La navarchie

3Les sources mentionnent le titre de navarque à partir des guerres médiques et lui attribuent le commandement de la flotte spartiate1. Par exemple, le commandant Eurybiade et le roi Léotychidas sont appelés ainsi2. Il semble donc que l’institution de la navarchie spartiate avait des origines anciennes ; cela s’explique par l’importance de la politique navale à partir du vi^e siècle av. J.‑C. Il n’est cependant pas possible d’affirmer que la navarchie faisait partie des institutions originelles du gouvernement spartiate3. L’existence de cette charge n’est jamais imputée à Lycurgue, et Xénophon ne la mentionne pas dans sa Constitution des Lacédémoniens. De plus, le silence des sources sur la navarchie pour les époques antérieures à la seconde guerre médique peut se comprendre par l’absence d’une flotte permanente, ce qui conduit à deux hypothèses : les navires étaient armés seulement dans des conditions exceptionnelles et les commandants étaient choisis si les circonstances l’exigeaient4, ou bien la navarchie était assignée indépendamment de l’enrôlement de la flotte5.

4Il faut d’abord définir la charge du navarque, mais plusieurs facteurs comme la documentation lacunaire et imprécise compliquent la compréhension de ce titre. La navarchie, nous l’avons vu, ne faisait pas partie des institutions originelles de Sparte et elle n’était pas exclusivement utilisée dans le contexte spartiate. Le terme navarque peut désigner le chef spartiate chargé du commandement de la flotte, mais aussi le commandant d’une escadre navale ou d’une flotte d’une autre cité ; dans ce second cas, le mot indique de manière générale qu’un homme avait le commandement naval, mais il ne s’agit pas forcément d’un titre officiel6. L’absence d’une analyse technique du mot s’ajoute à ce problème de nomenclature.

5Les études modernes ont développé deux théories concernant le statut de la navarchie dans les institutions spartiates. La première interprétation voit la navarchie comme un commandement de type militaire et non comme une magistrature de la polis7. Selon cette hypothèse, la navarchie, en tant que charge militaire, n’avait pas de durée fixe, mais dépendait des circonstances. Son absence dans la documentation après l’année 373‑372 av. J.‑C. serait la preuve du caractère entièrement militaire de la navarchie et expliquerait notamment pourquoi le gouvernement de Sparte arrêta de nommer des navarques quand l’intérêt de la cité était concentré sur la guerre terrestre8. La concurrence entre les rois et les éphores pour le titre seconde aussi cette hypothèse. En effet, les rois, en tant que commandants en chef de l’armée, voulaient avoir aussi le contrôle de la navarchie, tandis que les éphores, desquels dépendaient les décisions militaires, voulaient imposer leur choix. Nous pouvons affirmer, sur la base de nos sources, que le choix revenait finalement aux éphores comme pour d’autres questions militaires9.

6Quant à la deuxième hypothèse qui tend à voir la navarchie comme une magistrature de la polis, nous pouvons affirmer, malgré certaines incertitudes, que la navarchie semble bien structurée. E. Bianco propose l’analyse des mots utilisés dans les sources pour indiquer la sortie de charge du navarque et son remplacement. À propos de la passation de la navarchie d’Astyochos à Mindaros en 411 av. J.‑C., Thucydide écrit :

Μίνδαρος διάδοχος τῆς Ἀστυόχου ναυαρχίας ἐκ Λακεδαίμονος ἐπῆλθε καὶ παραλαμβάνει τὴν ἀρχήν· ὁ δὲ Ἀστύοχος ἀπέπλει10.

Mindaros arriva de Lacédémone comme successeur d’Astyochos à la navarchie et prit le commandement ; et alors Astyochos partit.

7Diodore utilise une formule très semblable en parlant du début de la navarchie de Lysandre (408‑407 av. J.‑C.) :

Ὅς παραλαβὼν τὴν ἀρχὴν ἐκ τῆς Πελοποννήσου στρατιώτας τε κατέγραφε τοὺς ἱκανοὺς καὶ ναῦς ἐπλήρωσεν ὅσας ἐδύνατο πλείστας11.

Celui-ci, en prenant le commandement, enrôla des soldats du Péloponnèse en nombre suffisant et arma le plus grand nombre de navires qu’il put.

8Ce passage de Diodore est très semblable à celui de Xénophon :

Οἱ δὲ Λακεδαιμόνιοι πρότερον τούτων οὐ πολλῷ χρόνῳ Κρατησιππίδᾳ τῆς ναυαρχίας παρεληλυθυίας Λύσανδρον ἐξέπεμψαν ναύαρχον12.

Les Lacédémoniens, peu de temps avant ces événements, avaient envoyé Lysandre comme navarque, parce que la navarchie de Cratésippidas était arrivée à son terme.

9La même formule est utilisée par Xénophon à propos de l’entrée en charge de Hiérax, à la place de Téleutias, pour l’année 389‑388 av. J.‑C. :

Ἐκ δὲ τούτου ἀπὸ Λακεδαιμονίων Ἱέραξ ναύαρχος ἀφικνεῖται. Kἀκεῖνος μὲν παραλαμβάνει τὸ ναυτικόν, ὁ δὲ Τελευτίας μακαριώτατα δὴ ἀπέπλευσεν οἴκαδε13.

Et alors Hiérax arriva comme navarque nommé par les Lacédémoniens. Il prit le commandement de la flotte, et Téleutias navigua vers la patrie avec tous les honneurs.

10L’utilisation du verbe παραλαμβάνω et son association au mot ἀρχή, ou ναυτικόν, semble faire référence à la prise de charge officielle d’une magistrature14. Cette idée est renforcée par le mot διάδοχος qu’on trouve à propos de Mindaros dans le premier passage cité, étant donné que ce terme désigne clairement le successeur d’une charge. Sur la base de cette recherche lexicale conduite par E. Bianco, il semble donc possible d’affirmer avec certitude que la navarchie était une magistrature de la polis et non une simple charge militaire qu’on attribuait seulement quand les circonstances l’exigeaient.

11De même, selon le témoignage de Xénophon, Pasippidas, le probable navarque de 410‑409 av. J.‑C., fut éloigné de Sparte15. Il était accusé de collaborer avec Tissapherne et d’avoir favorisé la rébellion de Thasos. Nous ne savons pas s’il s’exila volontairement ou s’il y fut obligé. E. Bianco souligne néanmoins l’importance de cette information, parce qu’un exil, surtout s’il est imposé par le gouvernement à un navarque, peut signifier que ce dernier devait rendre compte de ses actions à la cité, comme tout autre magistrat16.

12Enfin, une dernière donnée qui peut faire pencher pour cette interprétation est l’interdiction d’itération de la charge17. Nous ne savons pas si cette interdiction fut fixée à partir de la création de la navarchie, mais les sources affirment qu’à partir d’un certain moment, elle fut imposée18. Selon nous, ce choix se justifie mieux dans le contexte d’une magistrature régulière : le renouvellement de cette charge annuelle par la même personne aurait pu donner un pouvoir excessif à celui ainsi désigné19, tandis que le danger qui en découlerait serait bien moindre dans le cas d’une charge qui ne pourrait pas se renouveler chaque année pour le même chef militaire. S’il faut donc interpréter la navarchie comme une magistrature de la polis de Sparte, hypothèse qui est, selon nous, à préférer, il est probable que des navarques aient continué d’être élus après 373‑372 av. J.‑C., année de la dernière mention connue20. Le silence des sources ne viendrait pas de l’absence des navarques mais du déplacement de l’intérêt vers l’hégémonie terrestre : le manque de grands exploits navals aurait fait tomber dans l’oubli les noms des navarques21.

