1S’intéresser aux élites de Haute‑Égypte au Nouvel Empire (1539‑1077 av. J.‑C.)1 peut paraître, de prime abord, une démarche assez peu originale puisque de nombreuses études ont déjà été réalisées sur le sujet. Pourtant, celles‑ci dénotent en général une trop grande importance attribuée à Thèbes, capitale religieuse et politique2. Ainsi au Nouvel Empire, l’Égypte connaît principalement deux grandes capitales – si l’on excepte l’épisode amarnien – centralisant les pouvoirs terrestre et céleste du souverain, Memphis en Basse-Égypte et Thèbes en Haute-Égypte. Ces capitales, au sens égyptologique du terme, étaient le siège de l’administration centrale de l’État pharaonique au sein de laquelle les grands temples jouaient un rôle majeur en assurant la direction aussi bien économique que religieuse des autres cultes de province3. Memphis, dès la fin du IV^e millénaire av. J.‑C.4 et Thèbes, à partir de la Première Période intermédiaire5, se sont révélées être des pôles de concentration de l’omnipotence du roi. A contrario, les villes de province, même si elles ont pu acquérir un statut particulier aux yeux du pouvoir, notamment du point de vue religieux – c’est le cas par exemple d’Abydos –, n’ont jamais acquis une importance équivalente ni attiré autant de notables durant une période aussi longue que les deux grandes capitales d’Égypte.

2Thèbes, la « Ville du Sud » comme la nommaient les Égyptiens, constituait un véritable pôle d’attraction méridional pour les élites du Nouvel Empire. Conséquence supplémentaire de cet état de fait, ce pôle a attiré depuis plus de deux siècles l’attention de nombre d’archéologues de toutes les nationalités, avec pour résultat la mise au jour et la publication d’un nombre « pharaonique » de documents. Cette richesse de la documentation a inévitablement conduit les auteurs à produire des études empreintes d’un fort « thébanocentrisme ». En 1997, Ben Haring prévenait d’ailleurs : « this documentary situation might be suspected of presenting a view with a strong Theban bias »6. Face à cette surabondance de sources thébaines, porter l’attention sur les autres régions et se concentrer en premier lieu sur la seule province peut donc s’avérer riche de possibilités. Pourtant la documentation nous ramène inexorablement vers la capitale de Haute-Égypte et son temple dédié au dieu Amon.

3Aussi, l’étude de la haute société du Nouvel Empire passe nécessairement par l’étude du clergé. Les fonctions sacerdotales sont omniprésentes dans la documentation prosopographique de cette époque, dans la mesure où le temple représente une unité administrative à part entière et intervient de manière prédominante comme instrument de l’État pharaonique pour la maîtrise et la gestion du territoire. Le temple était en effet propriétaire d’un grand nombre de terres et le principal bénéficiaire des ressources qui y étaient produites7. Contrôler les temples constituait dans ces conditions un enjeu économique majeur dans l’administration du territoire de l’Égypte antique, dont les principales ressources étaient d’ordre agricole8, et le chef du temple local n’était pas qu’un spécialiste de la théologie, son rôle d’administrateur du culte comportant à la fois un caractère spirituel et temporel. Le premier prophète9 administrait le culte, c’est‑à‑dire régissait et organisait les liturgies par délégation royale, puisqu’il était le ḥm‑nṯr tpy, littéralement le « premier serviteur » de la divinité. Mais en tant que chef suprême, il était aussi à la tête de son administration, dans le sens où il devait s’assurer de la bonne intendance du domaine‑pr, des personnes qui en dépendaient et de toutes ses ressources et productions.

4Bien souvent aussi, le grand prêtre local n’était pas que le directeur du temple, puisque cette charge était une des prérogatives du gouverneur local10. Ce mode d’administration des territoires avec une indivision des pouvoirs spirituel et temporel est caractéristique de l’État pharaonique, fondé sur des petits potentats locaux11. Dès le début de l’époque pharaonique, la monarchie a ainsi dû composer avec ces gouverneurs afin de maintenir l’unité du pays12. Le Nouvel Empire ne déroge pas à cette règle et le début de la réunification de l’Égypte sous la XVII^e dynastie s’est fait grâce à l’appui de certains gouverneurs parmi les plus puissants de Haute-Égypte13.

