Pourquoi les premières générations chrétiennes ont-elles abandonné la pratique du tirage au sort ?
p. 277-290
Résumés
Il n’existe qu’une attestation claire de l’usage du tirage au sort au sein des premières communautés chrétiennes : il s’agit du tirage au sort de Matthias, au premier chapitre des Actes des Apôtres, pour remplacer Judas. Aux deux premiers siècles, la pratique disparaît presque totalement des sources chrétiennes après cette seule occurrence. Cet article cherche à analyser le sens de cette pratique dans le seul épisode qui témoigne de son existence chez les premiers chrétiens, mais surtout à comprendre pourquoi ces derniers ont si précocement arrêté d’y avoir recours, alors même que les contextes culturels juifs et gréco-romains constituaient un environnement très favorable.
There is only one clear evidence of the use of the drawing of lots within the first Christian communities: when Matthias becomes the twelfth apostle in the first chapter of the Acts of the Apostles. In the first two centuries, the practice disappeared almost completely from Christian sources. This paper studies the meaning of this practice in the only episode that bears witness to its existence among the first Christians, in order to understand why they stopped using it so early on, even though the Jewish and Greco-Roman cultural contexts provided a very favourable environment.
Texte intégral
1Peu après la mort de Jésus, les disciples, désormais au nombre de onze depuis la trahison de Judas, décident de remplacer leur ancien compagnon. Le seul récit dont nous disposons de cet épisode se situe à la fin du premier chapitre des Actes des apôtres1. Le successeur de Judas est alors tiré au sort, entre deux candidats présélectionnés parmi ceux qui avaient suivi Jésus depuis les débuts de sa prédication. C’est l’unique exemple de recours à cette pratique dans les sources qui documentent la vie des premières générations chrétiennes : il faut attendre Irénée de Lyon et Tertullien, dans deux textes de la fin du iie siècle et du début du iiie siècle, pour trouver l’évocation de ce qui semble être une forme de tirage au sort de fonctions religieuses au sein de deux descriptions très péjoratives de l’organisation interne des communautés valentiniennes2. Pourtant, le tirage au sort était très utilisé dans la vie civique gréco-romaine, comme le souligne cette réflexion collective, et il est attesté comme une pratique courante au sein de l’aristocratie sacerdotale qui administrait le Temple de Jérusalem3. Traditionnellement, on considérait que le tirage au sort laissait le choix directement à Dieu4, ce qui conduit à se demander pourquoi les premières générations chrétiennes se sont éloignées de cette pratique. S’il est difficile d’attribuer à l’auteur des Actes lui-même une hostilité vis-à-vis de ce mode de désignation étant donné la brièveté du récit, l’absence d’autre attestation est en elle-même la preuve que cette pratique a été peu envisagée par les premières générations chrétiennes. Par ailleurs, plusieurs textes juifs du ier siècle montrent une franche hostilité vis-à-vis de cette méthode de désignation5 : il y avait donc, dans les milieux juifs de l’époque de Jésus, un débat sur l’utilisation du tirage au sort, et il paraît assez invraisemblable que celui-ci n’ait absolument pas été investi par les premières communautés chrétiennes, dont la plupart des membres se considéraient comme juifs dans la première génération.
2Ce débat n’a pourtant laissé aucune trace directe : je vais donc proposer une tentative d’explication de la brutale disparition de la pratique du tirage au sort dans les sources qui documentent la vie communautaire des chrétiens dès la première génération, à partir de l’analyse de l’épisode du tirage au sort de Matthias et d’autres exemples d’élections à des fonctions religieuses dans les premières communautés chrétiennes, mais aussi à partir des traces de la pratique laissées par les sources juives de la même époque, et surtout des critiques formulées par des auteurs comme Philon et Flavius Josèphe, puis, plus tard, par des traités anti-hérétiques chrétiens du tournant du iiie siècle. La très abondante exégèse historique des Actes des Apôtres a beaucoup traité le problème du sens de la péricope Ac 1,15‑266, aussi bien du tirage au sort en lui-même que de l’ensemble de l’épisode, sans s’intéresser à l’absence de postérité de cette pratique. Pour la comprendre, il faut aller plus loin qu’une analyse strictement littéraire et théologique de l’épisode, et il faut surtout étudier d’autres cas d’élections à des fonctions religieuses dans les textes ultérieurs, pour en comprendre la logique, et chercher à déterminer pourquoi le tirage au sort de Matthias est un hapax dans la littérature chrétienne des premières générations.
L’apôtre Matthias, tirage au sort ou élection ?
3En Ac 1,21‑26, Matthias est tiré au sort en remplacement de Judas après une drastique présélection opérée par les disciples de Jésus7 :
« Il faut donc que l’un des hommes qui nous suivaient durant tout le temps où le Seigneur Jésus était parmi nous, depuis le baptême de Jean jusqu’au jour où il nous a été enlevé, devienne avec nous témoin de sa résurrection ». Et on présenta deux candidats, Joseph, appelé Barsabbas, surnommé Justus, et Matthias. Et l’on pria en disant ces mots : « Toi, Seigneur, qui connais le cœur de tous, indique celui des deux que tu as choisi, afin de prendre, dans le service de l’apostolat, la place que Judas a abandonnée pour aller à la place qui est la sienne ». Et on les tira au sort et le sort tomba sur Matthias, et il rejoignit les onze apôtres8.
4Deux problèmes se posent, en amont de la réflexion sur le sens du tirage au sort : celui de l’historicité de l’épisode et celui de savoir si le texte décrit bien un tirage au sort. En ce qui concerne l’historicité de la péricope, même si de récentes critiques focalisées sur les aspects linguistiques et rédactionnels du texte ont émis des réserves importantes9, il reste toujours difficile d’envisager l’impact de telles réflexions sur l’historicité du texte : l’existence de multiples strates de rédaction ou l’identification d’une expression particulièrement lucanienne restent des arguments faibles pour en faire une invention lucanienne. Luc a très bien pu adapter à son style les sources dont il disposait. Comme tout texte des Actes des apôtres, la prudence est de mise, d’autant plus que le récit ne connaît aucun autre parallèle (mais nous n’avons pas non plus d’autres sources abordant avec un minimum de fiabilité ce moment de l’histoire du christianisme). Cependant, l’environnement culturel du judaïsme de la première moitié du ier siècle10 ainsi que la cohérence d’une désignation directement par Dieu du remplaçant de Judas, comme les Douze avaient été choisis par Jésus, sont des arguments qui ont, à juste titre, largement convaincu les exégètes de la plausibilité du récit11. On peut ajouter que, étant donné le caractère relativement peu consensuel de cette pratique et son abandon par les chrétiens eux-mêmes, malgré ses nombreuses attestations en contexte juif, Luc avait peu de raison d’inventer cet épisode, sauf à vouloir donner du crédit à cette pratique, ce qu’il ne fait jamais par ailleurs, et ce qui ne correspond à aucun aspect de son projet apologétique. Luc peut très bien avoir hérité d’une tradition donnant la trace de cet usage dans une communauté très jeune qui expérimentait encore probablement quand il s’agissait de choisir ses représentants de l’autorité religieuse.