13Le moment de la nomination du navarque et la durée de son mandat sont un autre sujet de controverse. Les textes ne donnant aucune information précise et technique, il faut donc analyser tous les récits des Anciens capables de fournir quelques informations. De plus, le cadre général est compliqué par le fait que le moment de la nomination peut être différent de celui du départ du navarque, et qu’en certaines occasions le navarque désigné ne va pas rejoindre la flotte, parce que le commandement est assuré par un autre chef qui a le titre d’archonte22.

14Comme pour la question du statut du navarque, le problème de sa nomination a divisé la critique qui situe le choix du chef de la flotte au printemps ou en automne. Dans le premier cas, le chef de la marine aurait pris son service au début de la saison de guerre et il se serait retrouvé à devoir agir immédiatement. Selon la seconde hypothèse, le navarque serait nommé en automne, après la fin de la saison, et il aurait eu le temps de se rendre sur les lieux des opérations et d’organiser sa flotte23. Le choix de nommer le navarque en automne est cohérent avec le calendrier civil spartiate qui commençait probablement après l’équinoxe d’automne24. Les modernes ont proposé une troisième interprétation qui vise à faire concorder les données de l’époque de la guerre archidamique, pour laquelle les sources peuvent faire parfois penser à une nomination au printemps, et celles de la guerre d’Ionie, pour laquelle les informations font pencher plutôt pour l’automne. Les sources ne mentionnent pas la décision de Sparte de modifier la navarchie ; la critique moderne qui soutient une modification de la charge a donc cherché un événement historique qui aurait pu en être à l’origine. Cet événement est la défaite des Spartiates à Cyzique en 411‑410 av. J.‑C. Cette terrible défaite aurait fait naître la volonté de réformer la navarchie afin d’en faire une magistrature plus efficace pour mener la guerre contre Athènes sur mer ; la nomination aurait alors été déplacée en automne, pour permettre au navarque d’organiser la saison de guerre25.

15La deuxième question concerne la durée de la charge qui est normalement considérée comme annuelle. Bien qu’il y ait des lacunes dans la documentation, les sources permettent de reconstituer la liste des navarques, de laquelle émerge qu’ils restaient un an en charge. J. Christien a récemment souligné que cette interprétation posait problème puisque les savants ont suivi les données chronologiques de Xénophon, qui sont trop vagues pour permettre d’affirmer que la durée était fixée à un an26. La durée de la charge dépendrait alors des événements de la guerre et ne serait pas fixée d’avance. Selon cette savante, la navarchie durait deux ans environ pendant la première partie de la guerre du Péloponnèse, et la limite d’un an aurait été établie après Lysandre pour affaiblir son pouvoir27. Deux aspects poussent néanmoins à ne pas retenir cette interprétation. Tout d’abord, l’analyse lexicale que nous avons rappelée plus haut montre que la rotation des navarques était un fait normal et, de plus, pour un grand nombre de navarques les auteurs anciens confirment la charge d’un an. En outre, le changement ou, selon l’hypothèse de J. Christien, le maintien en charge du navarque ne semble pas lié aux événements. Un navarque peut être remplacé par un autre après un an même s’il a obtenu de bons résultats. De plus, il ne nous semble pas facile d’expliquer le silence complet des sources sur les changements postérieurs à Lysandre. Les auteurs anciens soulignent la réaction des contemporains face aux actions de Lysandre ; si une charge importante comme celle de la navarchie avait été modifiée par sa faute, il est probable que la tradition en aurait conservé la trace, surtout si l’on pense à la nouveauté qu’un tel changement aurait entrainée pour une cité traditionnellement conservatrice comme Sparte.

16L’une des caractéristiques les plus certaines de la navarchie était l’interdiction de son renouvellement28. La critique moderne s’est néanmoins interrogée sur cette règle pour comprendre si elle était suivie depuis la création de la figure du navarque ou si elle fut établie dans un second temps. Les sources mentionnent cette règle à propos de Lysandre : en 406‑405 av. J.‑C., il fut envoyé en Égée comme epistoleus du navarque Aracos, parce qu’il avait déjà eu cette charge en 408‑407 av. J.‑C. et parce qu’il ne pouvait pas l’assurer une seconde fois. Le grand pouvoir exercé par Lysandre et le mauvais accueil qu’il fit à son successeur Callicratidas ont fait penser que cette interdiction fut introduite pour lui faire obstacle, afin d’affaiblir le pouvoir des navarques et d’empêcher la continuation de la carrière de Lysandre29. Le personnage de Lysandre est certainement emblématique des grands pouvoirs dont un navarque pouvait disposer : il imposa sa politique et commença à construire l’archè en s’appuyant sur ses amitiés personnelles. Il avait sans doute un grand nombre de soutiens, mais existait aussi à Sparte une faction qui lui était opposée et qui était représentée par le roi Pausanias entre autres30. Il est donc possible que la règle du non-renouvellement de la navarchie ait été établie pour affaiblir son pouvoir.

17Malgré ces données, il semble y avoir des cas d’itération de la charge après la fin de la guerre du Péloponnèse. En effet, Pollis, Téleutias et Antalcidas sont mentionnés plusieurs fois à la tête de la flotte. Pollis était le navarque de 396‑395 av. J.‑C., mais nous n’avons aucune autre information concernant sa charge ; Xénophon et Diodore ne le mentionnent pas et son nom est seulement cité par l’Anonyme d’Oxyrhynchos qui relate sa prise de service après Archélaidas puis la fin de sa navarchie en faveur de Cheiricratès31. Le manque d’actions importantes sur mer et le déclenchement de la guerre de Corinthe ont probablement eu comme conséquence le silence des autres historiens qui mentionnent Pollis une vingtaine d’années plus tard, en relation avec la bataille de Naxos (377‑376 av. J.‑C.)32. Dans ce cas, le renouvellement de la navarchie semble certain et il peut être justifié par les circonstances. La situation qui amena à la bataille de Naxos était très délicate pour les Spartiates : leur pouvoir sur mer, qui avait été fortement érodé par la défaite de Cnide en 394 av. J.‑C., était en train de disparaître à cause de la politique extérieure d’Athènes conduite par les stratèges Timothée, Iphicrate et Chabrias, et de la fondation de la Seconde Ligue navale. Il était donc nécessaire de confier le commandement de la flotte à un chef expérimenté dont la carrière politique et militaire avait prouvé ses capacités33.

