1La découverte en 1976‑1977 du port de Mersa Gaouasis, dans la région de l’actuelle ville de Safaga, par l’équipe de l’archéologue égyptien Abd el‑Moneim M. Sayed1 – une fouille qui a été ensuite reprise et complétée de 2001 à 2011 par l’équipe de Rodolfo Fattovich et Kathryn Bard2 – a indiscutablement constitué le premier jalon de l’étude des contacts que la civilisation pharaonique entretenait avec la mer Rouge. Mais c’est la mise en évidence successive de deux autres établissements portuaires bien plus au nord, sur la côte occidentale du golfe de Suez, à Ayn Soukhna puis au Ouadi el‑Jarf, qui a permis de comprendre plus en profondeur le mécanisme même de ce type d’installations.

2Le site d’Ayn Soukhna fut identifié dès la fin des années 1990 grâce à la présence, surplombant les vestiges archéologiques, d’une paroi rocheuse couverte d’inscriptions datant majoritairement du Moyen Empire (fin XI^e‑XII^e dynastie)3. L’étude de terrain, lancée dès 2001, permit progressivement de dégager des installations de grande ampleur (campements, magasins creusés dans le rocher, ateliers métallurgiques) ainsi que des vestiges d’embarcations ne laissant aucun doute sur la fonction portuaire de cet établissement4. Le site du Ouadi el‑Jarf, déjà visité à plusieurs reprises par des explorateurs anglais (John Gardner Wilkinson et James Burton au début du xix^e siècle5), puis par des archéologues amateurs français (François Bissey et René Chabot-Morisseau dans les années 19506), fut à nouveau localisé en 2008 et fait l’objet d’une campagne archéologique annuelle depuis 2011 par nos équipes, sa fonction portuaire ayant été, en raison de l’expérience de la fouille précédente, immédiatement comprise7.

3L’étude de ces deux ports8 entre maintenant dans sa phase finale et les connaissances que cette exploration des lieux lancée il y a plus de vingt ans a permis d’acquérir permettent de dresser un bilan des conditions dans lesquelles ils ont pu être utilisés pendant une période conséquente de l’histoire pharaonique.

Les « ports intermittents » du golfe de Suez

Le système expéditionnaire, entre vallée du Nil et péninsule du Sinaï

4La raison de l’aménagement de ces structures portuaires sur le golfe de Suez ne semble plus faire de doute : il s’agissait de points relais établis à des endroits stratégiques permettant de traverser ce bras de mer dans les meilleures conditions pour se rendre dans le sud-ouest de la péninsule du Sinaï (fig. 1). Dans cette zone, à l’aplomb des villes côtières modernes d’Abou Zenima et Abou Rodeis, se trouvait en effet une zone minière d’une richesse considérable, permettant à l’État pharaonique de se procurer directement du minerai de cuivre – essentiel pour l’outillage et l’armement – ainsi que de la turquoise, une pierre semi-précieuse bleu vert à forte implication symbolique, sa couleur pouvant évoquer la voûte céleste au moment du lever du soleil9. L’exploitation de cette région par les équipes égyptiennes a sans doute commencé très tôt dans l’histoire : de récentes prospections ont en effet permis la découverte de plusieurs inscriptions rupestres à un endroit nommé le Ouadi Ameyra, dont les plus anciennes remontent sans doute au début de la période de Nagada III (ca 3200 av. J.‑C.), c’est-à-dire à l’époque même de la formation d’un État égyptien centralisé10. La séquence d’occupation des lieux, certes intermittente, y montre la présence d’équipes des premiers rois connus, de Iry‑Hor (« dynastie 0 »), à Narmer, Djer et Den (I^re dynastie) puis Neb‑Rê (II^e dynastie). Un autre site, le Ouadi Maghara, connu depuis le xix^e siècle, a quant à lui livré des stèles commémoratives de la plupart des souverains ayant régné dans la vallée du Nil entre la III^e et la VI^e dynastie11.