5Par ailleurs, il existe un très large consensus parmi les exégètes pour considérer qu’il s’agit bien d’un tirage au sort12, même si l’expression grecque ἔδωκαν κλήρους est assez étonnante, car on attendrait plutôt le verbe βάλλω. Il est possible qu’il s’agisse d’une traduction très littérale d’une expression sémitique13. Pourtant, un très récent article de Jared M. August a cherché à remettre en question cette interprétation : sa conclusion me paraît difficile à suivre, mais il est important d’examiner cette critique avant d’aller plus loin. August propose plutôt de traduire Ac 1,26 par « Ils leur donnèrent à chacun un lot et le lot tomba sur Matthias qui fut adjoint aux onze apôtres »14 : il ne s’agirait donc pas de tirer au sort, mais simplement de donner à chacun ce qui leur revenait, l’un d’eux obtenant une place parmi les Douze. Il rappelle d’abord le fait qu’en Ac 1,17, le terme κλῆρος désigne la position de Judas, ici comme membre des Douze, selon un usage courant du terme15. August considère donc plus logique, puisque Ac 1,26 est la conclusion de ce qui précède, que le terme ait le même sens dans ce verset16. Pourtant, l’usage de κλῆρος avec un verbe (certes βάλλω plutôt que δίδωμι) est tout aussi courant pour désigner le tirage au sort17. Il n’est pas du tout improbable qu’à quelques versets d’intervalle, Luc utilise le mot dans ces deux sens différents. Par ailleurs, le parallèle que l’on peut établir entre Ac 1,17 τὸν κλῆρον τῆς διακονίας ταύτης et Ac 1,25 τὸν τόπον τῆς διακονίας, s’il est éclairant pour confirmer le sens de κλῆρον en Ac 1,17, qui ne fait par ailleurs aucun doute, n’est d’aucune aide pour comprendre son usage en Ac 1,26 : l’auteur a justement désigné la fonction de l’apostolat par un autre mot, τόπος, juste avant cette conclusion. Cette formulation peut au contraire avoir pour but d’éviter une proximité, cette fois-ci extrêmement grande, entre deux usages différents du terme κλῆρος. De toute façon, Luc construit ici une image pour montrer que Judas va d’un lieu à un autre, dans un sens eschatologique, de l’apostolat donnant la vie éternelle, à la mort terrestre et spirituelle menant à la damnation. Cet usage du terme τόπος est largement amené par cette symbolique. L’argumentation stylistique peut donc être tirée dans les deux sens, de sorte que le contexte purement textuel du verset Ac 1,26 ne paraît pas constituer un argument pertinent pour la lecture que propose August.
6Un argument plus fort est celui de l’hapax que constitue l’expression ἔδωκαν κλήρους αὐτοῖς pour signifier le tirage au sort dans la littérature de langue grecque. August réfute l’idée qu’il s’agisse de la traduction d’une expression sémitique parce qu’aucune évocation du tirage au sort dans la Septante n’est ainsi traduite18. Lorsque δίδωμι est utilisé avec κλῆρος dans la Septante, c’est toujours pour désigner le fait de donner à quelqu’un son lot19. Pour autant, August oublie de rappeler que Hermann Strack et Paul Billerbeck, dans leur commentaire du Nouveau Testament à la lumière des sources talmudiques et midrashiques, qu’il ne cite pas20, n’ont aucun doute sur la signification de l’expression comme désignant un tirage au sort21. La fluctuation des traductions des expressions sémitiques signifiant le tirage au sort est déjà grande dans la Septante, et il n’est pas particulièrement étonnant qu’à une période nettement postérieure, une autre forme puisse apparaître, surtout avec un terme dont August reconnaît lui-même l’extrême étendue de l’éventail sémantique22. Notons que cet hapax n’est pas le seul du verset, puisque le terme συγκατεψηφίσθη utilisé dans le passage est la seule occurrence du mot dans le Nouveau Testament. Assurément, la formulation de Luc est particulière. Néanmoins, cet argument linguistique a une certaine force, et dans la recherche de la viabilité de son interprétation du texte, celui-ci ne peut être totalement écarté.
7Pourtant, il reste un problème majeur dans l’interprétation d’August, que son examen très formel du texte fait perdre de vue, c’est qu’elle n’a guère de sens, non pas seulement sur le plan linguistique et textuel, mais aussi sur le plan narratif. August pense que le terme συγκατεψηφίσθη pourrait désigner un vote par lequel Matthias est adjoint aux Douze, contestant alors l’usage du tirage au sort. Pourtant, le texte est tout entier tourné vers la restauration des Douze : la prière initiale dit très explicitement qu’il faut en choisir un des deux. Il n’y a pas deux lots à distribuer, mais bien un seul. Quels seraient alors les deux κλῆροι distribués aux deux candidats, et dont un seul donnerait accès à l’apostolat, et l’autre à on ne sait trop quoi ? Pourquoi, dans la perspective de rétablir l’intégrité des Douze, donner tout de même un κλῆρος non identifié à un treizième personnage sans utilité ni pour le projet initial ni pour le récit, tout en admettant que l’un des deux obtient le véritable κλῆρος de l’apostolat, selon une procédure peu claire, pour laquelle le terme de συγκατεψηφίσθη ne peut nous informer, puisqu’il vient, si on suit la réflexion d’August, après l’attribution du lot : ce verbe ne symbolise ici qu’une adjonction aux Douze entièrement soutenue par l’ensemble du groupe après le choix divin, et non une élection, puisque la situation de Matthias a déjà été décidée.
8Ajoutons que la seule fonction attribuable à cette époque, pour laquelle, théologiquement, il fallait absolument une décision divine (c’est très clairement ce que dit la prière formulée juste avant), est celle de membre des Douze. Il n’existe alors aucun titre, aucune fonction hiérarchique, autre que l’appartenance aux Douze. Cette position est par ailleurs une position d’autorité, et non une position qui permet l’exclusivité de certaines pratiques religieuses (si ce n’est l’imposition des mains) : bien d’autres personnages sont autorisés à prêcher sans être membres des Douze, comme le font par exemple Étienne et Philippe aux chapitres 7 et 8 des Actes. On ne voit donc absolument pas quel κλῆρος aurait donc pu obtenir Barsabbas, le concurrent de Matthias. L’appel à une désignation directe par Dieu implique ici, comme cela était le cas traditionnellement dans l’Ancien Testament, un tirage au sort, un véritable choix entre deux candidats pour la seule fonction qui est ici en jeu, celle de compléter les Douze apôtres.
