, d’un diamètre d’environ 2 m à la base et ne s’élevaient guère au-dessus de 2 à 3 m. Ils étaient semi-enterrés et faits en briques réfractaires ou en pierres recouvertes de mortier. Une étroite ouverture au sommet laissait passer la vapeur et les gaz6. Une charpente couverte pouvait parfois les protéger des intempéries (fig. 1).
- 7 ADCO, B 9942 (1), peau 4, et B 9943 (4), peau 15, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 6740 (1), (...)
5Ces fours, tenus par des maîtres artisans locaux appelés « chaufourniers » ou « raffourniers », ou par la communauté villageoise, fonctionnaient régulièrement en raison des besoins permanents. En certains sites, notamment près des villes et des bourgs, il pouvait y avoir plusieurs installations de ce type. En Bresse et en Dombes (Ain), la comptabilité châtelaine du comté de Savoie nous apprend qu’aux xiiie et xive siècles, ces fours cuisaient alternativement des briques, des tuiles et des pierres à chaux7. Leur appellation s’était fixée sur la cuisson des tuiles et des briques, car les textes les nomment toujours par le mot « tuilerie » (tegularia ; tioleria) ou « carronerie » (carroneria). De nos jours, la toponymie de ces régions regorge de lieux-dits portant encore ces noms.
- 8 ADCO, B 6741 (1), peau 4, cc Bagé.
- 9 ADCO, B 7560 (4), peau 25, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
- 10 ADCO, B 7560 (4), peau 25, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
- 11 ADCO, B 6741 (1), peau 4, cc Bagé.
6Ces fours semblent avoir été de taille relativement importante puisqu’ils pouvaient cuire jusqu’à 22 000 « carrons » par fournée8, voire 24 000, comme à Châtillon-sur-Chalaronne9. Pour autant, chaque fournée ne couvrait jamais les besoins des campagnes architecturales annuelles et on pouvait réaliser jusqu’à sept10 ou huit cuissons par saison11. Celles-ci alternaient avec la fabrication de la chaux nécessaire à leur mise en œuvre. De ce fait, l’utilisation intensive de ces fours nécessitait des réparations permanentes, au point qu’il n’existe aucun exercice comptable aux xiiie et xive siècles sans restauration ou réfection, parfois totale, du four de la « carronerie ».
- 12 ADCO, B 7560 (7), peau 12, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
- 13 ADCO, B 9155 (4), peau 4, cc Pont-de-Vaux.
- 14 ADCO, B 9942 (8), peau 6, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 9943 (4), peau 6 ; ADCO, B 6740 (1 (...)
- 15 ADCO, B 9942 (7), peau 6, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 9707 (3), peau 4, cc Saint-Martin- (...)
7Pour répondre aux arrêts techniquement obligés du four et ne pas suspendre l’avancement des travaux, les châtelains de Bresse et de Dombes étaient contraints d’acheter de la chaux en de multiples lieux, dont certains pouvaient être aussi éloignés que Chalon-sur-Saône12. Comme ces deux régions étaient dépourvues de pierre – les châteaux et les fortifications y sont d’ailleurs tous en briques –, l’officier achetait également des pierres à cuire et en profitait pour se faire livrer des pierres pour les soubassements des édifices, les chaînages d’angles, les corbeaux ou les encadrements de portes13. Ces matériaux étaient acheminés par bateau depuis Chalon-sur-Saône ou Tournus jusqu’aux ports savoyards de la rive gauche de la Saône, à Saint-Laurent-lès-Mâcon, Thoissey ou Belleville14. Ils pouvaient également être livrés par charrette depuis les carrières de Treffort dans le Revermont15.
- 16 Ces comptes ne sont jamais tenus ni rendus par l’officier de la châtellenie sur laquelle se constr (...)
8Dans les autres régions composant le comté de Savoie – montagneuses pour la plupart –, les pierres à bâtir ainsi que celles à cuire ne manquaient pas. Pour répondre à la relative vitesse de production des pierres de construction, un tout autre système de fabrication de la chaux était utilisé. Ce procédé permettait de produire, en une seule cuisson, un volume de chaux beaucoup plus important que celui fourni par les fours permanents. Il est décrit de manière indirecte et intermittente dans la rubrique des travaux du château (opera castri) des comptes de châtellenies ainsi que dans des comptes d’œuvres qui reflètent la gestion particulière d’un chantier de fortification16. Ces comptes nous donnent une foule de détails qui permettent de reconstituer avec assez de précision la construction et le fonctionnement de ces grands fours, appelés « raffours » (rafurnus). Pour la plus grande part, nous nous sommes servis des comptes du baillage de Bugey, conservés aux Archives départementales de la Côte-d’Or, à Dijon. Néanmoins, plusieurs sondages ont été effectués dans le baillage de Savoie et dans celui du Chablais, dont les comptes sont conservés aux Archives départementales de la Savoie à Chambéry, ainsi que dans les comptes des receveurs généraux à l’Archivio di Stato à Turin, en Italie.
Mise en œuvre et fonctionnement des raffours
9Dans le comté de Savoie comme dans les autres grandes principautés ou seigneuries, l’empirisme et l’approximation des travaux n’avaient pas cours et il y avait une organisation rationnelle et pragmatique des chantiers, dont celle de la fabrication de la chaux. Cette organisation nous apparaît, par les textes, vers le milieu du xiiie siècle, mais il n’est pas audacieux d’affirmer qu’elle existait bien avant ce temps.
Les préparatifs
- 17 Kersuzan 2006, p. 21‑28.
- 18 AST, inv. 16, rouleau 03, peau 2 ; ADCO, B 9024 (3), peaux 17 et 18, cc Pont-d’Ain, 1335.
10Pour chaque grande campagne architecturale dans les nombreux châteaux savoyards, les comptes témoignent qu’une commission technique composée de châtelains spécialistes de l’architecture castrale, d’artisans et de financiers se réunissait sur les sites, évaluait l’importance des travaux et calculait les volumes des maçonneries à réaliser et leur coût17. Ainsi elle pouvait déterminer la masse de chaux à produire et fixer la taille et le nombre de raffours à construire. Dans les cas de très gros chantiers, comme la construction du château de Chambéry dans les premières années du xive siècle ou de la restructuration du château de Pont-d’Ain à partir de 1335, un unique gros raffour ne pouvait suffire. Il en fut réalisé plusieurs consécutivement pour chacun d’eux18.
