Géographie de la région

1Le site d’Apamée de l’Euphrate se situait sur la rive gauche ou nord du fleuve, juste en face de la ville antique de Séleucie‑Zeugma, dans un méandre de l’Euphrate qui, au sortir de la région escarpée du plateau calcaire nord, voit son cours dévier momentanément vers l’est (fig. 1 et 4 infra). Le site se trouvait immédiatement à l’est du village moderne de Tilmusa‑Keskince (fig. 2‑4 et 9 infra), à environ 12 km en amont de Birecik, le passage actuel de l’Euphrate. Le méandre du fleuve est à l’origine de la formation d’îlots très instables immédiatement en amont d’Apamée et du Bahçe Dere sur la rive droite, qui ont pu faciliter, dans l’Antiquité, le franchissement de l’Euphrate à gué. D’autre part, le site d’Apamée marque le point du cours de l’Euphrate le plus proche de la Méditerranée ; il s’agit aussi du premier passage aisé du fleuve, après les gorges qu’il traverse au nord, creusées par le fleuve à travers les massifs du Kara Dağı à l’ouest et du Direkli Dağı sur la rive orientale (fig. 2‑4). Ce n’est qu’à partir du site de Horum Höyük, à environ 6 km en amont de Séleucie‑Zeugma, que la vallée s’élargit. Cette position favorable explique probablement la fondation d’Apamée et de Séleucie de l’Euphrate de part et d’autre du fleuve, pour tenir ce passage stratégique. Cependant, le fleuve a aussi un rôle économique certain. L’Euphrate a toujours été un cours d’eau difficile à maîtriser. Pourtant, les Anciens connaissaient parfaitement le cycle des hautes eaux et des périodes d’étiage et il est certain que l’on utilisait le fleuve pour acheminer des marchandises, même si, pour les périodes concernées par les espaces funéraires autour d’Apamée, il est très difficile d’estimer l’importance de ces échanges fluviaux1. La présence de structures qui peuvent être interprétées comme des quais le long du fleuve atteste de ce type de trafic dans la région, à Horum Höyük2 et à Karkemish-Jerablous3, tandis que Zeugma était également un port dont on n’a pas retrouvé de traces, même si au niveau du Bahçe Dere, on a pu émettre l’hypothèse d’installations fluviales4. À Apamée de l’Euphrate, toute la rive du fleuve, ainsi qu’une partie de la muraille méridionale ont été arrachées, de sorte qu’il n’a pas été possible d’étudier d’éventuels aménagements des rives5. La localisation du franchissement du fleuve entre Séleucie‑Zeugma et Apamée pose également problème. Nous avons vu que des îlots, en amont des deux sites, peuvent permettre en période d’étiage de franchir commodément le fleuve à gué. Le problème du franchissement du fleuve demeure en dehors de cette période6.

Fig. 1 – Les principaux sites mentionnés en Anatolie, en Syrie et dans la moyenne vallée de l’Euphrate (d’après Gaborit 2012, carte 1).

Fig. 2 – La vallée de l’Euphrate et le village moderne de Tilmusa, vus vers le nord.

Fig. 3 – Vue générale de la plaine de Tilmusa, avec le village moderne et l’emplacement du site antique d’Apamée de l’Euphrate, vus vers le nord.

Fig. 4 – Photo satellite (KVR‑1000, juin 1990) de la vallée de l’Euphrate au niveau de Séleucie‑Zeugma et Apamée (Comfort 1997, fig. 1).

2À ce niveau, la rive droite où se trouve Séleucie‑Zeugma est relativement escarpée, de sorte que l’occupation s’organise en terrasses anthropiques. La rive gauche, celle d’Apamée, est en revanche constituée d’une plaine alluviale formée par la terrasse würmienne7 et prolongée au bord de l’Euphrate par deux terrasses recouvertes de sédiments alluviaux déposés lors de nombreux épisodes de crues, sur une hauteur de près de 8 m par rapport au lit du fleuve8 (fig. 5 et 7 infra). Si la ville antique d’Apamée a été fondée sur des alluvions, lors des fouilles, aucune trace d’inondation ou d’aménagement destiné à prévenir ces épisodes, comme des exhaussements de sol, n’a pu être relevée. Cela dit, les niveaux d’occupation ont été, à leur tour, recouverts par des alluvions et la plaine d’Apamée est restée inondable jusqu’à la construction des barrages en amont, à partir du milieu du xx^e s., qui ont permis de réguler le cours du fleuve. L’Euphrate, dont les violentes crues sont bien connues, a d’ailleurs entaillé le site d’Apamée et une partie de la muraille sud‑ouest, qui n’a pu être retrouvée, a sans doute été arrachée par le fleuve9. D’autre part, les alluvions ont permis, jusqu’à l’immersion du site au printemps 2000, le développement de cultures fruitières (abricotiers en particulier) et maraîchères très prospères dans cette plaine.

Fig. 5 – Coupe géologique transversale simplifiée de la vallée de l’Euphrate au niveau de Séleucie‑Zeugma et Apamée (Kuzucuoglu 2006, p. CXXVII).

3La plaine d’Apamée est limitée au nord par le plateau tabulaire calcaire des Kalazan Dağları qui, trop aride, ne présente que peu de possibilités d’activités agricoles. En revanche, il a servi de carrière, sans doute pour la construction d’Apamée, mais aussi de Zeugma et une route d’accès depuis la plaine d’Apamée a été repérée10. En contrebas de ce plateau, vers le sud, se trouve un niveau intermédiaire légèrement incliné vers le sud‑est, que l’on appelle la plaine de Hobab (Altınova), qui s’étend sur environ 14 km² et se situe à une altitude de 395‑397 m, dominant la vallée de l’Euphrate de plus de 40 m. Il s’agit d’une terrasse recouverte de ce que l’on appelait autrefois la terra rossa c’est‑à‑dire d’un sol ancien, dit fersiallitique, qui en fait une région agricole fertile et riche encore aujourd’hui, alors qu’elle est spécialisée dans la culture des pistachiers qui ont progressivement remplacé les oliviers, la vigne et les céréales depuis le dernier quart du xx^e s. Plusieurs installations de villages ont été repérées dans ce secteur, datant des époques hellénistique, parthe, romaine et protobyzantine11. Cette terrasse est constituée de dépôts fluviatiles graveleux et sableux du Pléistocène, assez homogènes malgré la présence d’énormes blocs calcaires. Elle est formée de galets dont la taille moyenne dépasse rarement 0,10 m dans leur plus grande longueur, tandis que les sables ne sont représentés que dans les espaces interstitiels. À la base de la terrasse, les bancs sont indurés sur une épaisseur d’au moins 1 m. Cette terrasse est déposée sur une épaisseur de plus de 30 m, recouvrant le substrat composé de calcaires marneux. Elle descend vers l’Euphrate, à l’ouest, par un glacis en pente modérée (3 à 5 %) alimenté par le démantèlement du niveau pléistocène favorisé par les pratiques culturales. Les tombes autour d’Apamée ont été taillées dans le calcaire massif en dessous du lit pléistocène de l’Euphrate (fig. 5‑7)12. Cette zone calcaire, avant que des tombes rupestres n’y soient creusées, a aussi pu servir de carrière probablement au moment de la fondation d’Apamée. Elle apparaît très bien par exemple dans les environs des tombes T4 et T8 qui ont été creusées en front de falaise (fig. 8).

Fig. 6 – Le glacis descendant vers la vallée de l’Euphrate, où sont implantées les tombes rupestres, vu vers le nord‑ouest.

Fig. 7 – Vue générale de la plaine d’Apamée, depuis Zeugma.

Fig. 8 – Entrée des tombes T4 et T8, situées en front de falaise, vues vers le nord.

Histoire de la région

4Les traces d’occupation sur le höyük de Tilmusa remontent au Chalcolithique ; elles sont aussi présentes pour la période d’Uruk ainsi qu’au Bronze ancien et récent13. Ce promontoire aurait également été fréquenté à l’époque de l’Empire néo‑hittite, selon les observations d’Algaze14. Les rives de l’Euphrate, aux riches terres alluviales, offrent de nombreux autres sites d’occupation ancienne. D’est vers l’ouest, le höyük de Hacınebi est occupé au Chalcolithique et pendant la période d’Uruk, puis réoccupé à l’époque perse (fig. 1)15, Surtepe Höyük est occupé pendant l’âge du Bronze16, Tilvez Höyük porte des traces d’occupation de l’âge du Bronze ancien et moyen au nord17, Tilöbür de l’âge du Bronze ancien18. Au nord de Tilmusa, le site de Tilbeş Höyük est occupé dès le Chalcolithique, mais aussi à l’âge du Bronze ancien et moyen, ainsi qu’à l’époque achéménide (fig. 1)19. Finalement, dans la plaine de Hobab, quelques sites paraissent également être anciens, comme Hacı Mehmet Höyük qui a été occupé à l’époque d’Obeid et à l’âge du Fer20, ainsi que Tepecik qui remonte à l’âge du Bronze21. D’autres sites ont connu une occupation de l’époque achéménide à proximité de l’emplacement de la future Apamée ; il s’agit de Akarcay Höyük, Harabebezikan Höyük, Tell Ahmar, Deve Höyük et Tell Khamis22.

5Pour Apamée, le début du iii^e s. av. J.‑C. constitue un moment important : c’est alors que Séleucos Nicâtor, qui vient de l’emporter sur Antigone le Borgne et de consolider son pouvoir sur la région, fonde la ville ex nihilo, en même temps que Séleucie de l’Euphrate sur la rive droite, sans doute pour protéger la route stratégique qui assure l’unité de l’immense Empire séleucide en reliant la façade méditerranéenne à la Mésopotamie et à Séleucie du Tigre23. Cette fondation, effectuée selon les principes de l’urbanisme de type hippodamien, voit les fortifications de la ville être rapidement construites pour enfermer un vaste espace d’environ 65 ha, tandis que la ville elle‑même met plus de temps à être bâtie et, en vérité, ne le sera jamais complètement24. Cependant, sa fondation bouscule l’occupation du territoire antérieure et certains sites anciens voisins comme Hacınebi Tepe, par exemple, semblent décliner25. Pendant la période de fonctionnement de la ville hellénistique d’Apamée, les prospections ont montré que plus d’une dizaine de petits sites ruraux étaient occupés26, soit dans la plaine alluviale, soit sur le plateau de la plaine de Hobab qui est aussi exploitée27. Le travail de ces terres est probablement le fait des colons gréco‑macédoniens qui ont pris part à la fondation d’Apamée et qui ont ainsi contribué à l’exploitation du territoire en faveur de l’Empire séleucide peut‑être dès le début du iii^e s.28.

6Les iii^e et ii^e s. av. J.‑C. voient se dérouler de nombreux épisodes complexes de lutte pour le pouvoir entre les différents royaumes dans lesquels la région d’Apamée ne semble pas jouer de rôle réellement décisif. Un seul épisode historique en lien avec le site est relaté, quand Antiochos III, en 221 av. J.‑C., franchit l’Euphrate pour affronter Molon, le satrape de Médie qui s’est révolté et tente de conquérir la Babylonie29. Il est probable que le passage du fleuve a eu lieu au niveau de Séleucie et que son armée est passée par Apamée de l’Euphrate avant de vaincre Molon. Cependant, si on sait qu’à ce moment‑là la ville d’Apamée fonctionnait, nous n’avons que peu de tombes de cette période : seuls peut‑être les caveaux T20‑T21 (?), la possible tombe T30 (?) et le creusement de la tombe rupestre T24 pourraient appartenir à cette phase (phase Ia dans le phasage des espaces funéraires).

7Rapidement l’histoire de cette région bascule : les Parthes s’installent sur ces terres, entre 122 et 120 av. J.‑C., la principauté d’Édesse fait allégeance au roi arsacide30 et Apamée de l’Euphrate est abandonnée (à la fin du ii^e ou au début du i^er s. av. J.‑C.)31. Cette phase de bouleversements (ou phase Ib des tombes d’Apamée) est abondamment attestée dans les espaces funéraires autour d’Apamée où l’on peut voir un nouveau type de tombes être introduit dans la région à ce moment‑là, les tombes rupestres à loculi (T4 dans sa deuxième phase et peut‑être T16), dont on ne sait pas très bien si elles sont légèrement antérieures à ces épisodes ou contemporaines. À côté de ce nouveau type de tombes rupestres, d’autres types marquent une continuité certaine avec l’époque antérieure, tout d’abord pour les tombes monumentales rupestres comme les tombes à chambre unique et à cuves (T5, T4 dans sa première phase). La tombe T4 permet de suivre l’évolution de ces tombes monumentales rupestres et, à la fin de la phase Ib, leur adaptation à un nouveau type d’organisation importée. À côté de ces tombes monumentales, beaucoup de tombes plus modestes, des caveaux pour la plupart, se situent également dans la continuité de l’époque hellénistique (T22, T23, T25, T26, T27, T29) alors que quelques tombes peut‑être se démarquent (tombe T15 ?). C’est le moment où le destin politique des deux rives de l’Euphrate commence à prendre des voies divergentes. En effet, la rive droite de l’Euphrate connaît, de son côté, une période d’instabilité dont le détail nous échappe32. Elle est soumise au royaume arménien de Tigrane, au début du i^er s. av. J.‑C., puis passe sous l’autorité du royaume de Commagène (65‑64 av. J.‑C.). La fin du ii^e s. av. J.‑C. est donc une période charnière pour la région ; on a pu écrire que c’est le moment où la rive gauche de l’Euphrate sort de l’orbite méditerranéenne33 pour intégrer l’aire d’influence parthe et la principauté d’Édesse. Il s’agit en tout cas de la période de démantèlement de l’Empire séleucide qui pèse sans doute sur le destin d’Apamée de l’Euphrate.

8Les causes de l’abandon de cette ville sont difficiles à percer : la présence de couches de destruction dans des sondages pratiqués contre les fortifications, mais aussi dans des boutiques et au moins une habitation34, pourrait permettre d’évoquer un épisode guerrier, sans que l’on puisse préciser s’il s’agit d’une attaque des Parthes ou d’une des contre‑offensives romaines. La datation de cet épisode est d’autant plus difficile que la céramique de la fin du ii^e et du début du i^er s. av. J.‑C. ne peut guère être distinguée et que l’ensemble de la céramique n’a pas été étudié. Cela dit, des fragments de céramiques campaniennes et de sigillées orientales A hellénistiques, mis au jour dans les niveaux de destruction ou d’abandon du site35, donnent un terminus post quem que l’on peut fixer à la fin du ii^e s. av. J.‑C. Par la suite, le site d’Apamée est aussi peut‑être le théâtre, en 54 av. J.‑C., du franchissement de l’Euphrate par Crassus, avant sa terrible défaite de Carrhes devant les Parthes. La confrontation entre Romains et Parthes se poursuit dans les années qui suivent comme le montre l’épisode de Ventidius Bassus, basé en 38 av. J.‑C. à Séleucie‑Zeugma, qui résiste à la tentative de traversée du fleuve par les Parthes qu’il oblige à se replier sur la rive gauche36. Il semble que l’unité de la moyenne vallée de l’Euphrate ait encore été maintenue au‑delà de l’instabilité politique pendant le i^er s. av. J.‑C. : des alliances familiales et amicales lient les différents protagonistes de la région, que ce soit Tigrane, les rois de Commagène, d’Osrhoène ou les Parthes de la rive gauche.