Le sens théologique du tirage au sort de Matthias
9Le κλήρος désigne donc bien en Ac 1,26 un processus de tirage au sort, même si ses modalités pratiques ne sont pas décrites. L’explication théologique traditionnelle de cet épisode, unique dans le Nouveau Testament, s’appuie sur le rôle de l’Esprit saint23 : ce tirage au sort se situe juste avant la descente de l’Esprit saint sur les disciples, qui auraient donc encore besoin de l’aide divine pour la désignation du douzième apôtre, ce qui n’est plus le cas dès le chapitre 2, puisque leurs décisions sont désormais inspirées24. Cette explication théologique correspond très bien à la logique du récit de l’auteur des Actes (ce qui rend d’autant plus improbable le processus électif envisagé par August), mais elle ne peut en elle-même constituer une explication historique de l’abandon précoce du tirage au sort par les communautés chrétiennes aux deux premiers siècles, du moins dans les sources dont on dispose.
10Surtout, comme les exégètes oublient souvent de le préciser, cette perspective théologique ne suffit pas en elle-même pour expliquer la disparition du procédé dans la suite du récit, car, tout inspirés qu’ils soient, les disciples ne désignent pour autant pas d’apôtres par eux-mêmes dans la suite du récit, alors même qu’ils prennent de nombreuses décisions. Paul est conduit à l’apostolat par l’intervention directe de la puissance divine25, de même que c’est l’Esprit saint lui-même qui réserve Paul et Barnabas pour ses projets d’évangélisation26. Cette explication théologique nous dit comment l’auteur des Actes intègre à son récit une pratique qui n’est pas consensuelle à son époque, et elle peut éventuellement constituer l’un des arguments mobilisés pour dépasser cette pratique dans les premières générations chrétiennes (les chrétiens, inspirés par l’Esprit saint, pouvaient considérer leurs choix collectifs comme inspirés par Dieu), mais cette justification par l’inspiration de l’Esprit saint reste bien trop légère, surtout quand on sait les débats contemporains, beaucoup plus concrets, qui existaient à propos de cette pratique par exemple chez Philon ou Flavius Josèphe. C’est probablement le tirage au sort en tant que pratique concrète, et non pas seulement comme façon de consulter la volonté divine, qui a paru peu pertinente aux premières communautés.
Les critiques du tirage au sort, de Philon à Tertullien
11Dans le seul cadre de la désignation de détenteurs de fonctions religieuses, le tirage au sort était courant dans le judaïsme et d’un usage fréquent dans le monde gréco-romain. On en trouve des exemples aussi bien dans l’Ancien Testament avec le tirage au sort des Lévites27 ou dans le cadre du partage du pays d’Israël28, qu’à une période très proche de la prédication de Jésus à travers le tirage au sort du grand prêtre des Zélotes29 ou des responsables des tâches rituelles dans le Temple de Jérusalem, attesté dans l’Évangile selon Luc lui-même30. L’entrée dans certaines communautés esséniennes se faisait aussi à travers une procédure de tirage au sort31. Il ne s’agissait donc ni d’une tradition ancienne révolue, ni d’une pratique circonscrite au Temple, mais bien d’un mode de désignation répandu dans des communautés juives contemporaines de la prédication de Jésus, par ailleurs très diverses dans leur fonctionnement, allant de la logique profondément aristocratique des sacerdoces du Temple à celle beaucoup plus égalitaire des communautés qumraniennes. Il faut en revanche noter que, dans tous ces exemples, l’impact de l’usage du tirage au sort sur la vie du groupe est très variable. Les exemples vétéro-testamentaires mettent en jeu des questions absolument capitales, de même que les communautés plus marginales comme les Zélotes ou les Esséniens, soit pour la désignation de leur grand prêtre, soit pour le processus d’intégration, en font dépendre des enjeux décisifs. Ce n’est pas le cas de la distribution très souvent renouvelée des fonctions sacerdotales du Temple, qui restent un enjeu mineur en comparaison. L’usage très central du tirage au sort semble en partie fonctionner comme un archaïsme, brandi comme un étendard soit de traditionalisme, soit de pureté. En effet, à la même époque, on a la trace de deux critiques développées par des auteurs juifs à propos du tirage au sort, selon une logique qui est toujours la même : le procès en compétence.
12Philon considère le sort comme peu fiable32 : il récompenserait la chance plutôt que le mérite. En réalité, pour lui, Dieu approuve tout aussi bien une élection, fondée sur des critères liés à la compétence. Philon va jusqu’à tordre33 le verset Dt 17,15, qui parle d’un chef que « le Seigneur ton Dieu choisira », pour ne parler que d’une confirmation par Dieu. Philon transmet peut-être dans ce passage un débat interne au judaïsme au ier siècle sur l’emploi du tirage au sort34. Ce débat semble être relayé par la perspective critique que Flavius Josèphe prend sur l’usage du tirage au sort chez les Zélotes. Le tirage au sort dans le contexte cultuel du Temple n’était pas un enjeu tout à fait majeur : le judaïsme du Temple semble avoir déjà marqué une certaine distanciation par rapport à cette pratique à l’époque de la première génération chrétienne, en même temps que certains auteurs exprimaient leur hostilité vis-à-vis de ce mode de désignation.
13Les critiques formulées par des auteurs chrétiens des deux premiers siècles du christianisme reprennent la même argumentation, mais il faut attendre la fin du iie siècle et le début du iiie pour retrouver des références au tirage au sort, chez Irénée de Lyon et Tertullien qui évoquent tous les deux le tirage au sort des fonctions religieuses d’une façon très critique en associant la pratique aux gnostiques :
Si donc Marc ou une autre personne ordonne – comme tous ces gens-là en ont l’habitude lors de leurs repas, ils jouent aux sorts et s’ordonnent mutuellement de prophétiser afin de se faire des prophéties selon leurs désirs – […]35.
Leurs ordinations sont faites au hasard, avec légèreté et sont changeantes. Parfois ils établissent des néophytes dans des fonctions, parfois des hommes enchaînés au siècle, parfois nos apostats, de sorte qu’ils les rendent redevables par la gloire qui leur est donnée, puisqu’ils ne le peuvent par la vérité. […] Ainsi, ils ont aujourd’hui un évêque, demain un autre ; aujourd’hui un diacre qui sera demain lecteur ; aujourd’hui un prêtre qui demain sera laïc. En effet, ils attribuent même des charges sacerdotales à des laïcs36.
