1Le site de Bamboula – en dialecte chypriote : « la colline » – à Larnaca se trouve sur une parcelle libre de constructions, encore partiellement boisée. Appartenant au département des Eaux et Forêts, il est protégé comme terrain archéologique. De forme à peu près triangulaire, il est occupé au sud par le musée archéologique du district ; et il était occupé jusqu’en 2021, au nord‑est, par les terrains du Tennis Club local. Le site est aujourd’hui pris dans un maillage urbain serré, dont la topographie a été lissée par l’aménagement de routes aux noms érudits : la rue Kilkis le borde à l’est ; sa limite nord est la rue Gjerstad1 – ancienne rue Plutarque –, et il est longé à l’ouest par la rue Cimon (Kimonos), l’ancienne route de Livadia qui reliait la « Vieille Larnaca » à la Scala2 (fig. 1‑2). Le développement immobilier de Larnaca depuis 1974 et une forte augmentation de la population ont obligé à enclore le terrain, jusque‑là libre d’accès et servant de parc municipal. Le petit jardin qui restait encore public dans la partie nord‑ouest du site y a été définitivement rattaché depuis les années 2000.

Fig. 1 – Le quartier du musée et du jardin public de Bamboula à Larnaca, entre les rues Kimonos, Gjerstad et Kilkis (SIG de Kition, A. Rabot, 2020).

Fig. 2 – Plan schématique de Larnaca (O. Callot, DAO A. Rabot).

2Le cadastre contemporain impose un découpage artificiel sans rapport avec les limites des bâtiments antiques : ainsi le Bâtiment sud (fig. 3‑4), dégagé par la mission française, se poursuit vers l’ouest, comme on l’a vu grâce au sondage ouvert par le département des Antiquités de Chypre au‑delà de la rue Kimonos, lors de la réfection du bâtiment des services d’électricité, sous la direction de G. Georgiou.

3La localisation urbaine du site est récente. Les cartes datant de la période de domination britannique3 montrent qu’il se trouvait alors dans une zone libre de constructions, aux limites sud‑est du bourg ancien (Larnaca-Tuzla), et au nord du bourg de bord de mer (Marina-Scala-İskele). De fait, la ville s’est développée, depuis une période difficile à situer précisément dans le temps – mais antérieure à l’époque médiévale –, en deux noyaux distincts que seule l’expansion urbaine de la seconde moitié du xx^e s. a réunis4. La première construction dans ce secteur est celle du couvent des Sœurs de Saint-Joseph-de-l’Apparition, édifié entre 1844 et 1848, et dont Cesnola rapporte qu’il a été bâti sur un des quais de l’ancien port de Kition5. De fait, la présence de vestiges antiques et d’un marécage témoignait de l’existence ancienne du bassin portuaire, oblitérée seulement par les travaux de terrassement britanniques de 18796.

4Site portuaire antique, Bamboula est régulièrement évoqué dans les récits de voyageurs comme le lieu de l’« Ancienne Kition »7, avant que ce titre lui soit enlevé au profit de Kathari (fig. 2, n° 4) – comme en témoignent aujourd’hui en ville les panneaux de circulation qui désignent le site de Kathari comme « Ancient Kition » – en raison des résultats spectaculaires des fouilles conduites sous la direction de V. Karageorghis8. L’existence d’une colline qualifiée d’« Acropole » – et que l’on considérait (à tort) depuis M. Ohnefalsch-Richter, comme une « acropole phénicienne antique dominant le port […] », « l’acropole antique, [… lieu] dominé par quelque sanctuaire […] »9 –, a sanctionné cette identification de Bamboula et profondément influencé la topographie et la toponymie avoisinantes : à proximité se trouve la Πλατεία Ακροπόλεως (place de l’Acropole, lieu de convergence de plusieurs processions religieuses, notamment à Pâques), et il n’est peut‑être pas anodin que ce soit justement dans cette zone qu’aient été édifiés les deux premiers établissements d’enseignement de langue grecque de Larnaca, l’école grecque dès 1822 (devenue en 1911 le lycée panchypriote de Larnaca) et le collège Evrivadio.

5En fait, la colline elle‑même – la Bamboula – a été constituée après la fin de la période antique, à l’époque byzantine ou au début de l’époque médiévale, comme une motte artificielle supportant une fortification destinée sans doute à surveiller la côte dans une période de forte insécurité maritime et de piraterie, en l’absence d’un relief naturel pour jouer ce rôle. Au xviii^e s., une forteresse est encore visible, signalée par les voyageurs occidentaux – R. Pococke en 1738 parle des fondations d’un « strong castle »10 –, et lorsque nous avons commencé nos travaux en 1976 il n’en restait que quelques blocs, culminant à une altitude d’une dizaine de mètres au‑dessus du niveau de la mer11. Ainsi, à l’époque des neoria, aucun relief à cet endroit ne dominait le port, sinon le terrassement de quelques mètres de haut qui supportait au sud la cour du sanctuaire.

