Introduction

Le cadre des recherches

1La mission archéologique franco-éthiopienne mène depuis 2011 des recherches d’archéologie et d’épigraphie pré-aksumites et aksumites dans la région du Tigray, Éthiopie (I^er millénaire av. J.‑C.-viii^e siècle ap. J.‑C.)1.

2La concession accordée à la mission par l’ARCCH (fig. 1) s’étend sur une région d’environ 100 km², incluant l’extrémité nord-est du haut plateau du Tigray, autour de la bourgade de Wolwalo, le rebord oriental de ce plateau et les montagnes autour du village de Sewne. Ces deux villages sont reliés par une piste qui, partant d’Edaga Hamus, rejoint les villages afars de la dépression de Danakil.

Fig. 1 – Carte de la concession de la mission, sites fouillés et zone de prospection (O. Barge).

3Les travaux ont débuté dans la partie montagneuse, avec la fouille du site de Wakarida, près de Sewne, à partir de 2011, puis une prospection autour du site dans une zone de près de 50 km². D’une altitude moyenne de 2 300 m, la région de cette première prospection est assez bien circonscrite à l’amont d’un réseau de crêtes, de versants abrupts et de vallées encaissées ; elle s’en distingue par des pentes plus douces et des vallées perchées moins encaissées. Les vallées de May Wayni, Ka’ebile et May Ayni sont propices aux aménagements agricoles et à l’installation de populations. À partir de 2015, plusieurs sites découverts dans ce secteur ont fait l’objet de sondages (fig. 1).

4Depuis 2017, la prospection s’est étendue autour de la bourgade de Wolwalo, sur le plateau lui-même. Le plateau, en forme de cuvette, est incisé par la rivière Berih, de part et d’autre de laquelle des pentes douces sont aménagées en terrasses de culture. Il s’interrompt au nord-ouest et au sud-est par une rupture de pente. Au nord-est et sud-ouest, il est délimité par des reliefs tabulaires développés dans les grès d’Enticho. Une importante concentration de sites a été découverte dans ce secteur. Des fouilles y ont été organisées depuis 2018.

L’agriculture en terrasses dans le nord du Tigray : problématiques modernes et contemporaines

5La population du kebele (municipalité) de Sewne, dans la région de Wakarida, est essentiellement constituée d’agriculteurs et se répartit entre le village et de petites unités (habitat isolé ou hameaux) établies sur les points hauts ou les replats des versants.

6La population s’est installée récemment : 20 % des habitants actuels cultivaient déjà la terre située aux alentours dans les années 19702. Les autres ont commencé à cultiver en terrasses après la chute du gouvernement militaire provisoire de l’Éthiopie socialiste (Derg) en 1991, à la suite d’une redistribution des terres mise en place par le gouvernement3.

7L’agriculture dans la région de Wakarida dépend d’un régime de pluies réparti en deux saisons : la principale entre juin et septembre et une autre, plus réduite, de février à mai4. Les agriculteurs construisent des murets selon un axe perpendiculaire à celui des fonds de vallée afin de ralentir les écoulements concentrés, souvent violents, et d’éviter l’érosion des sols tout en facilitant la pénétration de l’eau dans les parcelles cultivées5. La région de Wakarida est aujourd’hui couverte d’un réseau de terrasses agricoles qui occupent principalement les fonds de vallée6.

8Les cultures en terrasses sont documentées dès la protohistoire dans la région voisine de l’Arabie du Sud7, avec laquelle l’Éthiopie a été en contact étroit durant le I^er millénaire av. J.‑C. En effet, entre les viii^e et v^e siècles av. J.‑C., des éléments culturels empruntés aux sociétés sudarabiques sont apparus en Éthiopie8. Certains auteurs ont envisagé l’adoption par les populations africaines de pratiques agricoles, notamment de techniques d’irrigation sudarabiques9. S’est donc posée la question de l’ancienneté et de l’origine des terrasses de la région de Wakarida : les ouvrages actuels sont-ils l’héritage d’un réseau antique et ce dernier pourrait-il lui-même dériver de traditions sudarabiques ?

9Les voyageurs qui ont pu traverser l’Éthiopie durant l’époque moderne ont décrit des paysages avec un couvert végétal dense et diversifié10. Ils détaillent l’agriculture et les pratiques agricoles mais ne mentionnent pas la technique de la culture en terrasses11. Il faut attendre les années 1960 pour qu’elles soient décrites dans le Tigray12.

10D’après les archives photographiques consultées, en particulier deux jeux de photographies aériennes, l’un daté de 1964‑1965, et l’autre daté de 1994, obtenus auprès de l’« Ethiopian Mapping Agency » à Addis-Abeba et une enquête auprès de la population locale, l’aménagement des terrasses dans le secteur de Wakarida n’apparaît pas antérieur à la fin du siècle dernier13.

Problématiques archéologiques

11En 2004, la population locale signalait au « Tigray Culture and Tourism Bureau » (TCTB) la découverte fortuite d’un site archéologique aksumite, Wakarida. En 2010, notre mission de prospection archéologique fut invitée à visiter le site, qui fut choisi comme terrain de recherches. La présence d’un site urbain d’époque aksumite dans cette région située en marge du plateau et à l’écart des grands centres aksumites suggère celle d’un terroir agricole aux alentours et a soulevé dès l’abord un certain nombre de questions.

12La première concernait les raisons de l’établissement d’un centre urbain dans cette région située à l’écart des routes commerciales. Fallait-il y voir l’effet d’une « colonisation » d’une région vide, sous la pression peut-être d’un pouvoir politique fort, désireux de s’assurer le contrôle de cette région de marge ? Ou bien était-elle due à une évolution endogène continue, un développement agricole dont les racines seraient bien antérieures ?

13La deuxième question concernait le territoire associé à cette ville antique : il semblait peu probable que la ville ait été isolée, il paraissait évident qu’elle dépendait, pour se nourrir, d’un ensemble de ressources agricoles à proximité. Aussi, bien que récent, le paysage de terrasses actuelles ne masquait-il pas un paysage de terrasses plus ancien associé au terroir agricole entourant la ville antique de Wakarida ?

14La troisième était liée au devenir de cette ville antique et de son territoire à la fin de la période aksumite (fin du vii^e siècle ap. J.‑C.).

Méthodologie

15Pour répondre à ces questions, notre mission a développé dès l’origine trois axes de recherche complémentaires :

• la fouille de Wakarida, qui a permis de préciser l’organisation et l’évolution de la ville antique ;
• une prospection des alentours afin de documenter celle du territoire qui lui était associé et de préciser l’évolution du peuplement régional sur la longue durée ;
• une étude environnementale portant sur l’évolution des paysages au cours des périodes concernées.