- 19 Cette disposition avait été imposée par le comte Philippe Ier (1268‑1285).
- 20 ADCO, B 9022 (2), peau 13 et 14, cc Pont-d’Ain.
- 21 ADCO, B 9381 (bis) [1], peau 2, cc Remens.
11La mise sur le marché de la fabrication de la chaux se faisait par adjudication. Le châtelain avait l’obligation de faire crier l’offre sur les marchés des bourgs et des villes de sa circonscription pendant quatre semaines19. À défaut de le faire, il courrait le risque d’une forte amende pour avoir commis un délit d’initié. Après avoir obtenu le marché en baissant son prix, le preneur s’engageait par contrat à fournir le volume demandé. Si l’on n’obtenait pas la quantité de chaux prévue parce que la cuisson était mal faite ou que le maître s’était trompé dans le calcul du volume de pierres correspondant à la chaux exigée, son salaire – payé à la tâche – était diminué d’une somme proportionnelle à la quantité manquante20, en plus de l’amende qui lui était infligée21. En revanche, s’il avait produit plus que ce qui lui avait été demandé, le surplus ne lui était logiquement pas payé, puisque la commande était forfaitaire.
- 22 ADCO, B 7087 (1), peau 6, cc Bourg-en-Bresse ; ADCO, B 6753 (1), peau 4, cc Bagé ; ADCO, B 7562 (1 (...)
12Pour autant, malgré la rigueur des calculs de la commission et le respect du volume à fournir, rien n’empêchait l’achat ponctuel de chaux à des artisans chaufourniers des châtellenies voisines lorsqu’on avait besoin de quelques « bennes » pour terminer l’enduit d’un mur ou le collage des lauzes ou des tuiles faîtières d’un toit22.
13Dès qu’il avait reçu l’ordre écrit du comte ou de son conseil d’engager les travaux, avant même de mettre à prix la fabrication de la chaux, le châtelain organisait les préparatifs du chantier, dont ceux du raffour. Il lui fallait tenir compte de la durée de la construction de ce dernier, ainsi que du temps de cuisson et de refroidissement des pierres pour que la récupération de la chaux coïncide avec le début des travaux de maçonnerie. Pour cela, il devait organiser l’approvisionnement en pierres à calciner et en divers bois nécessaires à la cuisson et à la construction même du raffour, la fourniture de ces matériaux n’étant jamais incluse dans le forfait contractuel établi avec l’artisan.
- 23 ADCO, B 9017, peau 10, co Pont-d’Ain.
- 24 ADCO, B 9024 (3), peau 18, cc Pont-d’Ain.
14Les apports de ces éléments commençaient donc plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant la mise à feu. Certes ils n’étaient pas quotidiens à cause du mauvais temps, des blessures des chevaux qui tiraient les charrettes ou des menaces ennemies. Pour autant, en 1305, 326 journées de bûcherons furent nécessaires pour couper le bois et en faire des fagots dans la forêt de Thol, pour approvisionner un raffour fait à Pont-d’Ain23. Plus tard, toujours à Pont-d’Ain, les premiers transports de bois commencèrent à la fin décembre 1336 et ne finirent qu’au mois de mai suivant24. Pour ce même raffour, il fut payé 291 journées de carriers qui se firent également par intervalles, mais nous savons que le nommé Malifers œuvra effectivement à cela pendant 47 jours, Pierre Quartier 42, Guillemet Amédée 41 et Vincent Pechet 35. Le reste des journées était partagé par d’autres ouvriers. Il faut noter que ces préparatifs se faisaient souvent l’hiver afin de pouvoir commencer les travaux de maçonnerie au printemps, lorsqu’il fait plus chaud et que les journées sont plus longues.
15Il est remarquable que, selon l’usage qui allait en être fait, le bois provenait de forêts différentes. Les pieux et les perches n’étaient pas tirés des mêmes bois que les fagots du feu. Les couvertures forestières étaient donc très différentes sans pour autant être très éloignées l’une de l’autre. Dans tous les cas, la comptabilité châtelaine fait rarement état d’achat de bois pour les raffours (sauf parfois pour les pieux) parce qu’il provenait des vastes et nombreuses forêts qui dépendaient des châteaux dont le comte était le seigneur.
Situation topographique des raffours
- 25 À Châtillon-sur-Chalaronne, la « carronerie » se trouvait de l’autre côté du fossé barrant l’épero (...)
- 26 ADS, SA 5710, peau 2, co Yvoire.
- 27 Lardin 1996, p. 224‑226.
16Pour éviter tout risque de propagation d’un incendie au cas où la cuisson ne se déroulerait pas correctement, de même que pour se garder de la propagation des gaz (dioxyde de carbone), les grands raffours étaient toujours construits très à l’écart des chantiers et de toute habitation. Ils se situaient sur les berges d’une rivière où le terrain meuble était plus facile à creuser, et où la proximité de l’eau facilitait grandement l’extinction de la chaux. À Jasseron, Saint-André-en-Revermont, Pont-d’Ain, Luisandre et Saint-Germain, les raffours étaient établis au bord des cours d’eau qui baignent le pied des éperons rocheux sur lesquels se dressaient ces châteaux. Pour la construction de la « bâtie » de Luisandre en 1312 et celle de Rémens (Château-Gaillard de nos jours) en 1343, les raffours furent respectivement réalisés au bord de l’Albarine et de l’Ain, à plusieurs kilomètres des chantiers. En Bresse et en Dombes, les « carroneries » étaient souvent construites au bord des étangs ou des rivières (la Reysouze ou la Chalaronne)25. En Chablais, les raffours étaient construits sur les rives du lac Léman26. Ailleurs, quelques exemples, donnés par la toponymie et les traces au sol des trous, attestent que les raffours pouvaient se trouver près d’une source abondante, mais toujours éloignée du chantier. Tel était le cas à Beauretour, non loin de Belley. Ici, la source et les trous de trois raffours se situent à 500 m de la maison forte construite vers 1400. En Normandie, les raffours étaient parfois installés près des plages, et l’on se servait de l’eau de mer pour éteindre la chaux27 (fig. 2).