9Il faut attendre la fin du i^er s. av. J.‑C. (31 av. J.‑C. ?) et l’intégration de Zeugma dans l’Empire romain pour voir cette unité de la vallée de l’Euphrate être apparemment rompue et la rive droite se tourner vers la Méditerranée37 contrairement à la rive gauche. En réalité, cette dichotomie entre les deux rives est moins claire qu’il peut y paraître quand on ne considère que la situation politique. Tout d’abord, il faut dire que les vestiges de cette période sur la rive gauche et à Apamée sont quasiment absents, de sorte que la comparaison entre le paysage sur les deux rives est impossible. Même si une part de notre ignorance vient peut‑être de l’impossibilité de développer des fouilles sur un vaste secteur de la rive gauche, cependant, la situation révèle malgré tout un déséquilibre certain entre les deux rives. Cette période comprise entre la fin du i^er s. av. J.‑C. et le milieu du i^er s. ap. J.‑C. constitue notre phase II. Elle n’est pas véritablement attestée sur le terrain à Apamée et aucune construction de tombe ou même (ré)occupation de tombe ne peut lui être sûrement attribuée. Cette phase II recouvrirait une période d’activité très ralentie sur la rive gauche, succédant à la destruction d’Apamée, à moins que l’organisation du territoire n’ait radicalement changé à ce moment‑là et que nous ne connaissions pas les nouveaux lieux d’inhumations, ce qui ne serait pas étonnant puisque notre exploration de ces espaces funéraires n’est que partielle. Cette phase II, qui voit parallèlement le développement urbain important de Séleucie‑Zeugma38, pourrait correspondre à une période de déplacement des anciens habitants d’Apamée vers la rive droite, après la destruction de leur ville, mais aussi peut‑être à une phase de développement de l’habitat rural dispersé. C’est en tout cas une tendance qui semble se dessiner en aval, sur la rive droite39 et qui pourrait expliquer le silence des sources de la rive gauche. Autrement dit, pendant la phase II, nous aurions le début d’un changement complet d’organisation de l’occupation du territoire sur cette rive gauche où toute urbanisation semble désormais exclue. D’ailleurs, cette évolution pourrait être mise en parallèle avec l’accroissement de la ville de Zeugma et la nécessité de son approvisionnement immédiat. De façon plus générale, cette période semble aussi témoigner d’un certain manque d’intérêt des autorités parthes pour cette zone frontière de la vallée de l’Euphrate. L’établissement de Jebel Khalid a lui aussi été progressivement abandonné et si on ne voit pas le nombre de sites diminuer sur la rive gauche de l’Euphrate40, en revanche, il apparaît clairement qu’il s’agit dorénavant plutôt de petits établissements ruraux alors que le rôle stratégique de cette partie de l’Euphrate, pour les Parthes, ne paraît pas déterminant. On le comprend en songeant que leur empire est centré autour de Ctésiphon et que l’Euphrate n’est qu’à la marge. La route mentionnée dans Les stations parthes d’Isidore de Charax entre l’Euphrate et Séleucie du Tigre, ou plutôt à l’origine entre Séleucie de Piérie‑Antioche et Ctésiphon‑Séleucie, qui refléterait la situation de la région à la fin de l’époque hellénistique et au début de l’époque romaine, part d’Apamée de l’Euphrate qui apparemment existe encore (ou du moins dont le souvenir subsiste), pour quitter tout de suite la vallée de l’Euphrate et se diriger vers l’est, Édesse et la vallée du Balikh41. De plus, les vestiges de dispositifs défensifs sur la rive gauche de l’Euphrate42 restent rares. Très difficiles à interpréter, pour l’heure ils ne peuvent que donner lieu à des hypothèses qui souvent visent à tenter de reconstituer une frontière, conçue comme une ligne de front, selon une conception qui serait à remettre en question. Dans la région, on ne peut guère relever qu’une restauration très limitée de la courtine sud‑ouest des fortifications d’Apamée43 pour laquelle on ne dispose d’aucun élément de datation, et une inscription funéraire destinée au gouverneur de Birtha (Birecik ?), trouvée dans la forteresse de Birecik et datée de 6 (ou de 106) ap. J.‑C.44. En réalité, la nature très souple de la notion de frontière, y compris chez les Romains45, et d’autre part, la prépondérance sur la rive gauche du royaume d’Osrhoène, qui contribue également à amortir la confrontation avec les Parthes, font que cette région de la vallée de l’Euphrate semble échapper, après l’installation des Romains sur la rive droite, à tout enjeu stratégique important, en tout cas tel qu’il se manifeste généralement sur le terrain. Le limes est avant tout une route permettant aux troupes de circuler facilement, y compris en territoire ennemi, ce n’est pas une ligne défensive. C’est le fleuve qui, pendant le Haut‑Empire et jusqu’à la création de la province de Mésopotamie en 195 et l’avènement de la dynastie sassanide vers 223‑226, sert de ligne de démarcation entre les empires en constituant une limite fluide et aisément franchissable. D’ailleurs, Strabon précise bien que ce n’est pas tant l’Euphrate que la Mésopotamie tout entière qui constitue la frontière de l’Empire romain46. Dans ces conditions, on ne défend pas une rive contre les Parthes ou les Romains pendant le Haut‑Empire47. Il ne s’agit pas d’opposer une ligne défensive aux Parthes, mais plutôt de s’assurer le contrôle des voies de communication pour permettre aux troupes de circuler facilement. D’autre part, ce n’est sans doute que vers 60‑63 ap. J.‑C. que Corbulon tente de renforcer la défense de la rive droite en implantant des places fortes et en stationnant la legio IV Scythica à Séleucie‑Zeugma48. Avant cette date, il ne semble pas y avoir de stationnement permanent de troupe sur cette rive de l’Euphrate. De plus, la politique assez louvoyante des Abgarides à Édesse, pris entre les Romains et les Parthes, participe de cette situation relativement apaisée et ils ménagent, autant que faire se peut, leurs voisins romains, même si des attaques comme celle de Volgèse I^er sont parties de leur territoire : ainsi ont‑ils peut‑être passé un accord avec Pompée et, plus tard, participé à une coalition menée par les Romains pour imposer Méherdatès49 sur le trône arsacide. En 49 ap. J.‑C., un comité d’accueil comprenant en particulier Abgar V attendait l’otage des Romains à Zeugma50. Encore au ii^e s., le royaume d’Édesse, bien qu’étant en principe hors de l’Empire romain, en tant que client de Rome depuis au moins 122‑123 ap. J.‑C.51, est soumis à l’autorité impériale, de sorte qu’il n’y a pas de frontière commune avec les Parthes. La mainmise de Rome sur l’Osrhoène s’accentue à partir des campagnes parthiques de 162‑166 jusqu’à l’année 211, la déposition d’Abgar VIII et la création de la province de Mésopotamie. La quasi‑absence d’activité perceptible sur le site pendant la phase II peut donc être mise sur le compte, non pas d’un abandon du territoire, mais d’une ruralisation progressive qui entraîne en particulier l’absence du creusement de nouvelles tombes rupestres monumentales et probablement une dispersion de l’habitat tout aussi difficile à repérer. Parallèlement, cette période voit la fin de toute allusion directe dans les textes, après Les stations parthes, à la ville ou à la plaine qui l’entoure. On ne dispose plus que de documents écrits mentionnant Zeugma et des données de l’archéologie pour restituer l’histoire de ce petit territoire.

10Cependant, une évolution apparaît sur le terrain à partir de la fin du i^er s. ap. J.‑C. autour d’Apamée. Des traces d’activité de type funéraire réapparaissent avec la sous‑phase IIIa, au cours de la seconde moitié du i^er s. ap. J.‑C. et de la première moitié du ii^e s. Une réoccupation de la tombe T16 pourrait être attribuée à cette période, ainsi que peut‑être la construction de la tombe T3. Surtout, les phases IIIb et IVa, au cours de la seconde moitié du ii^e s. et du iii^e s., voient le creusement de nouvelles tombes monumentales en nombre assez important (T1, T2 [?], T3 [?], T10, T11, T31, T32, T33) et l’apparition des premières tombes à arcosolia dès la phase IIIa. Cette architecture ne semble pas s’être développée beaucoup plus loin vers l’ouest et l’Anatolie, au moment où ce type de tombes est bien connu sur la rive droite, que ce soit à Zeugma ou à Doliché, ce qui montre qu’une certaine communauté culturelle subsiste entre les deux rives de l’Euphrate encore au ii^e s.52. La fin du ii^e s. est principalement marquée par l’intégration de la région d’Apamée dans l’Empire romain avec la création de la province de Mésopotamie qui aboutit au déplacement vers l’est des frontières orientales de cet empire. La vallée de l’Euphrate retrouve l’unité politique perdue depuis le démantèlement de l’Empire séleucide et, avec elle, peut‑être une certaine prospérité et un développement démographique qui se manifesteraient par la construction de ces nombreuses nouvelles tombes monumentales, bien qu’aucune autre occupation pour cette période n’ait pu être trouvée sur la rive gauche. Il apparaît comme très probable que cette rive a profité de la richesse de la ville de Zeugma qui connaît alors son apogée, avec ses maisons à mosaïques et le mode de vie fastueux d’une partie de sa population, alors que le commerce de la ville se déroule en partie le long de la vallée de l’Euphrate, comme le montrent deux contrats mentionnant Zeugma et datés entre 239 et 241 d’une part, et de 251 d’autre part, trouvés dans les archives de Doura‑Europos53. Le contexte général de la vallée de l’Euphrate montre que le nombre de sites a augmenté de façon sensible54 sans que, malheureusement, il ne soit possible d’être précis sur la période et la durée d’occupation de ces sites. Pourtant, il conviendrait de l’être pour comprendre précisément le sens de cette occupation : s’agit‑il d’une mise en exploitation intensive du territoire pour nourrir les villes prospères de la région, ou bien faut‑il voir là le développement de bourgs ruraux qui servent de refuges à une population qui a largement déserté Zeugma après l’assaut sassanide de 253, la destruction de la ville55, et l’instabilité qui s’est installée dans la région sous l’effet de la menace représentée par l’installation des Sassanides à Ctésiphon en 226 ?

11La phase IV, qui commence après le milieu du iii^e s. ap. J.‑C. et la destruction de Zeugma, se poursuit pendant tout le iv^e s. ap. J.‑C. et la première moitié du v^e s. Sur le terrain, un certain nombre de constructions de nouvelles tombes peuvent être attribuées à cette période (T2 [?], T8, T10 [?] et T31 [?]), mais l’habitude commence à apparaître, non seulement de continuer à occuper des tombes antérieures (T1, T3, T6, T16, T33), mais peut‑être aussi de rouvrir et réoccuper des tombes abandonnées (T4 [?], T5 [?], T15 [?]). Enfin, des tombes simples de cette période ont aussi été mises au jour (T12, T13). Cela dit, le nombre de tombes construites ou réutilisées n’est que peu indicatif puisqu’il dépend des hasards des trouvailles. Cette période est marquée, dans la région, par les guerres contre les Sassanides dont le détail n’a pas à être rappelé ici et reste d’ailleurs en partie mal établi. Deux offensives majeures touchent la région : celle de 252‑253 qui semble avoir ravagé Zeugma et celle de 259, quand Shapour s’empare d’Édesse, tandis que la victoire de Galère contre les Perses en 297 inaugure une période plus calme au cours de laquelle les affrontements se déplacent vers le sud. Mais il faut attendre la paix de Jovien, en 363, pour voir la paix être officiellement instaurée dans la région. Face à ces affrontements, les deux rives de l’Euphrate s’organisent et une ligne défensive se met en place le long du fleuve, transformant ainsi progressivement la nature de cette frontière56 : dans la région d’Apamée, cela touche le site de Tilöbür est57 qui pourrait être un fortin dominant la vallée de l’Euphrate, mais dont la datation, si elle est tardive, n’est pas assurée, oscillant entre les iii^e‑iv^e s. et l’époque byzantine. Sur la rive droite, Zeugma pourrait avoir eu un castrum qui est situé au iii^e s. mais dont en fait, on ignore beaucoup58. La table de Peutinger, datant probablement du milieu du iv^e s., montre que Zeugma est encore un point de franchissement important de l’Euphrate pour les routes venant de l’ouest, mais sur la rive gauche de l’Euphrate aucun site n’est signalé. Certes, cet itinéraire n’a probablement pas de visée militaire ou commerciale59, mais cette absence est quand même peut‑être significative d’une occupation disséminée et principalement rurale de la rive gauche qui montre que la situation ne semble guère avoir changé depuis le début de l’époque romaine. Le iv^e s. est aussi le moment où les communautés chrétiennes apparaissent dans la région, et en particulier à Zeugma. C’est là que naquit le moine Publius qui fonda, sans doute au début du iv^e s. dans les environs, une communauté monastique dans laquelle on parlait grec comme cela semble avoir été le cas à Zeugma, mais aussi syriaque, la langue clairement en usage sur la rive gauche de l’Euphrate60. Le iv^e s. est le moment où le christianisme s’impose progressivement dans la région, non sans heurts d’ailleurs et retours en arrière sous le règne de Julien l’Apostat, pour arriver, en 392, à la proscription du paganisme61. On le voit, la phase IV des tombes autour d’Apamée fut une période de bouleversements, aussi bien d’un point de vue historique, dans l’organisation politique de la région qui est unifiée sous l’autorité de l’Empire romain et du territoire qui a vu la destruction de Zeugma, que du point de vue religieux avec une nouvelle religion qui s’impose. Malheureusement, faute de documentation précise, les conséquences concrètes de ces changements sont délicates à évaluer sur la région d’Apamée. Cependant, cette période est marquée par des activités humaines bien présentes, même si elles sont diffuses et n’apparaissent que de façon indirecte, archéologique ou à partir des écrits mentionnant le site urbain de Zeugma : globalement, la prospérité de la phase IIIb ne semble pas s’être poursuivie lors de la phase IV, que ce soit sur la rive gauche ou sur la rive droite où la ville de Zeugma renaît très lentement après les destructions de 252‑25362. Cependant, l’étude des espaces funéraires autour d’Apamée permettra de mieux saisir dans quelle mesure les conditions de vie des habitants ont été impactées par ces événements, comment ils se sont adaptés à ces nouvelles conditions et finalement de suppléer au silence des sources écrites.

12Les v^e et vi^e s. se situent dans la continuité de la période précédente et en particulier de la phase IVb au cours de laquelle on a pu assister à une lente reconstruction de la région après les assauts sassanides. Ils montrent une situation qui, de prospère au v^e s., semble se détériorer au cours du vi^e s. En effet, le v^e s. est marqué par une période de paix en Mésopotamie qui laisse les esprits disponibles pour les querelles religieuses, alors que l’Empire perse est aux prises avec des querelles internes : la Correspondance de Théodoret de Cyr nous montre que l’évêque de Zeugma, en particulier, intervint très activement dans la défense de Nestorius contre la doctrine monophysite et même qu’un synode de réconciliation eut lieu à Zeugma en 43363. Certes, ces querelles n’ont guère dû affecter le quotidien des habitants de la rive gauche de l’Euphrate, encore que la tombe T9 en porte peut‑être la trace64. Parallèlement, on assiste à un accroissement sensible des établissements de cette époque : la région semble avoir connu une augmentation de la population qui atteindrait un pic au début du vi^e s. ap. J.‑C. À proximité de l’ancien établissement d’Apamée, on note d’ailleurs une occupation plus dense qu’auparavant, même s’il convient de rester prudent au vu de la rareté des témoignages. C’est pourtant probablement à ce moment‑là qu’il faut attribuer la construction d’un habitat à sols mosaïqués sur la rive de l’Euphrate65. Dans la vallée de l’Euphrate, sur la rive gauche, les sites de Tilöbür66 et peut‑être de Tilöbür est67, mais aussi de Tilbeş Höyük68, de Tilvez 169 et de Tilvez Höyük70 semblent aussi avoir fonctionné pendant cette phase tandis que de petits sites ruraux de la plaine de Hobab témoignent d’une intense exploitation du territoire au‑delà de la vallée de l’Euphrate, comme Colfelek Tarlası71, Tepecik72 ou Boztarla Tarlası73. Enfin, le site urbain de Zeugma, selon un rééquilibrage des occupations bien connu pour cette période74, connaît une phase de réoccupation et de restructuration de l’habitat autour de quelques noyaux denses75. Cette activité va de pair avec une augmentation sensible des importations de céramiques fines sur le site76, même si ces habitats ne présentent pas le même caractère luxueux que ceux de la première moitié du iii^e s. et si de vastes secteurs de la ville ne sont pas réoccupés77. Parallèlement, en aval de Zeugma, on voit nombre de petits sites ruraux apparaître, en particulier sur les plateaux calcaires qui dominent la plaine de l’Euphrate, montrant ainsi une exploitation plus importante de l’ensemble du territoire et un développement de la vie rurale78. En aval d’Apamée, autour de Manbij, la même impression domine79. Ce dynamisme des campagnes, en tout cas pendant une partie de la période ne se manifeste pas dans les aires funéraires autour d’Apamée par la construction de tombes monumentales nouvelles, à l’exception peut‑être de la tombe T9. En revanche, les réoccupations (et les réappropriations ?) de tombes antérieures (ou les nettoyages précédant peut‑être une réoccupation qui n’a pu avoir lieu) sont quasi systématiques (tombes T1, T3, T4, T8, T11, T16) dans les tombes rupestres, selon un processus apparu au iv^e s. qui se développe lors de la phase V.