16La prospection de la région de Wakarida réalisée entre 2012 et 2015 est une prospection pédestre systématique, en suivant le réseau des chemins empruntés encore aujourd’hui, y compris dans les endroits les plus reculés. Le territoire de Wakarida a été intégralement exploré. La prospection se poursuit aujourd’hui dans la région de Wolwalo. Les vestiges de constructions visibles en surface sont relativement rares : quelques bâtiments, quelques murs incomplets et des tombes. La plupart des sites repérés se présentent sous la forme de concentrations de mobilier céramique en surface. Chaque site a été individualisé par un numéro précédé des lettres SAZ (« Surface Artefact Zone »). Les sites ont été décrits dans une base de données archéologiques couplée à un SIG avec des informations relatives à la topographie, aux paysages, bâtiments et aménagements actuels. Chaque site a été cartographié, décrit et a fait l’objet d’un ramassage de surface restreint à un ensemble le plus représentatif possible des fragments diagnostiques (bords, bases, décors, becs, anses, etc.). Les échantillons ont ensuite été comparés aux collections de céramiques trouvées en fouilles, dans des niveaux d’occupation. Une datation a été proposée sur la base de ces comparaisons.

17La fouille de Wakarida a tout d’abord fourni une première chronologie relative incluant deux périodes, l’une datée du iv^e siècle à la fin du vii^e siècle ap. J.‑C. (période aksumite), l’autre des x^e‑xii^e siècles ap. J.‑C. (période post-aksumite), qui a servi de référence pour la datation des autres sites. Par la suite, des sondages ont été effectués sur des sites dont le mobilier de surface était différent de celui de Wakarida (SAZ 32 : Armengela ; SAZ 44 : Mangagebit ; SAZ 42 : Alakile Daga ; SAZ 85 : Sassanega). Ils ont fourni des données relatives à la céramique, à l’architecture et au mode de vie des populations du I^er millénaire av. J.‑C. en fournissant des datations par le radiocarbone s’échelonnant des viii^e et v^e siècles av. J.‑C. à la fin du iii^e siècle av. J.‑C.

18À partir de l’étude du mobilier, trois étapes distinctes dans l’évolution du peuplement régional de Wakarida ont pu être identifiées :

• I^er millénaire av. J.‑C. (du viii^e à la fin du iii^e siècle av. J.‑C.)14 : sites d’Armengela, Mangagebit et Alakile Daga ;

• du iv^e à la fin du vii^e siècle ap. J.‑C. : occupation antique du site de Wakarida ;
• du début du xi^e au milieu du xii^e siècle ap. J.‑C. : réoccupation du site de Wakarida.

19Enfin, une étape chronologique supplémentaire datée des vii^e‑ix^e siècles ap. J.‑C. est apparue lors des fouilles initiées sur le plateau de Wolwalo en 2018, d’après les premières datations obtenues sur le site de Sebdera (SAZ 248).

20Il reste naturellement un certain nombre de sites non datés en raison de l’absence d’éléments suffisamment diagnostiques pour être rattachés à une période chronologique précise.

La région de Wakarida au I^er millénaire av. J.‑C.

21Une occupation de la région de Wakarida durant le I^er millénaire av. J.‑C. a été mise en évidence à partir de sondages réalisés sur trois sites qui présentaient en surface un mobilier similaire se distinguant de celui de Wakarida : Armengela (SAZ 32), Mangagebit (SAZ 44) et Alakile Daga (SAZ 42)15.

Sondages sur des sites pré-aksumites

22Des sondages réalisés sur ces trois sites ont permis de mettre au jour des vestiges de constructions en pierres (fig. 2) avec des niveaux d’occupation qui ont livré des outils en pierre, des céramiques et des restes fauniques. À Armengela, les fouilles se sont concentrées sur les vestiges d’un bâtiment en pierres comportant plusieurs pièces (sondage 0), une construction en pierres avec deux niveaux de terre battue comportant chacun un foyer (sondage 2) et deux dépotoirs successifs accumulés contre le mur d’un troisième bâtiment (sondage 1). À Mangagebit, les vestiges d’un grand bâtiment en pierre ont en partie été fouillés. À Alakile Daga, un sondage stratigraphique comportait dans ses niveaux les plus anciens (phases I et II) les restes d’un mur associé à une série de sols16.

Fig. 2 – Sondages sur des sites pré-aksumites et mobilier recueilli ; à gauche : plan d’Armengela (P. Raymond), plan du sondage 0 à Armengela (P. Raymond, A. Benoist), plan du bâtiment de Mangagebit (A. Benoist) ; à droite : céramiques pré-aksumites issues des sondages ; 1‑4 : Alakile Daga ; 5‑10 : Mangagebit ; 11‑16 : Armengela (M. Gorea).

23Armengela, Mangagebit et Alakile Daga ont également fourni des échantillons de charbon qui ont permis des datations ¹⁴C (tabl. 1 : Ly‑17834, Ly‑12690, Ly‑12691). Sur le site d’Alakile Daga, l’intervalle obtenu s’insère entre le viii^e et le v^e siècle av. J.‑C. Cette période correspond au développement du royaume de Da‘mat, marqué, sur plusieurs sites archéologiques en Éthiopie et en Érythrée, par des emprunts culturels à l’Arabie du Sud. Ni le matériel trouvé lors des fouilles d’Alakile Daga (certes peu étendues), ni le matériel de surface ne montrent le moindre trait culturel de type éthio-sabéen attesté à Yeha, Matara et, plus près, à Meqaber Ga’ewa. On peut envisager un modèle d’occupation essentiellement rural, sans lien étroit avec les centres politiques ou économiques de l’époque où ces influences se sont manifestées. Une situation analogue a été mise en évidence sur plusieurs sites d’Éthiopie au cours des vingt dernières années17.

24À Armengela et Mangagebit, les intervalles obtenus couvrent les iv^e‑iii^e siècles av. J.‑C., une période encore mal connue pour laquelle nous ne disposons pas d’inscription. Le royaume de Da‘mat n’est plus mentionné et l’influence de la culture sudarabique paraît s’estomper sur les grands sites de la région. On suppose que les cultures régionales se transformèrent peu à peu pour fonctionner d’une autre manière.

Outils en pierre

25Les trois sondages d’Armengela ont livré un mobilier lithique comprenant principalement des outils de broyage : meules, molettes, broyeurs et percuteurs, auxquels s’ajoutent quelques éclats d’obsidienne. L’outillage en pierre de Mangagebit paraît un peu plus diversifié, réunissant meules, molettes et broyeurs, percuteurs, racloirs et polissoirs en grès, en calcaire ou en quartz, ainsi qu’un ensemble d’outils sur éclats en obsidienne. À Alakile Daga, l’outillage en pierre de la phase I regroupe trois molettes et un petit ensemble d’éclats d’obsidienne, qu’accompagnent deux fragments de polissoirs ou racloirs taillés dans des tessons de céramique.