18En ce qui concerne Téleutias, les sources ne sont pas claires, mais il pourrait avoir assuré la navarchie trois fois. Sa première mention comme commandant de la marine remonte à 392‑391 av. J.‑C., quand il prit la tête des opérations à la place d’Hèrippidas. Xénophon écrit que Podanémos avait été tué au combat et que le commandement passa à Hèrippidas et non à l’epistoleus Pollis (l’ancien navarque de 396‑395 av. J.‑C.) qui dut rentrer à Sparte à cause de ses blessures (393‑392 av. J.‑C.) ; le commandement passa ensuite d’Hèrippidas à Téleutias34. L’historien n’indique pas si Podanémos était le navarque de 394‑393 av. J.‑C., mais on peut le supposer car il était accompagné de l’epistoleus, officier qu’on retrouve uniquement aux côtés du navarque35. En suivant cette reconstitution, il est possible d’affirmer qu’Hèrippidas et Téleutias aussi, qui lui succédèrent, étaient les navarques des années 393‑392 av. J.‑C. et 392‑391 av. J.‑C. respectivement36. Les opérations de 392‑391 av. J.‑C. ont comme centre le golfe de Corinthe, mais ensuite, en 390‑389 av. J.‑C., Téleutias est envoyé en Asie. Les sources ne mentionnent pas quelle était sa charge dans ce contexte ; de plus, le nom du navarque de cette année n’est pas attesté et les actions navales sont accomplies uniquement par Téleutias. Par conséquent, la critique a proposé l’hypothèse du renouvellement de la charge, ce qui permet aussi de combler l’absence du nom du navarque37. Téleutias semble avoir eu cette charge une troisième fois en 387‑386 av. J.‑C. ; le titre officiel est mentionné par Xénophon qui l’appelle navarque38. Il semble donc que Téleutias ait exercé plusieurs fois la navarchie, même si le mot technique est utilisé seulement dans ce dernier contexte ; les différents indices évoqués portent donc à croire que la charge était désormais renouvelable, au moins pour les hommes qui avaient montré de grandes capacités en matière de guerre navale. Le seul point problématique est l’absence du terme navarque dans les premières attestations d’actions navales accomplies par Téleutias. Cela pourrait signifier qu’il n’était pas officiellement le navarque de la flotte, mais qu’il était en train de faire ses preuves pour améliorer ses habiletés et aspirer ainsi au rôle de navarque.

19J. Christien signale qu’un dernier cas de possible renouvellement de la fonction de navarque est celui d’Antalcidas, car il resta à la tête des opérations dans l’Hellespont en 388‑387 av. J.‑C., année de sa navarchie selon les sources, et en 387‑386 av. J.‑C., quand il conclut la paix qui prend son nom39. Mais cette hypothèse paraît à exclure, parce que Xénophon cite Téleutias comme navarque pour la seconde année. Antalcidas pourrait alors avoir été l’epistoleus de 387‑386 av. J.‑C., ce qui lui aurait permis de rester en activité dans la flotte.

20En dernier lieu, il faut définir les responsabilités d’un navarque. Comme son nom l’indique, il était d’abord le chef de la flotte ; il devait donc exercer le commandement militaire et mettre au point la stratégie à suivre. Nous avons vu dans la première partie que les expéditions navales étaient très onéreuses : le navarque devait s’occuper de la solde des soldats, de l’entretien des navires et de la construction de nouvelles trières. Nous avons très peu de sources concernant la construction ou l’entraînement des navires sur les théâtres d’opérations. Les informations que nous possédons soulignent le rôle de la Perse. Nous avons plus de données à propos de la solde pour les équipages : les Perses, et plus précisément Cyrus, jouent un rôle important, mais certains navarques ou commandants se démarquent en cette matière. Par exemple l’epistoleus Étéonicos dut faire face à la volonté de mutinerie des marins après la bataille des Arginuses : il arriva finalement à persuader les habitants de Chios de donner l’argent afin d’éviter le pillage de la ville40. Nous pouvons encore citer Téleutias, qui montre la nécessité, pour un navarque, d’être un chef charismatique qui sait persuader ses hommes. Les soldats qui se trouvaient à Égine sous le commandement d’Étéonicos n’acceptèrent pas de s’embarquer sans avoir reçu leur solde. Le commandant, se retrouvant en grande difficulté, demanda l’aide de Téleutias qui harangua les soldats avec un discours rapporté par Xénophon. Ses mots furent très efficaces : les soldats s’embarquèrent sur les navires pour attaquer directement le Pirée, et le butin ainsi obtenu fut utilisé pour la solde41.

21La diplomatie est une autre responsabilité des navarques. Une des grandes différences entre l’armée de terre et la flotte est l’absence des rois dans cette dernière. En effet, exception faite pour le roi Léotychidas, les basileis n’ont jamais le commandement des opérations navales, même quand il s’agit de mener conjointement une opération sur terre et sur mer42. Étant donné que le navarque était le responsable de grade le plus élevé, c’était à lui d’accueillir les ambassades ou, si les circonstances le demandaient, de se rendre comme ambassadeur auprès du Grand Roi43. L’exemple le mieux connu est celui d’Antalcidas qui passa presque toute sa navarchie à travailler pour jeter les bases de la paix qui prend son nom44. Les navarques recevaient souvent les ambassades des alliés qui demandaient l’intervention de la flotte contre les Athéniens ou les ambassades des membres de la Ligue de Délos qui voulaient quitter l’alliance avec Athènes. Par exemple, au début de la guerre du Péloponnèse, Alcidas avait agi durement avec les alliés des Athéniens, et les habitants de Samos lui envoyèrent une ambassade pour dénoncer son comportement, en lui expliquant que les habitants des îles étaient aux côtés d’Athènes par nécessité et sous l’emprise de la contrainte ; ils ne devaient donc pas être traités comme les ennemis de Sparte45.

22Enfin, en ce qui concerne l’aspect purement militaire, le navarque n’avait pas seulement le commandement des opérations maritimes, mais il devait aussi assurer le commandement de la guerre sur terre si les circonstances le demandaient. Par exemple, Cnémos organisa une attaque terrestre avec les alliés pendant l’expédition contre l’Acarnanie en 430‑429 av. J.‑C.46. Dans certains cas, une bataille peut commencer sur mer et se transférer ensuite sur la terre : à Cyzique (411‑410 av. J.‑C.), le navarque Mindaros resta à la tête de ses hommes durant la seconde partie des hostilités, où il fut tué47.

23La navarchie était donc une charge assez complexe. Elle était très vraisemblablement une magistrature de la polis, dont les termes étaient fixés par avance. Nous ne pouvons pas affirmer avec certitude si l’organisation de la navarchie resta immuable tout au long de l’époque classique, parce que la guerre du Péloponnèse et l’énorme pouvoir obtenu par Lysandre pourraient avoir provoqué certaines modifications, comme l’interdiction de l’itération de la charge. Il semble que la navarchie ait été soumise plusieurs fois à des changements ou à des escamotages pour contourner les règles : Lysandre put partir la deuxième fois en Ionie comme epistoleus, mais en réalité tout le pouvoir était concentré dans ses mains, et des hommes influents comme Téleutias et Pollis ont pu renouveler la charge. Ce fait s’explique probablement par la nécessité de faire face aux nouvelles situations que la guerre navale imposait ; le manque d’expérience des Spartiates en matière de guerre maritime au début de la guerre du Péloponnèse les força à s’adapter aux événements, ce qui entraîna aussi des changements au sein de la navarchie.