Histoire des fouilles

6L’histoire de l’exploration du site a été plusieurs fois retracée ces dernières décennies12. On se contentera ici d’en rappeler les principales étapes, avant de s’attarder plus en détail sur les fouilles de la mission française actuelle.

7Les premières « visites », qui ont permis la découverte de plusieurs objets notables, voire exceptionnels, telle par exemple une stèle du roi assyrien Sargon13, furent suivies par la disparition catastrophique en 1879 d’une partie de la colline de Bamboula. En effet, pour combler les marécages et assainir la région dévastée par les moustiques et la malaria, l’administration britannique utilisa la colline comme carrière ; elle détruisit ainsi d’imposantes constructions dont les murs étaient conservés sur une grande hauteur, si l’on en juge par les gravures faites à partir de photos de M. Ohnefalsch-Richter, et publiées à Londres dans la revue The Graphic du 6 mars 188014. Après quelques opérations ponctuelles au début du xx^e s. – sondages ouverts par J.L. Myres en 1913, ou relevé dressé par le père Vincent en 1914 –, l’histoire archéologique du site commence véritablement en 1929 avec un sondage prometteur de trois semaines par la mission suédoise dirigée par E. Gjerstad, qui en publia les résultats en 193715. Malgré l’absence de repères topographiques conservés sur le terrain, la qualité des relevés de la mission suédoise et la conservation de certains éléments de constructions retrouvés en profondeur ont permis de replacer assez précisément la zone d’exploration suédoise sur le relevé des fouilles françaises près d’un demi‑siècle plus tard16 : cette zone englobe la partie sud du sanctuaire, autour de la plateforme 34 (KB VI), et la partie nord du Bâtiment sud (KB II).

8En 1975 enfin, après avoir perdu le site de Salamine – sur lequel elle avait conduit, de 1964 jusqu’à l’invasion de 1974, des fouilles programmées, et qui se trouvait désormais en zone occupée –, la mission française, dirigée par M. Yon, a été invitée par le directeur du département des Antiquités, V. Karageorghis, à reprendre des fouilles à Chypre en participant à la découverte de l’antique Kition à Larnaca. Elle s’est donné d’abord pour objectif de poursuivre et d’élargir le sondage dont les trois semaines d’exploration par les Suédois en 1929 avaient montré l’intérêt, mettant notamment en évidence, avec de bons arguments, la présence d’un lieu de culte.

9La première visite de M. Yon sur le site de Bamboula, pour préciser les objectifs et établir le programme de travail pour les années suivantes, dans le cadre d’une étude d’ensemble de la ville antique de Kition, a eu lieu en 1975 avec E. Gjerstad, ancien fouilleur de Bamboula, qui effectuait alors un séjour à Chypre, et V. Karageorghis qui fouillait à Kathari depuis plusieurs années.

10Commencées en 1976, les fouilles de la mission française17 ont mis au jour une grande partie des vestiges antiques qui se trouvaient au sud du bassin portuaire (fig. 3‑4). Implantés sur le versant oriental de ce qui restait de la colline, et en partie sur le sommet de cette dernière, les sondages sont devenus des « chantiers » distincts, dont les trois principaux (du sud au nord, en suivant le sens de progression de la fouille) sont généralement dénommés de la façon suivante : le Bâtiment sud (« chantier A »), le sanctuaire (« chantier B ») et le port (fig. 3). Au sud, l’exploration a montré que le mur, considéré par les Suédois comme le mur de temenos sud du sanctuaire, appartenait en réalité à un long bâtiment daté de l’époque classique, dont l’extrémité orientale a été repérée et qui se poursuivait, à l’ouest, au‑delà de la rue Cimon (comme on l’a dit plus haut)18. Deux phases principales (auxquelles succède une occupation plus limitée d’époque hellénistique) ont été définies, chacune caractérisée par un système propre d’évacuation des eaux. Il est remarquable que ce bâtiment monumental ne suive pas l’orientation des autres constructions du site (plus anciennes et contemporaines), mais soit placé en oblique par rapport à elles. C’est aussi l’orientation d’un puissant mur de fortification archaïque sur lequel s’appuie le Bâtiment sud, muraille construite en parpaings de grès sableux et dont la fouille a dégagé une tour et une partie de courtine sur une dizaine de mètres19. L’espace dégagé est trop étroit pour qu’on puisse aller plus loin dans l’interprétation, mais on soulignera que c’est le seul tronçon de fortification édifiée à l’époque archaïque connu à Kition. Par ailleurs, il est tentant de penser qu’on se trouve là à l’articulation de deux trames urbaines distinctes, seulement réunies à partir de l’époque classique.