Ossements animaux

26Les assemblages de faune recueillis dans les sondages sont assez réduits et constitués principalement d’ossements d’animaux domestiques : les caprinés (moutons et chèvres) représentent près de 80 % du corpus à Armengela (nombre de restes d’espèces identifiées [NISP] : 104), et 98 % à Mangagebit (NISP : 187). À Armengela, les chèvres dominent le cheptel tandis qu’à Mangagebit les moutons sont plus fréquents. Des bovidés sont présents sur les deux sites, formant près de 20 % du corpus à Armengela, beaucoup moins à Mangagebit (2 %). Les espèces sauvages sont absentes, ce qui suggère l’absence de pratiques de chasse.

La céramique du I^er millénaire av. J.‑C. dans la région de Wakarida

27En dépit d’un décalage chronologique suggéré par les datations ¹⁴C, la céramique recueillie à Armengela, Mangagebit et dans les niveaux les plus anciens d’Alakile Daga (phases I et II) est très similaire. On y rencontre une céramique commune à pâte rouge, souvent grise à cœur, montée à la main, aux parois souvent légèrement irrégulières et sans engobe, avec parfois des décors incisés de lignes ondulées. Elle comprend des jarres à panse globulaire ou ovale et col concave (fig. 2 : 6, 16), de grands plats ou bassins à lèvre arrondie (fig. 2 : 3, 4, 14) souvent décorés d’une incision ondulée, des bouteilles à panse globulaire et col droit (fig. 2 : 5), de petits vases (flacons et bols miniatures à panse convexe ; fig. 2 : 1, 15), des couvercles concaves à poignée centrale (fig. 2 : 2, 9, 13). Une céramique souvent un peu plus fine, à engobe bruni rouge devenant noir en partie haute et à l’intérieur des vases, apparaît également en faible quantité. Elle regroupe principalement de grands bols à fond rond, à paroi globulaire ou semi-globulaire, la paroi devenant verticale en partie haute (fig. 2 : 7, 8, 12). Ces céramiques trouvent de nombreux parallèles sur d’autres sites du I^er millénaire av. J.‑C. d’Éthiopie18.

28Les similitudes qui unissent le mobilier des phases I et II d’Alakile Daga et celui d’Armengela et Mangagebit suggèrent une importante continuité culturelle dans la région au I^er millénaire av. J.‑C.19. Elle rend d’autant plus difficile l’établissement de critères permettant d’établir une périodisation interne et de distinguer le début du I^er millénaire av. J.‑C. de sa fin, par un simple examen du mobilier de surface. Nous n’excluons pas d’être à même de distinguer les deux périodes à l’avenir par des datations complémentaires qui pourraient étayer ce qui n’est pour l’instant qu’un ensemble d’impressions issues de l’étude des assemblages.

La distribution du peuplement régional

29Un assemblage céramique distinct de celui de Wakarida, mais similaire à celui de la phase I d’Alakile Daga et des sites d’Armengela et Mangagebit apparaît en surface de 19 sites prospectés (fig. 3). Ces sites, que nous datons du I^er millénaire av. J.‑C., se concentrent principalement autour du village actuel de Sewne, le long de la vallée de la May Wayni et à proximité de ses zones de confluence avec la vallée de Ka’ebile et la vallée de May Ayni (fig. 3 : SAZ 1, 9, 10, 32 [Armengela], 76, 85, 88, 90, 97, 98, 106, 109, 112). Quelques-uns s’échelonnent vers le sud, le long de la rive est de la vallée de May Wayni (SAZ 44 [Mangagebit], 130, 133). Les habitats s’organisent en petites unités éparpillées sur le sommet de collines aplaties. Ce sont tous des sites de taille modeste : 5 ne sont que de petits épandages de moins de 0,1 ha, 9 sites se situent entre 0,1 et 0,5 ha et 6 sites entre 0,5 et 1 ha. Seuls deux sites excèdent 1 ha, le plus grand étant celui d’Armengela, qui s’étend sur environ 2,4 ha (tabl. 2 : site 32). Le peuplement apparaît donc comme un réseau peu hiérarchisé, bien qu’Armengela puisse avoir fonctionné, au moins pour un temps, comme un centre ou un relais de taille modeste dans ce territoire rural. Le sommet de la colline d’Armengela comporte plusieurs amas de pierres, parfois importants, qui suggèrent la coexistence de plusieurs bâtiments épars. Les trois sondages ont tous livré des vestiges de construction de formes variées (un bâtiment avec plusieurs pièces, une maison semi-enterrée), témoins d’espaces diversifiés. Ces éléments vont dans le sens d’une petite agglomération. Les fouilles doivent cependant être étendues pour le vérifier. Le site d’Armengela se trouve dans la partie centrale du réseau, dans une position stratégique sur une crête dominant les zones de confluence entre la vallée de May Wayni et ses deux affluents. Le site 130, le second en taille repéré en prospection, se trouve en amont de la vallée de May Wayni. Il marque peut-être la présence d’un second village ou d’un hameau sur la voie d’accès depuis le plateau. En surface cependant, aucun mur n’est visible sous l’épaisse végétation de figuiers de Barbarie qui couvre la colline. Les zones les plus difficilement accessibles depuis le plateau, au nord et à l’est, semblent inoccupées à l’exception du site 140.

Fig. 3 – Répartition des sites pré-aksumites dans la région de Wakarida (O. Barge, A. Benoist).

L’étude paléoenvironnementale et les pratiques agricoles au I^er millénaire av. J.‑C.

30Les datations par le radiocarbone des charbons prélevés dans les sédiments des sections naturelles varient du VII^e millénaire avant notre ère (May Wayni) au xvii^e siècle ap. J.‑C. (Ambare). Seules trois des seize sections étudiées comprennent des dépôts datés du I^er millénaire av. J.‑C.

31Dans ces trois sections, la base des dépôts est sombre et riche en matériaux organiques. Elle est constituée de sédiments dont le dépôt résulte principalement de processus biophysiques dans un paysage peu modifié par les sociétés. Ces sédiments organiques situés en partie basse des sections sont aussi plus anciens (VI^e‑III^e millénaires av. J.‑C. à Damhalle, III^e millénaire av. J.‑C. dans la vallée de Ka’ebile). Les unités stratigraphiques datées des périodes pré-aksumites montrent des alternances entre sédiments fins et sédiments grossiers. Les sédiments grossiers sont plutôt anguleux, ce qui suggère un transport sur de courtes distances : ils ont pu être transportés directement depuis les versants des vallées après avoir été érodés sur les pentes. Cette érosion pourrait être le résultat d’opérations de déforestation pour la mise en culture. Les fonds de vallée n’étaient vraisemblablement pas cultivés ni organisés en terrasses comme ils le sont aujourd’hui, mais il est probable que des cultures existaient à proximité des zones d’habitat sur les pentes. Les arbres qui poussaient sur les pentes ont pu être coupés à cette époque, afin de créer des champs autour des habitations, entraînant la mobilisation des sédiments et leur érosion. Les sédiments se sont alors accumulés dans les fonds de vallée. Ces observations, couplées aux découvertes archéologiques (meules, habitat sur les points hauts), tendent à indiquer qu’au I^er millénaire av. J.‑C., les pratiques agricoles prenaient la forme d’exploitation sur les replats ou les pentes faibles, à proximité des habitations. Terwilliger et al. (2013) suggèrent en effet une occupation humaine d’impact relativement faible, en tout cas sans modification significative du paysage et sans effort particulier pour modifier la fertilité du sol. Les indices environnementaux documentés à Wakarida indiquent de même que, s’il y a eu agriculture, elle s’est mise en place indépendamment de la construction de terrasses agricoles.