13Au vi^e s., les hostilités reprennent avec les Sassanides et leur roi Khavad I^er. Elles débutent lors du règne de Justinien, dès 527, même si la confrontation touche avant tout l’Euphrate en aval du Khabour, où se trouve la frontière avec les Sassanides. Cependant, si l’on en croit Procope, la menace était réelle plus en amont et Justinien aurait restauré les murs de la ville de Zeugma80. D’ailleurs, si la paix de 532 fut déclarée perpétuelle, cela n’empêcha pas, dès 540, les habitants de Hiérapolis‑Manbij de devoir payer une somme considérable à Khosroès pour éviter le pillage de leur ville alors que le roi perse fait route vers Antioche81. Ce deuxième conflit, qui dure jusqu’en 561, est également marqué par le pillage de nombreuses villes et la déportation de leurs habitants. Finalement, une nouvelle guerre contre les Perses est déclenchée par Justin II en 572‑573, tandis que la paix qui suit est interrompue par un nouveau conflit conduit par Hormizd IV. Il prend fin en 590, avant de reprendre au début du vii^e s. et d’aboutir, entre autres, à la prise d’Édesse par les Perses. L’avancée perse se poursuit vers l’Asie Mineure, contre un Empire byzantin terriblement affaibli. Cependant, en 624, une contre‑offensive est lancée par Héraclius qui parvient jusqu’à Ctésiphon. On ignore si des opérations se sont déroulées dans la région précise qui nous occupe. En tout cas, ces guerres se terminent par la conquête de l’ensemble de la Syrie par le calife Omar qui, en 636, remporte la décisive victoire de Yarmuk et fait tomber la région sous domination omeyyade. L’écho de ces épisodes guerriers est difficile à saisir pour nous. Les troubles politiques qui ont pu avoir des contrecoups dans la région ne suffisent pas à expliquer le progressif abandon dont semblent faire l’objet les tombes. Cependant, bien qu’on ne connaisse pas le détail des événements, des couches de destruction ont été mises au jour à Zeugma dans plusieurs secteurs82. Ainsi, dans les chantiers ZAP 4 et ZAP 5, deux niveaux semblent indiquer qu’au début du vi^e s., la ville a connu un épisode violent83. La terrasse de la maison des Synaristôsai a été abandonnée vers le milieu du vi^e s., sans trace de violence84, et l’on connaît également des structures d’habitat qui ont continué à fonctionner sans solution de continuité du v^e au vii^e s.85. On voit donc combien ce processus lent d’abandon, à Zeugma, est complexe. D’autres facteurs ont eu leur importance, sans doute aussi dans ce phénomène. Plusieurs épisodes de tremblements de terre ont pu impacter la région. On sait qu’en 526 et 528 des séismes ont ravagé Antioche. Il se peut qu’ils aient été ressentis également dans la région, d’autant plus autour d’Apamée que la plaine alluviale est susceptible d’une plus grande liquéfaction86. L’épidémie de peste bubonique qui a sévi dans la région en plusieurs vagues à partir de 54187, mais aussi en 560‑561, peut‑être en 599 et en 63988 a aussi dû contribuer à la diminution de la population, tout comme les nombreuses famines qui ont sévi89. On voit donc la fréquentation des aires funéraires diminuer progressivement. Il est difficile d’être très précis sur le processus d’abandon des tombes d’autant que la céramique commune de la région ne permet pas de différencier nettement le matériel du v^e et du vi^e s. Cependant, les lampes, peut‑être plus significatives de ce point de vue, montrent que seules les tombes T1, T8, T9, T11 et T16 comportent dans leur matériel des lampes de type 5a, qui paraît devoir être clairement attribué au vi^e s.90 et sans doute, pour une part d’entre elles, à la première moitié du vi^e s.

14En revanche, les traces d’occupation pouvant être datées au‑delà du début du vii^e s. sont plus rares quantitativement (phase VI) ; si l’on prend pour critère les lampes de type 5c91, on n’en relève que dans les tombes T1, T8 et T11. On voit donc comment petit à petit, le nombre de tombes utilisées diminue sans pour autant qu’il y ait abandon total du lieu ; d’autre part, on peut aussi observer que les tombes comportant du matériel tardif de la phase VI sont à peu près les mêmes que celles qui fonctionnaient encore à la fin de la phase V. Une certaine continuité semble donc exister entre les deux périodes avec, cependant, une nette tendance à la diminution des occupations. On sait d’ailleurs que Zeugma aussi a continué à exister au‑delà de la conquête omeyyade qui s’est pourtant peut‑être déroulée de façon violente dans cette ville, comme sembleraient le montrer les vestiges mis au jour dans les chantiers ZAP 7B et ZAP 1292. À l’issue de cette conquête, il existe quelques traces d’activités à Zeugma dans le chantier ZAP 193, mais aussi sur la terrasse de la maison des Synaristôsai94. L’occupation du site s’organise peut‑être alors en deux petits groupes distincts d’habitations. L’activité à l’époque omeyyade dans les espaces funéraires autour d’Apamée semble bien exister, mais être assez réduite. Il nous faudra vérifier si ces traces d’activités sont bien d’ordre funéraire, ou s’il y a eu réutilisation de ces espaces comme lieux de stockage. L’occupation de la zone autour d’Apamée continue donc, même si nous ne disposons d’aucun élément permettant de saisir s’il y eut des changements dans son organisation. Les prospections menées dans la région ont cependant rendu compte d’un important dépeuplement à l’époque omeyyade95, dont témoigne peut‑être l’abandon partiel des espaces funéraires. Nous n’avons guère d’élément pour expliquer cet abandon des tombes autour d’Apamée, d’autant qu’aucun des espaces funéraires n’a été fouillé complètement : on peut donc très bien avoir aussi affaire à un déplacement limité des aires d’inhumation, lié soit à des modifications dans l’organisation de l’habitat, soit à un regroupement progressif autour d’un bâtiment sacré (autour d’une église par exemple), selon une pratique largement attestée en Occident comme en Orient, avec cependant des exceptions96. On a aussi pu remarquer dans la région, qu’à l’époque islamique les cimetières étaient souvent déplacés pour investir de nouveaux lieux comme les tells97. L’interprétation de cette diminution importante de la fréquentation des tombes autour d’Apamée et peut‑être de la population à partir du vii^e s., voire sans doute avant dans la mesure où le matériel de la fin du vi^e et du vii^e s. est difficile à distinguer, est en fait complexe98. On ne trouve de matériel d’époque islamique à l’extérieur des tombes que dans les environs des tombes T1, T3, peut‑être T8, et certainement T11. On peut d’ailleurs remarquer que, à part pour T3, les autres tombes comprennent aussi, à l’intérieur, du matériel de même époque. Les traces de passages à l’extérieur correspondent donc en général à une fréquentation à l’intérieur des tombes. En revanche, sur l’ensemble des espaces funéraires autour d’Apamée, on ne saisit pas de passages fréquents à l’époque islamique, ce qui confirmerait que la population au pied de ces collines n’était pas dense et peinait à investir tout l’espace des collines99. La zone, malgré encore son utilisation partielle, n’a donc guère continué à être entretenue et est retournée probablement à la nature sauvage, ce qui pourrait également expliquer l’emplacement des quelques tombes qui ont continué à fonctionner. On doit noter que les prospections menées par G. Algaze, ainsi que T.J. Wilkinson, dans la région de Karkemish100, semblent conformes à cette impression d’une continuité dans l’occupation de l’espace entre la fin de l’époque byzantine et le début de l’époque islamique, mais aussi d’un dépeuplement de la région.

Les recherches archéologiques à Apamée de l’Euphrate

15Il n’y a pas eu de fouille officielle dans la ville ou les espaces funéraires autour d’Apamée avant notre intervention. Cependant, dès le xix^e s. des vestiges du site avaient été observés depuis l’autre rive de l’Euphrate, par E. Sachau101, de sorte qu’au début du xx^e s., l’historien belge F. Cumont102 proposa, en s’appuyant sur des informations « de seconde main, basées sur des traditions orales », de voir dans ce site qui se situait à proximité du village et du tell de Tilmusa‑Keskince, les restes d’Apamée sur l’Euphrate après avoir proposé de situer Séleucie‑Zeugma aux environs du village de Belkıs, sur la rive droite de l’Euphrate.

16Les recherches conduites conjointement par J. Wagner sur les deux rives de l’Euphrate ont permis de confirmer ces hypothèses. En effet, ce chercheur qui est avant tout un épigraphiste, a publié une inscription incomplète103 et surtout un lot important de tuiles estampillées au nom de la legio IV Scythica104 qui avait été stationnée à Zeugma au cours des i^er et ii^e s. ap. J.‑C.105. À partir de cette identification du site de Belkıs comme étant l’ancienne Séleucie‑Zeugma, il est possible, en s’appuyant sur la liste des stations parthes de la route royale, mentionnées par Isidore de Charax106, de voir de l’autre côté de l’Euphrate, Apamée, première station de cet itinéraire après le franchissement de l’Euphrate à Zeugma. Pline l’Ancien vient également conforter cette identification en mentionnant Zeugma qui se trouve en face d’Apamée de l’Euphrate107. J. Wagner explore la rive gauche de l’Euphrate : il relève sur le tell la présence de céramiques du Bronze ancien ainsi que, sur la pente ouest face au fleuve, les vestiges d’un mur en appareil régulier qu’il date de l’époque romaine, mais qui a disparu depuis. Il propose également un tracé très schématique, rectangulaire, de l’enceinte de la ville108. Sur le site d’Apamée109, il signale de nombreux vestiges dans le village moderne dont deux chapiteaux corinthiens et deux stèles funéraires, qui ont pu être rapportées des aires funéraires d’Apamée ou de Zeugma110. Enfin, J. Wagner a repéré plusieurs tombes rupestres sur les collines dominant la vallée de l’Euphrate, à l’est du site d’Apamée, dont deux ont été rapidement relevées (tombes T3 et T33). Seule la tombe T3 a pu être retrouvée par notre équipe.

17Finalement, dans la seconde partie du xx^e s., les opérations archéologiques dans la région s’intensifient avec le développement de la politique de maîtrise de l’eau de l’Euphrate menée par la Turquie à partir des années 1960. Ainsi, la construction du barrage de Keban entre 1965 et 1975, celle du barrage de Karakaya entre 1976 et 1987 et enfin celle du barrage Atatürk entre 1983 et 1990 ont‑elles entraîné la disparition d’une vaste partie de la haute vallée de l’Euphrate et de sites emblématiques comme Samosate. Devant cette situation et les projets des barrages de Birecik et de Karkemish, en aval, prévus par le programme du GAP111, les archéologues se sont mobilisés. Dès 1988, le Tigris‑Euphrates Archaeological Reconnaissance Project, sous la direction de G. Algaze, lance une vaste série de prospections qui se déroulent dans la vallée de l’Euphrate en 1989, de Samosate (pas encore immergée) jusqu’au barrage de Karkemish112. Ces recherches ont évidemment couvert la plaine de Hobab et ont permis des avancées importantes dans la reconnaissance des vestiges. Les occupations sur le höyük de Tilmusa ont pu être précisées : elles dateraient du Chalcolithique, de la période d’Uruk et du Bronze ancien et récent. Les prospections ont aussi permis de préciser le tracé des murailles autour d’Apamée, en forme de triangle113, elles ont assuré le premier relevé de l’angle nord‑est de ces murailles avec la présence d’une tour circulaire et d’un tracé des courtines en chevron. Ces prospections ont aussi permis de repérer, dans le village de Tilmusa‑Keskince, un autel à corne inscrit, datant de l’époque hellénistique ou du début de l’époque romaine114. Enfin, plusieurs tombes rupestres ont été signalées, parmi lesquelles deux sont décrites et ont été rapidement relevées115 (tombes T2 et T32).

18Alors que des fouilles ont été entreprises à Zeugma dès 1993 et ont attiré plusieurs équipes internationales, le site d’Apamée, moins connu et cité dans les textes anciens, n’a pas suscité de projet qui lui soit propre. Les fouilles se sont déroulées sur le site dans le cadre d’un projet plus vaste, la mission franco‑turque de Zeugma‑moyenne vallée de l’Euphrate, financée en grande partie par le ministère français des Affaires étrangères. Cette mission a débuté les fouilles en 1996, sous la direction de R. Ergeç et de moi‑même. Afin de comprendre les deux sites de Séleucie‑Zeugma et d’Apamée de l’Euphrate, leur rôle respectif ainsi que les modalités de passage de l’Euphrate, il nous a en effet paru évident de les englober dans un même projet, qui devait permettre de préciser les raisons de leur fondation quasi simultanée de part et d’autre de l’Euphrate, d’établir si ces deux sites ont connu un développement parallèle, ou si au contraire, ils se sont succédé dans le contrôle du passage de l’Euphrate. Enfin, c’était également le meilleur moyen de vérifier l’hypothèse de D. Kennedy selon laquelle le fort romain protégeant le passage de l’Euphrate aurait pu avoir été construit sur la rive gauche ; en effet, selon cet historien, cette rive gauche était elle aussi romaine116. Le nom Zeugma regrouperait donc, dès le i^er s., deux entités différentes, Séleucie et Apamée.

19Dans le cadre de ce projet et parallèlement aux fouilles de Zeugma, nous avons mené, à partir de 1996, des fouilles dans la ville d’Apamée ainsi que dans les espaces funéraires qui s’étaient développés autour du centre urbain. Nous avons également continué à conduire des prospections, entre autres, dans la région autour d’Apamée, afin de mieux comprendre l’organisation du territoire.

20Les fouilles du centre urbain ont été menées entre 1996 et 1999117, alors que la montée des eaux du lac de barrage, commencée en décembre 1999, a ennoyé le site dès le printemps 2000. L’exploration archéologique menée par J. Gaborit, responsable de ce secteur, complétée par des prospections géophysiques et pédestres, ont permis en quatre campagnes de révéler la structure urbaine de la ville d’Apamée, que ce soit ses fortifications ou son habitat, organisé en un urbanisme orthogonal, mis en place dès la construction de la muraille orientale. Cependant, ce projet de ville ne semble pas avoir été entièrement réalisé ainsi que le montrent certains secteurs intra‑muros non bâtis118. Les fouilles ont permis de déterminer la chronologie du site dont la comparaison avec celle des tombes est intéressante. Si l’on savait que la ville avait été fondée par Séleucos I^er Nicâtor au début du iii^e s.119, en revanche, la durée de son fonctionnement n’avait jamais été établie. Or, il est apparu que la ville n’a pas connu une très longue occupation. Une étude préliminaire de la céramique mise au jour dans les différents sondages effectués dans l’habitat comme sur les fortifications, a révélé que, sur trois secteurs différents, les murailles avaient connu une destruction violente à la fin du ii^e ou au début du i^er s. av. J.‑C. Les fouilles intra‑muros ont livré également plusieurs couches de destruction, dans des sondages différents, que ce soit au nord de la ville ou dans des boutiques, le long de la rue principale est‑ouest120. Elles contiennent du matériel daté de la fin du ii^e s. av. J.‑C.121, fixant ainsi le terminus post quem pour la destruction de la ville qui ne semble guère avoir été réoccupée ultérieurement. Les causes de cet abandon ne sont pas claires, mais ces couches de destruction pourraient désigner une opération militaire, parthe ou romaine, qui aurait marqué la quasi‑fin de l’occupation. Si quelques traces de réparations de la muraille méridionale ont été observées et attribuées à une époque postérieure, mal située122, il faut noter que l’occupation romaine est très peu marquée sur le site, malgré les recherches que nous y avons conduites et la présence de Zeugma qui, à cette époque, se développe sur la rive droite de l’Euphrate123. S’appuyant sur cette constatation, on peut penser que le passage de l’Euphrate se faisait légèrement plus en amont, dans le coude de l’Euphrate qui détermine de nombreux îlots favorisant le passage124. Ces données sont importantes pour comprendre le contexte des tombes étudiées qui, pour la majorité d’entre elles, sont postérieures au fonctionnement de la ville d’Apamée125 : ces espaces funéraires ne sont pas des espaces funéraires strictement liés à Apamée ; il est plus juste de les considérer comme des aires funéraires situées à proximité du site d’Apamée, avec lequel elles n’ont souvent aucun lien. Seul un habitat byzantin avec mosaïque, s’appuyant contre la muraille méridionale, témoigne d’une réoccupation du site peut‑être aux v^e et vi^e s., qui reste très limitée126 mais qui peut être contemporaine de la phase protobyzantine de fonctionnement des tombes127.