Fig. 1 – Carte des sites portuaires pharaoniques du golfe de Suez et de leurs connexions avec le Sinaï et la vallée du Nil (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

5Les plus anciennes de ces expéditions n’ont pas nécessairement pris la mer pour se rendre sur les lieux d’exploitation. Tout autant que d’exploiter des gisements sur place, leur objectif pouvait d’ailleurs être de se greffer sur une route commerciale leur permettant de se procurer les richesses minières qu’elles recherchaient12. Le simple contournement du golfe de Suez par la voie terrestre ne rajoutait en tout cas que quelques jours au temps nécessaire pour se rendre au sud-ouest de la péninsule13. Mais l’accès par voie maritime à cette région du Sinaï avait sans doute un autre avantage : celui de permettre une intensification de la présence sur le terrain, en ravitaillant mieux des équipes plus nombreuses14, ainsi qu’en important plus rapidement et régulièrement des quantités accrues de minerai et de pierres fines. En bref, l’utilisation de la flotte et la construction de ports permettant sa mise en œuvre s’explique essentiellement par un changement d’échelle dans cette exploitation des mines15. Il n’est, dans cette optique, pas surprenant que ces deux ports – aussi bien celui d’Ayn Soukhna que celui du Ouadi el‑Jarf – aient tous deux été aménagés sous la IV^e dynastie, à l’occasion de la montée en puissance des projets monumentaux commandités par les souverains égyptiens (les pyramides géantes de Meydoum, Dahchour et Giza), pour lesquels les besoins en cuivre équipant la main‑d’œuvre travaillant dans les carrières et sur les chantiers de construction avaient dû augmenter de façon exponentielle.

6Le mécanisme même de ces implantations côtières est identique dans le cas des deux ports, et il fut manifestement encore repris dans des conditions analogues pour le fonctionnement du port plus tardif de Mersa Gaouasis, tout au début de la XII^e dynastie16. À une période où il n’existait aucune connexion entre le delta du Nil et la mer Rouge (un canal jouant ce rôle ne fut creusé que bien plus tard dans l’isthme de Suez, à la fin du vi^e siècle av. J.‑C.17), le seul moyen de disposer d’une flotte sur cette côte était de la transporter par les pistes du désert depuis la vallée du Nil. Les embarcations, conçues et montées une première fois dans les arsenaux de capitales comme Memphis, ou plus tard Coptos, étaient acheminées en pièces détachées comme des « ship kits »18 afin d’être réassemblées sur la côte préalablement à leur utilisation. Cette pratique est certainement à l’origine du trait le plus marquant, commun à l’ensemble de ces sites ; chacun d’entre eux possède un système de « galeries-magasins » creusées dans la roche naturelle, permettant entre deux expéditions de stocker les embarcations démontées, pour s’épargner la peine de les rapporter à chaque fois dans la vallée du Nil, de même qu’une partie importante du matériel pouvant servir aux expéditions : éléments de gréement, cordages, ancres, outils de silex et de pierre, céramiques de stockage (fig. 2‑3). Parfaitement calculés pour être opérationnels dans les meilleures conditions, les deux sites partagent également de nombreux traits communs, qui démontrent un soin particulier dans le choix même de leur implantation : la présence proche d’une source d’eau douce permettant de pourvoir in situ aux besoins de troupes volumineuses, une côte favorable au mouillage des embarcations, dépourvue de récifs et relativement à l’abri du vent dominant soufflant du nord, la proximité d’axes de circulation majeurs permettant de les relier aux principaux centres administratifs de leur temps. Ils présentent également des vestiges importants de campements pour loger les troupes, et ils sont de façon générale marqués par une activité administrative intense qui y a laissé un abondant matériel épigraphique : empreintes de sceaux, papyrus, inscriptions et stèles commémoratives officielles.