La période aksumite : l’occupation de la région de Wakarida du i^er siècle à la fin du vii^e siècle ap. J.‑C.

Du i^er siècle au début du iv^e siècle ap. J.‑C. : une région apparemment déserte mais de possibles difficultés d’identification de l’occupation

32La période allant du ii^e siècle av. J.‑C. à la fin du iii^e siècle ap. J.‑C. n’a pas été identifiée dans la région de Wakarida.

33Dans la région d’Aksum, le mobilier de cette époque est bien caractérisé : céramique rouge décorée de rainures verticales20. Toutefois, cette céramique ne semble pas s’étendre au Tigray oriental dès cette époque.

34De même en est-il pour cette même période dans la région d’Adulis, où les travaux de l’équipe italienne ont permis de définir les assemblages des premiers siècles ap. J.‑C., caractérisés par des bols et pots à décors incisés de triangles, des bols à anse verticale et à décors en relief, des bassins peu profonds à lèvre arrondie, des jarres à panse globulaire et col droit, des jarres-chaudrons un peu aplaties décorées de cordons en relief appliqué, accompagnées de quelques céramiques avec des décors de bras en relief appliqué semblables aux céramiques funéraires de la région d’Aksum21. Aucune de ces céramiques ne se retrouve autour de Wakarida.

35Plus près de Wakarida, le mobilier d’Ona Adi révèle une évolution des traditions potières lente et progressive aux i^er‑iv^e siècles ap. J.‑C.22. On y voit l’apparition successive de plusieurs types céramiques. Une dizaine de ces types décrits par H.M. Taddesse n’ont pas été trouvés jusqu’à présent parmi le mobilier des fouilles ni parmi le mobilier de surface des sites prospectés dans la région de Wakarida23. Un type décrit comme apparaissant à Ona Adi aux i^er‑ii^e siècles ap. J.‑C. est répertorié dans la région de Wakarida dès les iv^e‑iii^e siècles av. J.‑C.24. Enfin, dix types qui apparaissent à Ona Adi entre les i^er et iv^e siècles ap. J.‑C. se retrouvent dans la région de Wakarida25. Mais tous sont des types qui perdurent durant les périodes suivantes. Sur les sites repérés en surface dans la région de Wakarida, ils sont pour la plupart associés à des types plus tardifs : grands bols ou bassins à bord très évasé et lèvre roulée (type 2.18 de Taddesse 2019), céramiques ornées de croix, et jarres à col à petits tenons en céramique brune incisée plutôt fréquente à Wakarida dans les derniers niveaux d’occupation de la période I.

36Ainsi l’occupation de la région de Wakarida au cours des trois premiers siècles ap. J.‑C. reste-t-elle invisible. Cette situation peut s’expliquer par une désertification de la région des derniers siècles av. J.‑C. au début du iv^e siècle ap. J.‑C., par l’occultation de cette période difficile à identifier par des occupations plus tardives ou par un manque de repères chronologiques locaux fiables.

Le site de Wakarida

37C’est à partir des fouilles du site de Wakarida que l’occupation du iv^e à la fin du vii^e siècle ap. J.‑C. a été appréhendée. Le site est établi sur un éperon rocheux le long de la vallée de May Ayni, 2 km à l’est du village actuel de Sewne. Le site est en partie couvert de terrasses agricoles. Il se présente comme une petite ville incluant de nombreux bâtiments qui se répartissent en îlots sur une surface d’environ 9 ha. Les murs visibles en surface suivent deux directions principales : nord-est/sud-ouest et nord-ouest/sud-est, dessinant un plan orthogonal qui résulterait d’une planification urbaine (fig. 4 : plan général).

Fig. 4 – Site et mobilier de Wakarida : plan général (P. Raymond) ; plan du chantier 2 (J. Charbonnier) ; céramiques (C. Verdellet) ; objets (S. Antonini).

38Trois chantiers ont été ouverts, le premier au sommet du site (fig. 4 : chantier 2), dans la partie centrale, les deux autres au nord-est, en contrebas (chantiers 1 et 3). Ils ont fourni les vestiges de plusieurs bâtiments, dont certains se distinguent par un plan et des techniques de construction très comparables à ceux qui caractérisent les bâtiments de prestige des villes antiques d’Aksum26 et de Matara27 : symétrie dans l’agencement des pièces, pièces d’angle en léger débord, murs en pierre calcaire rythmés d’assises de dalles de schiste formant des degrés sur les façades externes, empreintes de poutres en bois dans la maçonnerie, escaliers monumentaux, bases de poteaux en pierre dans les pièces28. Le mobilier de Wakarida se compose principalement d’outils en pierre, de céramique et d’ossements animaux.

Outils en pierre

39Les outils en pierre sont principalement des outils à moudre (115 meules répertoriées auxquelles s’ajoutent 25 outils en pierre plus petits, broyeurs ou outils multifonctions). Les meules dormantes (n = 103) et les meules actives (n = 12) sont faites en basalte fin ou en calcaire à grain fin ou moyen. Les meules dormantes (fig. 5 : e, f) présentent le plus souvent une forme rectangulaire. La plupart sont utilisées sur une seule face (n = 50), quelques-unes sont bifaciales (n = 14). La fréquence des traces de piquetage sur les surfaces d’abrasion suggère une utilisation prolongée des meules avec des phases de rajeunissement.

Fig. 5 – Meules, outils en pierres et figurines en terre cuite de Wakarida (D. Capra, S. Antonini).

40Les meules actives (fig. 5 : d) ont un profil plano-convexe, bi-plan, ou légèrement concave au-dessus et plan en dessous, et une section plano-convexe ou bi-plane. Les surfaces actives sont légèrement lissées à grossières.