5Il ne faut pourtant pas imaginer une administration totalement uniformisée. Le cas du papyrus Wilbour est révélateur : un certain nombre de terrains de Moyenne-Égypte sont recensés, ce qui a permis de mieux appréhender la gestion territoriale de la monarchie dans cette région. Mais le modèle foncier tiré de l’étude de ce papyrus a souvent été appliqué à l’ensemble de l’Égypte. Or, les informations sur les entités géographiques et leurs administrateurs fournies par ce document n’entrent que très rarement en corrélation avec les sources mémorielles. Les personnels ainsi mentionnés ne le sont que dans ce document administratif. Il est d’ailleurs notable que les données sur les temples de cette région, recensées par Helck dans ses précieux Materialien zur Wirtschaftgeschichte14, sont presque systématiquement issues du papyrus Wilbour. Doit‑on alors considérer cette région comme un exemple de l’administration d’État sur la province ou au contraire ce document est‑il révélateur d’un mode différent d’administration sur ce territoire particulier ? Au vu de la documentation à disposition, il paraît raisonnable de pencher pour la seconde réponse et d’admettre que l’État pharaonique aurait administré certaines grandes entités géographiques de manière différenciée.

6Cette disparité des sources est l’un des principaux écueils de la recherche présentée ici. Nous avons déjà évoqué le problème de la répartition géographique inégale de celles‑ci, avec une surreprésentation des sources thébaines, mais la répartition chronologique pose également un problème majeur. D’une manière générale, plus les règnes furent longs, et plus on compte de sources datées de ces époques. Néanmoins, lorsque l’on pondère cette donnée en rapportant le nombre de sources au nombre d’années de règne (fig. 1), on constate toujours une hétérogénéité alors qu’on pourrait s’attendre à une homogénéisation : malgré la pondération, on retrouve à peu près cette même répartition déséquilibrée entre les règnes. Ainsi trouve‑t‑on une forte proportion de sources au milieu de la XVIII^e dynastie et au début de la période ramesside avec des pics au cours du règne de Thoutmosis III et de Ramsès II.

Fig. 1 – Distribution chronologique des documents du corpus (rapportée au nombre d’années de règne).

7Plusieurs raisons expliquent cette distribution inégale. D’une part les typologies, parfois anciennes, des œuvres qui ont servi de support à nos sources ont été en grande partie établies à partir des règnes qui ont marqué le Nouvel Empire15 ; un grand nombre d’objets a donc été attribué à ces grands règnes, sans que l’on sache avec certitude s’ils en étaient vraiment issus. D’autre part, durant les longs règnes, les usurpations de cartouches royaux ont été plus nombreuses et ont en grande partie été menées en faveur du pharaon régnant16. La pratique de la damnatio memoriae contre certains souverains comme ceux de l’époque amarnienne a nécessairement fait disparaître un grand nombre d’informations datant de ces règnes. Enfin, et ce n’est peut‑être pas la moindre des raisons, les longs règnes ont en général coïncidé avec des périodes prospères pour les élites, qui ont pu avoir, peut‑être plus qu’à d’autres périodes, des pratiques ostentatoires très marquées.

8Notre documentation concerne principalement la très haute élite égyptienne. Certes, çà et là, des exemples de documents ayant appartenu à des individus de rang moins élevé sont connus, mais la grande majorité des sources concerne le sommet de la pyramide sociale. Là encore, la nature de la documentation est responsable d’un tel décalage. L’accès à une documentation mémorielle – matérialisée par l’érection de stèles, la construction et la décoration de monuments funéraires ou encore le privilège de placer une statue dans un temple – était l’apanage des plus riches et des plus puissants. Les individus étudiés se caractérisent ainsi par un statut économique particulièrement élevé, mais aussi par un accès privilégié au savoir et à la connaissance, notamment de l’écriture et des liturgies17. Ces critères socio-économiques rangent de facto la population prise en compte dans la plus haute élite18 d’autant plus que cette manifestation ostensible de leur pouvoir impliquait la reconnaissance de leur statut par le reste de la société19.

9À partir de ces constats, on déduit principalement quels mécanismes sociaux ont permis à ces élites sacerdotales locales de se hisser et se maintenir dans les plus hautes sphères de l’État : mon postulat de départ était que les individus et les groupes sociaux, conscients de leur statut privilégié, mettaient en œuvre des stratégies dans cette optique. Ainsi, Bourdieu affirmait que les « agents » sont les maîtres du « jeu social »20. En d’autres termes, les individus tendent systématiquement à tirer le meilleur parti de la société en utilisant les règles sociales à leur profit. À l’inverse, du point de vue de la monarchie, repérer les outils mobilisés pour encadrer et contrôler une élite et un clergé de plus en plus puissants s’avère primordial. En tant que centres politiques et économiques, les temples participaient pleinement à l’administration de l’État, ainsi qu’à son équilibre et à son unité, perpétuels points de mire de la monarchie21.