17L’iconographie contemporaine témoigne elle aussi de l’éloignement des raffours. On peut voir sur les peintures des livres traitant de l’édification d’un château, d’une enceinte urbaine ou d’une cathédrale, des tailleurs de pierre, des maçons, des manœuvres qui portent les matériaux ainsi que des gâcheurs de mortier, mais jamais de raffours ni de raffourniers, parce que ceux-ci effectuaient leur besogne très à l’écart des constructions (fig. 3).
Fig. 3 – Les environs d’un chantier, avec la construction du château de Montauban 1462‑1470 (dessin H. Vallet, d’après MS 5073, fol. 43, BnF, Arsenal).

Mise en œuvre d’un raffour
- 28 ADCO, B 9024 (3), peau 17, cc Pont-d’Ain.
18Pour commencer, le maître raffournier (rafurnerius) et ses compagnons creusaient un vaste trou circulaire pouvant atteindre 2 m de profondeur. Le diamètre des fours était en rapport avec la quantité de chaux qu’il fallait obtenir. Il variait entre 4,70 (15 pieds) et 7,75 m (25 pieds)28. Cela déterminait une circonférence de 24,35 m et une surface de plus de 44 m2 pour les plus grands. Au-delà de cette taille, il n’était plus possible d’obtenir une bonne et complète calcination des pierres.
- 29 ADCO, B 9740 (9), peau 5, cc Saint-Rambert.
19À la périphérie du trou, ils plantaient de longs pieux de chêne pouvant atteindre 7,50 m (4 toises) de hauteur. Ils dépassaient le niveau naturel du sol d’environ 5 m. Ils étaient espacés les uns des autres de 25 cm environ et servaient à confectionner un fort treillis fait d’osier (vimen) et de verges (virgas pro claudendo rafurnum). Ce treillis, qui formait l’appui (appoia) du raffour, était destiné à retenir la terre (ad retinendum terram) du bord du trou ainsi que les pierres à calciner, tout en permettant l’évacuation des gaz et de la fumée dans sa partie aérienne. Ici, il était épaulé par de longues et puissantes perches qui pouvaient servir ultérieurement au contreventement des échafaudages29.
20À l’intérieur de cette clôture, le maître raffournier empilait les pierres dont les plus volumineuses étaient préalablement cassées à la masse. Au centre, il plaçait les plus grosses en cercle et en encorbellement pour former une haute voûte (vota) dont la clé (clave rafurni) pouvait se trouver à 5,65 m (18 pieds) au-dessus du fond. Pour cette raison, ce type de raffour était dit « à hautes flammes ». Le maître raffournier prenait soin de disposer les pierres de façon à ce que l’air et la chaleur circulent bien entre elles et se répandent dans tout le raffour. Pour faciliter cela, il n’existait pas de cheminée au-dessus de la clé de voûte. Un couloir bas (« alandier ») et voûté en encorbellement reliait la voûte à une petite esplanade (« gueule ») à partir de laquelle on alimentait le foyer. L’« alandier » permettait l’approvisionnement du feu en fagots et le passage de l’air nécessaire à la combustion. Il était toujours pratiqué perpendiculairement aux vents dominants. Généralement, le terrain était en pente, mais, lorsque cela n’était pas le cas, une tranchée reliait la « gueule » au sol naturel (fig. 4).
- 30 Le dernier des grands raffours de Pont-d’Ain, construit en 1335, pouvait avoir, selon les mesures (...)
21Il arrivait que les raffours soient réalisés par des maçons qui connaissaient la technique de construction pour l’avoir vu faire plusieurs fois ou avoir participé à leurs constructions. Mais ils ne savaient pas calculer justement le volume de chaux que l’on allait tirer du raffour. Le maître d’œuvre du chantier faisait venir alors des maîtres raffourniers afin qu’ils vérifient si le raffour avait bien son dû (rafurnus si habebat debere suum), c’est-à-dire s’il contenait la masse de pierres nécessaires à la quantité de chaux voulue30.
- 31 Il semble que le mot « cuchet » se rapporte, en langage vernaculaire du Bugey, à toute éminence ay (...)
22À l’extérieur, depuis le sommet de l’appui, l’entassement des pierres prenait la forme d’un pain de sucre que l’on appelait « cuchet »31. Au total, le raffour pouvait atteindre 7,75 m (25 pieds) en hauteur. Le dôme du raffour était recouvert d’une coiffe (coiffia), c’est-à-dire d’une couverture faite de claies de paille (clays palearum), de roseaux (flat), de mousse (mossa) et de terre pour conserver la chaleur à l’intérieur du four et protéger le « cuchet » de la pluie. L’usage de tels fours à chaux a perduré jusqu’au xixe siècle, ainsi qu’en témoignent deux gravures de J.‑F. Burdallet, conservées au cabinet d’arts graphiques des musées d’art et d’histoire à Genève.
La cuisson
- 32 La calcination des pierres produit du dioxyde de carbone. La nocivité de ce gaz est d’autant plus (...)
23Il était de tradition en Savoie que le jour où les ouvriers allumaient le raffour, le comte, par l’intermédiaire de son châtelain, leur offre un repas et du vin. C’était une gratification octroyée pour compenser la dangerosité d’un travail qui réclamait beaucoup d’attention et de soins32.
- 33 ADCO, B 9024 (3), peau 8, cc Pont-d’Ain.
- 34 ADS, SA 5710, peau 3, co Yvoire.
24Une fois le feu allumé, le maître raffournier et ses compagnons se relayaient pendant cinq à neuf jours et nuits consécutifs pour entretenir le foyer puis veiller à son lent refroidissement pendant autant de temps. Ils enfournaient régulièrement les fagots par l’« alandier » qu’ils poussaient dans le brasier à l’aide de grandes perches. La quantité de fagots était gigantesque en raison de leur importante consommation (environ un fagot toutes les deux minutes), mais seuls les fagots permettent d’atteindre les 900 °C nécessaires à la calcination des pierres et de fournir une forte chaleur dès leur embrasement. À Pont-d’Ain, plus de 191 000 fagots furent utilisés pour les 3 raffours faits successivement durant l’exercice 1335‑133633. À ce rythme, l’extrémité des perches se consumait assez rapidement et il fallait en changer souvent. Pour les trois raffours de Pont-d’Ain, sept chars emplis de perches furent nécessaires. Parfois, le comte fournissait des « poussoirs » (rablum) faits d’une perche en fer munie d’une plaque à une extrémité pour pousser les fagots34.