41Les meules dormantes bifaciales et les meules actives présentent une surface d’abrasion homogène qui suggère une utilisation relativement spécifique. Les meules dormantes en basalte pourraient avoir été utilisées pour moudre des grains tendres issus de céréales comme le tef (Eragrostis tef) ou le mil rouge (Eleusine coracana), des légumes, des herbes et des graines sauvages. En revanche, les meules en grès ont pu être utilisées pour moudre des grains durs, tels le blé amidonnier (Triticum dicoccum), le blé dur (Triticum durum aestivum), l’orge commune (Hordeum vulgare) et le sorgho (Sorghum bicolor).

42Les outils en pierres, produits dans des galets de basalte, de grès, de quartz et de siltite, comprennent des percuteurs (n = 12), des broyeurs-percuteurs (n = 10 ; fig. 5 : a, b), une enclume, un petit mortier (fig. 5 : c), un lissoir ou pierre à aiguiser. Des éclats d’obsidienne et un nucléus sont également répertoriés, mais aucun outil en silex. Quelques fragments de lames de couteaux en métal ferreux, une spatule en os et deux possibles tiges en bois complètent l’outillage.

Ossements animaux

43Le site a livré une grande quantité d’ossements (NR [nombre de restes] : 3 142), principalement des ossements de caprinés qui forment 80 % du corpus déterminé (NISP : 932). Les chèvres et les moutons semblent présents en quantité équivalente. Le reste du cheptel est constitué de bovidés (20 % du corpus) parmi lesquels très probablement des zébus. Le poulet et l’âne sont présents (respectivement 1 reste déterminé). En revanche, le chien est absent. Les espèces sauvages (gazelle, antilope kudu et lièvre) sont très rares. Quelques fragments de figurines zoomorphes en terre cuite évoquent également des animaux domestiques. La plupart représentent vraisemblablement des bovidés : dos à bosse et tête cornue sont fréquents (fig. 5 : g). Une figurine trouvée dans le chantier 2 pourrait représenter un dromadaire (fig. 5 : h).

La céramique de Wakarida (iv^e‑vii^e siècles)

44La céramique est présente en grande quantité dans tous les niveaux. Elle compose un assemblage qui se distingue de celui du I^er millénaire av. J.‑C. et trouve des parallèles sur plusieurs sites de la région d’Aksum29, à Matara30 et dans les niveaux supérieurs des sondages d’Ona Adi31.

45La céramique la plus fréquente à Wakarida est une céramique commune à pâte orangée ou rosée, parfois grise à cœur, à surface légèrement brunie, en un lustrage à longues facettes subhorizontales. Les récipients sont le plus souvent sans engobe ; quelques-uns ont un engobe rouge ou brun parfois en partie noirci durant la cuisson. Les formes les plus fréquentes sont des jarres et des pots à panse globulaire ou ovale et col court et évasé (fig. 4 : 6, 7), des bols à paroi globulaire ou hémisphérique, avec parfois une base annulaire, à lèvre arrondie ou étirée en marli horizontal (fig. 4 : 3, 4, 5), de grands plats et des bassins plus ou moins profonds à lèvre étirée en marli, ou peu profonds à lèvre éversée et légèrement roulée, certains avec un décor d’incisions ou d’impressions profondes sur la paroi interne (fig. 4 : 8, 9), des bassins munis dans leur fond de deux plaques incisées supportées par deux ou trois pieds en argile (fig. 4 : 10).

46Une céramique fine à pâte orange bien cuite regroupe des bols à lèvre en marli et de petits pots globulaires ou ovales ornés d’une bande horizontale rouge peinte autour du bord. Un ensemble de céramiques fines se distingue par une surface polie beige ou orange et un décor peint en noir dont les motifs (bandes horizontales, linteaux et motifs en croix) ont fréquemment le pourtour souligné par une incision fine (fig. 4 : 1, 2). On retrouve cette céramique sur les sites de Matara32, et d’Adulis33 et dans les niveaux les plus récents de la période aksumite à Aksum34. De rares céramiques fines à pâte grise et surface brunie ou polie noire apparaissent également.

47Enfin, une céramique à pâte brune plus friable réunit des récipients à suspensions, petites jarres à col et plus rarement pots sans col ou à col court, à décor incisé fin ou grossier, qui recouvre bien souvent toute la partie haute du récipient (fig. 4 : 11). Elle tend à se concentrer dans les derniers niveaux d’occupation des bâtiments. Une céramique comparable par ses formes apparaît également dans les niveaux aksumites récents de la région d’Aksum35.

Objets importés

48Quelques objets clairement issus d’échanges interrégionaux apparaissent également dans le mobilier. Ce sont une perle en verre de type millefiori (fig. 4 : 13), des tessons d’amphores côtelées (fig. 4 : 15, 16), une statuette féminine en calcaire (fig. 4 : 14), un sceau sassanide en agate (fig. 4 : 12). À ces objets s’ajoutent neuf monnaies des iv^e‑vi^e siècles (fig. 4 : 17, 18), qui témoignent de l’utilisation sur place du monnayage royal comme monnaie d’échange.

49L’abondance des outils de mouture dans le mobilier qui témoigne d’intenses activités de transformation de produits agricoles suggère que le site de Wakarida restait profondément lié à la terre. Mais avec son architecture reflétant les standards utilisés dans la capitale, sa céramique qui trouve de nombreux parallèles sur tous les sites d’époque aksumite moyenne et récente, ses quelques objets issus d’échanges interrégionaux et ses monnaies, il se montre aussi connecté au reste du pays et lié à la capitale et aux grands sites relais du royaume d’Aksum. Cette position marque un tournant dans l’histoire de la région, en comparaison des périodes antérieures où les centres d’autorité paraissaient bien éloignés et sans incidence notable sur l’économie et la culture locales.

Le territoire associé : données de la prospection

50Au site de Wakarida était associé un territoire rural densément occupé, comme en témoignent les quelque 38 sites qui livrent en surface un mobilier céramique analogue. Les sites se répartissent sur une surface plus large qu’au I^er millénaire av. J.‑C. On les trouve sur l’ensemble de la zone prospectée, de ses extrémités nord (Daluata) et nord-est (Maho), quasi vides à la période pré-aksumite, à son extrémité sud (Welaelakoro) [fig. 6].

Fig. 6 – Distribution des sites d’époque aksumite moyenne et récente autour de Wakarida (O. Barge, A. Benoist).

51Les sites s’organisent clairement autour de Wakarida : près d’une vingtaine sur les 38 se répartissent dans un rayon de 2 km environ autour du site, principalement le long de la vallée de May Ayni, de sa confluence avec la vallée de May Wayni à hauteur du village de Sewne jusque dans sa partie amont à l’est (SAZ 2, 8, 14, 15, 17, 22, 25, 30, 36, 42 [Alakile Daga], 48, 49, 94, 99, 100, 168, 175, 176). Le reste des sites se regroupe en trois ensembles : un premier en amont de la vallée de May Wayni, en contrebas du plateau ; un second à Daluata à l’extrémité nord de la zone d’étude ; un troisième au nord-est, à proximité du village de Maho (fig. 6).