10Étudier ces phénomènes à partir d’un corpus composé à 98 % de sources de type mémoriel peut sembler paradoxal, puisque par définition, ces sources ne sont pas le reflet d’une société en mouvement, mais le cliché d’une société idéalisée, figée et de prime abord se présentant comme fondamentalement immuable22. Toute cette documentation répond en effet à des règles strictes de représentations qui ne régissent pas seulement l’aspect iconographique, mais également la manière dont est construit le discours afin d’alimenter l’autothématisation (Selbstthematisierung) de l’individu. Ainsi, comme les canons iconographiques qui ont assez peu évolué à travers le temps – par exemple les marqueurs iconographiques de la royauté –, les topoi littéraires n’ont‑ils que très peu évolué au cours des siècles, donnant l’impression d’une société d’élite relativement figée dans ses relations avec la monarchie et ses propres rapports internes. L’exemple le plus frappant est sans doute la forme des textes biographiques du Nouvel Empire, fortement influencés par les genres développés au cours du Moyen Empire23. Un préalable à cette analyse est donc de tenir compte du décorum24 qui reflète l’idéologie d’un pouvoir central absolu, d’origine divine et reconnu comme tel par l’ensemble de la population et, surtout, par l’élite25.

11Il faut également insister sur le caractère omniprésent de la famille dans ce matériel épigraphique, ce qui a pu être interprété comme un signe du positionnement central de cette institution au sein de la société égyptienne26. Cependant, il faut distinguer la signification des liens familiaux égyptiens de notre propre acception de ces termes. Le concept même de « famille » en Égypte apparaît en effet fondamentalement différent. Dans ce contexte, les apports des autres sciences humaines se révèlent d’un grand secours, en particulier l’anthropologie. Les études de la parenté incitent à remettre en perspective les données concernant la famille égyptienne et permettent de renouveler les connaissances à ce sujet. Dans ce sens, les travaux de Detlef Franke sur la terminologie de la parenté du Moyen Empire se révèlent fondateurs27. Mais l’absence presque totale, dans les sources, de liens autres que ceux appartenant à la parenté interroge. La société du Nouvel Empire ne procédait manifestement pas à une distinction – en tout cas de manière explicite – entre parenté biologique et parenté sociale28. Les correspondances royales de l’époque avec les souverains étrangers sont révélatrices d’une telle pratique, puisque le pharaon et ses homologues se nommaient mutuellement « frères », sans que, bien évidemment, aucun lien de parenté ne les unisse29.

12Partant de ce constat, comment lire et analyser les relations interpersonnelles si les termes employés par les Égyptiens ne peuvent pas être considérés comme « fiables » ? La sociologie et plus particulièrement la discipline de l’analyse des réseaux sociaux (ou Social Network Analysis) paraît être une approche pertinente pour aborder cet épineux problème. Cette méthode autorise à s’affranchir en partie de la valeur des liens, au contraire de la généalogie traditionnelle et des schémas de parenté. Avec la Social Network Analysis, peu importe en définitive quelle est la nature du lien unissant deux individus, c’est son existence même, sa représentation par l’émetteur, qui est déterminante30. Au‑delà de son intérêt sémiologique, non négligeable, cette méthode permet de « mesurer » l’influence de certains personnages au sein de leur réseau et de mettre en évidence la portée de certaines relations. Cette méthode, couplée à une approche généalogique, permet d’analyser quelques cas d’étude bien documentés, répartis sur l’ensemble du Nouvel Empire.

13Ces analyses permettent d’identifier et de caractériser les vecteurs significatifs qui ont permis aux élites sacerdotales locales d’acquérir ou de conserver de hautes fonctions étatiques. En raison de la nature de la documentation deux d’entre eux sont aisément identifiables : les modes de transmission et les alliances matrimoniales. Aussi, il s’agit de déterminer comment les individus et leur groupe social ont cherché, dans cette société monarchique considérablement hiérarchisée, à tirer parti de leur position, et comment leurs stratégies ont évolué au cours de cette période longue de cinq siècles. À l’inverse, on peut tenter de déterminer comment la Couronne s’est appuyée sur cette élite sacerdotale et ses cultes pour diriger le pays. Dans la mesure où le temple était un centre économique local dont l’influence s’étendait sur de vastes territoires, la domination sur le culte revêtait nécessairement un enjeu géostratégique et induisait l’élaboration de véritables stratégies territoriales de la part de la monarchie et des grands prêtres. Par exemple, Séthi I^er a octroyé au temple d’Osiris à Abydos les ressources de certaines régions aurifères qui en étaient géographiquement très éloignées31. L’objectif d’une telle démarche était certainement d’assurer l’approvisionnement du métal précieux à la Monarchie, puisque ce sanctuaire était le propre temple mémoriel de Séthi32. Au sein de ce système, des cultes se démarquent ainsi selon les époques, mais le rayonnement de certains temples provinciaux en particulier, tout au long de la période, conduit à se demander s’ils n’ont pas revêtu un enjeu géostratégique pour le maintien de l’équilibre politique et économique du royaume.