24Le titre de navarque prévoyait donc un grand nombre de responsabilités. Tout d’abord, le navarque avait le commandement de la flotte dans son ensemble, bien que certaines escadres pussent être aux ordres d’autres officiers. Le navarque restait aussi à la tête de ses hommes si les opérations militaires se déplaçaient sur terre. Un autre aspect important de la navarchie était la nécessité d’obtenir de grandes sommes pour le paiement des équipages et pour maintenir les navires en bon état, les faire réparer et en faire construire de nouveaux. De même, la diplomatie jouait un rôle important, parce que les navarques accueillaient les ambassades des alliés de Sparte, des alliés d’Athènes désireux de quitter cette dernière, et de la Perse. Parfois ils tissaient un grand réseau de contacts diplomatiques, comme ce fut le cas de Lysandre avec Cyrus ou, encore plus, d’Antalcidas avec les satrapes et le Grand Roi, puisqu’il consacra sa navarchie entière à l’action diplomatique, en laissant la flotte sous le commandement de son epistoleus. La navarchie exigeait donc une pluralité de compétences institutionnelles nécessaires pour faire face aux différentes situations de la guerre navale, dans laquelle plusieurs facteurs étaient en jeu.

Les navarques : statut social et compétences

25Le but de cette section est d’étudier les actions accomplies par les navarques en dehors de leur charge, afin de souligner trois aspects : leur origine sociale, leur carrière politico-militaire et leurs compétences institutionnelles. De cette façon, nous voudrions analyser les figures des navarques par-delà l’ombre de Lysandre, pour voir si ce dernier était véritablement le commandant exceptionnel décrit par les sources ou si les autres navarques, bien qu’ils n’aient pas joui de la gloire dérivant d’une victoire décisive sur Athènes, étaient des hommes aussi célèbres. Compte tenu du nombre réduit d’informations sur les actions des navarques en dehors de leur fonction, nous avons décidé de prendre en considération tous les personnages attestés à partir du début de la guerre du Péloponnèse, bien que les années de cette guerre ne fassent pas strictement partie du cadre chronologique de notre étude48.

26Nous ne connaissons pas les actions de Cnémos (430‑429 av. J.‑C.), reconnu comme premier navarque, à part son statut de Spartiate qu’indique Thucydide49.

27Les sources nous ont laissé plus d’informations sur Alcidas (428‑427 av. J.‑C.). Il fut envoyé par le gouvernement de Sparte, dans l’année qui suivit sa navarchie, comme l’un des fondateurs d’Héraclée Trachinienne avec Léon et Damagôn50. Un autre Alcidas pourrait être le navarque de 374‑373 av. J.‑C. ; le fait qu’il porte le même nom laisse penser qu’il faisait partie de la même famille qu’Alcidas (I) et qu’il en était donc le petit-fils51. Si cette hypothèse est correcte, il est clair que cette famille était assez importante à Sparte et que ses membres avaient assuré des charges de premier plan. Cela pourrait aussi indiquer un lien étroit avec la mer et la marine, qui aurait favorisé la nomination des deux Alcidas à la navarchie.

28Comme pour Cnémos, nous n’avons presque aucune information concernant Thrasymélidas (426‑425 av. J.‑C.) qui dut s’opposer avec la flotte à l’occupation de Pylos par les Athéniens52. La seule donnée que nous possédons concerne son statut de Spartiate53.

29Le navarque Pasippidas (410‑409 av. J.‑C.) est défini comme Lakôn par Xénophon54. Cette indication n’est pas en contraste avec le fait que d’autres navarques avaient été appelés Spartiates, car le mot Lakôn fait référence à un habitant de la Laconie en général, sans impliquer un statut d’infériorité par rapport aux Spartiates55. Comme nous l’avons vu, il fut exilé à la suite de sa charge, mais il continua à opérer en Asie. L’année suivante, il participa à une ambassade qui devait se rendre auprès du Grand Roi, mais les émissaires arrêtèrent leur marche quand ils trouvèrent l’ambassade de Boiotos56.

30La carrière de Lysandre est la mieux connue en vertu de l’importance de son rôle entre la fin du v^e et le début du iv^e siècle av. J.‑C., même si nous ne connaissons rien de sa vie avant sa nomination comme navarque (408‑407 av. J.‑C.). Diodore se limite à expliquer qu’il fut choisi parce qu’il s’était distingué par sa capacité stratégique et son audace qui s’étaient révélées efficaces dans des situations critiques57. Son nom se trouve parfois associé au terme mothax, mais il paraît évident que cette accusation était une conséquence de la lutte politique interne à Sparte58. Après la mort de Callicratidas lors de la bataille des Arginuses, Cyrus et les cités d’Asie demandèrent aux Spartiates de dépêcher Lysandre. Sur ce, comme nous l’avons évoqué précédemment, la polis envoya Aracos comme navarque et Lysandre comme son epistoleus pour contourner la règle de l’interdiction de renouvellement ; mais, en réalité, le commandement était confié à Lysandre. Comme lors de sa navarchie, il commença par la réorganisation et l’élargissement de la flotte, avant de provoquer les Athéniens au combat en occupant la zone des Détroits. Après la victoire, il ne se pressa pas d’arriver à Athènes, et fit un détour en Égée pour détruire la résistance athénienne et faire passer les cités de son côté59. Il s’occupa aussi de réorganiser l’archè qui avait été conquise, avec l’instauration de décarchies, harmostes et garnisons. Mais cette réorganisation fut mal vue à Sparte, dont le gouvernement décida d’abattre les décarchies et de rendre aux cités leur ancienne politeia60. Il participa aussi à des missions diplomatiques auprès de Denys I^er de Syracuse61. Il fut ensuite mis à l’écart dans le panorama politique spartiate, mais il devait conserver un certain prestige, car il fut capable de faire pencher la balance en faveur d’Agésilas lors du contentieux pour obtenir le trône (400‑399 av. J.‑C. environ). Cependant, ce dernier ne lui permit pas d’exercer des fonctions prestigieuses, comme le montre son traitement lors de l’expédition en Asie de 397‑396 av. J.‑C.62. Il dut ainsi rentrer à Sparte à la fin de son mandat, et il ne semble plus accomplir de grandes actions jusqu’au début de la guerre de Corinthe pendant laquelle il fut envoyé vers Haliarte à la tête d’une partie de l’armée pour rejoindre les soldats du roi Pausanias. Ce dernier arriva trop tard, quand la bataille près des murs de la cité était déjà terminée : Lysandre avait été tué et le roi fut condamné pour ne pas être arrivé à temps63.