52La hiérarchisation des sites a changé avec l’apparition d’un centre régional de 9 ha, Wakarida. Elle s’accompagne d’une augmentation du nombre des sites de très petite taille (19 sites mesurent moins de 0,1 ha et 15 ont une superficie de 0,1 à 0,5 ha) tandis que le nombre de sites de taille « moyenne » diminue : seuls trois sites mesurent entre 0,5 et 1 ha et aucun site hormis Wakarida ne dépasse 1 ha. Le paysage autour de Wakarida semble ainsi essentiellement constitué de fermes et d’habitats isolés. Tout comme durant la période précédente, seul un quart des sites présente des vestiges visibles au sol (8 sites avec des murs sur les 34 recensés).

53Les sites que nous datons des iv^e au vii^e siècles ap. J.‑C. sont ceux qui présentent en surface un assemblage comparable à celui de Wakarida (tabl. 3). On y observe principalement des tessons de céramique commune, notamment des fragments de jarre à panse globulaire et col court, des bols à panse globulaire ou de grands bassins à lèvre éversée ou étalée en marli horizontal, certains avec des impressions profondes sur la paroi interne. La céramique brune incisée apparaît en surface sur 19 sites. Cette céramique se trouve principalement à Wakarida dans les niveaux d’occupation les plus récents avant l’abandon de la ville (période dite IB). On peut envisager que les sites sur lesquels cet ensemble n’apparaît pas en surface (SAZ 30, 49, 94, 113, 120, 138, 150 ; fig. 6, en violet) marquent une première étape du développement du territoire associé au centre urbain. Toutefois, la plupart contiennent des types céramiques qui ne sont pas antérieurs au iv^e siècle36. Deux pourraient éventuellement avoir précédé Wakarida (sites 30, 150). Tous deux sont de petits sites à faible densité de céramique en surface, difficilement datables en raison du faible nombre de tessons diagnostiques. Quelques catégories céramiques n’apparaissent qu’occasionnellement : 13 sites seulement ont fourni en surface des tessons de céramiques à pâte fine (groupes 2, 4, 7 : SAZ 1, 8, 14, 25, 42, 48, 99, 128, 131, 148, 168, 200 ; fig. 6, en orange). Le site 8 en contient une importante proportion.

Les pratiques agricoles

54Des datations correspondant à l’occupation aksumite de la région ont été obtenues dans deux sections localisées dans les vallées de May Ayni et d’Ambare37. Les dépôts correspondant à cette période sont plutôt fins. Le développement d’un paléosol a été observé dans la vallée d’Ambare38. Ces éléments suggèrent des processus de dépôt alluviaux réguliers et de faible énergie et ne semblent pas avoir enregistré d’intenses activités agricoles. Cette absence de perturbation rend donc peu probable l’hypothèse d’un terrassement des fonds de vallée durant cette période et, comme au I^er millénaire av. J.‑C., aucun élément concret ne permet de démontrer l’existence de terrasses sur les pentes.

55Pour Terwilliger et al. (2013), sur le plateau du Tigray, la période aksumite se traduit par un très faible impact des sociétés sur leur environnement et, comme au I^er millénaire av. J.‑C., si une activité agricole s’y est développée, ce fut sans grands travaux de terrassement.

56Ciampalini et al. (2012) s’appuient sur la présence de marques de labour repérées sur des pierres pour inférer l’édification de terrasses de culture dans la région d’Aksum à la période aksumite. De tels éléments nous semblent peu opérants dans le cas présent, le labour pouvant avoir été effectué sur des espaces non terrassés.

Après la fin du vii^e siècle ap. J.‑C. : un changement de mode de vie ?

Les niveaux de réoccupation de Wakarida

57Les traces d’une réoccupation postérieure à l’abandon de la ville ont été trouvées sur le site de Wakarida au cours des fouilles des chantiers 2 et 3 (période II). Ce sont des traces ténues (fosses, foyers, trous de poteaux, une simple tombe en fosse, un muret) installées au sommet des épaisses couches d’éboulis de pierres qui recouvrent les anciens bâtiments (fig. 7 : Wakarida, chantier 2) qui témoignent d’une occupation installée dans des constructions en matériaux périssables, abris ou tentes, une occupation peut-être saisonnière.

Fig. 7 – La période post-aksumite : vestiges post-aksumites sur le chantier 2 de Wakarida (J. Charbonnier) ; céramiques post-aksumites grises grossières de Wakarida (C. Verdellet).

Mobilier et datation ¹⁴C

58Ces niveaux de réoccupation livrent un mobilier bien distinct, constitué en grande partie par une céramique grise, plus rarement rosée, grossièrement montée à la main. Les surfaces sont sans engobe, brutes ou légèrement lissées, et parfois décorées de motifs géométriques simples incisés. Les récipients comprennent principalement de grands bols ou marmites (fig. 7 : 1‑5), des bassins et de grands plats (fig. 7 : 7, 8), de rares vases à suspensions (fig. 7 : 6). Cette céramique grossière se retrouve en surface sur les deux tiers sud-ouest du site.

59Cette céramique grossière rappelle par ses formes et ses décors un petit ensemble de poteries issues des couches supérieures d’Aksum (fouilles de P. Pironin en 1955 et F. Anfray en 1962) et d’Agouadou, près de Dibdib dans la région de Matara, sur le plateau oriental39. F. Anfray datait ces récipients du viii^e siècle au plus tôt, après l’effondrement du royaume d’Aksum. À Wakarida cet assemblage est daté des xi^e‑xii^e siècles ap. J.‑C. (tabl. 1 : Ly‑17168).

60Aux céramiques grises grossières sont associés des outils en pierre et des ossements animaux (NR : 863). Ces derniers composent un assemblage très proche de celui des périodes antérieures, constitué en majorité de caprinés (80 % sur un NISP de 304) dans lequel les chèvres dominent légèrement (56 % des caprinés) les moutons. Les 20 % restants sont des bovidés. La seule espèce sauvage attestée est le lièvre (1 reste). La chasse ne joue visiblement aucun rôle dans l’économie animale.

Distribution des sites

61Une céramique comparable à la céramique grossière des niveaux supérieurs de Wakarida apparaît sur 22 sites repérés au cours de la prospection (fig. 8 ; tabl. 4). Ils se trouvent principalement dans les vallées de May Wayni, de Ka’ebile et de May Ayni, laissant toute la partie nord et nord-est de la zone prospectée vide. L’occupation de la région semble ainsi connaître une phase de repli par rapport à la période précédente. Les sites sont souvent de très petite taille : à l’exception de Wakarida, aucun n’excède 0,3 ha, et près d’une quinzaine n’atteignent pas 0,05 ha. Seuls deux sites sur les vingt recensés offrent des vestiges visibles en surface (SAZ 78, 99). La densité du mobilier en surface est le plus souvent faible (10 sites) à moyenne (8 sites), très rarement forte (1 site) [voir tabl. 4].