21En plus des fouilles, A. Comfort a poursuivi les prospections pédestres dans les environs du site, dans le cadre de la mission franco‑turque. Elles nous ont permis de découvrir un site byzantin128 dominant la vallée de l’Euphrate au‑dessus du site de Tilöbür Höyük129 qui se trouve sur la première terrasse au‑dessus du fleuve à environ 1 km à l’est du site d’Apamée. Ce site semble avoir été occupé du iii^e au v^e‑vi^e s. ap. J.‑C. Ces deux sites peuvent être liés également aux phases tardives (phases IV‑V) de certaines tombes qui se trouvent à proximité (T1, T3, T9, T11, T12, T13, T32 et T33). Ce rapide survol des occupations dans les environs d’Apamée révèle donc une occupation du territoire de la plaine alluviale qui, après le début du i^er s. av. J.‑C., se transforme probablement en une occupation à caractère principalement rural et dispersé. Ce changement a été observé ailleurs sur la rive gauche de l’Euphrate, en particulier au niveau du site de Jebel Khalid abandonné au premier tiers du i^er s. av. J.‑C., même si des réoccupations limitées se produisent jusqu’au début du i^er s. ap. J.‑C.130 alors que l’on peut noter, de façon générale, une légère augmentation du nombre de sites dans la vallée de l’Euphrate pendant cette période131, une tendance qui s’accentuera par la suite. Cela dit, comme le montrent certaines des tombes creusées en particulier entre le ii^e et le iv^e s. ap. J.‑C. (T1, T3, T8, T11, T32, T33), ainsi que les vestiges de la maison à mosaïque mis au jour contre la muraille méridionale d’Apamée, cette dispersion de l’habitat n’est pas forcément synonyme d’appauvrissement132. Sans doute y a‑t‑il des villae rurales qui exploitent les terres fertiles de la vallée de l’Euphrate même si nos prospections n’ont pas permis de les localiser.

22Les prospections conduites dans la région, dans le cadre de la mission franco‑turque, ont également livré des informations importantes sur les voies de communication qui la sillonnent. Apamée se trouve au cœur d’un nœud de routes qui unissent la façade méditerranéenne et la Mésopotamie d’une part, et qui longent la vallée de l’Euphrate d’autre part, en particulier vers le sud. La protection de la circulation entre la façade méditerranéenne et la Mésopotamie est probablement la raison de la fondation de la ville qui contrôle, avec Séleucie‑Zeugma sur la rive droite133, le franchissement de l’Euphrate par une route importante assurant l’unité de l’Empire séleucide entre ses deux capitales, Séleucie de Piérie, puis Antioche et Séleucie du Tigre. Les stations parthes d’Isidore de Charax, de ce point de vue, constituent une source de renseignements importante puisque ce texte reprend sans doute une partie de la route séleucide, même si la restitution précise de cet itinéraire demeure délicate134. Cependant, ce texte nous apprend qu’Apamée était la première étape après la traversée de l’Euphrate. L’étape suivante se trouvait à Daiara, à l’est de la vallée de l’Euphrate, en direction du Balikh. Autrement dit, il existe une route qui part d’Apamée vers l’est. En même temps, la détermination du plan de la ville et des murailles d’Apamée donne des éléments de circulation ; l’une des rues principales, plus large que les autres, permet de relier la zone probable du franchissement de l’Euphrate, à l’ouest, vers le nord‑est et l’est où se trouvent des portes de la ville. Plusieurs possibilités existent, qui ont été repérées dans le cadre de prospections (fig. 4)135. La route principale qui doit peut‑être être associée à la route royale parthe pourrait suivre la rive de l’Euphrate jusqu’à Hacınebi Tepe, un site occupé pendant l’époque hellénistique et le début de l’époque romaine136, à moins qu’elle ne continue jusqu’à Birecik, avant d’obliquer vers l’est. Cela dit, il existe aussi très certainement des routes à vocation plus régionale, qui partent également d’Apamée pour remonter le cours de l’Euphrate137, mais aussi vers le nord et le nord‑est pour parvenir sur le plateau et relier Apamée aux différentes implantations sans doute en lien avec ce site comme les occupations rurales de Colfelek Tarlası138, de Hacı Mehmet Höyük139, de Boztarla Tarlası140 et de Koltuk Meriç Tarlası141 qui ont fonctionné pendant la durée d’occupation du site urbain d’Apamée, mais aussi à l’époque romaine, voire au‑delà pour la plupart d’entre elles. Nous verrons que l’étude de la répartition spatiale des tombes autour de la ville permettra de proposer l’hypothèse de l’existence d’une de ces routes qui subsistait encore au moment des fouilles, sous forme de chemin, s’enfonçant dans un vallon avant de gagner la partie méridionale du plateau au‑dessus du site (fig. 10).

Fig. 9 – Plan général du site et des espaces funéraires.

Fig. 10 – Plan des secteurs A, B et D des espaces funéraires autour d’Apamée.

23Un travail sur l’Euphrate, et en particulier sur son point de passage au niveau de Zeugma, a été également conduit par la mission archéologique franco‑turque. Cette problématique était évidemment dictée par l’importance historique du franchissement du fleuve à cet endroit, fréquemment évoqué par les auteurs anciens142 et dont les modalités posent problème. L’importance du passage à Zeugma et son caractère pérenne qui a donné son nom à la ville ont pu suggérer la présence d’un pont construit dont l’emplacement a longtemps été recherché et dont J. Wagner, après F. Cumont, a cru retrouver les traces sur la rive du fleuve143. Des travaux de nettoyage ont permis d’étudier les massifs de maçonnerie pris pour les piles du pont et ont montré qu’il s’agit d’installations tardives144 qui ne peuvent avoir cette fonction ; parallèlement, aucune structure pouvant permettre d’évoquer un pont construit n’a pu être découverte sur la rive gauche145. De même, alors que la construction du barrage de Birecik exigeait l’arrêt quasi complet du cours du fleuve en mai 1999, nous avons pu prospecter le lit de l’Euphrate : aucun massif de maçonnerie n’est apparu. Étant donné la largeur du cours de l’Euphrate entre Séleucie‑Zeugma et Apamée et la force du courant, il paraît peu vraisemblable qu’il y ait eu un pont construit entre les deux rives à cet endroit. On devait, dans les périodes de fort débit du fleuve, le franchir en bateaux comme l’enseignent les textes anciens146. On pouvait aussi, en période d’étiage, franchir l’Euphrate à gué, en tout cas partiellement, tout comme cela était encore possible lorsque nous travaillions sur le site. L’emplacement précis du passage de l’Euphrate n’a pu être déterminé, mais un certain nombre d’éléments permettent de proposer que le franchissement se faisait en amont du Bahçe Dere et d’Apamée, probablement au niveau du grand méandre décrit par l’Euphrate (fig. 2‑4) ou juste en amont. Au niveau du site d’Apamée, l’ensemble des sondages conduits intra‑muros n’a jamais permis de mettre au jour de la céramique romaine, ce que des passages réguliers n’auraient pas manqué de laisser en abondance ; il paraît donc probable qu’aucun passage important ne traversait les ruines de la ville hellénistique. En revanche, dans le méandre, la présence d’îles faites de dépôts alluviaux provoqués par le ralentissement des eaux du fleuve a dû faciliter la traversée à gué et être exploitée très tôt. Ces îles sont malheureusement très instables : une rapide prospection conduite sur la plus importante d’entre elles a montré qu’il s’agissait d’une île de formation récente et que nous ne pouvions espérer y trouver de traces de passages anciens. Après le franchissement du fleuve, on devait passer immédiatement au nord des ruines d’Apamée pour rejoindre la route se dirigeant vers l’est et vers Hacınebi Tepe ou vers le nord et le plateau.

La fouille des espaces funéraires

24La décision de conduire des fouilles dans les espaces funéraires a été prise au cours de la deuxième campagne de fouille dans la ville d’Apamée, en septembre 1997, quand une tombe comportant des inscriptions syriaques (T1) a été découverte de façon fortuite : une paysanne se rappelant s’être introduite dans une tombe comportant une « inscription arabe » nous a conduits devant la tombe T1. Dans les environs, des cavités partiellement comblées laissaient penser que d’autres tombes pouvaient se trouver à proximité. Si aucune tombe n’avait été fouillée auparavant, il faut souligner que certaines tombes d’Apamée avaient déjà été repérées par J. Wagner dans les années 1970147 qui en avait relevé deux148. De même, G. Algaze a également établi plus tard le plan de deux autres tombes149. Cependant, l’importance de la découverte de la tombe T1, du matériel et des informations qu’elle a livrées grâce à ses inscriptions, nous a rapidement convaincus de la nécessité de tenter d’étudier son secteur de la façon la plus exhaustive possible. Dans le cadre de la mission archéologique de Zeugma‑moyenne vallée de l’Euphrate, la responsabilité des fouilles des différents espaces funéraires autour d’Apamée a été confiée en 1998 par moi‑même et E. Bucak à A. Desreumaux, puis en 1999 à J.‑S. Caillou. Ainsi, seules deux campagnes de fouille ont pu être menées, entre août et octobre 1998 et 1999. Ont également participé à ces fouilles J.‑B. Yon et M.‑C. Marcellesi. Le post‑fouille a été conduit entre 2006 et 2011 sous ma direction, puisque les fouilleurs des tombes n’ont malheureusement pas pu participer ni contribuer pour des raisons diverses à cette phase indispensable du travail archéologique. J’ai réuni une équipe interdisciplinaire permettant d’étudier la riche documentation livrée par ces fouilles. L’ensemble des intervenants a pris part à la rédaction de ce volume, en fonction de leurs contributions respectives.

25Une étude des espaces funéraires supposait de tenter d’en déterminer l’étendue et de découvrir éventuellement de nouvelles tombes qui auraient échappé au pillage. Une telle approche aurait pu permettre d’établir une stratégie de fouille afin de réunir, en un temps très limité, le maximum d’informations ; elle aurait aussi éventuellement pu permettre de déterminer de façon approximative le nombre de sépultures présentes, ainsi que leur répartition spatiale et chronologique. Il est vite apparu, malheureusement, que même en utilisant des méthodes rapides comme la géophysique, nous ne parviendrions pas à avoir une vue d’ensemble des espaces funéraires, faute de temps avant l’immersion du site. Un autre volet de cette étude comprenait un travail très minutieux sur l’ensemble des données constituant la tombe, c’est‑à‑dire l’architecture, mais aussi l’ensemble du matériel mis au jour dans la sépulture, y compris les ossements humains et animaux, afin d’en restituer toute l’histoire, depuis son creusement jusqu’à son abandon et éventuellement son (ou ses) pillage(s) et, au final, d’essayer de restituer certaines pratiques funéraires. Cette partie du travail constitue le cœur de cette publication. Elle nous paraît d’autant plus importante que l’archéologie du funéraire, dans la région, pour les époques concernées par ces espaces funéraires, n’est que peu développée150.

Étude de l’étendue et de l’organisation des espaces funéraires

26Dans l’étude de ces espaces, une première question importante se posait ; il s’agissait d’établir leur étendue et leur densité afin de pouvoir déterminer dans quelle mesure les tombes mises au jour et fouillées pouvaient être représentatives. Pour ce faire, plusieurs méthodes ont été utilisées conjointement. Les témoignages des paysans du voisinage ont été déterminants puisqu’ils ont permis la découverte de plusieurs tombes situées dans des secteurs très variés (T1, T9, T10, T31) [fig. 9‑10]. Des prospections pédestres ont permis de compléter ces données (T4, T8), ainsi que des décapages systématiques dans des zones déterminées (T14‑T15, T17‑T22), comme celui de 60 m² effectué au pied de la colline ouest (secteur D) ou encore le décapage conduit à proximité de la route d’accès au village de Tilmusa où des tombes étaient visibles dans les parois de puits (secteur C). Ce travail, tenté en un laps de temps très court, malgré nos efforts et l’utilisation également de méthodes performantes comme la prospection géophysique, n’a donné que des résultats partiels qui ne permettent pas de restituer l’étendue réelle des espaces funéraires autour de la ville (fig. 9‑10). Il faut dire que le relief accidenté et le remblaiement des entrées des tombes ont rendu le travail difficile ; il est probable que de nombreuses tombes nous ont échappé. De plus, des tentatives de prospection au géoradar ont échoué du fait du taux d’humidité important des matériaux constituant l’environnement des aires funéraires151. L’équipe de géophysique, constituée autour de N. Florsch et comprenant C. Camerlynck, J. Hinderer et I. Guyot, décida alors d’avoir recours à la méthode gravimétrique, utilisée couramment dans le génie civil pour rechercher d’anciennes carrières152, mais délicate dans sa mise en œuvre. Le principe consiste à mesurer le champ de pesanteur étant donné qu’en présence d’une cavité, la gravité est plus faible. Cela dit, les mesures obtenues grâce à deux microgravimètres Scintrex CG‑3M appartenant au Centre littoral de géophysique de l’université de La Rochelle et au laboratoire de dynamique interne de l’École et observatoire des sciences de la Terre de Strasbourg, sont extrêmement complexes et doivent subir de multiples corrections avant de pouvoir être interprétées. À partir d’une lecture immédiate et partielle des résultats, quatre zones d’anomalies ont été déterminées ; leur exploration a conduit à la découverte d’un possible front de carrière (zone de prospection E), mais aussi à la mise au jour de la tombe T11 (zone de prospection B), correspondant à l’anomalie n^o 5, et tout près de celle‑ci, des tombes T12 et T13. Finalement, en comptant également quelques tombes explorées par nos prédécesseurs, 34 tombes ont été relevées au total, une trentaine d’entre elles a pu être fouillée. Malgré tout, si l’on considère l’étendue de ces espaces funéraires, on se rend compte que ces tombes ne représentent sans doute qu’une infime partie des sépultures qui, au fil des siècles, de l’époque hellénistique à au moins la fin de l’époque protobyzantine, ont été implantées dans ces secteurs. Le calcaire dans lequel étaient taillées la plupart de ces tombes n’affleure que dans quelques endroits privilégiés ; partout ailleurs, il est recouvert d’une épaisse couche de terre qui a remblayé les entrées de tombes et a rendu souvent impossible leur repérage (fig. 6 et 8). Enfin, les quelques zones très réduites qui ont pu être systématiquement explorées (T14‑T15 et T17‑T22 par exemple) ont montré que les caveaux étaient disposés de façon dense. Tous ces éléments confirment que l’échantillonnage de tombes que nous proposons dans cette publication est limité, bien qu’étendu. Cependant, il ne pourra être élargi dans les années à venir puisqu’une grande partie de ces aires funéraires a disparu sous les eaux du barrage de Birecik. Il s’agit donc d’un témoignage unique, à la fois du fait de la disparition de ces espaces, mais aussi de l’utilisation d’une méthodologie de fouille qui n’avait jamais été sollicitée jusqu’alors en contextes funéraires, en particulier dans le cas des tombes rupestres dans la région. Par commodité, nous avons divisé ces espaces funéraires en sept noyaux ou secteurs différents, désignés par des lettres (fig. 9‑10).