14Les deux activités concernées par les textes sont différentes, car il s’agit chez Irénée d’attributions charismatiques à travers le don de prophétie, alors que le propos de Tertullien vise spécifiquement des fonctions ecclésiastiques, mais il s’agit toujours de détenir une autorité religieuse. Dans le cas particulier des prophéties, Irénée sous-entend que celles-ci n’ont aucune inspiration divine, puisqu’elles sont commandées par des êtres humains : le processus du tirage au sort n’est pas du tout conçu comme une façon d’obtenir un signe divin, mais bien comme un mode de désignation purement terrestre, celui du hasard. Le tirage au sort constitue dans ce texte une tentative erronée de mimer l’élection divine en présupposant par ailleurs une égale capacité de chaque membre de la communauté à prophétiser. Irénée ne développe pas sa critique, mais on peut imaginer au moins que le principe de tirage au sort, lorsqu’il n’est assorti d’aucune des logiques de présélection identifiées dans tous les usages juifs et dans l’unique exemple chrétien, a pu paraître particulièrement problématique à un auteur chrétien déjà habitué à ne pas utiliser cette méthode (alors qu’il est possible que pour les Valentiniens l’appartenance à la communauté ait déjà en soi fait office de présélection).
15Il en est de même pour le tirage au sort des fonctions ecclésiastiques envisagé par Tertullien : le texte est moins clair, et très polémique, mais l’idée de fonctions qui peuvent changer chaque jour implique bien un tirage au sort, ou du moins une sorte de hasard. Il ne s’agit pas d’une rhétorique de Tertullien qui dévaloriserait les ordinations des hérétiques en disant qu’ils ordonnent au hasard, c’est-à-dire simplement n’importe qui. Il semble y avoir un roulement très régulier (mais probablement exagéré lorsqu’il est décrit comme quotidien). Le texte n’évoque donc pas explicitement un tirage au sort, mais ce roulement peut difficilement être obtenu par une autre méthode. Le fait que pour des communautés hérétiques, à une période très proche, Irénée de Lyon critique leur usage du tirage au sort tendrait à donner un certain crédit à l’interprétation du texte de Tertullien comme une évocation du tirage au sort. Le problème soulevé par Tertullien est plus précisément celui de la compétence : l’aléatoire dans l’attribution des charges amène à donner des fonctions à des personnes qui n’ont pas les prérequis. Cela rejoint la critique que l’on trouvait déjà aussi bien chez Philon que chez Flavius Josèphe. Tertullien, comme probablement Irénée, même s’il est beaucoup moins explicite, met l’accent sur l’absence de présélection : aucun critère d’ancienneté, d’expérience, de compétence, ne semble mobilisé. Si l’on en croit Tertullien et Irénée, cette présélection n’a pas lieu chez les hérétiques, mais il est tout à fait possible que les deux auteurs caricaturent justement l’usage qu’ils font du tirage au sort. Il est donc difficile de savoir si c’est le tirage au sort en lui-même, ou le tirage au sort pratiqué sans présélection qui est fondamentalement condamné. Le contexte de l’inexistence de la pratique dans les autres communautés chrétiennes tend plutôt à envisager la première solution, avec l’idée que l’absence de présélection est une circonstance aggravante : il est très vraisemblable qu’aucune forme de tirage au sort n’ait convaincu de sa pertinence les premiers groupes chrétiens, puisque nous n’en trouvons aucune trace.
Présélection et intervention divine dans les premières communautés chrétiennes
16Le point commun entre tous les usages documentés à l’époque de Jésus est une présélection drastique, qu’elle se fasse sur des critères statutaires (aristocratie sacerdotale pour le Temple) ou moraux (dans le cadre des communautés esséniennes) : on retrouve une telle procédure dans le tirage de sort de Matthias, puisque celui-ci a lieu entre seulement deux candidats choisis parmi ceux qui ont suivi Jésus durant toute sa prédication. Ce choix est tout de même fait par l’ensemble de la communauté37. La différence fondamentale entre l’élection de Matthias ou des nouveaux membres de Qumran avec le tirage au sort des fonctions sacerdotales du Temple, est que dans le premier cas, il s’agissait d’une intégration à vie à un groupe, alors que les conséquences du tirage au sort du Temple étaient beaucoup plus minimes.
17Cette présélection constituait en elle-même une réponse aux critiques formulées par Philon, qui voyait dans le tirage au sort une valorisation par la chance plutôt que par la compétence : si le tirage au sort est réduit à un ensemble de candidats dont la compétence a été initialement reconnue, le problème est écarté. Le sens de l’usage du tirage au sort dans ces contextes ne pouvait se limiter à une volonté d’ouverture de l’accès soit aux fonctions religieuses soit à la communauté elle-même, puisqu’en réalité, l’existence d’une présélection en faisait tout de même une procédure relativement fermée. La critique de Philon était donc plutôt dans l’air du temps, qui n’était plus celui d’un tirage au sort moins contrôlé comme certains exemples vétéro-testamentaires. Le tirage au sort avait donc soit un sens théologique, qui donnait à Dieu la possibilité d’une intervention directe dans la désignation, soit un sens plus politique permettant d’établir une égalité entre un vivier de candidats sélectionnés, étant entendu que le sens théologique de la pratique prenait aussi un sens politique quand il s’agissait d’accentuer la légitimité des détenteurs de fonction religieuse au sein de la communauté par l’intervention directe du pouvoir divin38.
18Pour autant, le tirage au sort n’était qu’une des façons possibles d’obtenir cette intervention divine. En mettant de côté le tirage au sort, la première communauté de Jérusalem n’a pas pour autant écarté la possibilité d’une action directe de Dieu dans l’élection à des fonctions religieuses. Même si c’est par un autre biais, celui de l’apparition, du signe ou du miracle, d’autres cas de manifestation directe du choix divin sont présentés dans les Actes des apôtres, comme la conversion de Paul39 ou encore le choix de Paul et Barnabas pour évangéliser les païens40. Il en est de même, au-delà des Actes des Apôtres, pour le choix de Timothée comme apôtre41. L’idée d’une intervention directe de Dieu pour choisir un certain nombre d’apôtres montre que le principe ne posait pas de problème en lui-même (cela n’aurait de toute façon pas de sens de remettre en question l’idée d’un choix divin pour les chrétiens). Toutefois, cette intervention directe de Dieu concerne toujours des apôtres de la première génération, dont l’activité est très largement d’ordre charismatique. On ne peut donc pas expliquer l’abandon du tirage au sort par l’idée que les premières générations chrétiennes donnaient l’exclusivité à une modalité terrestre de désignation, puisque l’intervention directe de Dieu est largement attestée par ailleurs, ni par une adéquation avec les critiques formulées en leur temps par Philon ou Flavius Josèphe, étant donné que le seul exemple qui subsiste de tirage au sort présentait une procédure de présélection drastique.