25Outre l’entretien du feu et leur propre prémunition contre les gaz en observant le sens du vent, les raffourniers surveillaient le tirage du foyer et la bonne résistance de la coiffe et surtout celle de l’appui, dont l’embrasement aurait entraîné l’écroulement du raffour. Car, après la mise en température du raffour qui durait une douzaine d’heures pendant lesquelles l’eau des pierres s’évaporait, le point critique de la calcination se situait au bout de trois jours, au moment (le « rebutage ») où le feu pouvait sortir du « cuchet » et entrer dans l’appui en enflammant le raffour dont le bois avait été séché par la chaleur. Pour éviter cette catastrophe (ne ignis intraret in sepibus), les raffourniers avaient près d’eux des seaux emplis d’eau avec laquelle ils arrosaient régulièrement l’appui.
- 35 ADCO, B 9024 (3), peau 18, cc Pont-d’Ain.
26Au bout de cinq à neuf jours, selon la taille du raffour, le maître raffournier pratiquait des trous dans la coiffe pour savoir si les pierres étaient bien cuites. Pour cela, il les frappait avec un marteau. Elles devaient sonner comme une poterie pour prouver leur bonne cuisson. Si cela était le cas, les raffourniers cessaient d’entretenir le feu tout en vérifiant la bonne tenue de l’appui. L’attiédissement durait presque autant que la cuisson. Ainsi, depuis le creusement du trou jusqu’au refroidissement complet, il fallait compter environ un mois de travail pour un grand raffour. Le troisième raffour de Pont-d’Ain, en 1335, a nécessité 291 journées de travail à 9 personnes, soit 32 jours effectifs35.
- 36 En d’autres lieux, l’extinction de la chaux se faisait sur le chantier, parce que les pierres calc (...)
27Lorsque le raffour était complètement refroidi, le poids et le volume des pierres avaient diminué d’environ 15 à 30 %. Cela correspondait à la perte en eau et en gaz carbonique. Des manœuvres – très souvent des femmes – enlevaient une partie seulement de la coiffe pour conserver l’autre comme protection en cas de pluie. En fin de journée, on recouvrait la partie mise à nu avec la couverture retirée le matin. Ces femmes, équipées de grands gants de cuir fournis par le comte, retiraient d’abord les pierres crues (lapides crudos), c’est-à-dire non cuites, qui se trouvaient sous la couverture ainsi que la terre et la mousse mêlées aux pierres du « cuchet ». Puis elles transvasaient les pierres cuites dans des caisses ou des futailles remplies d’eau. Les pierres cuites fusaient aussitôt et absorbaient beaucoup d’eau (4 fois leur volume) en une réaction chimique qui les transformait en chaux. Une très forte chaleur (jusqu’à 400 °C) et des émanations importantes de gaz carbonique caractérisent cette réaction. On complétait l’eau des caisses et des futailles par d’incessants allers retours à la rivière ou à la source proche. L’eau était transportée dans des baquets de bois appelés gerles (gerla). L’extinction de la chaux était donc un travail dangereux et harassant. Les pierres étaient ensuite concassées à coups de masse par des hommes. Ils obtenaient ainsi une pâte de chaux que l’on appelle aussi chaux grasse. Celle-ci était portée aux maçons dans son bain de trempe36.
28La chaux ainsi éteinte est dite aérienne parce qu’elle se durcit à l’air. En revanche, complètement privée d’air elle peut se conserver sans limite de temps et rester, pendant des années, telle qu’elle était après son extinction. C’est la raison pour laquelle les archéologues trouvent parfois des masses de chaux molle à l’intérieur d’épaisses murailles vieilles de plusieurs siècles. Par son temps de séchage extrêmement long (1 cm par an), ce type de chaux offrait bien des avantages aux constructions médiévales. Le mortier des lits et des joints des parties basses des murailles se tassaient très lentement, ne connaissant pas l’éclatement que subissent les prises plus rapides par la compression des maçonneries supérieures. C’est un élément architectonique important pour la compréhension de la remarquable conservation de certains édifices.
Coût et transport
- 37 Les paiements furent effectués en différentes monnaies. Nous les avons toutes converties en gros t (...)
- 38 ADCO, B 9024, peau 17, cc Pont-d’Ain.
- 39 Nous savons que pour une journée de travail, les femmes gagnaient généralement la moitié de ce que (...)
- 40 Ces 12 sous correspondent au repas et au vin donnés aux corvéables.
29Le troisième raffour de Pont-d’Ain en 1335 a coûté plus de 12 livres de gros tournois37, ce qui est une somme assez importante puisqu’elle équivalait à plus de 13 % des recettes totales de l’exercice (88 livres, 6 sous, 4 deniers obole de gros tournois) dans lesquelles était inclus un subside38. La construction du raffour et sa cuisson se sont élevées à 3 livres, 16 sous et 9 deniers. Pour le salaire des hommes, femmes et garçons ayant aidé à la coupe des 124 gros chênes devant faire les perches de l’enfournage, celles du soutien de l’appui et les pieux de ce dernier, ayant également apporté les pierres depuis les charrettes jusqu’à la « gueule » ainsi que la terre pour couvrir le « cuchet », soit un total de 1 563 journées, le châtelain a payé 3 livres, 2 sous et 1 denier39. Les 66 000 fagots coûtèrent 7 sous au total, les 124 chênes de l’appui : 124 sous, leur transport : 12 sous40, les 300 faisceaux de verges pour la coiffe : 2 sous et 9 deniers, la coupe et le transport de 50 pieux : 6 sous, 4 deniers. D’autres dépenses mêlent un ensemble de fournitures avec leur transport pour les 3 raffours, ainsi que les soldes des hommes en armes qui protégeaient les ouvriers dans les forêts et les charrois vers le raffour. Nous ne pouvons pas indiquer très précisément le coût total du troisième raffour, mais il s’élevait certainement à plus de 15 livres, soit 17 % de la recette. Les deux autres raffours étaient à peine moins gros. On peut donc affirmer que la fabrication de la chaux en 1334‑1335 a utilisé près de la moitié des recettes de la châtellenie pour cette année-là. Heureusement, la chaux produite par ces trois raffours a servi jusqu’en 1338.