Fig. 2 – Photographie d’une partie du système de « galeries-magasins » du Ouadi el‑Jarf (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

Fig. 3 – Photographie du système de « galeries-magasins » d’Ayn Soukhna (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

De Ouadi el‑Jarf à Ayn Soukhna : variation sur un modèle

7Tous les sites pharaoniques connus à ce jour en mer Rouge présentent donc de fortes similitudes : une implantation sur la côte, avec un système de galeries-magasins creusées dans le piémont montagneux, couplé à des campements et des installations portuaires et artisanales. Ils ont cependant aussi des différences notables, qui s’expliquent notamment par l’adaptation au site choisi.

8Le site du Ouadi el‑Jarf a ainsi une configuration beaucoup plus dispersée dans l’espace que celle d’Ayn Soukhna (fig. 4). Sur le premier site en effet, le piémont montagneux, indispensable pour le creusement des galeries, se trouve à 5 km du littoral. Cela impliquait des déplacements longs entre les galeries et les installations portuaires proprement dites, ce qui a peut-être motivé la construction d’un très grand bâtiment « intermédiaire » à peu près à mi-chemin entre la mer et la zone montagneuse, qui a pu être imaginé comme un centre de commandement au cœur de l’ensemble du système. Les ressources en eau douce, quant à elles, étaient situées à plusieurs kilomètres, dans la montagne, sur le site de l’actuel monastère copte de Saint-Paul. Il est d’ailleurs probable que c’est pour concentrer cette eau sur le site, et pour doter les embarcations de réserves, que la production locale de grosses jarres de stockage avait été mise en œuvre au Ouadi el‑Jarf. Des centaines d’entre elles ont été retrouvées sur le site, aussi bien dans les galeries-magasins, dans les différents campements que dans le bassin du port (fig. 5). Leur utilisation les a ensuite diffusées sur la côte du Sinaï (notamment dans la forteresse d’El‑Markha, un point de débarquement situé en face du site du Ouadi el‑Jarf), puis finalement à Ayn Soukhna, où certaines ont été apportées lors du transfert des installations portuaires du premier site vers le second. Leur nombre y semble malgré tout limité, et circonscrit aux périodes les plus anciennes du fonctionnement de ce deuxième port.

Fig. 4 – Plan de positionnement des différentes composantes du site du Ouadi el‑Jarf (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

Fig. 5 – Dépôt de jarres de stockage dans l’une des galeries-magasins du Ouadi el‑Jarf (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

9Ayn Soukhna présente quant à lui une configuration plus resserrée (fig. 6) : le piémont montagneux du Galala Nord est situé à environ 400 m du littoral ; les galeries-magasins – bien moins nombreuses qu’au Ouadi el‑Jarf (10 contre 31) – et le campement sont séparés par une cinquantaine de mètres ; 800 m environ séparent le site d’une source d’eau douce qui était entourée d’une petite oasis. Un puits, creusé ou réaménagé au début du Moyen Empire directement dans le campement de la zone basse, collectait les eaux d’infiltration de la montagne et constituait une source supplémentaire pour l’approvisionnement en eau.

Fig. 6 – Plan masse du site d’Ayn Soukhna (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

10La dernière différence notable est à observer dans les installations portuaires elles-mêmes. Au Ouadi el‑Jarf, une jetée en L de 200 m par 200 m a été construite, à l’aplomb d’une passe dans le récif corallien permettant l’accès à la côte (fig. 7). Rien de tel à Ayn Soukhna : une structure semblable a-t-elle même jamais existé sur le site ? Peut-être ne lui était-elle d’aucune utilité, car la rade d’Ayn Soukhna était bien plus abritée que celle du Ouadi el‑Jarf. On notera aussi que la configuration du rivage sur ce dernier site se prêtait davantage à l’aménagement aisé d’une telle structure portuaire, puisque les fonds marins y sont peu profonds. À Ayn Soukhna au contraire, la pente marine est forte à quelques mètres de la plage. On notera aussi l’existence à Ayn Soukhna d’au moins une grande fosse (17,5 m de long) creusée dans le substrat rocheux et qui servait vraisemblablement au remontage ou à l’entretien des bateaux (fig. 8). Elle appartient à la première phase d’occupation du site durant la seconde moitié de la IV^e dynastie et n’a pas d’équivalent en Égypte, mis à part les fosses de même type, mais à caractère symbolique, localisées à proximité des grands complexes funéraires royaux de l’Ancien Empire dans la région memphite.