27Dans le monde grec et romain, les espaces funéraires sont situés traditionnellement en dehors de la ville153. Ceux étudiés ici n’échappent pas à cette règle (fig. 9), qui cependant connaît des exceptions en contexte parthe où il pourrait peut‑être y avoir eu aussi des inhumations intra‑muros154. La seule tombe qui ait été repérée à l’intérieur des murs d’Apamée (T34) [secteur E] est tardive et s’est implantée dans les ruines de la ville hellénistique, plusieurs siècles après son abandon, comme cela se pratique souvent aux époques tardives155. En revanche, la localisation des espaces funéraires a été très largement impactée, comme souvent, par la nécessité d’être « en vue » et de marquer le paysage des vivants156. Cette caractéristique doit assurer la pérennité du souvenir des défunts, mais aussi montrer la puissance de la cité et des familles ayant financé les tombes les plus impressionnantes. Des tombes se trouvent donc dans la plaine, sans doute le long des voies qui la parcouraient après la porte nord‑est de la ville (T29‑T30 [?]) [secteur C], mais aussi plus loin, à l’entrée du vallon séparant les collines qui dominaient Apamée et Tilöbür (T14‑T15, T17‑T22, T26‑T28) [secteur D], au nord de cette plaine, sur les pentes des collines qui la limitaient, ainsi qu’au sommet (T2) [fig. 9‑11] (secteur A, qui occupe les pentes des collines ouest et secteur B qui occupe la colline de Karaoğlu, à l’est). Enfin, des tombes se trouvaient au nord de Tilöbür, dans la plaine ou au pied des collines (T32) [secteur F], encore le long de la voie qui devait parcourir cette plaine et longer l’Euphrate. Si la situation des tombes le long des voies de communication est constatée à maintes reprises à l’époque romaine157, cette situation est déjà observée dès l’époque classique mais aussi à l’époque hellénistique : le site de Hiérapolis en fournit des exemples158, tout comme le site d’Apamée. De même, une position élevée donnait de la visibilité aux tombes et aux riches familles qui les bâtissaient : les tombes à tumuli ou rupestres ont investi très tôt les hauteurs en Asie Mineure159. Pourtant, à Hiérapolis, il semblerait qu’à partir du ii^e s. ap. J.‑C., quelques tombes aient au contraire été implantées à l’abri des regards, dans un cadre naturel loin de l’agitation des axes de circulation160. Autour d’Apamée, il est difficile de restituer le paysage de façon assez précise pour déterminer la visibilité des tombes. Cependant, la plupart des tombes monumentales situées sur les pentes des collines devaient être visibles ; la tombe T2, bien qu’elle soit sans doute assez tardive (phase IVa), illustre parfaitement ce choix de localisation : aussi bien sa situation au sommet d’une colline dominant la vallée de l’Euphrate que sa probable architecture à tumulus montrent un souci ostentatoire certain alors que, en général, l’austérité des décors de façade des tombes rupestres autour d’Apamée semble assurée, même s’il n’est pas interdit d’imaginer des décors peints qui auraient disparu161. Peut‑être les propriétaires des tombes élevées recherchaient‑ils plutôt avant tout une belle vue sur leurs terres ? Ce critère d’implantation a récemment été relevé à propos de la nécropole romaine d’Alahan et d’autres nécropoles de l’Anatolie méridionale162 ; il participerait, semble‑t‑il, à l’expression d’une hiérarchie dans les espaces funéraires et l’on peut imaginer que les tombes les plus prestigieuses profitaient de la plus belle vue sur la vallée de l’Euphrate. Si la plupart des tombes fouillées autour d’Apamée regardent effectivement vers ce paysage, il faut nuancer ces considérations en notant que les pentes avec une autre orientation, plus éloignées du site d’Apamée, n’ont pas véritablement été prospectées. On peut aussi imaginer, dans l’implantation de cette tombe T2, quelque préoccupation territoriale : au moment où le site de Tilöbür semble se mettre en place (iii^e s.)163, il se peut que la tombe T2 ait été implantée sur ce promontoire pour structurer l’occupation du territoire et affirmer l’emprise d’une famille.

Fig. 11 – Les tombes construites au cours de la phase I.

28Les conditions dans lesquelles les recherches ont été menées n’ont pas permis de vérifier s’il existait une certaine continuité entre les différents espaces funéraires ou bien s’ils étaient nettement séparés. Finalement, si l’on restitue donc l’emplacement de l’ensemble des 34 tombes repérées et, le plus souvent, fouillées (fig. 9‑10), on se rend compte que la région occupée par le funéraire est très vaste. Elle s’étend depuis les pentes de la colline située au nord de la ville antique d’Apamée (T31 et T16) [secteurs G et A] jusqu’aux collines se trouvant au nord de Tilöbür (T3, T33, T11‑T13 par exemple), de l’autre côté d’un vallon, à une distance à vol d’oiseau d’environ 1 km (secteur B). Les espaces funéraires se développent également du sommet de ces collines (T2) jusqu’à la plaine alluviale en contrebas (T11), sur une distance de 150 m en ligne droite. Le relief très accidenté des collines devait imposer une implantation irrégulière des tombes ; cependant, la plus importante densité semble se situer autour des courbes de niveau entre 366 et 371 m, même si des tombes comme T2 pouvaient se trouver bien plus haut, à environ 390 m d’altitude. Nous n’avons pas trouvé trace de terrasses ayant éventuellement pu être construites sur ces pentes afin de faciliter l’implantation des tombes, comme cela a pu, par exemple, être observé à Hiérapolis164.

29Cela dit, il apparaît très clairement que ce vaste espace consacré au funéraire ne correspond probablement pas uniquement à l’occupation de la ville d’Apamée : la répartition spatiale des tombes et surtout leur répartition chronologique montrent que cette correspondance n’est que très partielle. Toutes les tombes qui présentent une phase d’époque hellénistique (T4‑T5, T16‑T19, T20 [?]‑T24) se situent sur la colline occidentale (fig. 11), immédiatement au nord d’Apamée ou au pied de cette colline, et correspondent sans doute à la période de fonctionnement de la ville, ce qui n’empêche pas l’implantation de certaines tombes tardives (T34), la réoccupation de certaines tombes antérieures (T4) ou la construction de nouvelles tombes (T8, T31), qu’il faut attribuer certainement aux quelques occupations tardives installées sur les ruines de la ville hellénistique165 ou à quelques villae non repérées, disséminées dans la plaine alluviale. Ainsi, l’espace consacré au funéraire d’époque hellénistique semble avoir eu une superficie relativement restreinte par rapport à l’ensemble des tombes fouillées. En revanche, il se peut que les tombes situées sur la colline orientale (secteur B) ainsi que dans la plaine à proximité (T32) [secteur F] soient rattachées à l’établissement romain et byzantin mis au jour à Tilöbür, voire au petit site qui se trouvait au‑dessus, à l’est (fig. 9)166. Outre leur proximité géographique, cela paraît d’autant plus probable que ces tombes ne présentent que des contextes au plus tôt osrhoéniens (T1‑T3, T9, T11‑T13 et T33) [fig. 11], tandis que le site d’Apamée paraît avoir été abandonné en grande partie dès le début du i^er s. av. J.‑C. et pendant une partie de l’époque romaine. L’activité reprend dans les espaces funéraires au cours de l’époque romaine (fig. 12), centrée sur le secteur B. Les tombes creusées ou réoccupées à l’époque romaine tardive ou protobyzantine occupent une superficie plus importante (fig. 13‑14), depuis la tombe T16 à l’ouest, jusqu’à la tombe T3 à l’est. Cependant, le nombre global des tombes occupées à l’époque protobyzantine tend à diminuer (fig. 14) et cette évolution s’accentue au début de l’époque islamique (fig. 15). Cette répartition spatiale très vaste, mais très clairsemée des inhumations tardives correspond‑elle à un habitat plus dispersé, à moins qu’elle ne soit due au hasard des redécouvertes et des réoccupations de tombes ? Il est très difficile de répondre à cette question même si les prospections menées dans la vallée de l’Euphrate ont montré une augmentation du nombre des établissements167, mais des établissements plus petits et qui diminuent en nombre à partir du vi^e s.

Fig. 12 – Les tombes construites (en rouge) ou réoccupées (en vert) au cours de la phase III.

Fig. 13 – Les tombes construites (en rouge) ou réoccupées (en vert) au cours de la phase IV.

Fig. 14 – Les tombes construites (en rouge) ou réoccupées (en vert) au cours de la phase V.

30La répartition des tombes où l’on peut percevoir des traces du début de l’époque islamique (fig. 15) apporte encore quelques éléments : elles appartiennent principalement au secteur B, à l’exception de la tombe T8 qui appartient au secteur A, mais à l’extrémité orientale de ce secteur. Il y a donc une apparente restriction de l’espace par rapport à l’époque protobyzantine (les tombes T9 et T16 semblent avoir été plus ou moins abandonnées à cette époque). Toutes les tombes avec des traces d’occupation d’époque proto‑islamique donnent sur le vallon qui est parcouru probablement par une route se dirigeant vers le nord. Elles sont donc relativement regroupées et assez distantes, à la fois de l’emplacement de l’ancienne ville hellénistique d’Apamée mais aussi de Tilöbür. Il paraît difficile de ne voir dans cet emplacement, qu’un effet d’opportunisme puisque d’autres grandes tombes rupestres, plus écartées de ce vallon, ne semblent pas avoir connu d’occupation omeyyade. Cette répartition spatiale montre probablement l’importance de cette route nord à cette époque qui rejoindrait directement Édesse par Hobab et Çiftlik168, en lien avec le franchissement de l’Euphrate, sans longer la rive du fleuve. Le déplacement du principal lieu de franchissement de l’Euphrate de Zeugma à Birecik ne semble n’avoir eu lieu qu’au Moyen‑Âge169, peut‑être au xi^e s. La répartition des objets tardifs mis au jour montre également qu’en fait, des traces de passages ne sont perceptibles que près des rares tombes réoccupées à l’époque islamique170, ce qui tendrait à montrer que la population, peu nombreuse, a du mal à investir les collines qui dominent la plaine et qui doivent être en grande partie abandonnées au début de l’époque islamique.

Fig. 15 – Les tombes réoccupées au cours de la phase VI.

31Les structures sont très variées dans ces espaces funéraires et chaque époque témoigne de cette diversité : on y trouve des tombes à tumulus (?), des tombes rupestres complexes, des hypogées, mais aussi de simples caveaux, des fosses en pleine terre ou des sarcophages, voire une probable tombe à réceptacle en céramique. Cela dit, la répartition des différents types de structures se fait en fonction des possibilités offertes par le relief, mais aussi sans doute, du caractère plus ou moins remarquable du site. Ainsi, quelle que soit la période considérée, il semble que les complexes funéraires comprenant plusieurs inhumations étroitement associées dans une même structure architecturale élaborée aient été implantés en hauteur. C’est le cas dès l’époque hellénistique quand, par exemple, les tombes rupestres à caveaux multiples T4, T5 et T24 sont creusées sur les pentes des collines alors que, plus bas, de simples caveaux (T17‑T18 par exemple) ou tombes à fosse (T29) ont été mis au jour. Cette même différence entre les espaces funéraires est perceptible à l’époque romaine tardive, quand les tombes à arcosolia (T8 ou T10 par exemple) ont été installées dans les bancs de calcaire afin de recevoir plusieurs défunts, alors qu’à la même époque, plus bas dans la plaine ou au niveau des derniers affleurements rocheux, on creusait quelques tombes simples comme T34. Cette répartition des différents types de tombes est bien sûr imposée par la nature du sous‑sol dans ces différents secteurs. En même temps, on retrouve probablement dans ces espaces funéraires une certaine hiérarchie liée à la visibilité ou au point de vue offert par une localisation en hauteur, traditionnelle en Asie Mineure.

32L’organisation de ces espaces funéraires nous échappe en grande partie puisque les limites des différents secteurs ou noyaux n’ont pas pu être déterminées. Il apparaît cependant que, sur les pentes des collines où se trouvent les tombes à chambre, on ait affaire à des ensembles funéraires qui peuvent se définir comme des regroupements de sépultures dont le recrutement, dans l’Antiquité, est considéré comme étant de type familial, professionnel ou corporatiste171. Au cœur de cette organisation des aires funéraires autour d’Apamée, se trouve une tombe rupestre relativement monumentale, pouvant recevoir plusieurs défunts (T11 par exemple). Parfois, à proximité de ce premier ensemble, à l’extérieur, à quelques mètres du couloir d’accès à la tombe principale, d’autres tombes plus simples, le plus souvent des caveaux, viennent s’implanter (T12‑T13)172. La même association de proximité spatiale et chronologique est perceptible entre les tombes T23 et T24, toutes deux d’époque hellénistique. Les exemples sont rares, sans doute faute de prospections et de fouilles systématiques de ces espaces, mais il est intéressant de noter que cette association semble valoir aussi bien à l’époque hellénistique qu’à l’époque romaine tardive. Dans l’ensemble constitué par les tombes T11‑T13, on peut noter une hiérarchie certaine entre les différentes inhumations. D’une part, on trouve les inhumations dans la tombe à chambre, plus prestigieuse, et d’autre part, c’est une tombe simple qui vient s’ajouter à proximité du couloir d’accès. De plus, les tombes T12 et T13 accueillent de très jeunes enfants (entre dix mois lunaires et trois ans), alors que la tombe à chambre T11 a reçu les restes d’adultes et d’enfants plus âgés. En revanche, les tombes hellénistiques T23 et T24 abritent toutes deux des adultes. Outre leur proximité spatiale, l’histoire de ces différentes tombes, telle que les fouilles ont permis de la restituer, fournit un argument important pour leur attribution à des ensembles funéraires ; en effet, le matériel mis au jour dans ces différents contextes a révélé que chacune des composantes de ces deux possibles ensembles avait connu une phase de fonctionnement contemporaine. En revanche, d’autres proximités entre des tombes ont été observées (T4 et T8, T5 et T6), mais il s’agit de recoupements et de réutilisations et non d’ensembles au sens strict du terme. En réalité, il est difficile de véritablement démontrer l’existence d’ensembles funéraires. Plusieurs problèmes se posent en effet : en principe, la fouille de l’ensemble du secteur entre les différentes tombes devrait avoir été réalisée afin de montrer les relations entre les structures et éventuellement l’existence d’enclos les réunissant ; de même, associer ainsi différentes tombes suppose de pouvoir en établir une datation très précise afin de pouvoir restituer l’enchaînement des inhumations et la mise en place progressive de leur organisation173. Les conditions d’étude des espaces funéraires autour d’Apamée, si elles ont permis une fouille et l’établissement d’une chronologie de la plupart des tombes, n’ont pas en revanche, faute de temps, donné la possibilité de nettoyages précis des abords des tombes. Nous en sommes donc réduits à supposer l’existence d’ensembles funéraires avec, pour un groupe de tombes, une certaine vraisemblance.

33Dans l’espace funéraire situé au pied des collines (secteur C) [fig. 9], l’existence d’ensembles funéraires paraît encore plus délicate à démontrer. Le nombre de tombes fouillées dans ce secteur est trop limité et surtout, malgré un décapage de surface de 60 m², aucune trace d’enclos n’a pu être observée. Cela dit, nous avons des arguments pour supposer que des marqueurs de tombes signalaient, en tout cas dans ce secteur, les tombes d’époque hellénistique qui ont été creusées sans recoupement, et pourtant aucun d’entre eux n’a été repéré à la fouille. Il est donc tout à fait possible que les éventuels murs ou barrières de clôture aient disparu ou que des marqueurs périssables (arbuste, poteau de bois) aient été utilisés.