Fig. 3 – Plan simplifié des vestiges mis au jour par la fouille de la mission française (état en 1987, O. Callot). Le sanctuaire entre le Bâtiment sud et les neosoikoi.

Fig. 4 – Relevé des vestiges mis au jour par la fouille de la mission française (état en 1987, O. Callot).

11La zone centrale de la fouille est occupée par un sanctuaire, déjà identifié par la mission suédoise, et que nous avons dégagé en extension et en profondeur pour en mettre au jour toute l’histoire, depuis sa fondation à l’époque géométrique jusqu’à son abandon au début de la période hellénistique20. Ce lieu de culte a également connu plusieurs phases, dont un remodelage spectaculaire à l’époque classique : les anciens bâtiments sont recouverts par une terrasse sur laquelle ne subsistent qu’une plateforme et des autels21. C’est dans cet espace, désormais ouvert, que sont déposées les offrandes, en particulier les sculptures représentant un dieu combattant, étroitement lié à la figure royale22. Cette profonde réfection du vieux sanctuaire est certainement due à la construction des neosoikoi du port de guerre, on y reviendra (chap. 5).

12Le « chantier » le plus récent est celui du port, qui fait l’objet de cette publication. L’extension de la fouille vers le nord avait conduit, dès 1984, à la découverte du mur de soutènement sud des rampes (mur 432), mais l’interprétation comme hangars à bateaux n’a été proposée qu’en 1987 (voir le résumé des étapes de la fouille, ci‑dessous chap. 3). C’est sur le dégagement, difficile, de ces installations portuaires que se sont concentrés les travaux de terrain jusqu’en 1999. Ils ont conduit à la découverte d’autres ensembles plus modestes : une maison hellénistique23 et une installation artisanale24.

13Les secteurs situés à l’extrémité nord, à l’ouest et au nord‑ouest de la parcelle (dans la petite zone qui était restée ouverte pour servir de jardin public lorsque l’espace avait été clôturé à la fin des années 1970, et désormais rattachée au site archéologique fermé) ont été moins explorés. Un sondage restreint, implanté dès les premières années en 1976‑1977 et qui avait donné des résultats intéressants sur les périodes hautes d’occupation du site25, n’a pu être complété que depuis 2016. Le programme de recherche en cours depuis cette date a permis de recueillir des informations nouvelles, à la fois sur la période de première occupation du site (au Bronze récent), et sur la période impériale26 (fig. 5‑6). On a, en effet, dégagé des constructions datant de ces deux phases. Il est remarquable que ces deux extrêmes de la chronologie d’occupation antique du site ne soient pas – ou peu – attestés par du matériel provenant des fouilles du sanctuaire et du Bâtiment sud.

Fig. 5 – La fouille au nord de la Bamboula vers le sud‑est, 2018. Au premier plan, les niveaux construits supérieurs datent du xi^e s. À l’arrière‑plan, le rocher et le départ du bassin portuaire, les puits du Bronze récent.

Fig. 6 – Puits à roue élévatrice d’époque impériale vu vers l’est, 2018.

Histoire de Kition-Bamboula

14Les plus anciennes traces d’occupation du site de Bamboula sont désormais sûrement datées du début du xiii^e s. av. J.‑C., et donc contemporaines de celles du site de Kathari, situé plus au nord27 (fig. 2).