Fig. 7 – Plan général des installations portuaires du Ouadi el‑Jarf (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

Fig. 8 – « Fosse à bateaux » creusée dans le substrat rocheux, dans la partie basse du site d’Ayn Soukhna, IV^e dynastie (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

Derniers développements de la fouille des ports du golfe de Suez

11Les fonctionnalités portuaires et opérationnelles des ports pharaoniques de la mer Rouge étant à présent solidement établies, les fouilles de Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna se concentrent désormais davantage sur de nouvelles problématiques : chronologie précise de l’occupation des ports intermittents, étude de la vie quotidienne des équipes expéditionnaires sur le site et compréhension des chaînes opératoires pour les activités artisanales qui s’y déroulaient. Des trouvailles ponctuelles permettent également d’assurer les liens entre ces ports intermittents et le pays de Pount au cours de l’Ancien Empire.

La chronologie de l’occupation des sites du Ouadi el‑Jarf et Ayn Soukhna

12L’un des acquis les plus récents de l’étude de ces deux sites est l’établissement d’une chronologie plus précise de leurs phases d’occupation. Probablement fondé sous le règne de Snéfrou, avant d’être utilisé pendant l’ensemble du règne de Chéops (ca 2650‑2600 av. J.‑C.), le port du Ouadi el‑Jarf doit être considéré comme le prototype de ces installations de « ports intermittents » sur la mer Rouge. Le gigantisme de son système de magasins, clairement surdimensionné (31 galeries reconnues à ce jour) pourrait même être considéré comme une « erreur de jeunesse » dans la mise en pratique de ces systèmes portuaires, faute qui n’a pas été commise à nouveau par la suite. Sa durée de vie semble en revanche avoir été assez brève, puisque la dernière expédition menée depuis ce site est sans doute contemporaine de l’extrême fin du règne de Chéops (année du 13^e recensement, début de l’année du 14^e recensement, dates qui sont suggérées par le dossier papyrologique recueilli sur le site)19. En revanche, une fréquentation un peu plus tardive des lieux, bien plus légère et précédant immédiatement l’abandon définitif, s’observe notamment dans le « bâtiment intermédiaire » du site. En effet, les derniers niveaux d’occupation de l’édifice, postérieurs à son réensablement, peuvent être datés, grâce à la découverte de scellés, du règne de Chéphren, deuxième successeur de Chéops et quatrième roi de la IV^e dynastie20. Il n’est probablement pas anodin que la longue séquence des empreintes de sceaux découvertes à Ayn Soukhna commence précisément, dans l’état actuel de nos connaissances, avec des scellés portant le serekh du même roi. La séquence presque continue des souverains s’échelonnant de la IV^e dynastie à la fin de la VI^e dynastie (Ouserkaf, Sahourê, Niouserrê, Djedkarê‑Isesi, Ounas, Pépi I^er et Pépi II) y est ensuite représentée21. Si le site d’Ayn Soukhna a certainement déjà été fréquenté à des époques antérieures (des fragments de vaisselle de pierre pouvant remonter aux trois premières dynasties y ont été recueillis), il reste vraisemblable que la constitution de son système de galeries-magasins – et donc son véritable acte de naissance comme « port intermittent » – est précisément contemporaine du règne de Chéphren et procède d’un choix délibéré, à cette date, de transférer ce point d’embarquement officiel sur la mer Rouge une centaine de kilomètres plus au nord. Cette translation s’observe aussi dans le matériel céramique : les niveaux d’occupation les plus anciens du site d’Ayn Soukhna livrent régulièrement des fragments des grosses jarres de stockage fabriquées localement au Ouadi el‑Jarf, qu’elles aient été directement rapportées de ce site, ou qu’elles y soient parvenues en retour d’expédition depuis la forteresse pharaonique d’el‑Markha, sur la côte ouest du Sinaï, qui a manifestement fonctionné en symbiose étroite avec le port de Chéops22.