31La carrière d’Aracos (406‑405 av. J.‑C.) est assez bien connue. Il faisait certainement partie d’une famille importante puisqu’il avait été éphore éponyme en 409‑408 av. J.‑C.64. La date de son éphorie est très proche de celle de la navarchie de Lysandre ; par conséquent, il a été suggéré que ces deux personnages étaient liés politiquement, ce qui aurait peut-être favorisé la nomination de Lysandre et, par la suite, la décision d’Aracos d’assurer une navarchie plus de nom que de fait65. En 398‑397 av. J.‑C., il a fait partie des hommes envoyés auprès de Dercylidas pour évaluer la situation en Asie et la possibilité de continuer la guerre contre les Perses66. Enfin, il était l’un des ambassadeurs envoyés à Athènes en 370‑369 av. J.‑C. pour demander de l’aide contre les Béotiens67. Il a donc joué un rôle diplomatique important. Nous ne connaissons pas ses exploits militaires, mais son nom est célébré dans le monument construit à Delphes pour la victoire d’Aigos Potamoi68.

32Libys était le frère de Lysandre ; il devint navarque en 404‑403 av. J.‑C. et assiégea le Pirée par mer69. Les sources ne fournissent aucune information sur sa carrière, mais son nom est un indice important pour comprendre les liens, dont nous ne connaissons pas la nature et qui sont entretenus par sa famille avec Cyrène et la Libye70. I. Malkin a montré que Lysandre avait, ou croyait avoir, un lien privilégié avec le sanctuaire de Zeus Ammon, dont il chercha à corrompre l’oracle71. Il est donc évident que le nom de son frère était lié à cette relation avec la Libye ; il est plus difficile en revanche de comprendre si ces liens avec une cité d’outre-mer avaient favorisé les connaissances en matière navale. Pour le choix de Lysandre comme navarque, les sources citent ses capacités techniques et militaires qui faisaient de lui un bon commandant, mais elles ne mentionnent jamais son habileté dans les combats navals. De plus, en ce qui concerne la navarchie de son frère, nous pouvons nous demander s’il fut choisi pour ses capacités ou parce qu’il était le frère de Lysandre qui ne pouvait plus prendre le commandement de la flotte. Le vainqueur d’Aigos Potamoi aurait donc fait choisir Libys pour pouvoir mener sa propre politique à l’égard d’Athènes et de l’archè.

33Samios fut choisi comme navarque pour l’année 402‑401 av. J.‑C.72. Il fut envoyé pour unir ses navires (trente-cinq selon Xénophon et vingt-cinq selon Diodore) à la flotte de Cyrus et se mettre à ses ordres. Selon les sources, il fut actif surtout en Cilicie, où il longea la côte pour empêcher le souverain cilicien d’attaquer l’armée de Cyrus et lui bloquer la route. Son nom est important pour nos recherches parce qu’il peut signaler un lien avec Samos, ce qui pourrait être en relation avec le choix de ce navarque. Les sources mentionnent deux hommes portant ce nom, qui appartiennent à la même famille. Le premier était le fils d’un homme nommé Archias qui avait participé à l’attaque menée contre Samos par les Spartiates en 525 av. J.‑C.73. Il s’était distingué de façon particulière pendant le combat et les Samiens l’avaient honoré par des funérailles publiques. Hérodote affirme s’être renseigné auprès de ses descendants à Pitanè : il rencontra Archias, le petit-fils de celui qui était mort à Samos, qui rapporta que les Samiens avaient une grande estime pour son ancêtre et que c’est pour cette raison que le fils d’Archias (I) avait été appelé Samios. Il est possible que le navarque ait été le fils d’Archias (II) et le petit-fils de Samios (I). Nous aurions donc ici l’exemple de l’introduction d’un nouveau nom dans une famille pour une raison historique ; ce nom fut ensuite conservé au sein de la famille qui maintenait, vraisemblablement, de bonnes relations avec Samos. Cet aspect pouvait se révéler fondamental pour le choix du navarque, étant donné l’importance stratégique de Samos pour le contrôle de l’Égée.

34Le navarque Anaxibios (401‑400 av. J.‑C.) resta actif en Asie après la fin de sa charge. On le retrouve à Abydos comme harmoste en 388‑387 av. J.‑C., quand il dut affronter les Athéniens qui cherchaient à étendre leur territoire : le stratège Iphicrate réussit à prendre ses soldats par surprise dans la Chersonèse, et Anaxibios fut tué au combat74.

35Quant au navarque Pharax (398‑397 av. J.‑C.), il avait participé à la bataille d’Aigos Potamoi, à la suite de laquelle les habitants d’Éphèse avaient dédié des statues aux Spartiates qui s’étaient particulièrement démarqués ; Pausanias écrit que les honorés étaient Lysandre, Étéonicos, Pharax et d’autres Spartiates inconnus par d’autres Grecs75. L’Anonyme d’Oxyrhynchos affirme que Pharax resta actif en Asie pendant quelque temps après la fin de son mandat : en 396‑395 av. J.‑C., il avait arrêté les ambassadeurs athéniens qui se dirigeaient auprès du Grand Roi76. Cependant, nous ne connaissons pas sa charge exacte dans ce contexte. Une autre information intéressante concerne son rôle de proxène des Béotiens77. Un homme nommé Pharax fut envoyé comme ambassadeur à Athènes en 370‑369 av. J.‑C. La critique s’est divisée à son sujet : certains savants l’identifient avec l’ancien navarque, tandis que d’autres pensent plutôt qu’il s’agit du Pharax actif en 355 av. J.‑C. comme commandant envoyé par Sparte en Sicile78. Il est probable, comme D. Mosley l’a souligné il y a longtemps, que l’ambassadeur de 370‑369 av. J.‑C. doit être identifié avec le navarque de 398‑397 av. J.‑C.79. L’une des oppositions les plus importantes à cette hypothèse est l’âge de Pharax qui devait être assez avancé à cette époque. Il faut néanmoins noter que l’un des autres ambassadeurs portait le nom d’Aracos, dont nous connaissons une seule occurrence dans le panorama spartiate, et qui concerne le navarque de 406‑405 av. J.‑C. Si Aracos, qui avait déjà effectué une longue carrière politique et militaire, pouvait être choisi comme ambassadeur, il est évident que la même chose est possible pour Pharax. De plus, le contexte historique de cette ambassade nous fait pencher pour cette interprétation : Sparte se retrouvait dans un moment très difficile à la suite de la défaite de Leuctres et de l’invasion du Péloponnèse, et le gouvernement devait donc sélectionner ses ambassadeurs avec soin. Ce choix est vraisemblablement tombé sur des hommes bien expérimentés et dont la précédente carrière politique et militaire leur avait donné de bonnes capacités pour réaliser le projet de Sparte.

36Pollis est un autre personnage assez bien connu ; il devait jouir d’un grand prestige politique et militaire, s’il est vrai qu’il fut choisi deux fois comme navarque (396‑395 av. J.‑C. et 377‑376 av. J.‑C.). Après sa première charge, il continua à servir dans la flotte en tant qu’epistoleus du navarque Podanémos en 393‑392 av. J.‑C. dans le golfe de Corinthe80. Ensuite, on le retrouve à Syracuse comme ambassadeur auprès de Denys I^er en 388‑387 av. J.‑C. ; au moment de quitter la Sicile, le tyran lui demanda d’emmener Platon loin de l’île, et Pollis le laissa à Égine qui était alors en guerre avec les Athéniens, où le philosophe fut vendu comme esclave81. Les données sur son activité montrent donc une pluralité de lieux d’intervention : il opéra dans différents contextes avec différents titres et charges. Pendant sa carrière, il dut démontrer de grandes capacités politiques et militaires qui lui permirent très probablement d’être navarque une seconde fois dans un moment critique pour Sparte. Malheureusement pour lui, son expérience ne fut pas suffisante et ne sauva pas la flotte lors de la bataille de Naxos (377‑376 av. J.‑C.).