19Il faut à mon avis en passer par une distinction wébérienne, entre autorité charismatique et autorité institutionnelle (difficile de parler dans le cas des premières communautés chrétiennes d’autorité légale), pour essayer de comprendre le problème, car si aucun de ces arguments n’est recevable en lui-même si l’on réfléchit de façon générale à l’élection aux fonctions religieuses chez les chrétiens, ils deviennent plus pertinents une fois que l’on a saisi que ces communautés ne traitaient pas de la même manière les prédicateurs itinérants et les détenteurs de charge locale.
Autorité charismatique, autorité institutionnelle : une diversité des modes d’élection
20En effet, dès lors qu’il est question de fonctions qui présentent un aspect institutionnel et des charges très concrètes de gestion de la communauté, le Nouveau Testament est cohérent dans l’accent qu’il met sur les formes de légitimation terrestres des détenteurs de charge, et cela dès les débuts de la communauté de Jérusalem, à une époque contemporaine, voire antérieure, à l’action religieuse des apôtres évoqués plus haut. Les Sept, chargés des activités caritatives auprès des veuves, sont désignés par la communauté, de même que la délégation de Judas et Silas à Antioche42 ou encore l’établissement de ministres locaux ont une origine humaine43. Il faut donc reprendre les textes qui évoquent la mise en place de ces premières fonctions institutionnelles afin d’en comprendre la logique.
Et ce discours fut accepté par toute l’assemblée et on choisit Étienne, un homme plein de foi et de l’Esprit saint, Philippe, Prochore, Nicanor, Timon, Parménas et Nicolas, prosélyte d’Antioche. Ils furent présentés aux apôtres, on pria et on leur imposa les mains44.
Dans chaque Église ils leur désignèrent des presbytres45.
Je t’ai laissé en Crète pour que tu achèves ce qui reste à organiser et que tu mettes en place dans chaque cité des presbytres, comme je te l’ai demandé46.
21Le choix des Sept, qui devaient régler les problèmes liés notamment à la gestion des biens dévolus aux veuves, ne se fait donc pas du tout par tirage au sort. L’ensemble de la communauté intervient dans le choix, et les apôtres agissent en amont, pour définir les critères de sélection, et en aval, avec l’imposition des mains. Même si l’on voit les Sept, comme Étienne ou Philippe, prêcher, il ne s’agit pas d’une prérogative que leur donne leur nouvelle fonction, mais d’une activité qu’ils peuvent mener à côté de celle-ci en toute légitimité du fait de leur grande compétence spirituelle47. Faire partie des Sept est spécifiquement associé à une proto-institutionnalisation de la gestion de la solidarité matérielle : il s’agit d’une fonction concrète et non charismatique48, sans pour autant que les détenteurs de cette fonction soient écartés des activités charismatiques, puisque les deux exemples précédents sont d’éminents prédicateurs. En Ac 14,2349, on trouve un épisode de désignation de détenteurs de fonctions locales qui constituent clairement une autorité institutionnelle (des fonctions qui existent de fait à l’époque de la rédaction des Actes et qui sont peut-être beaucoup moins formalisées à l’époque de Paul) et c’est bien une élection par les apôtres qui est privilégiée. Il en est de même pour le texte de l’Épître à Tite où l’apôtre semble jouer un rôle important dans cette désignation (sans que cela n’exclue une participation de l’ensemble de la communauté). Dans les sources chronologiquement les plus proches des sources néotestamentaires comme la Didachè ou l’Épître aux Corinthiens de Clément de Rome, on trouve un mode de désignation qui correspond au même schéma :
Élisez-vous donc des évêques et des diacres qui sont dignes du Seigneur, des hommes doux et qui n’aiment pas l’argent, des hommes honnêtes et qui ont été approuvés. En effet, pour vous, ils accomplissent aussi le service des prophètes et des maîtres50.
Ainsi, pour cette raison, parce qu’ils avaient une très claire connaissance de l’avenir, ils établirent ceux dont il a été question et dans le même temps ils ajoutèrent une règle, à savoir que, s’ils s’endormaient, d’autres hommes qui auraient été approuvés leur succéderaient dans leur service. Ainsi, ceux qui ont été établis par eux ou entretemps par d’autres hommes très dignes après que toute l’Église aura donné son assentiment…51.
22Les prophètes itinérants ne tirent pas leur légitimité d’une élection terrestre : ils sont inspirés par l’Esprit saint et c’est par leur attitude concrète qu’ils démontrent l’authenticité de cette élection divine. La Didachè précise d’ailleurs qu’aucun chrétien ne doit jamais mettre en doute un prophète qui parle sous l’inspiration de l’Esprit52 : sa légitimité vient entièrement de lui. En revanche, il est possible de reconnaître les charlatans à leur attitude, et notamment à leur rapport aux biens matériels. Les chrétiens ne peuvent donc jamais remettre en question la parole, mais détecter les escrocs à leur attitude morale, et ils n’ont aucune part à jouer dans leur élection en tant que prophète ou apôtres, qui leur vient directement de l’Esprit. Ces prophètes n’occupent pas une fonction institutionnelle, même s’ils peuvent à terme demeurer dans la communauté.
23Les épiscopes et les diacres, en revanche, sont « élus » par la communauté53 : l’évocation du « même service » que les prophètes a pour but de valoriser une fonction qui semble avoir du mal à acquérir une légitimité, et ces mêmes fonctions charismatiques viennent en complément de la gestion concrète de la communauté qu’implique toujours, dans les sources, l’exercice de fonctions appartenant au triptyque formé par les épiscopes, les presbytres et les diacres. Les fonctions locales obéissent donc à une logique d’élection totalement différente, puisque c’est bien des membres de la communauté qu’ils tirent leur légitimité. Le processus décrit chez Clément de Rome, plus proche de ce que l’on trouve dans l’Épître à Tite, correspond à la même logique : pour élire des membres de la hiérarchie ecclésiastique naissante, pour toute fonction de type institutionnel, les communautés chrétiennes privilégiaient un choix humain, certes inspiré, qui mettait donc de côté le tirage au sort, clairement associé à l’expression directe de la volonté divine : la puissance de Dieu n’est plus qu’un acteur indirect (Dieu ne peut jamais ne pas être acteur de quelque événement terrestre que ce soit, étant entendu que tout vient de toute façon de lui).
