1La première partie de l’ouvrage nous fait découvrir différentes figures de collecteurs à partir de biographies et de parcours révélant, grâce aux spécimens, tout un univers naturaliste dont les agents exercent des activités très imbriquées d’exploration, de collecte, de commerce et d’activités savantes à différentes échelles, du local à l’international. L’ambiguïté des différentes catégories : voyageurs naturalistes, explorateurs, collecteurs, professionnels ou amateurs, déjà soulignée par différents auteurs, est ici revisitée en prenant en compte la durée d’une vie, celle des acteurs, révélant leurs changements de statut socioprofessionnel ou le passage de collecteur de terrain à celui d’expert œuvrant en cabinet. Cette notion ambiguë de « collecteur » efface la présence d’intermédiaires et ne prend pas en compte, par exemple, les chasseurs locaux. Les notions d’amateur et de professionnel sont tout aussi problématiques. En effet, le premier peut exercer la même activité que le second sans être rémunéré pour autant et tout en obtenant des résultats comparables. Il s’agirait donc plus d’une distinction sociale connotant péjorativement le statut d’amateur. Quant à la position de « correspondant », elle apparaît comme une forme de reconnaissance par une instance professionnelle de la qualité du travail effectué par un amateur. La reconstitution des parcours des collecteurs permet de distinguer les différents statuts, d’en saisir les évolutions (le préparateur devient naturaliste, le missionnaire devient correspondant puis savant…), d’en affiner les limites qui, cependant, resteront toujours floues, liées aux personnalités et aux affects tout comme à des enjeux de reconnaissance sociale.

2Les investigations conduites ici à partir de trajectoires de spécimens et de biographies de voyageurs peu connus, d’individus ordinaires, retraçant leurs rencontres avec des scientifiques, des marchands ou des informateurs et intermédiaires locaux, composent des micro-histoires qui restituent les contextes des collectes insérées dans des réseaux complexes et mouvants. Des parcours ont été renseignés en recoupant les données biographiques avec les fichiers de l’état civil et en faisant appel aux descendants, qui ont à leur tour fourni des éclaircissements et, parfois, des informations relatives à la localisation de spécimens tombés dans l’oubli.

3L’attention portée à ces « restes matériels » conservés dans les collections des muséums révèle des pratiques qui sont au final rarement totalement isolées. L’herbier ou l’animal naturalisés font l’objet d’échanges que l’on peut connaître grâce à leurs multiples étiquettes, indicatrices d’interactions permanentes entre agents de terrain et savants académiques. Ces interactions se devinent aussi dans le nom scientifique des spécimens, qui reprend souvent celui des collecteurs/chasseurs. L’examen attentif des fiches et des inscriptions portées directement sur les spécimens complète les recherches biographiques concernant des acteurs dont l’activité sur le terrain ne peut être que partiellement retracée grâce à leurs publications et sources archivistiques. Cette double enquête, dans le sens où la trajectoire de l’objet renseigne aussi la biographie du collecteur et réciproquement, revêt une forte dimension narrative et un aspect méthodologique. Les étiquettes apportent différents types d’informations sur la chronologie, même en l’absence de date, par la graphie et le style d’écriture, l’encre utilisée, le type de support. L’absence de localisation précise, parfois limitée au pays ou à la région, est aussi une indication chronologique : en effet, entre le xix^e et la fin du xx^e siècle, les échantillons recèlent des informations de plus en plus détaillées, intégrant peu à peu des données relatives au milieu, à l’altitude, aux usages, ainsi que des appellations vernaculaires, puis des coordonnées géographiques. En taxidermie, les styles et savoir-faire renvoient à des périodes connues et permettent même d’identifier certains préparateurs. Tous ces éléments interviennent dans la définition d’une chronologie relative.

4Enfin, à travers les parcours singuliers de spécimens et de collecteurs, nous découvrons au plus près les formes de l’organisation territoriale de l’administration coloniale et les relations entretenues avec les habitants. Bien qu’anonymes, ces derniers surgissent quand l’historien s’attache aux plus infimes détails de ces rencontres. Ainsi, Ludovic Besson, en se focalisant sur les pratiques de terrain et l’expérience d’un simple agent colonial au Sénégal, le cheminot Victor Planchat, se rapproche de la démarche pionnière d’Alain Corbin développée dans son essai biographique de l’humble sabotier François Pinagot qu’il prit comme point de départ pour une histoire de la société rurale de l’Orne au xix^e siècle. Avec Agnès Lainé, les biographies en réseaux de protagonistes tout à la fois naturalistes, collectionneurs et marchands, comme Aimé Bouvier, se font écho et s’alimentent les unes les autres, faisant surgir au détour d’une expédition l’implication d’enfants intéressés et formés à la collecte et à la transformation de plantes ou d’animaux en spécimens. Enfin, Dominique Juhé-Beaulaton, en historicisant l’espèce végétale Synsepalum dulcificum sur une durée de trois siècles à l’aide de spécimens distribués en Afrique occidentale et centrale, retrace sa trajectoire entre phytogéographie et écologie historique. Cette référence à de multiples spécimens permet aussi de saisir l’évolution et la diversité des statuts des collecteurs, des voyageurs aux explorateurs scientifiques missionnés tels Auguste Chevalier, des agents coloniaux spécialisés à l’émergence de botanistes locaux reconnus, tel Laurent Aké Assi qui deviendra professeur à l’Université d’Abidjan.