13Il nous semble que c’est un changement géopolitique intervenu entre temps dans la vallée du Nil qui a pu être la raison principale de l’abandon du site du Ouadi el‑Jarf, bien que les effets en aient été retardés. Au moment de sa fondation, probablement sous le règne de Snéfrou dont des scellés ont été découverts en plusieurs points du site, ce premier port intermittent était en effet relié à la vallée du Nil par le Ouadi Arabah, un vaste corridor naturel qui traverse de part en part le désert Oriental et débouche, à son extrémité occidentale, à la latitude de la dépression du Fayoum. Cette zone est précisément celle où le fondateur de la IV^e dynastie avait entrepris de bâtir, à Meydoum, sa première pyramide monumentale. Celle-ci fut édifiée au début du règne selon la tradition des pyramides à degrés avant d’être transformée, dans les dernières années du gouvernement de ce roi, en une pyramide géométrique sur le modèle que suivront ses successeurs23. Quelle qu’ait été la date précise de la fondation du port du Ouadi el‑Jarf, au début ou à la fin de « l’ère Snéfrou », il nous semble qu’elle a très certainement été motivée et facilitée par l’accessibilité de cette implantation depuis un chantier royal de grande importance, qui nécessitait à ses abords la présence massive de l’administration du pays, et peut-être du souverain lui-même. De la même période datent d’ailleurs également, dans un autre domaine, les premières tentatives de mise en valeur agricole de la dépression du Fayoum. La présence d’une capitale joua manifestement un rôle de premier plan dans le développement du territoire.

14Les règnes suivants voient cependant se déplacer sensiblement vers le nord ce centre de gravité de l’État égyptien, avec le choix du plateau de Giza pour l’édification des pyramides de trois des successeurs de Snéfrou : la région memphite redevient alors incontestablement le point d’articulation des entreprises royales. Dans ces conditions, le site d’Ayn Soukhna, directement connecté au fleuve par un itinéraire désertique aboutissant dans la région d’Hélouan et de Memphis, procurait un accès plus favorable à la mer Rouge, le temps de vaincre une certaine forme d’inertie, induite par la pratique de l’installation portuaire précédente, qui a pu perdurer tout le long du règne de Chéops. La preuve que la transition du Ouadi el‑Jarf vers Ayn Soukhna a bien été un choix politique délibéré se détecte dans l’onomastique. À Ayn Soukhna, deux inscriptions officielles faisant le compte-rendu d’expéditions envoyées en mer Rouge ont été rédigées au temps de Djedkarê‑Isesi sur les parois de galeries-magasins du site24. Elles nomment toutes les deux le site « Bat » (  – Bȝt, littéralement : « la région buissonneuse ») comme point de départ de l’opération, l’une précisant qu’il se trouve « dans le district d’Inet » (  – wʿrt Jnt, littéralement « la zone d’où l’on rapporte des tributs »). Or des fragments de journaux de bord sur papyrus découverts au Ouadi el‑Jarf mentionnent de la même façon ce site de Bat, de même qu’une « forteresse de Chéops » (jnb Ḫwfw) qui pourrait être la forteresse construite par ce roi à El‑Markha, comme point d’ancrage de la présence égyptienne au Sinaï25. Bat désigne donc aussi manifestement le site portuaire du Ouadi el‑Jarf, à une époque où celui d’Ayn Soukhna n’existe pas encore. La migration du toponyme a ainsi accompagné celle des installations, montrant bien que les Égyptiens eux-mêmes avaient conscience de cette translation de la fonction portuaire d’un point à un autre de la côte.