Fig. 8 – Répartition des sites post-aksumites autour de Wakarida (O. Barge, A. Benoist).

Données environnementales

62Des données qui pourraient coïncider avec l’occupation post-aksumite identifiée à Wakarida (x^e‑xii^e siècles) ne sont livrées que par les deux coupes d’Ambare40. Ces dépôts indiquent une première période marquée par le développement d’un paléosol41 initié durant la période aksumite (cf. supra) et qui se poursuit jusqu’aux xiv^e‑xv^e siècles. Les sédiments associés à cette période apparaissent globalement sombres et riches en matériaux organiques. Après cette période, les dates sont inversées (les plus récentes sont enfouies sous les plus anciennes), indiquant des phases de perturbation dans la sédimentation, caractérisées par l’alternance de matériau fin (limons, sables) et de matériau grossier (galets, blocs). Les données environnementales indiquent une stabilité importante du fond de vallée entre la période aksumite et les xiv^e‑xv^e siècles. Cette situation n’est pas compatible avec l’hypothèse de grandes phases de défrichement et de labours intensifs dans le bassin versant de la vallée d’Ambare. Si une agriculture a été mise en œuvre, elle est restée discrète et a peu affecté le fond de vallée durant les périodes aksumite et post-aksumite. À partir des xiv^e‑xv^e siècles, cette image change : le remaniement des sédiments et les perturbations de la chronologie semblent indiquer une forte érosion sur les pentes, liée au déboisement intensif de la région pour l’agriculture ou les usages domestiques (bois de construction, combustible, etc.)42.

L’extension des recherches sur le plateau oriental : le site de Wolwalo et la définition d’une nouvelle phase chronoculturelle

63Pour compléter cette première esquisse de l’évolution du peuplement régional et aborder la question sous un angle différent, nos travaux se sont orientés vers la région de Wolwalo. Une prospection systématique du plateau oriental a conduit à la découverte de plusieurs sites autour de la bourgade de Wolwalo.

64Le secteur de Wolwalo est marqué par plusieurs zones de concentration de céramique séparées par des secteurs où le mobilier est plus rare (fig. 9), sans jamais disparaître complètement. En surface, l’épandage céramique apparaît comme très homogène et principalement constitué par un mobilier proche, mais bien distinct de celui de Wakarida. Il se retrouve sur une distance d’environ 2,5 km d’est en ouest et 1,5 km du nord au sud. Le secteur où a été observée la plus forte densité de mobilier en surface s’étend sur environ 750 m, de la colline de Gra Emni (SAZ 249) au nord, à la ferme de Sebdera (SAZ 248) au sud. Il apparaît en l’état actuel des données comme le centre de l’agglomération.

Fig. 9 – Carte de la prospection de Wolwalo montrant les différentes zones de concentration de vestiges et de mobilier, par période identifiée en surface (O. Barge, A. Benoist, J. Schiettecatte).

65Des sondages effectués en 2018 et 2020 à Sebdera et à Gra Emni ont permis de préciser la forme des habitats et ont fourni une première datation. À Sebdera, les vestiges d’un bâtiment en pierre préservé sur environ 80 cm de haut ont été en partie dégagés, révélant une cuisine munie d’un grand foyer avec un abondant mobilier en place (fig. 10 : sondage à Sebdera, 2018), composé principalement de céramique et d’outils en pierre. Deux charbons issus de ce foyer ont permis de dater cet établissement entre la fin du vii^e et le ix^e siècle ap. J.‑C., une période qui correspond très précisément au hiatus observé sur le site de Wakarida entre la période d’occupation de la ville et celle de sa réoccupation par un campement installé sur ses ruines (tabl. 1 : échantillons Ly‑17835, Ly‑17836).

Fig. 10 – Sondages réalisés à Gra Emni et Sebdera (D. Albukaai, T. Sagory) ; céramiques caractéristiques issues de ces sondages (M. Gorea).

66D’autres sondages ont été effectués en 2020 dans le secteur de Gra Emni. Deux sondages ont permis d’explorer en partie des vestiges associés à un mobilier comparable à celui de Sebdera. Dans le sondage 4 se trouvent les vestiges d’un bâtiment en pierres de facture soignée associé à un mobilier céramique riche en céramiques peintes (fig. 10 : sondage 4 à Gra Emni). Dans le sondage 2, une zone d’activité domestique ou artisanale à ciel ouvert est établie sur les vestiges d’un bâtiment dont les murs ont été entièrement démontés pour de la récupération de pierres ; il n’en subsiste que des tranchées de fondation. Les échantillons de charbon prélevés en vue de datations ¹⁴C sont en cours d’analyse43.

67La céramique recueillie en surface dans de nombreux secteurs de Wolwalo et dans les sondages apparaît comme représentative d’une phase chronoculturelle immédiatement postérieure à celle qui est représentée sur le site de Wakarida. Elle reste stylistiquement proche de cette dernière : de nombreuses formes perdurent d’une période à l’autre (jarres à panse globulaire et col court évasé, bassins à lèvre éversée percés d’impressions profondes sur la paroi interne, bols globulaires, bols hémisphériques sur base annulaire, etc. ; fig. 10 : 1‑5). On retrouve également en faible quantité certaines catégories particulières observées à Wakarida, comme la céramique commune brune incisée, incluant des jarres à suspensions (fig. 10 : 6).

68Cet assemblage se distingue cependant de celui de Wakarida par plusieurs éléments : la céramique commune est souvent de meilleure qualité, avec une finition plus fine des surfaces, qui de partiellement brunies deviennent finement polies. Les parois des récipients deviennent toutefois globalement plus épaisses. Parmi cette céramique commune de meilleure qualité se développe une céramique commune peinte (fig. 10 : 1‑4) qui reprend certains traits culturels de la céramique fine peinte antérieure (soulignage des décors peints par des lignes incisées, bande rouge ou noire horizontale au sommet du bord, motif en croix incisé associé à un décor peint). Les céramiques fines peintes de la période antérieure disparaissent, remplacées par ces céramiques communes peintes. Les bords en grand marli oblique à extrémité plate ou légèrement épaissie tendent à se développer. Quelques formes nouvelles font leur apparition, par exemple de grands plats carénés (fig. 10 : 7).

69Traditionnellement, la disparition du royaume d’Aksum est replacée entre la fin du vii^e et le ix^e siècle, une période qui correspond très précisément à l’intervalle obtenu grâce à nos datations par le radiocarbone à Sebdera. Différentes raisons ont été avancées par de nombreux chercheurs pour expliquer le déclin du royaume d’Aksum : notamment la raréfaction possible de certaines ressources exportées au cours des périodes antérieures telles que l’or ou l’ivoire44 et la concurrence grandissante entre Africains et Arabes dans le commerce interrégional45 qui ont pu contribuer à la disparition progressive des marchés interrégionaux constituant auparavant une source non négligeable de revenus pour les élites du royaume.

