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Michel-Eugène Chevreul

 | 
Georges Roque
, 
Bernard Bodo
, 
Françoise Viénot

I. Chevreul : L'homme de laboratoire et l’homme de la méthode

Chevreul et Berthelot

Chevreul and Berthelot

Jean Jacques

Résumé

Michel-Eugène Chevreul (1786-1889) and Marcelin Berthelot (1827-1907) are two outstanding figures of nineteenth-century French chemistry. Their relationship, as shown in this paper, was far from being cordial.

Note de l’éditeur

In : G. ROQUE, B. BODO & F. VIÉNOT (eds) Michel-Eugène Chevreul. Un savant, des couleurs ! MNHN/EREC. 1997, 61-64, Paris ISBN 2-85653 50308

Texte intégral

1La malveillance a parfois du bon et il eût été dommage que Berthelot ne se fût pas résigné à écrire l'éloge académique de Chevreul, plus de 15 ans après sa mort. En quelques pages, il nous trace un portrait du vieux savant marqué d'une vérité inattendue. Sénile, radoteur, entêté, soit : mais presque à son corps défendant, son très officiel laudateur ne peut s'empêcher de nous décrire sa victime comme un incontestable monument historique. Bref, ces pages que Berthelot, en qualité de secrétaire perpétuel de l'Académie des Sciences, consacra en 1902, à son illustre collègue et qu'il reprit dans son livre « Science et libre pensée » méritent d'être relues avec une attention particulière. En voici quelques morceaux choisis :

2« Chevreul a été le type de ces savants qui poursuivent et développent, d'un effort consciencieux, l'œuvre collective ; sans prétendre se poser comme les initiateurs des révolutions profondes, qui changent les fondements des doctrines » (Berthelot, 1905 : 232).

3« Son amour pour la science avait été couronné de bonne heure par de brillantes découvertes et il vécut toute sa vie, cantonné dans ses propres travaux et les idées des hommes de son temps ; sans s'être assimilé aucune idée nouvelle, sans avoir été agité, comme les savants de notre génération, par l'évolution incessante des notions réputées définitives aux années de sa jeunesse ; sans avoir été troublé par la crainte ou tout au moins le regret mélancolique de se voir peu à peu dépassé » (Berthelot, 1905 : 249).

4« ... Il semblait arrêté et comme figé dans une sorte d'optimisme scientifique, hostile à tout prosélytisme, mais déclarant qu'il convient de ne s'étonner de rien, de tout observer et soumettre au contrôle de l'expérimentation (...). Il ajoutait que le concret ne nous est connu que par l'abstrait (...). N'insistons pas davantage sur ce langage antinomique » (Berthelot, 1905 : 258).

5« C'était un grand vieillard (...) à figure intelligente, assez régulière, dont les lignes bien accusées manquaient peut-être de finesse et de vivacité » (Berthelot, 1905 : 248).

6« Chevreul, absorbé dans sa propre personnalité, ne cherchait pas à comprendre celle d'autrui ; il ne portait guère aux gens d’intérêt profond et il a disparu sans former ni école, ni élèves nombreux » (Berthelot, 1905 : 250).

7« Ce qui a caractérisé surtout la carrière de Chevreul dans notre confrérie, ce sont ses innombrables communications sur les sujets les plus divers : il suffisait qu'il eût touché à une question, si peu que ce fût et à une époque quelconque de sa vie, pour qu'il s'empressât de la rappeler longuement » (Berthelot, 1905 : 256).

8« Ceux qui ont abordé Chevreul savent combien il était difficile de s'affranchir de ses monologues indéfinis. Sans doute, disait Claude Bernard, mais il y a un procédé infaillible. Interrompez Chevreul par un calembour. Il s'arrêtera pour y réfléchir, avant de le commenter. Vous saisirez l'occasion pour vous retirer, en le saluant avec respect » (Berthelot, 1905 : 253).

9Ces traits, dont je ne mets pas l'exactitude en doute, ont une curieuse particularité : la plupart pourraient s'appliquer textuellement à Berthelot lui-même. Ce qu'il y a de surprenant et d'original dans cette coïncidence, c'est que Berthelot ait su les glisser dans un éloge académique. Mais si l'on veut essayer de comprendre les dessous de ce curieux morceau d'éloquence et de sa perfidie feutrée, il nous faut reconstituer brièvement la longue histoire des relations qui existèrent entre ces deux des grandes figures de la chimie du XIXe siècle.

10Les premières manifestations de l'incompatibilité de leurs humeurs datent, à ce que je crois, de 1860. A l'époque, Chevreul a déjà 74 ans ; Berthelot, lui est encore un jeune loup de 33 ans. Il vient de publier La chimie organique fondée sur la synthèse qui ne va pas passer inaperçue.

11« Mon livre, écrit l’auteur à son ami Renan, commence à entrer dans la discussion et il paraît que c’est M. Chevreul qui le critiquera le premier ; il va publier dans “le Journal des Savants” des articles pour en attaquer la tendance et l'idée générale. Ceci ne me surprend pas, car depuis longtemps je m’étais aperçu que nous ne nous entendions point sur les questions de principe et, avec un esprit aussi arrêté dans ses définitions, il était difficile que la contradiction n’éclatât pas. Comme elle roule sur les idées, elle ne paraît altérer jusqu'ici en rien ni son amitié pour moi, ni son estime pour mes expériences... » (Renan et Berthelot, 1929).

12Les craintes de Berthelot n'étaient pas vaines. En octobre et en novembre Chevreul fit paraître une copieuse critique de son livre : elle ne comptait pas moins de 40 pages et ce ne devait pas être fini. Mais une suite au prochain numéro annoncée ne parut jamais.