34La compréhension de l’organisation de ces espaces funéraires et de leur évolution à travers les siècles est également obscurcie par la pratique, très importante autour d’Apamée, des réoccupations de tombes. Cet opportunisme est attesté à de nombreuses reprises et quasiment toutes les tombes étudiées ont connu des réutilisations, qu’il convient de distinguer des occupations multiples, prévues ou non, mais appartenant à un même horizon chronologique. Seules peut‑être, parmi les tombes à chambre, les tombes T2, T9 et T10 ont échappé à cette pratique. Il faut dire que la tombe T2 semble avoir été implantée loin des autres tombes et, à ce titre, peut‑être avoir été rapidement « oubliée ». Quant à la tombe T9, sa décoration pourrait montrer qu’il s’agit d’une tombe particulière, tardive et peut‑être vénérée. Les tombes individuelles, moins visibles et moins prestigieuses, ont naturellement moins été réutilisées, même si la tombe T15 a peut‑être connu deux phases d’occupation. Cette habitude de réoccuper des tombes brouille notre perception de l’organisation des espaces funéraires. Ainsi, il est possible que certaines tombes, découvertes de façon fortuite, aient été réoccupées de la même façon, sans qu’il soit possible d’établir de lien avec un habitat proche, un groupe de tombes situé à proximité et même, rien ne vient confirmer que le recrutement soit encore lié à un groupe familial ou professionnel précis. Autrement dit, le hasard seul et l’occasion ont pu présider à un certain nombre de réoccupations. Pour travailler sur l’organisation de ces aires funéraires et son évolution, il est important de prendre en compte, avant tout, la phase originelle d’occupation des tombes. Ainsi, on se rend compte que toutes les tombes à chambre d’époque hellénistique ont été creusées dans la colline au nord d’Apamée (T4, T5 et T24) et toutes les tombes d’époque hellénistique, quelle que soit leur architecture, se trouvent à l’ouest du probable tracé de la route montant vers le nord (fig. 11). En revanche, la plupart des tombes monumentales construites à partir du ii^e s. ap. J.‑C. (T1‑T3, T8‑T11) se trouvent dans les espaces funéraires les plus orientaux, immédiatement à l’ouest de ce même axe ou plus à l’est (secteur B) [fig. 12]. Il semble donc qu’entre l’époque hellénistique et l’époque romaine, l’emplacement du funéraire se soit déplacé vers l’est, sans doute pour prendre en compte l’abandon du site d’Apamée et l’apparition du site de Tilöbür. Pourtant, cette évolution de l’organisation n’empêche pas les réoccupations de tombes antérieures dans les secteurs occidentaux, comme on peut le voir avec la tombe T16, bien qu’elle soit éloignée des autres tombes.

35L’orientation des tombes semble avant tout avoir été dictée en grande partie par le relief, en particulier sur les pentes des collines. Ainsi, la plupart des tombes rupestres ouvrent‑elles vers le sud ou le sud‑ouest, quelle que soit l’époque à laquelle elles appartiennent (T4, T5, T16, T1, T10, T11), ce qui est normal puisque le glacis où elles se sont installées a une orientation générale est‑ouest ; d’autre part, étant éloignées des voies de communication qu’elles surplombent, elles sont disposées selon les courbes de niveau et les petites terrasses, naturelles ou pas, qui permettent de les atteindre ; l’orientation des tombes simples, probablement disposées le long de voies de communication dans la plaine, pourrait être plus régulière. Cependant, elles peuvent présenter, pour une même époque et dans un même secteur, des orientations différentes parfois perpendiculaires : T14, T20‑T21 sont orientées nord‑ouest ‑ sud‑est tandis que les tombes T15 et T22 sont orientées nord‑est ‑ sud‑ouest. Cela dit, cette diversité d’orientation n’est pas surprenante et a été observée fréquemment174 ailleurs. Les zones fouillées ne sont pas assez étendues pour permettre de distinguer un alignement des tombes le long par exemple d’un axe de circulation.

La fouille des tombes

36L’étude de ces espaces funéraires supposait une approche archéologique, conduisant à la fouille la plus minutieuse possible de ces tombes (matériel, mais aussi ossements), ce qui, dans la région, n’était pas habituel puisque la plupart des tombes, en particulier rupestres, ont été parcourues à maintes reprises par les bergers depuis l’Antiquité. L’habitude était donc de considérer que les perturbations nombreuses empêchaient toute approche archéologique de ces contextes. Tout au plus se contentait‑on de relever l’architecture des tombes les plus monumentales et les inscriptions qu’elles portaient. Or, l’étude de l’architecture et des inscriptions, même si elle est importante, ne suffit pas pour préciser la chronologie des tombes175 et en particulier l’histoire et la durée de leur fonctionnement. Les périodes d’abandon ou de transformation de fonction des espaces funéraires peuvent ainsi passer inaperçues. Il s’agit donc d’essayer de reconstituer l’histoire de l’occupation de la tombe en adoptant, grâce à l’étude de l’ensemble des données qui constituent le contexte de la tombe, un regard évolutif et dynamique permettant de restituer la gestion de ces tombes au fil des siècles. Certes, ces contextes ont souvent été perturbés par des pillages. Ainsi, il faut intégrer ces épisodes dans l’histoire de la tombe et tenter d’en mesurer l’importance et les conséquences matérielles sur les dépôts antérieurs. Il faut aussi essayer de définir l’importance des réutilisations, les gestes associés à ces pratiques, déterminer les caractéristiques des dépôts liés à ces réutilisations et ainsi essayer de suivre l’évolution des pratiques funéraires. Ces analyses ont aussi comme objectif de restituer les différents moments du rituel funéraire en incluant également les cérémonies de commémoration ayant pu avoir lieu à l’extérieur des tombes, mais aussi à l’intérieur pour les tombes à chambre : ainsi, le matériel parfois très modeste qui pourrait permettre d’évoquer des visites régulières, voire des banquets ou des sacrifices, comme l’abondance des lampes ou des restes fauniques, doit être pris en considération. Enfin, l’étude des ossements humains paraît être une évidence en contextes funéraires, qui malheureusement a souvent été éludée. Certes, le grand nombre de passages dans la plupart des tombes autour d’Apamée jusqu’à l’époque contemporaine n’a pas permis de mettre en œuvre les méthodes de l’anthropologie de terrain et, en particulier, d’étudier de façon systématique la taphonomie des ossements humains. Cependant, ils ont été systématiquement prélevés et conservés, leur lieu de découverte a également été noté. Ce travail a par exemple permis de déterminer le nombre minimum d’individus (NMI) inhumés dans chaque tombe, ce qui peut être précieux pour analyser l’importance des réutilisations ou encore la gestion des restes humains. Cette démarche holistique, si elle est de nos jours revendiquée largement, n’est encore que rarement appliquée de façon générale au Moyen‑Orient, et particulièrement dans la région de la vallée de l’Euphrate176, même si quelques expériences ont déjà été conduites et publiées en Asie Mineure, comme la fouille de la nécropole de Porsuk177, celle du tumulus de Kelebek Tepe178 ou la fouille de la tombe collective 163D de Hiérapolis179. Cela dit, si l’on excepte la tombe collective de Hiérapolis qui comporte beaucoup de matériel osseux et archéologique et qui semble ne pas avoir subi de perturbation, les autres tombes, soit ne présentent que très peu de matériel (Porsuk), soit ne comportent pas d’ossements humains (Kelebek Tepe).

37Autour d’Apamée, la situation se présente de façon très contrastée selon les tombes. Certes, quelques‑unes d’entre elles paraissent avoir été oubliées très vite et avoir eu une durée de fonctionnement restreinte (T2 par exemple), sans perturbation sensible. Cependant, la plupart des tombes ont permis de mettre au jour un matériel important, souvent correspondant à des périodes très différentes, montrant la complexité de leur fonctionnement. Il nous a paru d’autant plus important de conduire une fouille de ces contextes, afin d’essayer de rétablir une certaine cohérence dans ces données foisonnantes. Malheureusement, les conditions de fouille très difficiles n’ont pas toujours permis de procéder de façon aussi précise que nous le voulions, en particulier à la fin de la dernière campagne de fouille en 1999, quand nous avons fouillé des caveaux ou des fosses simples (T14‑T15, T17‑T22, T25‑T30). Dans ces contextes, l’exacte localisation des objets n’a pas toujours été relevée, de sorte qu’il est souvent difficile de distinguer objets mis sciemment dans la tombe et objets faisant partie du comblement de cette même tombe (T15 par exemple). Seul l’état de conservation des vases permet parfois de proposer des hypothèses, sans certitude, puisque la fragmentation des vases peut être attribuée à un pillage ou à leur appartenance au comblement de la fosse. Parfois aussi, il se pourrait que les limites de la fosse n’aient pas été précisément déterminées car elles avaient été perturbées (T29), ce qui entraîne une certaine incertitude sur l’emplacement exact où un vase a été mis au jour, à l’intérieur ou à l’extérieur de la fosse.

38De même, la difficulté que nous avons rencontrée à consulter la documentation originale de fouille180 n’a pas toujours donné la possibilité de conduire des analyses aussi poussées que nous l’aurions souhaité, en particulier dans les tombes à chambre. Ce travail a malgré tout parfois permis de distinguer les dépôts en place, des dépôts déplacés par suite de pillages ou de nettoyages. Pour cela, le travail sur les ossements et leur cohérence a été très important, complété par l’étude du matériel et de sa répartition spatiale. Ainsi, outre certaines tombes à fosse ou à caveau qui n’ont accueilli qu’un seul individu (T23, T25 ou T29 par exemple) ou même des sépultures collectives181 (T12) qui ne présentent pas de trace de déplacement ultérieur, quelques tombes à chambre offrent, elles aussi, des dépôts en place. Évidemment, elles sont rares, mais le travail conjoint sur les ossements humains et le matériel permet de supposer que dans la tombe T9 par exemple, en tout cas dans sa dernière phase de fonctionnement, un seul sujet adulte, accompagné d’un immature, a occupé la tombe et se trouve donc constituer avec le matériel en association, un dépôt probablement en place. La situation est parfois plus compliquée : ainsi la tombe T4 a connu plusieurs phases d’inhumations ; cependant, l’étude des ossements et du matériel homogènes montre que dans la cuve C3, nous avons une sépulture collective d’époque hellénistique qui a été protégée par l’éboulement du plafond de la tombe de perturbations ultérieures. Malgré donc une histoire mouvementée, cette tombe présente un dépôt en place. De même, dans la tombe T16, des fragments d’ossements ont été mis au jour dans des loculi et pourraient être des vestiges conservés en place, malgré leur fragmentation importante et les nombreuses phases d’occupation de cette tombe182. En revanche, l’ensemble des ossements et du matériel, qui dans les tombes à chambre autour d’Apamée peut être regroupé dans l’antichambre ou pièce 1, proche de l’accès à la tombe (T1, T8) ou au milieu de la chambre funéraire (T4, T10), montre que la plupart du temps, nous avons affaire à des dépôts qui ne sont plus en place, résultat de déplacements, de réutilisations, de perturbations et de pillages ultérieurs. Pourtant, même dans ce cas, les données de l’archéologie et de l’anthropologie permettent d’avancer et de restituer, au moins dans ses grandes lignes, l’histoire de la tombe.

39Certes, certaines tombes vidées ou complètement perturbées par les passages et les pillages incessants n’ont pas permis de discerner de stratigraphie ; ce cas est représenté par T3, T8 et T16. Des tombes à peu près intactes, dont le fonctionnement n’a duré que peu de temps et qui, ensuite, n’ont pas été perturbées, n’ont pas fait l’objet de réutilisations ou de passages fréquents, et n’ont pas non plus livré de stratigraphie perceptible (T2, T9, T10, T24). En revanche, d’autres tombes qui ont eu une longue durée de fonctionnement et n’ont pas été trop perturbées à l’époque moderne, ont présenté des conditions favorables à la conduite d’une fouille stratigraphique en général partielle, cantonnée à une partie de celles‑ci (T1, T5, T11). Ainsi, la tombe T1 a révélé, dans la chambre funéraire, la présence de deux couches distinctes de remblais, en plus de deux fines couches au contact avec le sol rocheux. Cette stratigraphie a permis de comprendre que l’occupation la plus tardive de la tombe (couche 1) n’était peut‑être pas uniquement d’ordre funéraire, mais pouvait aussi avoir été constituée par les passages ultérieurs qu’aurait connus cette tombe. La stratigraphie montre également que la couche 2 qui contient beaucoup de matériel est constituée en partie par le résultat du pillage des dernières phases d’inhumation. Enfin, la couche 3, très fine et contenant peu de matériel, pourrait être le dernier témoin, avec l’inscription permettant de dater la construction de la tombe et quelques fragments de vases de la première phase d’inhumation183. De même, la tombe T5, grâce à l’étude de la répartition spatiale des ossements et à la stratigraphie inversée qu’elle présente, permet de comprendre qu’elle a fait l’objet d’un pillage tardif, alors que la tombe n’avait guère subi de réutilisation antérieure : les objets trouvés dans les cuves ont alors été ramenés en surface, dans la couche supérieure, alors que l’effondrement de la couverture de la tombe au iv^e s. et sa redécouverte avaient entraîné le dépôt de quelques objets de cette époque sur le sol et la réutilisation d’une seule cuve184. La tombe T11, de son côté, présente dans la pièce 1 un remblai dans lequel trois couches différentes ont pu être distinguées. Cependant, l’étude du matériel a révélé qu’il était très mêlé entre les couches, montrant probablement l’importance des pillages subis par cette tombe185. Ainsi, la stratigraphie est‑elle nourrie par l’étude du matériel (en particulier matériel céramique et osseux) ainsi que de sa répartition spatiale. Parfois même, en l’absence de stratigraphie, l’étude seule du matériel et des ossements humains, de leur datation, de leur état de conservation et de leur répartition spatiale, permet de tenter de restituer l’histoire de la tombe. Ainsi, la tombe T16 a peut‑être connu de nombreuses occupations et des passages pendant près de 900 ans, qu’il a été possible de retracer dans leurs grandes lignes186. Quant à la tombe T8, elle a été occupée depuis les iii^e‑iv^e s. ap. J.‑C. jusqu’à l’époque omeyyade sans qu’une stratigraphie n’apparaisse à la fouille187.

40La fouille de l’extérieur de la tombe paraît aussi importante. Certes, là encore, elle n’a pu être menée en général de façon extensive, faute de temps et de moyens, ce qui empêche de travailler sur le paysage extérieur de ces espaces funéraires, les moyens d’accès, les terrasses éventuellement aménagées ou les enclos. Cependant, dans quelques cas, la fouille du couloir d’accès a pu montrer d’intéressantes correspondances avec le matériel à l’intérieur de la tombe ou donner des informations sur la date de fermeture définitive de la tombe. Pour la tombe T1, l’étude du matériel bloquant la porte montre que celle‑ci a été mise en place tardivement pour la dernière fois, probablement au vii^e ou viii^e s. ap. J.‑C.188. En même temps, la fouille du couloir d’accès a livré du matériel qui recolle parfois avec celui de l’intérieur de la tombe (recollage entre T1.103 et T1.10 trouvé à l’extérieur de la tombe), montrant ainsi qu’il y eut des pillages au cours desquels du matériel a été emporté hors de la tombe. De même à l’extérieur de la tombe T3, des ossements humains ont été mis au jour, qui appartiennent probablement au même individu que celui dont quelques fragments d’os ont aussi été retrouvés à l’intérieur de la tombe189. Le même processus est perceptible dans les tombes T8190 et T16191. Enfin, la fouille de la galerie d’accès peut parfois permettre de recueillir du matériel qui pourrait être associé à des rituels postérieurs aux funérailles, lié par exemple à la fermeture de la porte de la tombe192 ou au déroulement de cérémonies193 : la tombe T24 pourrait peut‑être en apporter un exemple, même si cette hypothèse, basée uniquement sur l’absence de correspondance et de recollage entre les vases du couloir d’accès et les vases à l’intérieur de la tombe, reste plus que fragile.