- 41 La corvée (deux jours par an) avait été utilisée pour le transport du bois.
- 42 ADI, 8 B 257, fol 33, v°, cc Saint-Germain ; ADI, 8 B 259, fol. 202 ; ADI, 8 B 259, fol. 302 ; ADI (...)
- 43 Pour la bâtie de Luisandre, les transports se faisaient en forte pente sur 8 km. Voir Kersuzan 201 (...)
- 44 ADI, 8 B 257, fol. 23, cc Saint-Germain.
- 45 ADCO, B 9741 (1), peau 5, et B 9741 (2) peau 14, cc Saint-Rambert ; ADCO, B 7442, peau 7, co Rémen (...)
30Une fois éteinte et réduite en pâte, la chaux était déposée, selon les besoins et la topographie du site, dans des tombereaux (tomberellum), des chariots à deux roues (currus) ou dans des cuves posées sur des chariots à quatre roues (quadriga), voire dans des bâts installés sur des ânes ou bien même dans des hottes portées par des hommes. En Bresse et en Dombes ainsi que dans la plaine de l’Ain (Rémens) où le terrain est plat, à Pont-d’Ain ou à Chambéry, dont les châteaux se dressent sur un promontoire de faible hauteur, les premiers transports se faisaient en masse avec de grosses charrettes. On apportait, sans compter, d’énormes quantités de chaux en payant les bouviers à la journée41. Puis on affinait les livraisons en diminuant le nombre quotidien des transports et en payant les mêmes bouviers au nombre de charrois effectués. Selon l’avancement des maçonneries et la réserve de chaux sur le chantier, il arrivait qu’un seul chariot apporte alternativement la chaux, le sable et l’eau vers le chantier. La stricte gestion des apports pouvait se résumer à un seul âne. On travaillait donc en flux tendu, tant pour limiter les coûts des transports que pour ne pas encombrer le chantier et éviter le gaspillage. Dans les régions de montagnes, comme à Jasseron, Luisandre, Saint-Germain ou aux Allymes (bâtie dauphinoise)42, la raideur de la pente et l’absence de chemin carrossable obligeaient à monter les matériaux avec des ânes bâtés et à dos d’hommes43. Ce travail s’effectuait de jour comme de nuit, quelles que soient les conditions météorologiques, à cause de la faible quantité de chaux que chacun d’eux portait. Pour ne pas ralentir la cadence des livraisons quand il pleuvait, les châtelains fournissaient des toiles pour protéger les hommes, les bêtes et la chaux44. L’intensité de ces transports était également due à l’obligation de réaliser rapidement les constructions en ces temps d’âpres conflits. De ces faits, le nombre de voyages et de journées effectué pour assurer les livraisons était gigantesque. Lors de la reprise du chantier de Luisandre en 1315, le châtelain de Saint-Rambert paya 3 691 voyages qui furent réalisés sans interruption durant 28 semaines et 3 jours45.
- 46 À l’abri de l’air, la pâte de chaux se conserve sans limitation de temps.
- 47 ADCO, B 9381 (bis) (1), peau 4, cc Rémens.
- 48 ADCO, B 9022 (2), peau 14, cc Pont-d’Ain.
31La nuit, ou lorsque les livraisons étaient interrompues, les raffours étaient gardés par des hommes en armes pour éviter les vols et les saccages ennemis. En fin de saison ou de travaux, la chaux qui restait dans le raffour était mise à l’abri dans des baquets, à l’intérieur des fortifications. Elle était recouverte par une nappe d’eau sous une toiture ou une coiffe identique à celle posée sur le « cuchet » lors de la cuisson. Cette coiffe avait pour fonction d’empêcher les détritus de polluer la chaux et limitait l’évaporation de l’eau46. On pouvait s’en servir à l’ouverture du chantier suivant47 ou la vendre plusieurs années après à un autre châtelain de la région, sur ordre du bailli qui, grâce aux inventaires régulièrement dressés dans chaque châtellenie, connaissait les disponibilités des châteaux dépendant de sa juridiction48. Souvent, il restait plusieurs centaines, voire milliers de fagots non utilisés. Ils étaient alors mis en réserve (in instaurum) au château et brûlés dans les cheminées des chambres et des salles lorsque le prince ou son épouse venaient y résider.
Le mortier
Les composants
- 49 ADCO, B 7442, peau 6, co Rémens.
- 50 ADCO, B 9740 (7), peau 15, (8), peau 19, cc Saint-Rambert.
- 51 ADCO, B 7442, peau 6, co Rémens.
- 52 ADS, SA 15242, peau 3, cc Évian-Féternes.
32Sur le chantier, la chaux était mise en tas sous une toiture pour être protégée des intempéries, à côté d’une importante réserve de sable et de grands baquets (tina) remplis d’eau. Ces trois éléments servaient à la fabrication du mortier. Ces amoncellements ne se trouvaient jamais loin des constructions à réaliser afin de limiter le plus possible la durée des approvisionnements vers les maçons. Souvent, ils étaient installés à l’intérieur même du château, mais lorsqu’il s’agissait d’une fortification nouvelle dans une zone frontalière comme à Rémens49 ou qu’il fallait travailler à l’extérieur des enceintes, ils étaient toujours protégés par des palissades et des hommes en armes les gardaient de jour comme de nuit tout en veillant aux ouvriers50. En effet, il n’était pas rare que les travaux ne s’arrêtent jamais et que, pour donner du rythme et de l’engouement aux ouvriers, le châtelain embauche des musiciens qui, toute la nuit durant, jouaient des airs entraînants51. En période de trêve, les agressions ennemies étaient moins nombreuses, néanmoins ces protections perduraient, car il fallait aussi se garder des attaques des loups52.