37Cheiricratès a été, selon les Helléniques d’Oxyrhynchos, le navarque de 395‑394 av. J.‑C.82. Nous ne connaissons pas ses actions en tant que navarque : la seule mention concerne son epibatès Pancalos qui patrouillait dans l’Hellespont. La seule donnée qui fait penser à un lien persistant entre sa famille et la mer est la mention de Timéas de Laconie, fils de Cheiricratès, sur une inscription de proxénie de la Confédération béotienne des années 370‑360 av. J.‑C.83. Le nom Cheiricratès n’est pas attesté par ailleurs à Sparte et, en vertu de la chronologie relative, les savants ont rapproché ces deux personnages et le père a été considéré comme le navarque de 395‑394 av. J.‑C.

38Hèrippidas a été probablement navarque en 393‑392 av. J.‑C.84. Sa vie politique et militaire était déjà bien avancée quand il fut choisi pour cette charge. En 399‑398 av. J.‑C., il avait été envoyé par les Spartiates à Héraclée Trachinienne pour faire cesser la stasis qui y régnait ; pour ce faire, il fit arrêter et condamner à mort les chefs de la révolte. De plus, il attaqua les habitants de l’Œta qui s’étaient révoltés : ils furent défaits et expulsés de leur territoire qui fut annexé à celui d’Héraclée85. Il avait participé à la campagne d’Asie d’Agésilas : il était parmi les hommes envoyés auprès de Tissapherne pour conclure la trêve, et il prit ensuite le commandement d’une unité formée d’anciens soldats qui avaient rejoint Cyrus en remplacement de Xénophon86. Le roi lui confia aussi une mission diplomatique auprès de Spithridatès, ce qui amena à une opération conjointe contre Pharnabaze. Il rentra ensuite en Grèce avec Agésilas après le déclenchement de la guerre de Corinthe, où il eut le commandement d’une partie de l’armée lors de la bataille de Coronée. Après sa navarchie, il fut l’un des trois harmostes de Thèbes en 379 av. J.‑C.87.

39Antalcidas fut nommé navarque pour l’année 388‑387 av. J.‑C.88. Les sources affirment qu’Antalcidas et Pédaritos avaient tous les deux un père nommé Léon89. Il est donc intéressant de comprendre s’ils étaient frères et quel Léon de Sparte pouvait être leur père. Plusieurs actions sont attribuées à un certain Léon à cette époque : la victoire à Olympie en 440 ou 424 av. J.‑C.90, la fondation d’Héraclée Trachinienne91, l’ambassade à Athènes en 420 av. J.‑C. pour conjurer l’alliance entre Athènes et Argos92, et la prise en charge du commandement pour remplacer Pédaritos à Chios après sa mort93. Ce dernier avait été envoyé comme harmoste à Chios en 412‑411 av. J.‑C.94. Comme l’a souligné S. Hodkinson, il n’est pas possible d’attribuer tous ces exploits à la même personne95. La critique moderne a eu tendance à identifier Antalcidas comme le fils du vainqueur d’Olympie, ce qui donne aussi la possibilité de penser, en vertu de la chronologie relative, que Pédaritos était en fait le frère d’Antalcidas. Si c’est le cas, on aurait une continuité d’actions au sein de la même famille en Égée.

40Nicolochos (376‑375 av. J.‑C.) avait une longue expérience en matière navale puisqu’il avait été l’epistoleus d’Antalcidas lors de sa navarchie de 388‑387 av. J.‑C. Son action ne peut pas être comparée à celle d’autres epistoleis, qui sont des officiers subordonnés aux navarques et à leurs choix. Le commandement était en fait dans ses mains, parce qu’Antalcidas avait dédié la période de sa navarchie à la création de liens diplomatiques qui seront à la base de la paix de 387‑386 av. J.‑C. C’était donc avec Nicolochos que la flotte avait attaqué et pillé Ténédos et était ensuite partie pour secourir Abydos menacée par les Athéniens96.

41À la lumière de cette brève analyse, nous pouvons conclure que les navarques faisaient partie de la classe des Homoioi. Dans les cas les mieux connus, cette charge s’insérait dans une carrière de très haut niveau, comme le montre le fait que la navarchie et l’éphorie pouvaient être revêtues par la même personne. Un autre aspect important est celui de la diplomatie. Comme nous l’avons souligné plus haut, les navarques avaient la charge d’accueillir les ambassades, de tisser et maintenir des rapports diplomatiques avec les alliés ainsi qu’avec la Perse. Certains anciens navarques ont été choisis par le gouvernement de Sparte comme ambassadeurs dans différentes circonstances, phénomène qui démontre leurs capacités diplomatiques mais aussi la reconnaissance de leur valeur au sein de la société. La navarchie pouvait en outre constituer une étape prestigieuse dans une carrière dans laquelle l’élément maritime est important. C’est par exemple le cas de Téleutias et de Pollis, qui ont à plusieurs reprises exercé les plus hautes responsabilités au sein de la flotte97.

42Le navarque était donc une figure éminente dans la société spartiate, ce qui nous fait pencher pour le maintien de la charge même après 373‑372 av. J.‑C. Mais elle fut oubliée à cause des circonstances historiques, dans lesquelles la mer ne jouait plus le rôle important qu’elle avait eu à partir de la guerre du Péloponnèse. Un autre indice du prestige de la navarchie vient du pouvoir absolu du chef de la flotte, bien qu’il dût suivre les consignes du gouvernement. L’absence des rois leur permettait de s’approprier une partie de la gloire et de conduire une ligne politique relativement personnelle98. La présence des Périèques, Hilotes et mercenaires dans les équipages ne diminuait donc pas l’importance de cette charge et le pouvoir qui pouvait en découler. Enfin, nous pouvons citer les monuments honorifiques qui leur étaient construits pour illustrer la gloire que les navarques pouvaient espérer. Seulement deux de ces bâtiments sont connus, dont l’un ne fait pas partie de la période en question : la tombe d’Eurybiade et le monument de Lysandre à Delphes99. Le commandant de la flotte lors de la bataille de Salamine fut honoré par une tombe près du sanctuaire de Lycurgue à Sparte100. De son côté, Lysandre put faire construire, avec l’aval de Sparte sûrement, le grand monument pour célébrer sa gloire et celle des commandants de la flotte à Delphes101.

Les autres commandants de la marine spartiate

43Les navarques ne sont pas les seuls chefs militaires attestés pour la flotte de Sparte. En effet, la présence d’un seul commandant n’aurait pas été suffisante, car différentes sections de la flotte opéraient la plupart du temps dans de multiples contextes. Nous pouvons distinguer deux types de responsables : ceux qui suivaient le navarque et ceux qui commandaient des escadres loin du gros de la flotte. Outre les commandants de la flotte, certaines opérations navales pouvaient être aussi accomplies par des harmostes qui avaient des navires à leur disposition102.