15D’autres facteurs ont pu d’ailleurs conforter ce changement de site, ainsi qu’expliquer la récurrence du choix d’Ayn Soukhna comme port intermittent en mer Rouge – son occupation, du milieu de la IV^e dynastie à la XVIII^e dynastie, ayant duré près d’un millénaire. Nous avons vu que le site, plus compact, et doté d’un approvisionnement en eau douce plus aisé, était d’utilisation plus facile que celui du Ouadi el‑Jarf. En compensation de son plus grand éloignement par rapport à la « zone cible » du Sud‑Sinaï, la rade d’Ayn Soukhna paraît également davantage abritée du vent que celle de Ouadi el‑Jarf, de même que l’ensemble du site.

Des expéditions plus exceptionnelles vers le pays de Pount

16Conçus à l’origine comme des plateformes logistiques pour les expéditions vers le Sud‑Sinaï, les ports pharaoniques de la mer Rouge ont également servi, plus occasionnellement, de point de départ pour des expéditions vers le pays de Pount, aux confins méridionaux de cette mer. Aucun des textes retrouvés à Ouadi el‑Jarf ou Ayn Soukhna ne mentionne explicitement cette destination26, mais un faisceau d’indices, notamment archéologiques, permettent maintenant de considérer ces ports, au moins durant l’Ancien Empire, comme une étape essentielle des voyages vers Pount.

17La première attestation textuelle d’une expédition vers le pays de Pount date de la fin du règne de Sahourê à la V^e dynastie. Cependant, la représentation d’arbres à encens dans le temple bas de la pyramide rhomboïdale de Snéfrou à Dahchour27, ou encore la figuration d’un Pountite dans le mastaba de Seshat‑Hotep dans le courant de la IV^e dynastie, pourraient indiquer des contacts bien plus anciens28. On relève d’ailleurs que les premières mentions dans la documentation égyptienne de la myrrhe (ântiou) et de l’encens (senetjer) – « produits phares » de Pount – sont contemporaines des règnes de Snéfrou et Chéops29, c’est-à-dire de l’aménagement du port du Ouadi el‑Jarf, ce qui n’est peut-être pas un hasard. Sur ce dernier site, la récente mise en évidence, au sein du matériel conservé dans les galeries, de fragments de bois d’ébène brut pourrait de la même façon correspondre à des produits parvenus sur le site en retour d’expéditions menées vers des zones très méridionales (sud de la côte soudanaise, Yémen, Éthiopie), les seules où l’on peut se procurer cette essence.

18Au temps des expéditions vers Pount attestées sous les règnes de Sahourê, Djedkarê‑Isési, peut-être Téti, et Pépi II, le seul port égyptien sur le littoral de la mer Rouge était Ayn Soukhna, en l’état actuel de nos connaissances. Il faut sans doute y situer l’épisode de l’attaque par des « Coureurs de sables » (heriou-shâ) et des « Asiatiques » (aâmou), nomades ou semi-nomades qui peuplaient la région, d’une équipe égyptienne qui s’apprêtait à partir pour Pount sous le règne de Pépi II. Le chef d’expédition Ankhti avait été tué et Pépynakht‑Héqaïb, d’après le récit qu’il en donne dans sa biographie funéraire, avait été chargé par le roi de récupérer la dépouille de son collègue30. De multiples preuves archéologiques sur le site sont venues confirmer cette connexion. Tout d’abord, la découverte régulière de fragments d’obsidienne dans les niveaux de l’Ancien Empire (aussi bien dans les galeries-magasins que dans la partie basse du site dédiée à l’habitat et aux activités artisanales) : cette roche volcanique n’est pas présente en Égypte, mais provient soit d’Anatolie, soit du sud de la mer Rouge. Dans les campements, là encore dans des niveaux de l’Ancien Empire, ont également été retrouvés ces dernières années des tessons de deux céramiques qui semblent elles aussi provenir de la zone méridionale de la mer Rouge, sans que leur provenance exacte puisse être identifiée, en raison du manque de données archéologiques sur les cultures qui peuplaient ces espaces durant la période qui correspond à l’Ancien Empire égyptien31.

