Conclusion générale

1Trois points sont fondamentaux pour le développement d’une puissance navale : les matériaux de construction des navires, les hommes et la topographie des sites. L’hégémonie exercée par Sparte et Thèbes fut de très courte durée et, surtout dans le cas de la Béotie, essentiellement de nature terrestre ; celle des Spartiates subit un échec important sur mer, une première fois avec la bataille de Cnide en 394 av. J.‑C., et la flotte fut presque anéantie à Naxos en 376 av. J.‑C., tandis que, pendant l’hégémonie des Béotiens, l’élément naval resta toujours minoritaire, étant représenté uniquement par la croisière égéenne d’Épaminondas. Ces puissances firent des efforts en matière navale, mais les contingences historiques arrêtèrent rapidement leurs tentatives pour conserver l’hégémonie. Elles ne possédaient pas non plus toutes les caractéristiques nécessaires au développement d’une politique navale à grande échelle. Mais existait‑il en Grèce un État capable de remplir toutes ces conditions ?

2À l’époque classique, la comparaison ne peut se faire qu’avec Athènes, la seule polis capable d’exercer une politique navale hégémonique sur une longue période. Sur les trois points que nous avons identifiés, deux constituaient les piliers de sa force, tandis que le troisième pouvait entraîner un grand nombre de diffucultés. La topographie du Pirée et son lien étroit avec la cité d’Athènes, représenté et renforcé par les Longs Murs, favorisaient l’exploitation du site portuaire. Les trois grands bassins permettaient le mouillage d’un nombre considérable de navires et l’ampleur de l’espace occupé par les installations portuaires donnait la possibilité de construire tous les neôsoikoi nécessaires aux trières. Ces constructions étaient imposantes et, ajoutées à l’ampleur des autres installations portuaires, elles constituaient le signe visible de la puissance navale des Athéniens, qui les rendait aptes à être chefs de la Ligue de Délos et de la Seconde Ligue navale, et à exercer le contrôle sur la mer. Le port s’ouvrait sur les principales routes commerciales, et le contrôle garanti par la flotte athénienne faisait en sorte que tous ceux qui voulaient commercer sur la mer devaient être en « rapport d’amitié » avec les Athéniens1. Cela signifiait aussi que toutes les marchandises et les matières premières passaient par le marché d’Athènes ; les événements historiques ont montré la volonté des Athéniens de se réserver l’exploitation exclusive de certaines ressources comme le vermillon de Kéos, ou d’interdire le commerce vers d’autres cités, comme l’embargo imposé à Mégare avant le déclenchement de la guerre du Péloponnèse2. La cité était donc très riche, et pouvait aussi compter sur le tribut des alliés pour financer sa politique militaire. Malgré le point de vue de Jason de Phères, selon qui les Athéniens ne disposaient pas de grandes richesses parce qu’ils ne contrôlaient que de petites îles, la possibilité de bénéficier du phoros des alliés était un atout très important pour la guerre3. Le discours du roi Archidamos avant le début de la guerre du Péloponnèse soulignait le manque d’argent et de navires chez les Péloponnésiens, et la nécessité de prendre le temps de s’organiser avant de déclencher une guerre contre des ennemis dont les ressources étaient abondantes4. Il ne s’agit pas d’une exagération : les Athéniens ne se retrouvèrent dans une situation de nécessité qu’après la prise de Décélie et le désastre de l’expédition de Sicile.

3Le recrutement des marins ne semblait pas être non plus une difficulté insurmontable pour les Athéniens : les citoyens servaient sur les navires avec les métèques et les esclaves. Les sources mentionnent aussi les étrangers qui peuvent être des alliés ou, probablement dans une moindre mesure, des mercenaires5. Au vu des estimations démographiques, il est évident qu’Athènes était une cité très peuplée pour son époque. Il est néanmoins plus difficile d’évaluer les chiffres relatifs aux métèques et aux esclaves. Malgré ces incertitudes, les sources anciennes nous autorisent à penser qu’Athènes avait un nombre d’habitants qui lui permettait d’armer ses navires, même dans des situations de crise comme celle de la bataille des Arginuses, quand les Athéniens décidèrent d’envoyer 110 navires avec des équipages formés de tous les citoyens en âge de combattre, des étrangers et des esclaves6.