44L’epistoleus est le premier titre connu dans les sources. On le retrouve auprès du navarque et les mentions de ce personnage disparaissent avec celles de ce dernier ; il est considéré comme le premier lieutenant, commandant en second. C’était généralement lui qui prenait le commandement de la flotte après la mort éventuelle du navarque pendant la bataille et il pouvait aussi parfois avoir ensuite la charge de la navarchie. Son titre fait penser à une charge pour le maintien des contacts avec le gouvernement spartiate103. Cette hypothèse semble confirmée par une information concernant Hippocrate, epistoleus de Mindaros, qui envoya une lettre, interceptée par les Athéniens, pour faire connaître la situation de la flotte après la bataille de Cyzique104. Il prit probablement la tête de ce qui restait de la flotte jusqu’à l’arrivée du nouveau navarque et maintint ainsi les contacts avec la patrie. Un autre exemple du commandement assumé par l’epistoleus après la mort du navarque est constitué par les événements de l’été 393 av. J.‑C. : Podanémos, qui était probablement navarque, fut tué lors d’une attaque et les Spartiates envoyèrent sur place Hèrippidas pour conduire la flotte, parce que l’epistoleus Pollis ne pouvait pas le faire, étant obligé de rentrer à Sparte à cause de ses blessures105. L’envoi d’Hèrippidas semble donc occasionnel, car, normalement, le commandement aurait dû passer directement à l’officier en second.

45Dans d’autres cas, le commandement de la flotte semble assuré par un « archonte » après la mort du navarque. C’est ce que relate Xénophon à propos des événements qui suivirent la bataille des Arginuses et la mort de Callicratidas : le commandement de la flotte pour la partie finale de la bataille était assuré par Cléarque selon la volonté de Callicratidas, mais les navires survivants et l’armée furent sauvés et commandés par Étéonicos106, appelé « archonte » par l’historien. Avait-il vraiment le titre d’archonte ou Xénophon utilise-t-il ce titre au sens large de « commandant » ‒ au sens de « chef » ‒ d’une partie de la flotte ? Nous pouvons avancer l’hypothèse qu’il s’agissait en réalité de l’epistoleus du navarque107.

46L’epistoleus, bien qu’il fût étroitement lié à la figure du navarque, pouvait aussi être détaché avec une partie de la flotte pour conduire certaines opérations. Ce fut par exemple le cas d’Étéonicos qui n’avait pas pris part à la bataille des Arginuses, en restant à Lesbos avec une partie des soldats. De même, le navarque Hiérax laissa Gorgopas à Égine pour garder le contrôle de l’île et maintenir la pression sur Athènes en 389‑388 av. J.‑C.108. Nicolochos a joué un rôle encore plus important lors de la navarchie d’Antalcidas (388‑387 av. J.‑C.), puisque ce dernier, une fois les navires de la flotte rassemblés, les confia à son epistoleus et se consacra lui‑même à l’aspect diplomatique109.

47Xénophon atteste aussi un autre titre : epistoliaphoros. Cet hapax est utilisé pour Hyperménès qui prit le commandement de la flotte à Corcyre après la mort du navarque Mnasippos en 373‑372 av. J.‑C.110. Son rôle ainsi que l’étymologie de son titre poussent à croire qu’il était l’epistoleus et que le mot utilisé est une variante du terme plus connu111.

48Une autre catégorie d’officiers était celle des epibatai. Léon, dont nous avons parlé plus haut, avait par exemple assumé cette charge auprès de l’archonte Antisthène (412‑411 av. J.‑C.)112. Il est clair qu’il ne faut pas confondre ce titre avec celui d’epistoleus. Le terme epibatès, qui désigne généralement le marin ou le fantassin enrôlé sur un navire, indique ici une charge spécifique dont l’activité militaire apparaît plus importante que dans le cas de l’epistoleus. De plus, il semble que cette figure n’était pas liée au navarque de façon exclusive mais pouvait se trouver aussi aux côtés d’un archonte, comme dans le cas d’Antisthène avec l’epibatès Léon.113. Cette charge s’insère dans une carrière navale ; par exemple, Agésandridas, qui, comme nous le verrons ensuite, avait été l’archonte envoyé près de l’Eubée en 412‑411 av. J.‑C., porta ensuite ce titre en 411 av. J.‑C., quand il eut à opérer en Thrace sous le navarque Mindaros114. L’accompagnement de l’archonte par l’epibatès peut faire penser que cet officier était le second de l’archonte, comme l’epistoleus l’était pour le navarque115.

49Les archontes sont relativement mieux connus. Ils avaient le commandement d’un détachement naval qui opérait loin du gros de la flotte ; c’est pourquoi les sources ont souvent transmis les noms de ces chefs et leurs actions. S’il y avait plusieurs théâtres d’opérations au même moment, il pouvait y avoir une pluralité d’archontes. L’expédition de Sicile est intéressante parce que les sources ne mentionnent pas les navarques, les navires ayant apparemment été commandés par des archontes116. Les archontes jouaient donc un rôle central, comme le montre aussi le cas d’Agésandridas, qui était actif en Eubée en 412‑411 av. J.‑C. pour détacher d’Athènes une région de grande importance stratégique117. Les sources mentionnent parfois seulement les archontes, sans informer que le navarque prenait part aux opérations. C’est le cas des événements de 413‑412 av. J.‑C. : Mélanchridas avait été nommé navarque et il aurait dû partir avec dix navires pour Chios, mais, à la suite d’un tremblement de terre, le gouvernement décida d’envoyer trois expéditions commandées par des archontes ; Chalcideus alla à Chios, Alcamène à Lesbos et Cléarque dans l’Hellespont118. Cette année‑là, le navarque ne prit apparemment pas la mer et les navires placés sous le commandement des archontes furent ensuite réunis par Astyochos, navarque de 412‑411 av. J.‑C.119.

50Il semble que la charge des archontes n’était pas forcément en lien avec celle du navarque. Il existait un certain niveau de subordination, car le navarque était le commandant en chef de toute la flotte et les archontes exerçaient leur commandement seulement sur des escadres, mais ces derniers avaient des pouvoirs importants et commandaient les expéditions de façon souvent autonome. De plus, cette charge n’avait probablement pas de durée fixe ; par exemple Chalcideus est resté en activité à Chios et à Milet après la fin de la navarchie de Mélanchridas (413‑412 av. J.‑C.) et l’arrivée du nouveau navarque Astyochos à Chios (412‑411 av. J.‑C.)120.

51La dernière charge que les sources lient à des Spartiates est celle de la triérarchie. Il ne faut pas assimiler la figure du triérarque spartiate à ce que nous connaissons des triérarques athéniens, dont le rôle économique primait presque sur le rôle militaire121. Comme nous l’avons vu dans la première partie, il n’est pas possible d’estimer, sur la base des sources disponibles, que la flotte péloponnésienne était gérée comme celle d’Athènes122. Les triérarques spartiates n’avaient vraisemblablement aucune charge économique, leur rôle étant limité au commandement d’une trière pendant les expéditions. Les sources fournissent un nombre très réduit d’informations à ce sujet. Thucydide mentionne le cas de Brasidas qui servait comme triérarque lors de l’attaque menée contre les Athéniens à Pylos et qui se distingua par sa valeur militaire123.