- 53 Kersuzan 2014, p. 32‑49.
- 54 ADCO, B 9740 (10), peau 7, cc Saint-Rambert.
- 55 ADCO, B 9740 (10), peau 7, cc Saint-Rambert.
33En Dombes et en Bresse, on utilisait principalement l’eau des rivières et des étangs. Dans les pays de montagnes, c’était l’eau d’une source ou d’un ruisseau qui souvent alimentait déjà le château par un système de canalisations53. Pour les chantiers menés ex nihilo, on recherchait une fontaine ou une résurgence dans les environs du chantier. Une fois celle-ci trouvée, on creusait un grand trou et on construisait une digue54 près du jaillissement pour avoir une réserve où venir puiser l’eau nécessaire à la confection du mortier, mais également nécessaire à la cuisine et à l’abreuvage des hommes et des animaux. C’était donc un travail assez contraignant et difficile lorsque la source était éloignée du chantier et qu’il fallait venir plusieurs fois par jour chercher l’eau dont on avait besoin. Pour la construction de la bâtie de Luisandre, en 1312, le châtelain de Saint-Rambert acheta 8 ânes et 16 tonneaux pour remplir quotidiennement les 2 grosses cuves installées sur le chantier. Il paya un total de 4 664 voyages aux âniers qui effectuèrent les transports55.
- 56 ADCO, B 9741 (1), peau 6, cc Saint-Rambert.
- 57 ADCO, B 7442, peau 4, co Rémens.
34Le sable était souvent pris sur les berges des rivières et transporté par charrette dans les pays de plaine ou à dos d’ânes pour les fortifications de montagne. À Luisandre, pour monter le sable depuis les berges de l’Albarine jusqu’au chantier de la bâtie, 7 217 voyages furent assurés par 320 ânes durant 3 semaines en décembre 1315. On recherchait également du sable dans les environs du chantier. Des hommes parcouraient les terrains avoisinants pour trouver des bancs. Cela pouvait prendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Lorsqu’un banc de sable avait été trouvé, les terrassiers le découvraient, c’est-à-dire qu’ils le mettaient à nu en retirant la terre et l’humus qui le cachaient56. À Remens, on utilisa la couche naturelle de sable qui recouvrait le terrain du château lorsque furent creusés le fossé et les fondations. Ce sable était toujours tamisé au moyen de claies (cribantium ad cletas) pour en ôter les cailloux et les impuretés57.
35Les termes arena et « sablon » utilisés dans les comptes ne désignaient pas une origine spécifique du sable (rivière ou carrière), mais plutôt la différence de grosseur des grains. Le sablon était d’une granulométrie plus importante que l’arena. Outre la construction proprement dite, le sablon servait à faire les enduits, car il était moins sujet aux retraits et aux fissures. Mais ce terme est à prendre avec prudence, car en Bresse et en Dombes, il signifiait également la terre glaise avec laquelle étaient faites les briques et les tuiles. Ce qui explique peut-être le mot générique de « carronerie » qui regroupe, dans ces régions, les cuissons d’éléments constructifs différents.
Le gâchage
36Le mortier était gâché par les compagnons d’un maître maçon, à même le sol, parfois dans un cadre de bois de faible hauteur. Ils mélangeaient les matériaux au moyen d’un outil en forme de houe à long manche appelé « rabot » (ligum). Avec une pelle, l’un des ouvriers déposait le mortier sur des chevalets (at[h]ochetus) à trois pieds à partir desquels on remplissait divers récipients que les manœuvres montaient sur les échafaudages.
37Parmi les différents moyens de livraison, il y avait les hirondelles ou oiseaux qui étaient des hottes constituées de deux planches assemblées en équerre avec une paire de bras permettant de porter l’engin sur les épaules. D’autres montaient le liant avec des hottes ou des corbeilles en osier. Les hommes effectuant ce travail étaient appelés « goujats ».
38Lorsqu’il n’était pas utile de monter sur les échafaudages pour livrer le mortier, celui-ci pouvait être déposé dans deux gerles (gerla), c’est-à-dire des seaux en bois suspendus aux extrémités d’une perche portée sur les épaules. Enfin, les « bauges » ou « bachasses » (baca) étaient de petites auges en bois supportées sur une épaule ou sur les deux qui obligeaient d’effectuer tout le chemin en se courbant. Certains manœuvres la portaient sur la tête. Il n’était pas rare que ces deux derniers types de transport soient, en partie, réalisés par des femmes et de jeunes garçons.
39La comptabilité témoigne avec précision de ces procédés, car chacun a son coût, mais l’iconographie est richissime pour leur compréhension. Ces deux sources se complètent l’une et l’autre de manière remarquable. Quand le chantier était terminé, le châtelain embauchait, pour quelques jours, des paysans, des compagnons de divers maîtres pour le nettoyer. Ces « bourricots », comme les comptes les désignent, trouvaient ainsi le moyen d’améliorer leurs journées (pro melioramento iornatarum suarum) [fig. 5‑8].
Fig. 5 – Gâchage du mortier, dans la construction des murs de Jaffa (dessin H. Vallet, d’après Chronique de Jérusalem, Cod. 2533, fol. 17, Vienne, Bibliothèque nationale autrichienne).

Fig. 6 – Remplissage d’un « astochet ». Histoire d’Alexandre, 1470 (dessin H. Vallet, d’après Manuscrits occidentaux français, 22547, BnF).

Fig. 7 – Remplissage d’un oiseau et transport. Construction du château de Montauban, 1462‑1470 (détail) [dessin H. Vallet, d’après MS 5073, fol. 46, BnF, Arsenal].
![Fig. 7 – Remplissage d’un oiseau et transport. Construction du château de Montauban, 1462‑1470 (détail) [dessin H. Vallet, d’après MS 5073, fol. 46, BnF, Arsenal].](docannexe/image/9802/img-7-small517.jpg)
Fig. 8 – Transport par bachasse. La construction de Saint-Denis (détail) [dessin H. Vallet, d’après Chroniques de France, xive siècle, BL EII, fol. 73)

En conclusion
40Cet article n’offre pas de grandes nouveautés sur la technique de fabrication de la chaux au Moyen Âge. En revanche, l’analyse des textes pragmatiques de cette époque lui permet de proposer une connaissance des aspects humains et organisationnels d’une opération que l’archéologie et l’iconographie ne peuvent fournir. C’est un exemple supplémentaire pour montrer l’importance de l’apport des textes à la connaissance des techniques médiévales en matière de construction et d’architecture.