Le phasage des espaces funéraires

41Après avoir ainsi tenté de définir des processus et une évolution de l’occupation des tombes, il s’est agi d’introduire les données de datation, qui permettent ainsi de passer à la mise en phase proprement dite, grâce aux informations chronologiques fournies principalement par le mobilier (typo‑chronologie) et les inscriptions. On passe alors dans le domaine de la chronologie absolue, que les datations obtenues soient précises ou floues (au mieux, pour la période qui nous concerne ici, à la décennie, au pire au siècle près, voire plus). Ainsi, le processus de phasage fait intervenir en amont strictement les données de terrain en matière de chronologie relative et de stratigraphie, puis seulement ensuite les éléments de datation pour la chronologie absolue.

42La définition des cinq phases principales d’occupation des différentes aires funéraires se fonde donc sur l’évolution à la fois spatiale et architecturale des tombes, mais aussi du mobilier recueilli. Cette succession de phases a pu être complétée par la mise en place de sous‑phases quand cela est nécessaire et possible, afin de mieux correspondre aux évolutions à la fois architecturales des tombes et typo‑chronologiques du matériel.

43La phase I correspond à la première phase d’occupation de type funéraire autour d’Apamée et grossièrement à l’occupation du site d’Apamée pendant la période hellénistique194. Cette phase commence donc théoriquement au moment de la fondation de la ville d’Apamée sur l’Euphrate, au début du iii^e s. av. J.‑C. Cependant, aucune tombe fouillée ne paraît remonter à cette date. Les tombes attribuées à cette phase présentent une unité spatiale certaine : elles sont toutes regroupées dans les espaces funéraires ouest, donc immédiatement au nord de l’établissement, soit dans la plaine, soit sur les pentes des collines nord, probablement le long de voies de circulation (fig. 11). Elles occupent donc principalement les secteurs C et D, mais ne présentent pas une orientation précise ni une organisation perceptible195, ce qui peut s’expliquer par l’extension très limitée des fouilles. D’un point de vue architectural, il s’agit de tombes à fosse creusées dans les alluvions de la plaine (T29), de caveaux creusés dans le rocher (T14‑T15, T17‑T19, T20 [?], T21‑T23), d’un exemple possible de tombe à réceptacle en céramique (T30), d’un exemple de sarcophage de pierre (T25) ou de tombes rupestres ou d’hypogées, à cuves (T4‑T5, T24) et à loculi (T4, T16). Si l’on excepte les tombes à fosse et les caveaux dont la banalité de l’architecture explique la pérennité, les autres types de tombes, à l’exception probable des tombes à loculi, ne se retrouvent que lors de cette phase. Le matériel contenu dans ces tombes est clairement hellénistique et peut être daté plus précisément entre la fin du iii^e s. et le début du i^er s. av. J.‑C., date qui semble correspondre à l’abandon de la ville d’Apamée.

44Deux sous‑phases ont été distinguées, à la fois sur la base du matériel et de l’architecture : la sous‑phase Ia, très rarement repérée, renvoie approximativement à la fin du iii^e s. av. J.‑C. et la première moitié du ii^e s. av. J.‑C. Elle a pu être identifiée dans la tombe T24 qui présente un matériel apparemment un peu plus ancien que l’ensemble du corpus des céramiques hellénistiques de ces espaces funéraires (T24.17‑18, T24.21‑22 par exemple).

45La plupart des tombes de cette phase I appartiennent à la sous‑phase Ib (vers la seconde moitié du ii^e‑début du i^er s. av. J.‑C.) et présentent un matériel identique entre les tombes, en particulier en ce qui concerne les assiettes à cupule196 et les unguentaria197. La datation à partir de céramiques communes d’époque hellénistique est délicate. Il semble vraisemblable de considérer que cette phase prend fin au moment de l’abandon de la ville d’Apamée pour lequel nous disposons de davantage d’éléments de datation, avec la découverte de fragments de céramiques fines dans les couches de destruction ou d’abandon de la ville198. Au total, au moins douze ou treize tombes de types divers appartiennent à cette phase.

46La phase II est particulièrement difficile à saisir puisqu’il s’agit d’une phase d’abandon total de ces espaces funéraires. Le matériel qui renvoie à cette phase est absent. Logiquement, cette phase commence au i^er s. av. J.‑C., après l’abandon d’Apamée. Elle se poursuit jusqu’au i^er s. ap. J.‑C.

47La phase III est marquée par une reprise d’activité, même si notre connaissance des espaces funéraires de cette phase reste très parcellaire. De nombreuses modifications peuvent être relevées par rapport à la phase I. Certes, la règle selon laquelle les aires funéraires se situent en dehors des lieux d’habitation est toujours respectée. Cependant, l’implantation des tombes est en grande partie modifiée. Tout d’abord, on peut noter que tous les secteurs situés dans la plaine ou au pied des collines nord (secteurs C et D principalement) [fig. 9‑10] qui avaient fourni le plus grand nombre de tombes hellénistiques, sont abandonnés (fig. 12). Cela dit, il faut rester prudent sur ce point dans la mesure où nos investigations dans ces secteurs sont restées très limitées et où nous avons donc pu passer à côté des zones occupées par des tombes de la phase III. Les collines nord (fig. 9‑10) sont en revanche plus densément investies qu’auparavant, mais de façon très différente. D’une part, le secteur A, qui était occupé par des tombes rupestres hellénistiques, est en grande partie abandonné. Cependant, les tombes T16 et T31 sont peut‑être alors creusées, tout à fait à l’ouest du secteur, dans des positions très isolées, semble‑t‑il à l’écart des autres tombes plus anciennes (fig. 12). Pendant cette phase, on ne réoccupe pas les tombes plus anciennes, même si pour T16, un doute subsiste sur l’histoire de cette tombe199. On préfère construire de nouvelles tombes, et ce, dans des emplacements nouveaux. C’est ainsi que le secteur B est investi pendant cette phase, par la construction de plusieurs tombes rupestres (T1, T3, T9 [?], T11, T33 [?]) ainsi que, peut‑être, le secteur G (T31) et, le secteur F (T32). Ce déplacement des espaces funéraires, soit vers l’ouest, soit vers le nord, est sans doute à associer à la création de nouveaux établissements repérés à Tilöbür200, à l’est et au nord‑ouest, peut‑être à proximité de Tilbeş Höyük201 (fig. 1), tandis que l’ancien site d’Apamée est complètement abandonné. Cette activité architecturale se développe au cours du ii^e s. et de la première moitié du iii^e s., une époque où, sur l’autre rive de l’Euphrate, Zeugma connaît un essor important.

48Un autre grand changement dans l’architecture funéraire se produit au cours de cette phase : les tombes rupestres présentent le plus souvent une architecture plus élaborée et complexe avec deux pièces dans l’enfilade l’une de l’autre, qui participent au développement de leur monumentalité. C’est aussi le moment où on voit apparaître les arcosolia qui dorénavant décorent l’intérieur des tombes à chambre ainsi que des inscriptions en araméen édessénien (tombes T1, T11 et T31) qui rappellent pour certaines d’entre elles avec fierté le nom du constructeur de la tombe. En revanche, cette phase ne semble guère utiliser les tombes plus simples, à fosse ou les caveaux, contrairement à la phase I. Dans le matériel funéraire, les changements sont aussi importants, même si la rareté des objets que l’on peut attribuer à cette phase doit être soulignée et attribuée aux nombreux pillages qui suivirent la phase III : les lampes à huile apparaissent dans le matériel des tombes (T16.27‑28). De même, cette phase voit les premières attestations de vases à cuire en contextes funéraires (T1.26‑27, T1.107, T8.155, T16.19, T16.23, T16.115‑116, T16.127‑135), tandis que les vases à parfum comme les unguentaria, en revanche, disparaissent. Ainsi, la phase III est‑elle marquée par une architecture funéraire monumentale très différente de ce qui existait précédemment, mais aussi par du matériel répondant à des fonctions différentes et correspondant sans doute à des pratiques funéraires différentes.

49La phase IV recouvre la période romaine tardive. Si elle commence logiquement dans la seconde moitié du iii^e s. ap. J.‑C., elle se poursuit jusque dans la première moitié du v^e s. Cette période est marquée à Zeugma par les contrecoups de la destruction sassanide du milieu du iii^e s.202. Les conséquences semblent être perceptibles, peut‑être de façon plus amortie, sur la rive gauche de l’Euphrate. Les espaces funéraires autour d’Apamée connaissent une occupation importante (fig. 13). Plusieurs cas de figure se présentent. Tout d’abord, des tombes antérieures continuent à être utilisées sans solution de continuité apparente : c’est le cas pour les tombes rupestres T1, T3, T11, T16 et peut‑être les tombes T31 et T33, mais l’absence de fouille interdit, pour ces dernières, toute certitude. Ces tombes ont, pour certaines d’entre elles, connu à cette occasion des agrandissements : une inscription dans la tombe T1 (Api4) semble évoquer ce réaménagement que nous situons dans l’antichambre où l’ajout d’une alcôve avec trois lits funéraires, postérieurs au creusement de la tombe, a été constaté. Il se peut que le même processus d’agrandissement puisse être observé dans les tombes T3 et T11 où des lits funéraires auraient été ajoutés dans l’antichambre, mais aucune inscription, dans ces tombes, ne mentionne ces travaux qui auraient aussi pu exister dans les tombes T31 et T33. On peut observer que ces utilisations continues se situent dans les secteurs A (T16), G (T31) et B (T1, T3, T11, T33) [fig. 10]. L’activité architecturale s’est légèrement ralentie par rapport à la phase précédente : parmi les tombes rupestres, seules les tombes T2, T8, T10 (?) et T32 (?) semblent avoir été implantées pendant cette phase (fig. 13). La tombe T2 appartient sans doute au type particulier des tombes à tumulus et, par son caractère imposant et rare, pourrait signaler, par son empreinte, une modification dans l’occupation de la rive gauche de l’Euphrate à cette époque et peut‑être un contrecoup de la destruction de Zeugma203. Les caractéristiques architecturales des tombes T8 et T10 sont proches204 : il s’agit toujours d’une chambre funéraire unique avec arcosolia. Elles ne présentent donc plus la monumentalité qui caractérisait les tombes à deux chambres de la phase III. Parmi les autres tombes autour d’Apamée, seule la tombe T32 reprend cette particularité du plan. N’ayant pu être fouillée, elle n’a pas livré de matériel et ne peut donc être attribuée à la phase IV que sur la base d’une similarité architecturale avec T8 et T10. Le secteur A, qui avait été presque totalement abandonné pendant les phases II et III, retrouve donc une certaine activité qu’il faut sans doute mettre sur le compte d’une certaine réoccupation de la plaine où se trouvait l’ancien établissement d’Apamée.

50Les tombes simples (T6 [?], T12, T13) réapparaissent également pendant la phase IV dans les secteurs A et B, et peut‑être dans le secteur E (T34) [fig. 9]. Dans le secteur D, la situation est plus complexe : un peu de matériel pouvant être daté de la phase IV a été mis au jour (T18.3‑16 et T21.3‑5), mais jamais in situ et parfois l’enregistrement semble erroné (T18). Dès lors, la signification de ces découvertes ne peut guère être dégagée : elles peuvent signifier simplement que des passages ont eu lieu dans ce secteur, même si le matériel provenant de l’extérieur de la tombe T21 paraît assez caractéristique des assemblages funéraires de l’époque et pourrait révéler la présence de quelques tombes romaines tardives qui auraient été pillées dans les environs. De plus, l’architecture de la tombe T15205, dans le même secteur, pourrait aussi renvoyer à cette même phase tardive, malgré un matériel antérieur. Ainsi, à part les secteurs C et peut‑être D qui paraissent occupés entièrement ou en grande partie par des tombes d’époque hellénistique, les autres secteurs sont en activité pendant cette phase IV. La tombe T2, par sa position dominante (et peut‑être la présence d’un tertre la signalant), montre que le goût pour les vues, mais aussi peut‑être la volonté d’appropriation d’un territoire exprimée par la visibilité qui lui est donnée, participe encore au choix du site206.

51Le matériel qui peut être associé à cette phase est relativement important en général, en accord avec le nombre de tombes qui fonctionnent pendant cette période. Il est caractérisé par la présence, en quantité notable, de lampes à huile surtout du type 4a et 4b207, le plus souvent accompagnées de petites amphores à décor peigné qui ont pu faire leur apparition dès la phase III de l’occupation funéraire, comme semblerait le montrer la présence de ces amphores en grand nombre dans les couches de destruction de Zeugma, datées de 252‑253 ap. J.‑C.208, et surtout de nombreux vases à cuire appartenant aux formes 4.1 et 4.2209. Les lampes permettent de proposer une distinction entre les sous‑phases IVa et IVb. La tombe T2 qui ne comporte que des lampes de type 4a, typologiquement plus anciennes, aurait été occupée uniquement pendant la sous‑phase IVa et pourrait avoir été fermée au plus tard vers le milieu du iv^e s., tout comme la tombe T5 dont cependant, la quantité peu importante de matériel invite à la prudence. De son côté, la tombe T10 aurait été construite lors de cette phase IVa, peut‑être dans la première moitié du iv^e s. et fermée lors de la sous‑phase IVb, au cours de la seconde moitié du iv^e s. ou dans la première moitié du v^e s. La présence des restes d’un seul individu milite en faveur d’une occupation très limitée de la tombe : si elle comporte une majorité de lampes de type 4a, elle compte aussi une lampe de type 4b. En revanche, les tombes qui sont construites et/ou continuent à être utilisées nettement au‑delà, jusque dans la première moitié du v^e s. comme T4, T8, T11 et T16, présentent des lampes de types 4b et 4c conjointement, souvent avec des lampes de type 4a, sans doute plus ou moins résiduelles ou, en tout cas, témoins d’occupations un peu antérieures.

52La phase V est celle qui a livré le plus de matériel dans les espaces funéraires : elle semble correspondre à une occupation dense (fig. 14), même si lors de l’exploration de la ville, peu de vestiges de cette époque ont pu être découverts210. En même temps, le matériel de cette phase a connu moins de « nettoyages » puisque beaucoup de ces tombes ont été abandonnées après cette phase. Des vases attribués à cette phase ont été mis au jour dans une dizaine de tombes différentes. Au total, si l’on ne considère que les vases trouvés à l’intérieur des tombes, on a un peu plus de matériel que pour la phase IV211 pour un nombre de tombes à peu près équivalent. Cependant, cette phase ne peut pas être associée à une phase d’activité de construction importante. Ainsi, seule peut‑être la tombe T9, une tombe rupestre à l’architecture monumentale puisqu’elle comprend deux salles, pourrait avoir été construite à ce moment‑là bien que les caractéristiques de son architecture permettent d’en douter et pousseraient plutôt à attribuer cette construction à la phase IIIb. En revanche, les réutilisations de tombes rupestres sont fréquentes : elles ont été notées dans les tombes T1, T3 (?), T4 (?), T8, T9 (?), T11 et T16. Des caveaux semblent également avoir été creusés à cette époque (T7), mais d’autres antérieurs ont peut‑être aussi pu être réutilisés (T18). La continuité topographique avec la phase précédente est donc claire. On peut ajouter que les tombes à chambre réutilisées se situent aussi bien dans le secteur A (T4, T8, T16) que dans le secteur B (T1, T3, T9 [?], T11).