Vie quotidienne des expéditions et reconstitution des chaînes opératoires

19La fouille extensive des sites de Ouadi el‑Jarf et Ayn Soukhna permet de mener une analyse spatiale à l’échelle de chacun de ces sites et d’en établir les principes de fonctionnement et d’organisation32. La vie quotidienne des équipes peut ainsi être étudiée, de même que les différentes activités artisanales qui se déployaient dans ces ports et qui étaient en lien avec la navigation, la métallurgie ou encore la production de nourriture pour les hommes. Des gestes techniques aux conditions de vie et de travail jusqu’au régime alimentaire, c’est bien le quotidien des expéditions, dans un environnement relativement hostile, qui peut ainsi être mis en lumière.

20L’approvisionnement en nourriture est l’un des points cruciaux dans l’organisation des opérations. La majorité des vivres consommés sont importés de la vallée du Nil : l’analyse des vestiges fauniques montre ainsi que la chasse ne représente qu’une part très marginale du régime carné33 ; pêche et consommation de coquillages sont en revanche bien attestées, comme le prouvent en particulier les très nombreux Tridacna maxima (bénitiers) retrouvés à Ayn Soukhna comme au Ouadi el‑Jarf, aussi bien dans des dépotoirs que dans le cadre d’une réutilisation comme outils, voire dans la maçonnerie de murs. Pains et céréales étaient également, avec les animaux domestiques sur pied, amenés de la Vallée. Les papyrus du Ouadi el‑Jarf, parmi lesquels des comptabilités ont pu être identifiées, fournissent des données concordantes sur la provenance et la nature des denrées consommées par les équipes sous la IV^e dynastie34. Il en ressort également que les équipes d’ouvriers qui étaient envoyées en mission bénéficiaient de la livraison de produits variés, incluant – outre les céréales et la bière qui constituent la base de l’alimentation – des produits de boucherie, des poissons du Nil, des volailles, de l’huile, des fruits et des légumes. À Ayn Soukhna, meules, molettes, foyers et fragments de moules et plats à pain, ou encore vases à bière, attestent abondamment, aussi bien pour l’Ancien Empire que pour le début du Moyen Empire, la production de pain et le brassage de la bière dans la partie basse du site. Le campement du début du Moyen Empire, plus large que celui de l’Ancien Empire en raison de l’activité de réduction du minerai de cuivre rapporté du Sinaï qui se déroulait sur le site à cette période, fournit un matériel abondant pour comprendre l’organisation des équipes (fig. 9). L’analyse spatiale des différents îlots de constructions, ainsi que l’existence d’un système de marques non hiéroglyphiques gravées après cuisson sur des jarres de stockage du grain essentiellement, mais aussi plus ponctuellement sur des zirs ou encore des bols et vases à bière, montre l’existence de petites unités au sein de la troupe expéditionnaire35. Plusieurs caches regroupant des céramiques portant une marque identique incitent aussi à proposer l’existence d’un tel système. Il semble donc que les denrées, en particulier les céréales, étaient distribuées à chacune de ces unités, qui en assumaient ensuite la transformation. L’existence de plusieurs chambres chaudes destinées à la cuisson du pain dans des moules coniques, réparties entre les différents îlots, de même que la dispersion sur l’ensemble de la zone du matériel de mouture du grain, indique clairement que la transformation des vivres était réalisée de manière fractionnée36.