24Il n’est donc pas question d’imaginer que les premiers chrétiens n’avaient pas confiance dans leur dieu pour désigner de bons dirigeants pour les communautés, mais ils faisaient preuve d’un pragmatisme très clair lorsqu’il s’agissait d’élire des hommes à des charges impliquant la gestion concrète de la communauté et notamment de ses fonds54. De façon plus générale, le mode d’élection des acteurs religieux chrétiens était fortement dépendant de la démonstration par les faits et le comportement : c’est bien l’attitude concrète des apôtres et des prophètes qui légitimait aux yeux des fidèles leur pouvoir charismatique, de même que c’était le service irréprochable des acteurs locaux qui devait fonder la légitimité de leur mandat. Dans le cas des acteurs locaux, il y a une cohérence totale des sources : ils étaient toujours élus par une procédure impliquant un choix fait par des êtres humains, soit par les apôtres eux-mêmes, soit par l’ensemble de la communauté, selon la logique d’une mise à l’épreuve morale, certainement acquise par l’expérience et la démonstration concrète de l’honnêteté des candidats depuis leur arrivée dans la communauté. Même la procédure de tirage au sort dans le cadre d’une présélection drastique ne semble pas avoir convenu à cet objectif. Cela peut probablement s’expliquer en particulier par la situation complexe de rivalité qui existait entre itinérants et locaux. C’est sur ce point que je conclurai ma réflexion.
Pourquoi les chrétiens ont-ils abandonné le tirage au sort ?
25On peut conclure plusieurs choses de ce corpus. D’une part, il existe, depuis les milieux juifs de l’époque de Philon jusqu’aux communautés chrétiennes du tournant du iiie siècle, une certaine continuité dans la critique du tirage au sort formulée autour de l’argument de la compétence. L’usage du tirage au sort restait pourtant de mise dans le judaïsme, sans qu’il ait un impact majeur chez les prêtres du Temple, mais sous une forme beaucoup plus importante chez les Esséniens ou les Zélotes, alors qu’il a été largement abandonné par les communautés chrétiennes. Chez les Esséniens et les chrétiens, comme au sein de l’aristocratie sacerdotale du Temple, son usage était pourtant accompagné d’une drastique présélection qui prévenait largement les risques d’incompétence mis en évidence par Philon ou par Tertullien et Irénée : il est difficile de savoir si cette présélection était absente des groupes Valentiniens critiqués par les deux auteurs chrétiens, tant leur propos est polémique et a des chances de caricaturer le fonctionnement de ces communautés. Ces critiques ne suffisent donc pas à expliquer l’abandon massif de la pratique en contexte chrétien.
26On peut en revanche distinguer, selon la logique wébérienne, deux types de fonctions religieuses qui semblent ne pas avoir obéi à la même logique de légitimation. L’apostolat est, dans les Évangiles et les Actes des Apôtres, toujours soumis à un choix divin direct : c’est le cas avec l’appel des disciples par Jésus lui-même, comme c’est le cas avec le tirage au sort de Matthias ou, par la suite, avec la conversion de Paul. Après la première génération chrétienne, la légitimité de ces acteurs religieux charismatiques s’est largement faite à travers l’exemplarité de leur comportement moral, mais ils n’étaient pas investis par un mandat particulier : ils faisaient, par la qualité démontrée de leur travail charismatique et la cohérence de ses modalités avec la morale chrétienne, la démonstration de leur légitimité qui était initialement acquise de l’Esprit saint. Il en était autrement des fonctions locales, qui impliquaient une gestion concrète de la communauté : celles-ci sont toujours montrées comme électives, dès la désignation des Sept dans les Actes, et dans toutes les sources postérieures (sauf, si l’on en croit Tertullien, chez certains gnostiques). Or on sait notamment par la Didachè, dont les chapitres 11 à 15 nous transmettent la trace d’une rivalité importante entre itinérants et locaux55, qui, encore à l’époque de la rédaction de ce texte, vraisemblablement au tournant du iie siècle, est à l’avantage des premiers, puisque l’auteur appelle les fidèles à ne pas mépriser les épiscopes et les diacres56 : cela s’explique assez bien par le prestige dont devaient bénéficier ceux qui, après la première génération, pratiquaient la même activité de prédication itinérante que les apôtres disciples de Jésus. C’est ce dernier point qui me paraît essentiel.
27Dans le cadre d’une dépréciation des détenteurs de charges locales, les processus de légitimation de leur autorité étaient particulièrement cruciaux. Les analyses que l’on peut en faire restent assez hypothétiques, étant donné le manque de source directe sur cette question, mais elles peuvent tout de même être fondées sur des indices intéressants. L’implication de l’ensemble de la communauté dans l’élection de ses cadres religieux a pu apparaître comme une façon de rapprocher les fidèles de leurs épiscopes, presbytres et diacres, et de consolider leur légitimité. Le choix n’a pas été fait, bien au contraire, de leur appliquer la même méthode d’élection par la puissance divine que les prédicateurs itinérants, étant entendu que, même s’ils pouvaient partager leurs activités charismatiques, leurs attributions spécifiques étaient beaucoup plus concrètes : de leur moralité dépendait l’intégrité de toutes les structures communautaires et une maîtrise très claire de leur désignation a probablement été considérée comme essentielle. Les deux types de processus électifs que l’on retrouve dans les sources, soit par l’ensemble de la communauté, soit par les apôtres eux-mêmes, répondaient précisément à ce besoin de légitimation, dans le premier cas, par l’implication de tous les membres dans le choix, dans le second par une transmission d’autorité qui a été systématisée et simplifiée à la période ultérieure (mais tout de même très rapidement)57 sous la forme de la succession apostolique, qui faisait des évêques les successeurs directs des apôtres. Une telle forme d’élection n’était donc pas seulement la mise en place d’un fonctionnement plus horizontal, puisque ses formes sont plus ou moins démocratiques, voire franchement aristocratiques dans le cas d’une élection par les apôtres, même si cet aspect a certainement joué.
28L’abandon du tirage au sort par les premières générations chrétiennes est donc un phénomène complexe à appréhender. Celui-ci a certainement été influencé à la fois par les débats contemporains au sein du judaïsme du ier siècle, mais aussi par les caractéristiques propres à la mise en place d’une autorité religieuse initialement très fragmentée dans des communautés très petites et aux influences culturelles diverses. Dans ce cadre où l’on observe une recherche d’horizontalité ou d’implication populaire en parallèle du développement de l’autorité apostolique, la première génération a fait évoluer les pratiques, à la fois à cause d’un rapport ambigu aux traditions juives dans le sillage de la position critique de Jésus, mais aussi du fait du caractère central et très précoce de l’institutionnalisation de la générosité matérielle58 dans des communautés fragiles que la radicalité du système de propriété rendait très vulnérables aux abus financiers. Ainsi, le tirage au sort ne semble pas être apparu aux premières générations chrétiennes comme le système le plus pertinent pour élire ses ministres locaux.
Bibliographie
Sources
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Zwiep 2004 : A.W. Zwiep, Judas and the choice of Matthias, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004.