53En revanche, le matériel correspondant à ces occupations est nettement différent de celui de la phase IV. Il est tout d’abord constitué d’amphores à décor peint de production régionale, qui apparaissent au cours du v^e s., ainsi que de vases à cuire en brittle ware 5.1, 5.2 et 5.3. Malheureusement, la typologie de ces vases n’est pas suffisamment établie pour permettre d’en cerner une évolution. En revanche, ces réoccupations sont aussi marquées par une grande abondance de lampes qui, quasiment toutes, appartiennent au type 5, parfois accompagnées de lampes du type 3. En dehors de caractéristiques architecturales précises, puisqu’on a avant tout affaire à des réoccupations, et de vases à la typologie précise, les lampes restent la seule possibilité pour diviser cette longue phase. Cependant, si certains traits paraissent plus caractéristiques du début de la période et grossièrement du v^e s. (sous‑phase Va), comme les lampes de type 3 et 4c, en revanche les lampes de type 5a, très nombreuses, pourraient être situées au vi^e s. (phase Vb), tandis que les lampes de type 5c paraissent appartenir plus particulièrement au vii^e s. et surtout à l’époque omeyyade. À partir de là, on peut suggérer qu’une certaine diversité dans la typologie des lampes (types 3, 4c, 5a et 5b [?]) appartient avant tout au v^e et au début du vi^e s. (phase Va), alors que l’apparition des lampes de type 5c serait plutôt caractéristique de la phase suivante (phase VI). Ainsi, la dernière occupation de la tombe T9 qui contient une lampe de type 4c et ensuite uniquement des lampes de type 5a, sans aucun exemplaire de lampe de type 5c, pourrait être attribuée au vi^e s. (sous‑phase Vb). Cela dit, la différenciation des sous‑phases n’est pas toujours possible, dans la mesure où les réoccupations peuvent être à peu près continues pendant toute cette phase et dès lors, peuvent mêler le matériel des différentes sous‑phases.

54La phase VI reste diffuse et finalement peu représentée puisque seules trois tombes (T1, T8 et T11) présentent sûrement du matériel appartenant à cette phase et qu’aucune construction ne peut être attribuée à cette phase (fig. 15). Il est clair que les autres tombes autour d’Apamée ont été rapidement abandonnées. L’absence de tout matériel d’époque islamique dans ces tombes montre aussi que les « visites » et les pillages qui ont déplacé le matériel de ces tombes sont sans doute postérieurs à l’époque omeyyade et qu’il n’y a pas eu, globalement, de réoccupation de type domestique de ces espaces funéraires. Les activités se sont donc maintenues dans trois tombes situées dans les secteurs A et B. Cette répartition spatiale pourrait révéler qu’il y avait sans doute un habitat dispersé dans la plaine. En même temps, les trois tombes dans lesquelles on trouve ce matériel tardif se situent de part et d’autre de la route qui monte sur le plateau (fig. 9), sur les premières pentes des collines. Elles sont donc parmi les tombes les plus accessibles, ce qui montrerait que la pression démographique est faible à cette époque. On se contente d’investir les espaces funéraires les plus accessibles.

55Il apparaît donc que ces secteurs occupés par les tombes autour d’Apamée ne sont que peu fréquentés pendant cette phase. Il est actuellement très difficile de dater la fin de l’utilisation des espaces funéraires : les dates les plus récentes de matériel conduisent peut-être jusqu’au ix^e s. (T8, T11). Ces occupations correspondent‑elles à des inhumations ? Les tombes ont pu, en théorie, être utilisées tardivement avec l’apport de corps dont les squelettes n’ont pas été datés. Certes, dans ces tombes, les restes humains ne semblent en général pas en place : ils sont presque toujours regroupés au centre de la tombe, ce qui montrerait qu’une réoccupation de type non funéraire (ou des passages) a conduit au déplacement de l’ensemble des ossements. Il faut garder à l’esprit que « même après la fin de l’utilisation, les monuments restent des lieux de mémoire : la fin des inhumations ne marque pas l’arrêt de la fréquentation »212. Ainsi, la fonction funéraire de certains de ces espaces a‑t‑elle pu être préservée pendant un laps de temps difficile à préciser, pendant la phase VI, ce qui expliquerait peut‑être la composition de quelques ensembles213. Cependant, il faut noter la présence, pendant cette phase, de gros bassins en T1 et T11, mais aussi en T8, dont la fonction n’est pas claire ; certes, il y a eu peut‑être une reconversion de certains de ces espaces rupestres et l’installation de lieux de stockage, voire d’habitats. Cependant, la localisation de ces bassins trouvés principalement à l’extérieur des tombes pourrait infirmer cette hypothèse214. Si cette phase correspond à la période islamique, à partir du milieu du vii^e s., le matériel, en revanche, ne marque guère de rupture sensible par rapport à la fin de la phase V : les amphores à décor peint semblent encore utilisées au moins au début de cette phase. De même, les lampes de types 5c et 6 apparaissent encore fréquemment au cours du vii^e s., ainsi que certains vases à cuire (phase VIa). En revanche, on voit une lampe tournée faire son apparition et marquer une rupture par rapport au matériel antérieur (phase VIb). Situer chronologiquement cette phase VIb est difficile car elle est attestée par de simples traces de passages plus ou moins marqués et qui furent sans doute à peu près continus jusqu’à l’époque contemporaine, avec du matériel très épars et mal connu.

56Phase I : fin du iii^e s. av. J.‑C.‑ début du i^er s. av. J.‑C.

• Sous‑phase Ia : fin du iii^e s. av. J‑C.‑1^re moitié du ii^e s. av. J.‑C.
• Sous‑phase Ib : milieu du ii^e s. av. J.‑C.‑début du i^er s. av. J.‑C.

Phase II : i^er s. av. J.‑C.‑milieu du i^er s. ap. J.‑C.

Phase III : 2^de moitié du i^er s. ap. J.‑C.‑1^re moitié du iii^e s. ap. J.‑C.

• Sous‑phase IIIa : 2^de moitié du i^er s. ap. J.‑C.‑1^re moitié du ii^e s. ap. J.‑C.
• Sous‑phase IIIb : 2^de moitié du ii^e s. ap. J.‑C.‑1^re moitié du iii^e s. ap. J.‑C.

Phase IV : 2^de moitié du iii^e‑1^re moitié du v^e s.

• Sous‑phase IVa : 2^de moitié du iii^e‑1^re moitié du iv^e s.
• Sous‑phase IVb : 2^de moitié du iv^e‑1^re moitié du v^e s.

Phase V : 2^de moitié du v^e‑début du vii^e s.

• Sous‑phase Va : 2^de moitié du v^e‑début du vi^e s.
• Sous‑phase Vb : début du vi^e‑milieu du vii^e s.

Phase VI : milieu du vii^e s. et au‑delà.

• Sous‑phase VIa : milieu du vii^e‑début du viii^e s.
• Sous‑phase VIb : viii^e s. et au‑delà.

Terminologie

57Il paraît nécessaire, dans le domaine du funéraire, de définir précisément les termes utilisés. Ce travail avait été amorcé dès la parution des rapports préliminaires de fouille215. À présent, avec une vision globale sur l’ensemble des tombes qui ont été fouillées, il convient de préciser l’usage de chaque terme, en revoyant parfois et en complétant cette première tentative. Il s’agit ici de définir les termes tels qu’ils sont employés dans la publication, et non pas d’en donner une définition générale, qui n’est souvent pas sans poser de nombreux problèmes.

58Aire funéraire : voir « espace funéraire ».

59Alcôve : enfoncement aménagé dans un mur de la tombe et contenant plusieurs cuves ou lits funéraires. En général, les cuves sont disposées, en partie au moins, perpendiculairement au mur, soit parallèlement entre elles, soit en pi, ce qui est souvent le cas des lits funéraires, c’est‑à‑dire perpendiculairement les uns aux autres et séparés, dans ce cas, par un simple couloir de circulation. L’alcôve est de taille supérieure à la niche.

60Antichambre : dans les tombes rupestres à deux chambres (ou pièces), désigne la pièce antérieure, près de l’entrée de la tombe (ou pièce 1), généralement de plan approximativement carré. Elle peut comporter un autel central, des niches, des alcôves, des cuves ou des arcosolia.

61Arcosolium : niche à couvrement en arc, en bâtière ou plat, creusée dans la paroi de la tombe et parallèle à celle‑ci, abritant une ou plusieurs cuves ou lits funéraires.

62Banquette‑cuve funéraire : cuve excavée à partir d’une banquette en général légèrement surélevée par rapport au sol, dont la surface supérieure est creusée plus profondément que le lit funéraire.

63Caveau : excavation creusée dans le sol de rocher et utilisée pour recevoir un ou plusieurs corps, indépendamment de toute architecture funéraire monumentale, contrairement à la cuve.

64Ciste : contenant du corps complet ou incomplet, constitué d’un coffrage de dalles ou de tuiles dressées qui sont immobilisées par appui les unes sur les autres, par un bourrage de terre ou des calages entre elles et les parois de la fosse.

65Chambre funéraire ou sépulcrale : dans les tombes rupestres, désigne la pièce destinée à abriter les corps. Dans les tombes rupestres à deux chambres (ou pièces), désigne la chambre la plus profonde (ou pièce 2).

66Coussinet : dispositif interne à un loculus, une cuve, un lit funéraire ou une banquette funéraire et destiné à rehausser la tête.

67Couverture : dispositif, quel que soit son matériau, destiné à recouvrir la tombe et à maintenir le corps dans un espace vide.

68Crémation : pratique funéraire visant à brûler le corps humain après la mort.

69Cuve : excavation creusée dans le rocher, destinée à recevoir un ou plusieurs corps, à l’intérieur d’une tombe monumentale, contrairement au caveau. La cuve peut être incluse dans un arcosolium, une banquette ou à même le sol d’une tombe à chambre. Elle se distingue du loculus en ce qu’elle ne comporte pas de couverture solidaire des parois.

70Dépôts funéraires : terme désignant le matériel dans l’espace funéraire, associé directement et intentionnellement aux sépultures, à l’exclusion d’éléments mêlés au remplissage et donc fortuits. Le dépôt funéraire de chaque sépulture peut regrouper différents sous‑ensembles : les offrandes à proprement parler, les objets fonctionnels « portés » par le défunt (comme les épingles ou les fibules), enfin les objets fonctionnels utilisés pour réaliser des gestes funéraires (comme certains vases à libations ou à parfums).

71Enchytrisme : inhumation dans un vase en terre cuite utilisé comme conteneur. Cette pratique concerne avant tout les très jeunes enfants.

72Espace funéraire : expression neutre, désignant les lieux destinés à recevoir les inhumations et reconnaissables, archéologiquement, par la présence d’ossements humains. Il faut ajouter à cette première définition la nécessité d’une intentionnalité dans l’accompagnement de la séparation entre morts et vivants qui peut s’exprimer de différentes façons. L’espace funéraire est donc avant tout « l’espace du souvenir qui prend autant de formes qu’il y a de deuils et de façons d’y faire face »216. Ce terme renvoie également à un espace consacré au funéraire, qui tend à être ouvert et relativement dispersé et discontinu, contrairement à la nécropole.

73Feuillure : encoche ménagée dans la partie supérieure d’un contenant solide, destinée à l’emboîtement d’un couvercle.

74Fosse : excavation pratiquée dans la terre, utilisée pour recevoir une ou plusieurs sépulture(s). On parle alors de tombe à fosse.

75Hypogée : tombe monumentale, creusée sous terre, comportant une ou plusieurs chambre(s) funéraire(s), qui se trouve sous la surface de circulation de l’espace funéraire.

76Inhumation : terme qui ne renvoie pas, contrairement à son étymologie, à la mise en terre, mais au dépôt de corps ou d’ossements. Cette pratique se distingue aussi de la crémation en ce qu’elle ne suppose pas la réduction en cendres du corps.

77Lit funéraire ou kliné (pl. klinai) : couche surélevée, dont la base est pleine, imitant un lit et destinée à supporter le corps. Sa face supérieure peut être creusée d’une cuve peu profonde, destinée à recevoir le corps.

78Loculus : cavité allongée, aménagée perpendiculairement, dans les parois d’une tombe pour être utilisée comme sépulture. Elle a en général un couvrement plat.

79Nécropole : terme ancien qui apparaît chez Strabon à propos d’un secteur funéraire très dense d’Alexandrie, et est utilisé à l’époque moderne pour désigner un espace funéraire antique, en général en dehors de l’espace urbain, réservé aux morts et souvent à caractère monumental, ou tout au moins formalisé. Cette conception de la nécropole qui serait une ville des morts organisée est actuellement battue en brèche217 grâce à la mise en lumière de pratiques moins structurées qui peuvent aussi être repérées dans l’habitat, les lieux publics ou les faubourgs et qui ne peuvent être incluses dans la notion de nécropole. C’est pourquoi l’utilisation des expressions « espace funéraire » ou encore « aire funéraire » paraît préférable, même si nous avons aussi utilisé, comme cela est le cas dans la plupart des publications, le terme de « nécropole » pour désigner des espaces funéraires autres que ceux autour d’Apamée de l’Euphrate.

80Niche : cavité creusée dans la paroi de la tombe, trop petite pour abriter une cuve.

81Ossuaire : structure (construction, niche, fosse, cuve) destinée à recevoir les ossements récupérés lors de nouvelles sépultures ou de réaménagement d’espaces funéraires.

82Réduction : un corps a été déplacé ou repoussé pour faire de la place dans une sépulture.

83Sarcophage : contenant souvent monolithe, parfois en deux ou trois parties, mais toujours caractérisé par le creusement de la pierre pour former, dans un même bloc, le fond et les parois.

84Sépulture : il s’agit du conteneur du corps, contrairement à la tombe qui désigne l’ensemble de la structure funéraire, comprenant la ou les sépultures, mais aussi par exemple, des lieux de dépôt des offrandes et/ou une antichambre.

85Sépulture primaire : la sépulture correspond à un fait funéraire unique. Le corps (ou la portion de corps) est déposé alors que les éléments du squelette conservent encore la totalité de leurs relations anatomiques218.

86Sépulture secondaire : on a déposé un corps ou des ossements ou des cendres, alors que les éléments du squelette ont partiellement ou totalement perdu leurs relations anatomiques219, après une transformation de ce corps, souvent par décomposition, crémation ou momification dans un autre lieu.

87Tombe : voir « sépulture ».

88Tombe ou sépulture individuelle : tombe ou sépulture destinée à recevoir un seul corps.

89Tombe ou sépulture collective : tombe ou sépulture dont l’architecture ne se distingue pas des tombes ou sépultures individuelles, mais dans laquelle plusieurs corps ont été déposés successivement, soit dans un laps de temps assez court, par exemple à l’occasion d’épidémies, soit du fait de réoccupations postérieures échelonnées dans le temps.

90Tombe ou sépulture multiple : tombe ou sépulture prévue dès sa construction pour contenir plusieurs corps.

91Tombe rupestre : tombe creusée dans une paroi rocheuse qui constitue le seul contenant solide. Elle n’est donc pas enterrée.

92Tumulus : tas de pierres ou de terre artificiel qui recouvre une tombe, quelle que soit l’architecture de cette dernière.

93Vestibule : pièce située à l’avant de la tombe rupestre, à l’extérieur, contrairement à l’antichambre. Elle peut abriter les effigies des défunts, des inscriptions, voire quelques inhumations supplémentaires.

Abréviations utilisées

cons. : conservé

d. : diamètre

env. : environ

ép. : épaisseur

ext. : extérieur

fig. : figure

h. : hauteur

int. : intérieur

L. : longueur

larg. : largeur

max. : maximum

min. : minimum

NMI : nombre minimum d’individus

NR : nombre de restes

ouv. : ouverture

pl. : planche

prof. : profondeur

surf. : surface

Illustrations

94Tous crédits : Mission archéologique de Zeugma‑moyenne vallée de l’Euphrate, sauf mention contraire.

95Dessins : M. Dohet, S. Fontana, A.‑S. Martz (vases à cuire), O. Dussart (verre), N. Dieudonné‑Glad (objets métalliques), C. Abadie‑Reynal.

96Graphiques : A. Lefebvre (anthropologie), N. Garnier (analyses).

97Plans, relevés et coupes : F. Lebec, E. Albrecht‑Czobor, S. Dinh, J.‑S. Caillou, P. Lebouteiller.

98Relevés topographiques : P. Lebouteiller, S. Dinh.

99Photographies : J.‑S. Caillou, A. Desreumaux, O. Dussart (verre), D. Frascone (monnaie), M. Feugère (lampes), N. Garnier (analyses), C. Abadie‑Reynal.

100Dessin assisté par ordinateur (DAO) : G. Reynal (cartes).