4Mais la question des matières premières pour la construction des navires pose problème. À l’époque de Platon, l’Attique était entièrement dépourvue de forêts7. Il était donc nécessaire de trouver les ressources pour la construction et l’entretien de la flotte en dehors de cette région. La Macédoine était certainement une source importante pour le bois, mais les rapports souvent tendus avec cette région forcèrent les Athéniens à en chercher ailleurs, comme en Asie Mineure. De plus, la cité déléguait une partie des dépenses aux triérarques qui devaient payer de fortes sommes d’argent pour compléter l’armement des navires8. Cependant, ces problèmes n’empêchaient pas les Athéniens de s’enorgueillir d’avoir la meilleure flotte de l’époque, puisque pour eux, et pour eux seulement, la marine était un métier, pour citer les mots que Thucydide fit prononcer à Périclès9.

5De leur côté, comme Thucydide l’indique, les Péloponnésiens devaient résoudre un certain nombre de difficultés avant de se lancer dans une guerre navale10. Ils ne disposaient pas de grande flotte, ils n’avaient pas de système de financement conçu pour payer les expéditions maritimes et, de plus, ils n’avaient pas de ressources en argent comparables à celles des Athéniens. Les Spartiates ne possédaient ni richesses publiques ni privées, et les cités de la Ligue du Péloponnèse participaient à la guerre non en fournissant des tributs mais en envoyant des soldats au combat. Les ressources versées par les alliés de façon sporadique pendant la guerre n’étaient pas suffisantes ; il était donc nécessaire, pour les Spartiates, de se tourner vers la Perse afin d’obtenir l’argent nécessaire pour mener une guerre navale. En revanche, le recrutement des marins et l’acquisition des matériaux pour la flotte ne semblent pas avoir constitué un problème majeur pour les Spartiates. Tout d’abord, leur engagement direct était limité à un petit nombre de navires, puisque les embarcations étaient fournies surtout par les alliés. La question de l’oliganthropie se posait de façon aiguë à Sparte au iv^e siècle av. J.‑C., mais elle affectait surtout les Homoioi et, en conséquence, l’armée de terre. Comme nous l’avons montré, les Homoioi ne participaient aux expéditions navales que dans une très faible mesure, ce qui impliquait que la plupart des hommes qui servaient sur les navires, et l’ensemble de l’équipage, fussent des Périèques et des Hilotes. Cela avait le double avantage de ne pas priver l’armée d’un trop grand nombre de soldats, les Spartiates étant essentiellement commandants des escadres, et d’utiliser les Périèques et les Hilotes pour la guerre sans être obligé de leur apprendre à manier les armes. En ce qui concerne les matières premières, le fait de construire un petit nombre de navires, par rapport à l’importance globale des unités péloponnésiennes, constituait un avantage. À la différence de l’Attique, le territoire de Sparte, ainsi que le Péloponnèse, offraient de bonnes ressources forestières qui pouvaient être utilisées pour la construction navale. De plus, la flotte bénéficiait des chantiers des alliés, comme ce fut par exemple le cas d’Antandros avec Pharnabaze après la bataille de Cyzique11.

6Pour la Béotie, nous pouvons affirmer qu’il s’agissait d’une région riche au niveau agricole et qui, selon Éphore, recevait facilement les marchandises provenant de toute la Méditerranée en vertu de son emplacement au bord de la mer12. Le commerce lui garantissait donc une certaine aisance ; cette dernière étant accrue par la possibilité d’utiliser pour la guerre le trésor fédéral, constitué des contributions en argent des cités de la Confédération. La politique navale développée par la Béotie ne fut pas de grande ampleur, et il est probable que ses ressources étaient suffisantes pour équiper la flotte construite à la demande d’Épaminondas. La même conclusion vaut pour l’enrôlement des équipages. Bien que la Béotie n’ait probablement pas connu, au iv^e siècle av. J.‑C., de décroissance démographique, il fallait résoudre le problème de l’armement des navires sans affaiblir l’armée de terre qui était devenue la plus redoutable, comme elle l’a montré en remportant la bataille de Leuctres. Pour ce faire, on pouvait employer les citoyens qui n’avaient pas le cens suffisant pour accéder au rang des hoplites. Enfin, l’approvisionnement des matières premières pouvait se faire de deux façons différentes : une partie du bois pouvait provenir des montagnes béotiennes et une autre partie, certainement la plus importante, pouvait arriver de la Macédoine et de l’Eubée. Ces deux régions, qui fournissaient traditionnellement le bois aux Athéniens, étaient liées politiquement à la Béotie pendant la période de son hégémonie et pouvaient se considérer comme des sources d’approvisionnement.