Notes de bas de page
1Ac 1,15‑26. L’auteur des Actes des Apôtres est le même que celui de l’Évangile selon Luc. Je le désignerai par le nom de Luc par commodité, même si nos connaissances historiques sur l’auteur de ces deux textes sont très limitées.
2Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 13, 4 ; Tertullien, La prescription contre les hérétiques, 41, 6‑8.
3Lc 1,9. Il est aussi attesté dans l’Ancien Testament à de nombreuses reprises : par exemple, Jos 18,6 et 19,51 ; 1 Ch 24,5.
4Jaubert 1973, p. 274, voir Pr 16,33.
5Philon d’Alexandrie, De Specialibus Legibus, IV, 151‑157 ; Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, IV, 3, 7‑8.
6Pour une synthèse, voir Zwiep 2004, ouvrage entièrement consacré au commentaire de cet épisode des Actes des Apôtres, qui, pourtant, se concentre assez peu sur le phénomène du tirage au sort, et n’analyse pas du tout la disparition de la pratique à époque ultérieure.
7Les traductions des sources de langues grecque et latine sont de l’auteur de cet article.
8Ac 1,21‑26 : δεῖ οὖν τῶν συνελθόντων ἡμῖν ἀνδρῶν ἐν παντὶ χρόνῳ ᾧ εἰσῆλθεν καὶ ἐξῆλθεν ἐφ’ ἡμᾶς ὁ κύριος Ἰησοῦς, ἀρξάμενος ἀπὸ τοῦ βαπτίσματος Ἰωάννου ἕως τῆς ἡμέρας ἧς ἀνελήμφθη ἀφ’ ἡμῶν, μάρτυρα τῆς ἀναστάσεως αὐτοῦ σὺν ἡμῖν γενέσθαι ἕνα τούτων. Καὶ ἔστησαν δύο, Ἰωσὴφ τὸν καλούμενον Βαρσαββᾶν ὃς ἐπεκλήθη Ἰοῦστος, καὶ Μαθθίαν. Καὶ προσευξάμενοι εἶπαν· σὺ κύριε καρδιογνῶστα πάντων, ἀνάδειξον ὃν ἐξελέξω ἐκ τούτων τῶν δύο ἕνα λαβεῖν τὸν τόπον τῆς διακονίας ταύτης καὶ ἀποστολῆς ἀφ’ ἧς παρέβη Ἰούδας πορευθῆναι εἰς τὸν τόπον τὸν ἴδιον. Καὶ ἔδωκαν κλήρους αὐτοῖς καὶ ἔπεσεν ὁ κλῆρος ἐπὶ Μαθθίαν καὶ συγκατεψηφίσθη μετὰ τῶν ἕνδεκα ἀποστόλων.
9Bady 2017, p. 111‑112. Du reste, l’hapax que constitue cet épisode des Actes ne peut pas en lui-même être un argument pour en faire une simple invention. Selon Marguerat 2007, p. 65, Luc a « restauré » cette ancienne pratique, pertinente avant la Pentecôte du chapitre 2, sans que l’on sache s’il considère qu’il s’agit d’une invention narrative.
10Non seulement le tirage au sort était pratiqué dans le judaïsme, mais la forme qu’il prend dans cet épisode le rapproche plus de celui en usage dans la communauté de Qumran qu’au Temple de Jérusalem (Schmidt 2000, p. 115), selon une logique tout à fait en accord avec les très vives critiques de Jésus vis-à-vis de l’aristocratie sacerdotale du Temple et la proximité de son discours avec des communautés d’un judaïsme plus marginal comme celui des Esséniens.
11Pour une vision synthétique et plus nuancée de l’historicité du récit, Zwiep 2004, p. 30‑31.
12Depuis l’étude de Jaubert 1973, ce consensus s’est largement consolidé, Schmidt 2000, p. 106.
13Barrett 1994, p. 104 ; Zwiep 2004, p. 99, pour une étude plus précise sur ce point.
14August 2021, p. 358.
15Ac 8,21 ; Ac 26,18.
16August 2021, p. 359‑360.
17Mc 15,24 et ses parallèles Mt 27,35 et Lc 23,34 ; Jn 19,24, qui raconte le même épisode.
18August 2021, p. 360.
19Ex 6,8 ; Nb 16,14 ; Dt 4,21 ; Jos 14,3.
20Strack, Billerbeck 1924, p. 596‑597. Ces conclusions sont brièvement rappelées par Schmidt 2000, p. 106, qu’August ne cite pas non plus.
21Schmidt 2000, p. 106 y voit, à juste titre, un exact équivalent grec de l’hébreu nâtan ‘al- (…) gôrâlôt, nâtan signifiant « donner », même si ce n’est pas la traduction grecque qui est choisie dans la Septante.
22August 2021, p. 362.
23Barrett 1994, p. 94 ; Witherington 1998, p. 125 ; Peterson 2009, p. 129 ; pour une explication plus développée de cette idée, Marguerat 2007, p. 65. Aucun de ces exégètes ne s’interroge dans une perspective plus historique sur la disparition de cette pratique. Même Cattaneo 2017, p. 98, n’accorde aucune place à ce problème dans une réflexion sur les ministères ecclésiastiques qui va des origines au iiie siècle.
24Il ne faut pas non plus oublier que la tradition fait des Douze des apôtres choisis directement par Jésus : le remplacement de l’un d’eux pouvait donc impliquer un choix direct de la part de Jésus, mais cela constitue un cas exceptionnel qui ne peut correspondre à aucune autre fonction exercée par la suite par des prédicateurs chrétiens. Il est difficile de suivre Beardslee 1960, p. 251‑252, qui voit dans l’expression utilisée par Luc la traduction concrète de l’idée d’un choix divin par une procédure de tirage au sort qu’il aurait plus ou moins inventée et tirée du contexte gréco-romain plus que de celui du judaïsme. On suivra notamment Francis Schmidt dans sa critique de la lecture symbolique que William Beardslee propose des termes liés au tirage au sort dans les communautés qumraniennes, Schmidt 2000, p. 107‑109.
25Ac 9.
26Ac 13,2.
271 Ch 24.
28Nb 26,55.
29Flavius Josèphe, La guerre des Juifs, IV, 3, 7‑8.
30Lc 1,9.
311 QS VI, 16, 18, 22.
32Philon d’Alexandrie, De Specialibus Legibus, IV, 151‑157.
33Jaubert 1973, p. 277.
34Jaubert 1973, p. 278.
35Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 13, 4 : Si ergo Marcus quidem iubet uel alius quis, sicut solent in cenis sortibus hi omnes ludere et sibimetipsis inuicem imperare ut prophetent et secundum suas concupiscentias eos sibi prophetare…
36Tertullien, La prescription contre les hérétiques, 41, 6‑8 : Ordinationes eorum temerariae, leues, inconstantes. Nunc neophytos conlocant, nunc saeculo obstrictos, nunc apostatas nostros ut gloria eos obligent quia ueritate non possunt. […] Itaque alius hodie episcopus, cras alius ; hodie diaconus qui cras lector ; hodie presbyter qui cras laicus. Nam et laicis sacerdotalia munera iniungunt.
37C’est ainsi qu’il faut comprendre le verbe, Barrett 1994, p. 102. Marguerat 2007, p. 64 propose aussi l’idée que ce soit les Onze, mais la communauté étant réunie toute ensemble, cette possibilité paraît moins crédible. Le parallèle de Ac 6,5‑6 tend plutôt à interpréter ce verset comme une délibération collective, Peterson 2009, p. 127.
38Comme on le verra avec l’élection des ministres locaux, ce n’est pourtant pas la méthode qui était toujours la plus indiquée pour accroître la légitimité de l’autorité religieuse. Les sources chrétiennes nous offrent justement des indices précis sur les problèmes de légitimité de certaines formes de l’autorité religieuse que je vais étudier dans la suite du propos.
39Ac 9. Il est clair avec ce texte que l’apostolat vient de Dieu, quelle que soit la méthode d’expression de son choix, Witherington 1998, p. 314.
40Ac 13,2.
411 Tim 4,14.
42Ac 15,22‑25.
43Ac 14,23 ; Tt 1,5.
44Ac 6,5‑6 : Καὶ ἤρεσεν ὁ λόγος ἐνώπιον παντὸς τοῦ πλήθους καὶ ἐξελέξαντο Στέφανον, ἄνδρα πλήρης πίστεως καὶ πνεύματος ἁγίου, καὶ Φίλιππον καὶ Πρόχορον καὶ Νικάνορα καὶ Τίμωνα καὶ Παρμενᾶν καὶ Νικόλαον προσήλυτον Ἀντιοχέα, οὓς ἔστησαν ἐνώπιον τῶν ἀποστόλων, καὶ προσευξάμενοι ἐπέθηκαν αὐτοῖς τὰς χεῖρας.
45Ac 14,23 : χειροτονήσαντες δὲ αὐτοῖς κατ’ ἐκκλησίαν πρεσβυτέρους.
46Tite 1,5 : Τούτου χάριν ἀπέλιπόν σε ἐν Κρήτῃ, ἵνα τὰ λείποντα ἐπιδιορθώσῃ καὶ καταστήσῃς κατὰ πόλιν πρεσβυτέρους, ὡς ἐγώ σοι διεταξάμην.
47À cet égard, je ne suivrai pas la réflexion de Peterson 2009, p. 235 qui considère que leur capacité à prêcher n’est pas en jeu, puisqu’elle n’est pas mise en avant en Ac 6,1‑6 : Étienne, dès les versets suivants, prêche, en toute légitimité, même si cette légitimité ne lui vient pas à proprement parler de l’appartenance au Sept.
48Peterson 2009, p. 235, parle d’une « administrative task » à juste titre, à condition que cela ne fasse pas oublier que ces personnages, par ailleurs, prêchent. On ne peut donc pas dire que leur rôle « a changé », comme le dit Peterson, dans les versets qui suivent : il s’agit clairement de fonctions menées en même temps, d’autant plus que la temporalité du texte ne permet pas une telle évolution.
49Peterson 2009, p. 415 fait le point sur les doutes existant à propos de l’historicité de ce verset, certains, comme Barrett 1994, p. 666 ou Pervo 2009, p. 362, considérant, comme les épîtres pauliniennes ne parlent jamais de presbytres, de même, que cette fonction n’est pas évoquée en Ac 13,2. Pourtant, comme le montre Peterson, la fonction de presbytre est fréquente dans les Actes, et parfois même équivalente à celle d’épiscope, Ac 20,17, évoquée par Paul en Phil 1,1. La terminologie lucanienne peut avoir été imprécise, mais ce qui nous intéresse est la modalité de désignation de ces fonctions en dernier lieu, qui est assez cohérente avec le reste des sources dont nous disposons, et qui de toute façon correspond au moins à ce que connaît l’auteur à la fin du ier siècle.
50Didachè, 15, 1 : Χειροτονήσατε οὖν ἑαυτοῖς ἐπισκόπους καὶ διακόνους ἀξίους τοῦ κυρίου, ἄνδρας πραεῖς καὶ ἀφιλαργύρους καὶ ἀληθεῖς καὶ δεδοκιμασμένους· ὑμῖν γὰρ λειτουργοῦσι καὶ αὐτοὶ τὴν λειτουργίαν τῶν προφητῶν καὶ διδασκάλων.
51Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 44, 2‑3 : διὰ ταύτην οὖν τὴν αἰτίαν πρόγνωσιν εἱληφότες τελείαν κατέστησαν τοὺς προειρημένους καὶ μεταξὺ ἐπινομίδα ἔδωκαν, ὅπως, ἐὰν κοιμηθῶσιν, διαδέξωνται ἕτεροι δεδοκιμασμένοι ἄνδρες τὴν λειτουργίαν αὐτῶν. Τοὺς οὖν κατασταθέντας ὑπ’ ἐκείνων ἢ μεταξὺ ὑφ’ ἑτέρων ἐλλογίμων ἀνδρῶν συνευδοκησάσης τῆς ἐκκλησίας πάσης.
52Didachè, 11, 7‑8.
53Il est difficile d’en dire plus sur le mode de désignation, même si l’élection reste le plus vraisemblable, Audet 1958, p. 465. Niederwimmer 1998, p. 200, a raison d’insister sur le caractère collectif de l’élection, qui implique vraisemblablement toute la communauté.
54Beaucoup de textes, comme celui de la Didachè cité plus haut, ou les épîtres pastorales, notamment 1 Tim 3,1‑13 ou Tt 1,7, insistent sur les qualités morales des presbytres, épiscopes et diacres. Il est vrai que les textes qui documentent des malversations faites à partir du fonds commun ne manquent pas dans une documentation pourtant assez limitée sur la vie communautaire des chrétiens jusqu’au milieu du iie siècle, voir Jn 12,6 ; Polycarpe de Smyrne, Épître aux Philippiens, 11, 1‑2 ; Hermas, Le Pasteur, 103, 2.
55L’auteur prend clairement parti pour les seconds, en limitant fortement l’activité des itinérants et en cherchant à valoriser la position des épiscopes et des diacres.
56Didachè, 15, 2.
57La première formulation de cette idée se trouve chez Clément de Rome, Épître aux Corinthiens, 44.
58Cornillon 2020, p. 575‑576.

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