13« La conférence du Journal des Savants, annonçait d'emblée notre bouillant septuagénaire, en nous chargeant de rendre compte de la Chimie organique fondée sur la synthèse par M. Marcelin Berthelot (...) nous a donné une mission difficile à remplir (...), en particulier à cause des généralités historiques ou absolues auxquelles s'est livré M. Berthelot, à propos de ses travaux (...). M. Berthelot voulant montrer l'originalité et l'importance de ses recherches a d'abord sacrifié l'analyse à la synthèse et, pour appuyer auprès de ses lecteurs sa manière d'envisager la science, il a fait précéder l'exposé de ses recherches d'une introduction qui n'a pas moins de cent-quarante-huit pages et qu'il qualifie d'historique (...). Or après avoir applaudi un des premiers aux recherches dont M. Berthelot a enrichi bien réellement la science, il nous est pénible, lorsqu'il en présente l'ensemble au public, de mettre des limites à la louange (...). Enfin, la crainte de paraître à quelques personnes dont nous ne sommes pas connus, obéir à des sentiments vulgaires, quand la nécessité nous oblige de citer nos propres travaux à l'appui de nos remarques, augmente encore la difficulté de notre tâche » (Chevreul, 1860 : 625-645, 677-698).

14En fait, si les critiques auxquelles Chevreul se livre nous paraissent aujourd'hui bien diluées, pour ne pas dire filandreuses, elles n'en sont pas moins, sur le fond, parfaitement pertinentes. Berthelot, déjà, tire un peu trop la couverture à lui, que ce soit sur l'importance de la synthèse chimique telle qu'il la pratique ou sur celle qu’il se donne dans l'extinction de la notion de force vitale. Il est vrai que Chevreul est excellent juge : il a émis sur ce dernier point, et ceci dès 1824, quelques avis que Berthelot aurait bien fait de relire avant de prétendre à une priorité. Mais sur ce sujet et sur quelques autres j'ai déjà, ailleurs, exprimé mon point de vue (Jacques, 1987).

15Cependant Chevreul ne me paraît pas rancunier. En 1863, il fait partie des professeurs que Renan a convaincu de demander au Ministre de l'Instruction Publique la création, en faveur de Berthelot, d'une chaire de chimie au Collège de France. Une faveur que Pasteur a d'ailleurs beaucoup de mal à digérer. Mais cela ne veut pas dire qu'il ne continue pas à surveiller son jeune collègue du coin de l'œil.

16En 1868, quand Berthelot se présente pour la troisième fois à l'Académie des Sciences, il s'oppose à Cahours (1817-1891) qui n'a pas laissé une trace très profonde dans l'histoire de la chimie. Il est professeur à l'École Centrale et on sait qu'il est le poulain de Chevreul. Berthelot est une nouvelle fois battu. L'hostilité des chimistes de l'Institut (et parmi eux sans doute de Chevreul) est d'ailleurs si coriace qu'il ne pourra se faire élire à l'Académie qu'en 1873 ... dans la section de physique.

17En 1876, les chimistes parisiens offrent à Chevreul un banquet à l’occasion du cinquantième anniversaire de son élection à l'Académie. Dans l’assistance, les journaux comptent « plus de quatre-vingts chimistes connus par leurs travaux et dignes de comprendre et d'apprécier les services rendus à la science par leur doyen : J.-B. Dumas, Boussingault, H. Sainte-Claire, Deville, Pasteur, Cahours, Frémy, Kuhlman étaient de la fête ». Quant à moi je remarque l'absence de Berthelot.

18Mais c'est évidemment Berthelot qui, malgré la longévité de Chevreul, aura eu le dernier mot : « Ce serait mal louer sa mémoire, dira-t-il dans son éloge tardif à l’Académie, que de le faire par un panégyrique banal et continu, sans essayer d’y placer les lumières et les ombres nécessaires pour caractériser cette vénérable physionomie ». On a vu qu'il avait tenu parole.

  • 1 Jacques, 1988. Dans les villes de plus de 1 000 000 habitants, Berthelot est « nommé » 27 fois et C (...)

19Ces quelques repères anecdotiques ne prétendent pas jeter une lumière définitive sur les relations entre les deux chimistes du siècle dernier qui sont, sans doute encore aujourd'hui, les plus connus du grand nombre. Car si l'on en croit le test que représente la fréquence des voies publiques aux noms de Berthelot et de Chevreul, ceux-ci restent, parmi les scientifiques français, les plus populaires. C'est du moins ce qu'indique clairement un petit travail statistique auquel je me suis naguère livré1. Il resterait au sociologue et à l'historien des sciences à étudier pourquoi et comment deux personnages emblématiques aussi différents ont acquis cette popularité et à préciser ce que celle-ci représente réellement.

Bibliographie

Références bibliographiques

Berthelot M., Science et libre pensée, Paris, Calmann-Lévy, 1905.

Chevreul M.E., Compte rendu de Berthelot M., La chimie organique fondée sur la synthèse, dans le Journal des Savants, 1866.

Jacques J., Berthelot M., autopsie d'un mythe, Paris, Belin, 1987.

Jacques J., « Chimistes célèbres ayant pignon sur rue », New Journal of Chemistry, 1988, 12, p. 793-796.

Renan E. et Berthelot M., Correspondance 1847-1892, Paris, Calmann-Lévy, 1929.

Notes

1 Jacques, 1988. Dans les villes de plus de 1 000 000 habitants, Berthelot est « nommé » 27 fois et Chevreul 13 ; dans celles de 100 000 à 50 000, Berthelot l'est 42 fois et Chevreul 8 fois seulement ; dans 232 agglomérations de moins de 50 000 habitants, les scores respectifs sont de 69 contre 13.

Auteur

Collège de France Chimie des interactions moléculaires
11, place Marcelin Berthelot,
75005 Paris

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