70À Wolwalo, le mobilier trouvé en fouille et en surface n’a livré ni objet issu du commerce à longue distance, ni monnaie. Ceux-ci étaient pourtant bien présents à Wakarida à la période antérieure. L’absence d’objets importés reflète la déconnexion croissante du Tigray oriental des grands axes du commerce interrégional, tandis que l’absence de monnaies marque l’affaiblissement, voire la disparition du pouvoir politique d’Aksum tel qu’il a pu s’exprimer durant la période précédente.

Discussion et conclusion

71En l’état actuel des données, l’histoire du peuplement de la région de Wakarida s’esquisse comme une succession d’alternances entre des phases d’occupation dense et d’activité agricole intensive et des phases de retrait apparent, certaines encore inexpliquées faute de données, d’autres peut-être dues à des mouvements de populations ou un changement du mode de vie des habitants de la région.

72Le I^er millénaire av. J.‑C. (viii^e‑ii^e siècles av. J.‑C.) est actuellement la période d’occupation la plus ancienne qui soit identifiée dans la région de Wakarida. On y discerne une population vraisemblablement sédentaire, peu dense en comparaison d’autres régions d’Éthiopie, mais suffisamment pour avoir pu transformer en partie le paysage naturel. La région de Wakarida s’inscrit alors dans l’ensemble des cultures du nord-est du Tigray et de l’Érythrée. Dans le même temps, elle ne semble pas affectée par les changements qui se manifestent sur certains grands sites tels que Ziban Adi et Meqaber Ga’ewa dans la région de Wukro (Tigray) et Matara (Érythrée) : on n’observe aucun phénomène d’urbanisation locale, aucune trace tangible de l’exercice d’une autorité politique régionale centralisée, ni d’une quelconque transformation des traditions locales sous le coup d’influences issues des réseaux d’échanges interrégionaux.

73L’absence d’informations relatives à la période allant de la fin du ii^e siècle av. J.‑C. au début du iv^e siècle ap. J.‑C. n’est pas encore expliquée. Le caractère incomplet de nos données rend possible un problème de distinction entre la période pré-aksumite récente et la période aksumite ancienne dans les collections de surface, qui pourrait avoir biaisé notre interprétation. Mais une contraction du peuplement local au cours de cette période demeure envisageable. Cette question doit cependant être l’objet de recherches complémentaires.

74L’apparition d’un centre urbain à Wakarida à partir du iv^e siècle ap. J.‑C. marque un tournant par la présence d’éléments témoignant d’échanges avec les grands centres politiques et culturels du royaume d’Aksum. La fondation de la ville pourrait donc être la conséquence d’une volonté politique forte. Elle s’inscrit dans une tendance historique de renforcement du pouvoir également observée dans d’autres régions. Elle est marquée par le développement d’une économie agricole intensive qui ne semble toutefois pas s’accompagner d’un bouleversement des paysages tel que l’eussent engendré la mise en place de terrasses dans les fonds de vallée ou le défrichement extensif des versants pour la mise en culture.

75L’abandon de Wakarida vers la fin du vii^e siècle pourrait être lié à un affaiblissement du pouvoir central. Dans la région d’Aksum même, les prospections récentes permettent de suivre la raréfaction progressive des sites d’habitat dès le vi^e siècle ap. J.‑C, ainsi qu’une diminution de leur taille moyenne. L’éventualité d’une diminution effective de la population autour de la capitale est envisagée. L’affaiblissement de l’autorité centrale se traduit à la même époque par la disparition des sites à caractère public et monumental, propres à servir de relais d’autorité46.

76Outre la perte progressive des marchés interrégionaux, de multiples causes ont été avancées par les chercheurs pour tenter d’expliquer le déclin du royaume d’Aksum. M.A. Fāsī et I. Hrbek (1990) suggèrent l’impact des invasions des peuples bedja. K.W. Butzer (1981) souligne l’incidence des dégradations environnementales résultant d’une surexploitation des ressources et du milieu par les populations durant la période d’apogée du royaume. Cette thèse est remise en question par L. Sernicola (2017), qui observe au contraire une grande stabilité du milieu durant la période aksumite. Elle explique une possible dégradation des sols à la fin de la période aksumite par l’abandon de l’entretien des structures hydrauliques lié à l’affaiblissement des autorités et non en raison d’une surexploitation. En d’autres termes, l’abandon de terres agricoles serait la conséquence de l’affaiblissement des autorités, non la cause47.

77Dans la région de Wakarida, nos données géoarchéologiques ne montrent pas non plus une importante dégradation des sols durant la période aksumite et ne confirment donc pas l’hypothèse de Butzer (1981). On note cependant un abandon des sites dans la région de Wakarida à la fin de la période aksumite, tandis que le site de Wolwalo se développe sur le plateau. Le dépeuplement autour de Wakarida apparaît ainsi comme un phénomène limité, essentiellement local, et lié à l’abandon du centre urbain dans cette zone de montagnes. Cette situation nous conduit à nous interroger sur l’éventuel arrêt de l’occupation des basses vallées autour de Wakarida au profit du plateau par une partie au moins de la population.

78L’affaiblissement du pouvoir central dans la région d’Aksum a pu s’accompagner dans un premier temps d’un déplacement de la capitale vers les régions orientales du Tigray48, qui ont pu connaître à la même époque une évolution différente, marquée par une continuité de l’occupation, une densification du réseau d’habitats et la mise en place de nouvelles formes d’autorité locales. L’abandon du site de Wakarida et le développement du site de Wolwalo pourraient se replacer dans un tel contexte de transformation et de déplacement des équilibres de la région d’Aksum vers le Tigray oriental. Les prospections dans la région de Gulo Makeda (dir. A.C. D’Andrea), au nord d’Adigrat, suggèrent que de nombreux sites de la période aksumite continuent d’être occupés pendant la période post-aksumite49. Cependant, les données publiées en 2008 manquent encore de précision en ce qui concerne la datation des occupations post-aksumites observées.

79Les différentes étapes de la formation et de l’évolution de l’habitat de Wolwalo restent à préciser par des recherches complémentaires pour mieux comprendre ces changements. Celles-ci nous permettront également de mieux cerner les possibles relations qui ont pu exister entre cet établissement des vii^e‑ix^e siècles et l’apparente évolution de la région de Wakarida aux x^e‑xii^e siècles, durant lesquels il semble qu’une occupation plus discrète se soit mise en place, peut-être basée sur un mode de vie nomade ou semi-nomade. C’est là encore une hypothèse à confirmer.