52Toutes ces charges étaient assumées par des Spartiates124. Cela signifie qu’ils étaient les seuls Spartiates à prendre part aux expéditions navales parce que les équipages étaient composés de Périèques, Hilotes et mercenaires125. Le fait de commander des inférieurs n’enlevait rien à l’importance de ces charges. Ces chefs avaient de grandes responsabilités et ils pouvaient parfois refuser les décisions du navarque. La pluralité de responsables opérationnels et de sections de la flotte qui pouvaient se détacher répond aux nécessités de la guerre. Il fallait contrôler plusieurs endroits en même temps et ne pas relâcher la surveillance là où l’ennemi avait des intérêts.

Les Périèques comme officiers de la flotte

53Comme nous venons de le dire, les principaux cadres du commandement de la marine militaire étaient composés de Spartiates et les charges de la flotte faisaient partie intégrante de leur carrière politique et militaire. Mais les missions étaient occasionnellement commandées par des Périèques aussi. La mention la plus ancienne est celle de Phrynis qui fut envoyé à Chios en 412‑411 av. J.‑C. pour faire un rapport sur le potentiel de la cité126. L’île s’était adressée aux Spartiates pour rompre son alliance avec Athènes, et la polis voulait avoir des données sûres sur la situation de Chios, sur sa puissance navale et sur le rôle que sa conquête pouvait jouer pour la continuation de la guerre. En mentionnant cet épisode, Thucydide n’indique pas si Phrynis avait un titre officiel en cette occasion ; l’historien affirme uniquement qu’il fut envoyé comme observateur (kataskopos). Le choix d’un Périèque pour une telle mission jette un peu de lumière sur le rôle que ces hommes pouvaient jouer. Il s’agissait d’une mission de première importance, parce que le rapport sur Chios de Phrynis était déterminant pour la décision des Spartiates d’accepter ou de refuser la demande des habitants de l’île. Le rapport fut positif et une petite flotte fut envoyée vers Chios.

54Après le passage de Chios du côté des Spartiates, les habitants de l’île organisèrent une attaque contre Lesbos pour gagner ensuite l’Hellespont, tandis que l’armée et l’escadre navale spartiates longeaient la côte vers Clazomènes et Kymè (412‑411 av. J.‑C.). Thucydide spécifie que les soldats étaient conduits par le Spartiate Eualas et les navires par le Périèque Deiniadas127. Cette fois encore, le titre officiel de Deiniadas, s’il n’a jamais existé, n’est pas connu. Ce passage est néanmoins très intéressant, parce qu’il montre clairement qu’un Périèque pouvait être choisi comme commandant d’une escadre dans une opération combinée avec l’armée qui, elle, restait aux ordres d’un Spartiate.

55Pendant la présence des Dix‑Mille en Asie Mineure, un autre Périèque, Dexippos, fut choisi pour commander une pentécontère pour chercher à capturer un grand nombre de navires. Ce dernier s’enfuit avec le navire et fut ensuite tué en Thrace128. Bien que ses actions ne soient pas glorieuses, l'information reste intéressante ; il avait probablement une expertise en matière navale qui était supérieure à celle des autres, qui le choisirent pour cette charge.

56Même si les sources ne fournissent pas d’explication pour ces choix, ces trois passages montrent que les Périèques n’étaient pas utilisés uniquement comme matelots, mais aussi comme hommes chargés de certaines missions129 et étaient donc une composante importante de la flotte. Ce fait s’explique probablement par les connaissances navales de certains Périèques130.

57À ce propos, nous voulons proposer ici une hypothèse concernant l’origine sociale des triérarques. L’une des rares mentions des triérarques de la flotte péloponnésienne est celle de Brasidas. Nous croyons que le choix d’envoyer un homme célèbre tel que Brasidas comme chef d’une trière était dû à l’importance que représentait la prise de Pylos pour Sparte. Il ne faut pas croire que tous les triérarques des navires spartiates étaient des Homoioi. Si l’on pense au problème de l’oliganthropie au iv^e siècle av. J.‑C., il est difficile de croire que Sparte ait soustrait des hommes à l’armée de terre pour les envoyer sur les navires. Dans la flotte, l’élément spartiate était assuré par la présence du navarque, de l’epistoleus, des archontes et des harmostes qui avaient des navires à leur disposition. Le triérarque était un responsable subordonné, qui devait suivre les ordres de ses supérieurs et qui commandait des Périèques, Hilotes et mercenaires. Nous croyons donc qu’il pouvait aisément être d’origine périèque, en vertu aussi de ses connaissances en matière navale. Cette interprétation peut en outre s’appuyer sur un passage de Xénophon. En évoquant l’entente entre Sparte et Athènes de 370‑369 av. J.-C., il mentionne la division du commandement lors des expéditions communes. L’Athénien Céphisodotos s’oppose à l’idée de donner aux Spartiates le commandement de l’armée et aux Athéniens celui de la flotte parce que les Spartiates auraient commandé des citoyens athéniens, tandis que les Athéniens auraient commandé des esclaves et des mercenaires, seuls les triérarques et certains fantassins de la marine étant des Lacédémoniens131. Comme nous l’avons vu plus haut, le terme « Lacédémonien » indique les hommes libres de Laconie, qu’ils soient des Spartiates ou des Périèques132. Le texte de Xénophon n’exclut donc pas l’hypothèse de l’enrôlement de Périèques comme triérarques.

58En somme, la flotte de Sparte était composée d’hommes provenant de tous les milieux sociaux de la Laconie. Les cadres principaux du commandement étaient évidemment des Spartiates qui assumaient les charges de navarque, epistoleus, epibatès, archonte et, parfois, triérarque. On trouve donc dans la flotte une multitude de rôles, dont la relation hiérarchique est parfois complexe à tracer. Cette pluralité de commandants était rendue nécessaire par la guerre navale. La flotte devait opérer dans différents théâtres en même temps, différentes escadres étaient donc actives dans plusieurs endroits. Tous les détachements de la flotte étaient commandés par des Spartiates : le gouvernement central avait donc le contrôle sur la totalité de sa flotte, du moment qu’il choisissait les citoyens qui devaient partir. L’analyse des carrières politiques et militaires des navarques montre leur importance au sein de la société. Il s’agissait d’hommes très influents qui ont exercé une longue carrière et auxquels la polis a souvent assigné des charges délicates, notamment dans le domaine de la diplomatie.

59Outre les citoyens, les Périèques jouaient un rôle important au sein de la marine militaire. En général, leurs connaissances en matière navale étaient meilleures que celles des Spartiates, puisqu’une grande partie de leurs cités se trouvait au bord de la mer et qu’ils étaient souvent engagés dans des activités liées à la mer et à la navigation. Ils n’étaient pas relégués, comme les Hilotes et les mercenaires, au rôle de simples rameurs ou marins ; on pouvait leur demander d’accomplir des missions importantes, et même de commander une escadre. On ne peut donc pas exclure qu’ils aient servi aussi comme triérarques, en exerçant le commandement d’un navire, tout en étant aux ordres des chefs spartiates.