7Le facteur géographique de l’emplacement et de la taille des ports était également fondamental pour le développement d’une force navale. La Laconie et la Béotie n’ont rien de comparable au port du Pirée, avec ses trois grands bassins (Zéa, Munychie et Canthare) aménagés pour les navires marchands et pour la flotte de guerre. Elles ont cependant un assez grand nombre de ports, et, à en croire Éphore, la Béotie se trouvait dans une position géographique idéale pour mener une politique navale, puisqu’elle pouvait communiquer aisément avec l’Occident, l’Égée, l’Asie Mineure, la Crète et l’Égypte13. En revanche, toutes les possibilités qu’offraient ses ports ne furent pas exploitées. Cela était certainement lié à l’importance donnée aux territoires de l’intérieur et à la fertilité du sol. Une autre explication, qui découle de la première, est le fait que les ports étaient éloignés des cités principales. Il n’était donc pas facile, pour le gouvernement central, d’exercer un contrôle strict sur les ports ; de plus, les communications entre les zones côtières et les cités n’étaient ni simples ni rapides du fait de la distance qui les séparait et de l’importance des reliefs montagneux du territoire. Les deux régions possédaient néanmoins des ports et de nombreux sites d’habitation près de la côte, qui pouvaient être utilisés pour la défense du territoire et la surveillance des routes.

8Ni Athènes, ni Sparte, ni Thèbes ne semblent donc posséder toutes les caractéristiques nécessaires pour le développement d’une politique navale importante. Mais si nous élargissons notre regard à d’autres régions que nous avons exclues de notre étude parce qu’elles n’ont jamais réussi à acquérir l’hégémonie, nous noterons deux aspects : elles semblent posséder toutes les caractéristiques mentionnées, mais les événements historiques et leur importance limitée dans le panorama grec les empêchèrent de devenir des puissances navales comparables à Athènes et à Sparte. Il s’agit notamment de la politique menée par Olynthe et la Thessalie, sous les tyrans Jason et Alexandre14. Les sources littéraires les concernant confirment ce que nous avons cherché à démontrer dans notre étude : une puissance hégémonique devait exercer son contrôle sur terre et sur mer, et le développement d’une politique navale nécessitait un grand nombre de ressources. Athènes, Sparte et Thèbes ne possédaient qu’une partie de ces ressources : la richesse et les hommes pour Athènes et Thèbes, mais aussi pour Sparte qui pouvait se servir d’Hilotes et Périèques et notamment du bois. Elles dépendaient d’autres régions pour subvenir à leurs besoins. Les moyens pour faire face à cet inconvénient ont donc joué un rôle central dans toutes les politiques navales, mais aucune puissance ne disposait de la totalité des ressources nécessaires pour assurer une hégémonie incontestable. Il est d’ailleurs assez remarquable que des régions adaptées à l’hégémonie navale, telles qu’Olynthe et la Thessalie mais aussi la Macédoine, ne l’aient jamais développée, sans doute parce que leurs habitants manquaient d’appétence pour la mer − autant que de compétences navales. Néanmoins, le disciple du Stagirite qu’est Théophraste précise que c’est en Macédoine que poussent les arbres de la meilleure qualité pour la construction navale. L’importance de cette caractéristique est confirmée par le fait que le bois y est soumis à un monopole royal et par l’intérêt commercial des Athéniens, comme le souligne le discours de Jason de Phères15. Son territoire n’est pas dépourvu de ports et la population est nombreuse. La Macédoine n’a jamais profité de ces avantages évidents, qui pouvaient favoriser une politique navale ambitieuse : Philippe II ne construisit pas de flotte pour combattre les intérêts athéniens en Égée et Alexandre utilisa la flotte phénicienne pour la guerre contre le Grand Roi, flotte qui fut d’ailleurs abandonnée très tôt16. Le contrôle de la terre semble donc plus important que celui de la mer aux yeux des souverains macédoniens, même si, après la bataille de Chéronée en 338 av. J.‑C., Athènes put rester intacte, sans doute parce que sa flotte constituait de toute évidence un instrument et un signe de puissance dignes de respect17. Mais nous sommes loin, alors, de l’idée de Périclès selon laquelle ceux qui ont une puissance navale peuvent aisément combattre contre ceux qui n’exercent leur contrôle que sur la terre18.