Fig. 9 – Plan de la partie basse du site d’Ayn Soukhna et de ses installations artisanales au début du Moyen Empire (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

21Les niveaux du début du Moyen Empire à Ayn Soukhna permettent également d’étudier en détail la chaîne opératoire du cuivre, en particulier la phase de réduction du minerai. Pendant une brève période en effet, les premières opérations de traitement de ce minerai ne furent pas effectuées à proximité des sites d’extraction au Sud‑Sinaï, mais dans le port d’Ayn Soukhna. À ce jour, 75 fours de réduction du minerai, assemblés en groupe de trois à cinq au sein d’ateliers, ont pu être fouillés. Ils sont répartis entre les pentes de deux ouadi (ouadi 2 et ouadi 3) à l’ouest des galeries pour une minorité d’entre eux, et la zone basse du site pour la majorité. La fouille et l’étude minutieuse de ces fours et ateliers, uniques en leur genre pour le Moyen Empire en l’état actuel des connaissances, fournit des données inestimables sur la métallurgie antique37. Toutes les étapes de la chaîne opératoire, depuis la préparation du minerai avant son chargement dans les fours et le choix du combustible, jusqu’au défournement, au tri après réduction et à la gestion des déchets peuvent ainsi être analysées.

22Au Ouadi el‑Jarf, l’un des enjeux est également l’étude de détail de l’organisation des équipes de travail, sous toutes ses formes. Elle est facilitée par la présence d’un très volumineux matériel inscrit, qui est loin de se limiter aux papyrus découverts sur le site. Les galeries de stockage ont été fermées par un système de herses monumentales en calcaire, qui portent systématiquement des marques de contrôles identifiant les équipes-âper qui les ont taillées dans les carrières et mises en place (fig. 10). Ces formations de travail, probablement constituées chacune de 160 hommes, se subdivisent chacune en quatre tribus‑sa (ou phylés) de 40 hommes, elles-mêmes composées de quatre sections de 10 hommes. Elles ont laissé de façon systématique soit leur nom soit des marques permettant de les identifier sur les jarres de stockages du site, sur les pièces des embarcations démontées, sur les outils de cuivre et de pierre et sur certains tissus découverts dans le système de stockage. L’étude de détail de ces formations de travail – dont le nom dérive le plus souvent de celui d’une embarcation royale à laquelle elles sont associées38 – permet ainsi de mieux appréhender, de façon plus générale, le mécanisme de fonctionnement de l’État égyptien dans la gestion de ses grands travaux. La même étude suppose également d’importants développements techniques : la reconstitution des gestes des carriers et des techniques qu’ils employaient pour débiter les blocs et les transporter sur plusieurs centaines de mètres avant de les placer dans les entrées des galeries-magasins donne une image précise du niveau élevé de spécialisation des équipes d’ouvriers et permet de mieux comprendre comment les principaux monuments de cette période ont pu être réalisés39.

Fig. 10 – Marque de contrôle au nom de « l’équipe des escorteurs du bateau nommé “Chéops lui confère ses deux uræi” » au Ouadi el‑Jarf (missions archéologiques du Ouadi el‑Jarf et d’Ayn Soukhna).

Conclusions et perspectives

23La fouille des ports d’Ayn Soukhna et du Ouadi el‑Jarf entre à présent dans sa phase finale. La chronologie de leur occupation est connue dans ses grandes lignes, de même que les conditions de leur mise en œuvre. Celles-ci ont d’ailleurs varié sensiblement à Ayn Soukhna entre les différentes phases d’occupation qui s’étendent, avec parfois de longues éclipses, sur près d’un millénaire. Les objectifs actuels sont pour l’essentiel l’approfondissement de l’étude des chaînes opératoires que l’on peut appréhender sur ces deux sites (production alimentaire, montage des embarcations, métallurgie du cuivre, ateliers de potiers). Elles reflètent la vie quotidienne et l’organisation complexe des opérations à grande échelle de la monarchie pharaonique, dont ces lieux sont des témoins à la fois privilégiés et exceptionnellement préservés. La découverte ponctuelle d’un matériel archéologique ou épigraphique à même de compléter nos connaissances de l’organisation logistique de ces expéditions minières et commerciales n’est pas non plus à exclure ces cinq prochaines années, comme l’a démontré encore récemment la découverte d’une stèle commémorative exceptionnelle de la V^e dynastie sur le site d’Ayn Soukhna (stèle d’Idou), et celle d’une série absolument unique d’ostraca comptables datés du règne de Snéfrou au Ouadi el‑Jarf.