41Pour ce qui est de la cuisson des pierres par le système que cet article a tenté de décrire, il faut bien reconnaître qu’outre les comptabilités, les exemples concrets sont très rares. L’iconographie ne représente pas (à notre connaissance) ces grands raffours. Quant à l’archéologie, elle s’est davantage intéressée aux fours à chaux fixes et permanents. Il est vrai que les raffours étaient éphémères et qu’ils n’étaient utilisés qu’une seule fois. Cela n’a guère été propice à laisser des traces sur le terrain et marquer le paysage.
42Les comptes nous font donc découvrir un procédé en même temps qu’ils nous donnent la quasi-totalité des moyens mis en œuvre pour sa réalisation, depuis l’origine des matériaux, leurs transports et leur transformation chimique. À cela s’ajoutent des renseignements qu’ils sont les seuls à pouvoir fournir tels que les salaires, l’organisation du travail et même le nom des ouvriers et les dates précises des travaux.
43À ces connaissances s’ajoute un extraordinaire vocabulaire technique fait de termes latins et d’un langage vernaculaire local qui enrichit de manière considérable les glossaires et nos capacités à comprendre les travaux d’architecture et leurs réalisations au Moyen Âge.
44Abréviations utilisées dans les notes :
ADCO : Archives départementales de la Côte-d’Or.
ADI : Archives départementales de l’Isère.
ADS : Archives départementales de la Savoie.
AST : Archivio di Stato Turino.
cc : compte de châtellenie.
co : compte d’œuvre.
Bibliographie
Auteurs anciens
Cassiodore, Variae, livre VII‑XVII, édité par A.-J. Fridh, Genève, 1973.
Caton d’Utique, De Agri Cultura, établi et traduit par R. Goujard, Paris, 1975.
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Vitruve, De architectura, livre II, texte établi et traduit par L. Callebat, CUF, série latine 355, Paris, 2004.
Auteurs contemporains
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Notes
1 Parron-Kontis 2000, p. 48‑53.
2 Choisy 1873 ; Frizot 1975, p. 35‑40 ; Adam 1996 ; Büttner, Prigent 2007.
3 Isidore de Séville, Etymologiae sive originum, livre XVI ; Châtelet 2005, p. 349‑364 ; Mangin, Bruand, Hedley 1988, p. 273‑284.
4 Flach 1997, p. 18‑21.
5 Caton d’Utique, De Agri Cultura, p. 42‑43 ; Vitruve, De architectura, livre II ; Cassiodore, Variae, livre VII‑XVII, p. 276‑277. Voir aussi Frizot 1975. En vérité ces auteurs reprennent l’un après l’autre ce qu’ont dit leurs prédécesseurs. Il n’est donc pas étonnant que les descriptions soient identiques.
6 Châtelet 2005, p. 349‑364.
7 ADCO, B 9942 (1), peau 4, et B 9943 (4), peau 15, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 6740 (1), peau 3, cc Bagé ; ADCO, B 7560, peau 25, cc Châtillon-sur-Chalaronne. La liste des abréviations se trouve en fin d’article.
8 ADCO, B 6741 (1), peau 4, cc Bagé.
9 ADCO, B 7560 (4), peau 25, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
10 ADCO, B 7560 (4), peau 25, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
11 ADCO, B 6741 (1), peau 4, cc Bagé.
12 ADCO, B 7560 (7), peau 12, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
13 ADCO, B 9155 (4), peau 4, cc Pont-de-Vaux.
14 ADCO, B 9942 (8), peau 6, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 9943 (4), peau 6 ; ADCO, B 6740 (1), peau 3, cc Bagé ; ADCO, B 7560 (7), peau 12, cc Châtillon-sur-Chalaronne.
15 ADCO, B 9942 (7), peau 6, cc Saint-Trivier-de-Courtes ; ADCO, B 9707 (3), peau 4, cc Saint-Martin-le-Châtel.
16 Ces comptes ne sont jamais tenus ni rendus par l’officier de la châtellenie sur laquelle se construit la fortification. Les recettes et les dépenses sont gérées par le châtelain d’une circonscription voisine, voire même par un moine quand la construction est réalisée dans une seigneurie de pariage. Les constructions de la bâtie de Gironville, en 1323, voir ADCO, B 9523, et celle de Vieu-sous-Varey, en 1330, voir idem, furent confiées au châtelain de Saint-André-en-Revermont, non à celui de Saint-Germain. Les travaux complémentaires pour la construction de la grande tour du château d’Ambronay, en 1318, furent gérés par Jean d’Aix, un moine de l’abbaye, voir ADCO, B 6687.
17 Kersuzan 2006, p. 21‑28.
18 AST, inv. 16, rouleau 03, peau 2 ; ADCO, B 9024 (3), peaux 17 et 18, cc Pont-d’Ain, 1335.
19 Cette disposition avait été imposée par le comte Philippe Ier (1268‑1285).
20 ADCO, B 9022 (2), peau 13 et 14, cc Pont-d’Ain.
21 ADCO, B 9381 (bis) [1], peau 2, cc Remens.
22 ADCO, B 7087 (1), peau 6, cc Bourg-en-Bresse ; ADCO, B 6753 (1), peau 4, cc Bagé ; ADCO, B 7562 (1), peau 7, cc Châtillon-sur-Chalaronne ; ADCO, B 9587 (1), peau 6, cc Saint-Germain-d’Ambérieu, ADCO, B 9022 (1), peau 4, cc Pont-d’Ain.
23 ADCO, B 9017, peau 10, co Pont-d’Ain.
24 ADCO, B 9024 (3), peau 18, cc Pont-d’Ain.
25 À Châtillon-sur-Chalaronne, la « carronerie » se trouvait de l’autre côté du fossé barrant l’éperon. Cette disposition venait des innombrables inondations que l’impétueuse rivière faisait subir à la ville et à la campagne environnante.