15Le sondage L‑N 13, ouvert en 1976‑1977, avait permis de recueillir un abondant matériel datant de cette période, mais qui avait été interprété comme un dépotoir secondaire, probablement d’origine funéraire, seulement constitué à cet endroit à la fin du xi^e s. av. J.‑C.28. La reprise et l’extension de l’exploration ont montré l’existence de strates d’occupation du xiii^e s., reposant directement sur le rocher, et la présence de plusieurs puits circulaires contemporains (fig. 5). On a également pu proposer une autre explication pour le « dépotoir », dont on a achevé la fouille29. La couche, constituée de matériels divers, d’ossements animaux et de galets de rivière, marque un niveau d’abandon. D’autres « lits de galets » similaires, découverts dans des niveaux du Bronze récent (Enkomi) et de l’âge du Fer (Salamine, Amathonte) montrent que la pratique n’était pas isolée. Enfin, le dégagement du substrat rocheux a mis en évidence, sur une petite longueur, la limite ouest du bassin portuaire. L’interprétation de ce petit ensemble n’est pas assurée, mais tout semble indiquer une occupation domestique qui s’est poursuivie sans solution de continuité entre le xiii^e et le xi^e s. av. J.‑C. Dans cette zone de forte pente, les couches supérieures ont été depuis longtemps arasées et on ne dispose d’aucun niveau en place datant des périodes postérieures (sinon des fosses creusées depuis des sols aujourd’hui disparus). Elles sont en revanche attestées dans la zone du sanctuaire, où les premiers niveaux construits sûrement datés sont toutefois placés au début du Chypro-Géométrique III (ix^e s. av. J.‑C.)30. On dispose ensuite, dans cette zone, d’une stratigraphie continue, qui permet de retracer l’histoire du sanctuaire et de ses aménagements31. Contrairement à Kathari, aucun temple monumental ne semble avoir été édifié à Bamboula32. Il est vrai qu’à Kathari il ne s’agit pas à proprement parler d’un temple du I^er millénaire, mais d’un ancien édifice monumental de pierre taillée (ashlar building) construit à la fin du Bronze récent, réinvesti quelques siècles plus tard, au viii^e s., avec de nouveaux aménagements33. Comme dans le sanctuaire de Kathari au Bronze récent, on trouve à Bamboula à l’époque archaïque des ateliers, textiles et métallurgiques34. Seul vestige contemporain du sanctuaire archaïque, un tronçon de rempart, avec une tour carrée, a été mis au jour dans le « chantier A », au sud du site35. Ses relations avec le sanctuaire, situé au nord, sont difficiles à préciser : l’orientation de ce mur (qui sera aussi celle du Bâtiment sud postérieur) est, comme on l’a vu, oblique par rapport à celle des constructions du sanctuaire. Par ailleurs, la tour est placée sur le flanc nord du rempart (fig. 4), ce qui semble exclure le sanctuaire de la zone ceinte d’une fortification36.

16La période classique est marquée par un profond remodelage de la Bamboula. La construction du Bâtiment sud sur son flanc nord oblitère, dès le v^e s., la fonction défensive de la fortification archaïque, ce que confirme, au siècle suivant, l’installation d’une canalisation qui coupe la tour pour se rattacher au grand égout (113) qui longe le flanc nord du bâtiment (fig. 3‑4)37. Les changements les plus spectaculaires affectent le sanctuaire lui‑même, dont le sol est surélevé, et qui devient une vaste cour. La fonction cultuelle est assurée par la présence d’aménagements spécifiques (notamment des autels)38 et d’offrandes votives, en particulier la belle série de statues du « bothros » des fouilles suédoises. Cette fonction n’était peut‑être pas la seule, et le lieu de culte faisait peut‑être partie d’un ensemble plus vaste (avec aussi le Bâtiment sud et les neoria), de type palatial. C’est en tout cas ce que tend à suggérer la présence de textes à contenu économique, tout à fait semblables à ceux qu’on retrouve dans des contextes d’archives palatiales, comme à Idalion39. Les aménagements les plus importants concernent l’installation de neosoikoi immédiatement au sud du bassin portuaire. Adossés au puissant mur de soutènement (mur 432) de la terrasse du sanctuaire, les hangars ont nécessité de grands travaux de terrassement pour aménager une pente : remblaiement au sud, décaissement au nord). La Bamboula connaît alors ce qu’on peut, à bon droit, qualifier de plan d’urbanisme global, dont la mise en œuvre correspond de toute évidence à la volonté de la puissance royale.

17La fin du royaume de Kition, marquée par l’exécution en 312 av. J.‑C. de son dernier roi, Pumayyaton, n’est pas lisible dans la stratigraphie de Bamboula. Aucune destruction, aucun abandon ne caractérisent sur le terrain la fin du iv^e s. Bien au contraire, les marques de continuité sont notables, aussi bien dans le Bâtiment sud que dans le sanctuaire et, on le verra, dans les hangars du port de guerre. C’est également vers le début du iii^e s. av. J.‑C. qu’est construit l’« établissement hellénistique », dont la fonction demeure inconnue40. Mais la période hellénistique paraît ensuite marquée par un recul et un appauvrissement général de l’occupation, qui s’accélère à l’époque romaine. Le riche assemblage céramique du bassin portuaire (troisième partie), la découverte récente d’un puits à roue élévatrice41 comblé au iv^e s. ap. J.‑C. dans la partie nord du site (fig. 6) montrent toutefois la poursuite d’activités dans la zone, mais elles sont d’une autre nature. Le site de Bamboula n’est guère différent, sous cet aspect, des autres secteurs nord de la ville (Chrysopolitissa, Areas I et III ; Kathari, Area IV) qui, à part quelques exceptions remarquables (ainsi des bains hellénistiques)42 n’ont guère livré de constructions, et seulement des ensembles réduits de mobilier datant des périodes hellénistique et romaine. Les quelques vestiges d’époque impériale (que composent pour l’essentiel des aménagements hydrauliques : puits et citernes) invitent à restituer un paysage suburbain, avec des jardins et des vergers, une zone de déprise urbaine. Le cœur de la ville s’est, dès cette époque, déplacé plus au sud.