26 ADS, SA 5710, peau 2, co Yvoire.
27 Lardin 1996, p. 224‑226.
28 ADCO, B 9024 (3), peau 17, cc Pont-d’Ain.
29 ADCO, B 9740 (9), peau 5, cc Saint-Rambert.
30 Le dernier des grands raffours de Pont-d’Ain, construit en 1335, pouvait avoir, selon les mesures données par les comptes, un volume interne de plus de 264 m3. Si l’on tient compte de la diminution du volume des pierres, un tel raffour produisait plus de 210 m3 de chaux par cuisson. Le mélange d’eau et de sable est en proportion variable selon l’usage du mortier, mais en prenant le rapport usité de 2 volumes de chaux pour 6 de sable, c’était 840 m3 de mortier qui étaient réalisés à partir d’une cuisson. Eu égard à la proportion des pierres et du mortier dans les murailles, on pouvait avoir au total 2 520 m3 de matériau pour construire un mur d’environ 65 m de long, 15 m de haut et 2,50 m d’épaisseur.
31 Il semble que le mot « cuchet » se rapporte, en langage vernaculaire du Bugey, à toute éminence ayant une forme de pain de sucre. Ainsi le mont Cuchet en Revermont sur lequel se dresse le château de Jasseron, et le château du Cuchet à Saint-Sorlin en Bas-Bugey.
32 La calcination des pierres produit du dioxyde de carbone. La nocivité de ce gaz est d’autant plus dangereuse qu’il est inodore.
33 ADCO, B 9024 (3), peau 8, cc Pont-d’Ain.
34 ADS, SA 5710, peau 3, co Yvoire.
35 ADCO, B 9024 (3), peau 18, cc Pont-d’Ain.
36 En d’autres lieux, l’extinction de la chaux se faisait sur le chantier, parce que les pierres calcinées étaient plus légères, mais il s’agissait alors de constructions religieuses réalisées dans un contexte bien différent de celui de la guerre qui opposait le comté de Savoie au Dauphiné, voir Bougard, Hubert 1987, p. 57‑64.
37 Les paiements furent effectués en différentes monnaies. Nous les avons toutes converties en gros tournois selon les taux indiqués à la fin du compte (18 deniers de viennois pour un gros tournois) afin d’avoir des éléments fiables de comparaison et d’addition.
38 ADCO, B 9024, peau 17, cc Pont-d’Ain.
39 Nous savons que pour une journée de travail, les femmes gagnaient généralement la moitié de ce que gagne un homme et les garçons le quart.
40 Ces 12 sous correspondent au repas et au vin donnés aux corvéables.
41 La corvée (deux jours par an) avait été utilisée pour le transport du bois.
42 ADI, 8 B 257, fol 33, v°, cc Saint-Germain ; ADI, 8 B 259, fol. 202 ; ADI, 8 B 259, fol. 302 ; ADI, 8 B 261, fol. 27 ; ADI, 8 B 264, fol. 63‑64 ; ADI, 8 B 268, fol. 9‑10 ; ADI, 8 B 271, fol. 126‑127.
43 Pour la bâtie de Luisandre, les transports se faisaient en forte pente sur 8 km. Voir Kersuzan 2010.
44 ADI, 8 B 257, fol. 23, cc Saint-Germain.
45 ADCO, B 9741 (1), peau 5, et B 9741 (2) peau 14, cc Saint-Rambert ; ADCO, B 7442, peau 7, co Rémens.
46 À l’abri de l’air, la pâte de chaux se conserve sans limitation de temps.
47 ADCO, B 9381 (bis) (1), peau 4, cc Rémens.
48 ADCO, B 9022 (2), peau 14, cc Pont-d’Ain.
49 ADCO, B 7442, peau 6, co Rémens.
50 ADCO, B 9740 (7), peau 15, (8), peau 19, cc Saint-Rambert.
51 ADCO, B 7442, peau 6, co Rémens.
52 ADS, SA 15242, peau 3, cc Évian-Féternes.
53 Kersuzan 2014, p. 32‑49.
54 ADCO, B 9740 (10), peau 7, cc Saint-Rambert.
55 ADCO, B 9740 (10), peau 7, cc Saint-Rambert.
56 ADCO, B 9741 (1), peau 6, cc Saint-Rambert.
57 ADCO, B 7442, peau 4, co Rémens.
Table des illustrations
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Titre | Fig. 1 – Reconstitution d’un four à chaux du haut Moyen Âge (dessin T. Logel.). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 48k |
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Titre | Fig. 2 – Carte des environs de Pont-d’Ain (A. Kersuzan). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-2.jpg |
Fichier | image/jpeg, 487k |
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Titre | Fig. 3 – Les environs d’un chantier, avec la construction du château de Montauban 1462‑1470 (dessin H. Vallet, d’après MS 5073, fol. 43, BnF, Arsenal). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-3.jpg |
Fichier | image/jpeg, 502k |
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Titre | Fig. 4 – Essai de reconstitution d’un raffour (dessin A. Kersuzan). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-4.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,6M |
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Titre | Fig. 5 – Gâchage du mortier, dans la construction des murs de Jaffa (dessin H. Vallet, d’après Chronique de Jérusalem, Cod. 2533, fol. 17, Vienne, Bibliothèque nationale autrichienne). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-5.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,1M |
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Titre | Fig. 6 – Remplissage d’un « astochet ». Histoire d’Alexandre, 1470 (dessin H. Vallet, d’après Manuscrits occidentaux français, 22547, BnF). |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-6.jpg |
Fichier | image/jpeg, 1,1M |
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Titre | Fig. 7 – Remplissage d’un oiseau et transport. Construction du château de Montauban, 1462‑1470 (détail) [dessin H. Vallet, d’après MS 5073, fol. 46, BnF, Arsenal]. |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-7.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,0M |
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Titre | Fig. 8 – Transport par bachasse. La construction de Saint-Denis (détail) [dessin H. Vallet, d’après Chroniques de France, xive siècle, BL EII, fol. 73) |
URL | http://books.openedition.org/momeditions/docannexe/image/9802/img-8.jpg |
Fichier | image/jpeg, 2,0M |
© MOM Éditions, 2020