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Dans l’épaisseur du temps

 | 
Arnaud Hurel
, 
Noël Coye

Introduction : 1859-2009

Aller au-delà d’une célébration

Arnaud Hurel et Noël Coye

Texte intégral

  • 1 « M. Darwin prétend, et il soutient brillamment cette idée, que toute vraie classification en zoolo (...)

1L’année 1859 est à la fois celle de la publication par Charles Darwin (1809-1882) de la première édition de L’Origine des espèces ou la préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie – audacieuse lecture « généalogique »1 du monde et démonstration d’un mécanisme d’évolution de la vie –, celle de la reconnaissance de la haute antiquité de l’homme à travers la preuve, apportée par les travaux de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868) dans les terrasses alluviales de la Somme, de la contemporanéité de l’homme avec des espèces animales disparues et, enfin, celle de la fondation de la Société d’anthropologie de Paris qui ouvre l’une des périodes les plus fastes des sciences anthropologiques.

  • 2 Hervé (Georges), « Les Trois glorieuses de 1859 », Revue de l’École d’anthropologie, vol. 19, 1909, (...)

2Les anniversaires provoquent parfois un effet d’aubaine, « un rare concours d’anniversaires glorieux »2. Cette année 1859 fait ainsi partie de ces moments marqués par une telle accumulation de faits que l’histoire s’est chargée de rendre fondateurs qu’il peut être aisé de succomber à la facilité d’une interprétation globalisante. L’historien sait le caractère somme toute artificiel d’un tel exercice, voire l’hérésie d’une telle démarche dans la mesure où il s’agit d’associer entre eux des événements dont les liens organiques relèvent parfois de la seule construction a posteriori.

3Partant, cette prudence revendiquée ne doit pas cependant constituer un obstacle dirimant, dans la mesure où elle est à même d’ouvrir de nouvelles perspectives de réflexion. En effet, ce ne sont plus les seuls événements et leur concomitance qui sont source de connaissance, c’est également leur traitement historiographique ultérieur qui, à son tour, devient porteur d’enseignement. Faits, interprétations, diffusion et réception des concepts forment alors un tout signifiant et les célébrations peuvent devenir des objets d’étude propres à vivifier notre réflexion.

4Ainsi, autant la célébration franco-française en 1909 des Trois glorieuses de 1859, ces fameux trois événements fondateurs, s’inscrivait dans une démarche visant essentiellement à faire de la Société d’anthropologie de Paris et de son fondateur Paul Broca (1824-1880) les moteurs principaux des progrès enregistrés dans la connaissance des hommes actuels et fossiles dans le demi-siècle alors écoulé, autant est-il aujourd’hui possible par une lecture à la fois globale et interdisciplinaire et grâce au recours aux sources archivistiques de renouveler une telle étude.

  • 3 Aufrère (Léon), « Communication sur les origines de la préhistoire », Bulletin de la Société préhis (...)
  • 4 Laming-Emperaire (Annette), Origines de l’archéologie préhistorique en France, des superstitions mé (...)
  • 5 Blanckaert (Claude), « Actualités de Boucher de Perthes », Gradhiva, no 8, 1990, p. 93 ; Richard (N (...)

5La difficulté à faire émerger une image juste car entière de Jacques Boucher de Crèvecœur de Perthes (1788-1868) démontre la nécessité de l’exercice. Avant la Seconde guerre mondiale, Léon Aufrère (1889-1977) est le premier à avoir cherché à se placer dans une telle perspective, quitte à mettre à mal bien des idées reçues3. Son traitement du cas Boucher de Perthes suscita la réaction énergique de certains préhistoriens qui ne cherchèrent cependant pas tant à défendre Boucher de Perthes – qu’ils ne connaissaient finalement qu’à travers l’image que celui-ci avait voulu donner de lui-même – qu’à diminuer l’intérêt des travaux des autres membres actifs de la Société d’émulation d’Abbeville chez lesquels Boucher de Perthes avait pu puiser certaines de ses idées. Les conclusions d’Aufrère eurent comme principale conséquence de stimuler l’intérêt des préhistoriens pour l’histoire de leur discipline, suscitant divers travaux qui tirèrent de l’oubli les noms de nombreux chercheurs parmi lesquels Paul Tournal (1805-1872), Laurent Traullé (1758-1829) ou François Jouannet (1765-1845). Dans les années 1960, Annette Laming-Emperaire (1917-1977), retraçait, dans ses Origines de l’archéologie préhistorique en France, une lente maturation parallèle des sciences de la nature et des sciences humaines qui fusionnaient au milieu du xixe siècle pour cristalliser dans l’œuvre de Boucher de Perthes4. Les travaux récents en histoire des sciences humaines ont modifié cette conception, renonçant à faire de l’œuvre de Boucher de Perthes une rupture épistémologique brutale et préférant mettre en avant « une série de déplacements théoriques souvent minimes, mais d’autant plus significatifs, qui ont rendu possible la conversion rapide de la communauté académique en 1858-1859 »5.

6Dès lors, l’archéologie des temps préhistoriques, qui est au centre de nos interrogations, va tendre à s’écrire dans un cadre polyphonique dont théorie de l’évolution et développement d’une anthropologie positiviste forment le contrepoint.

7Or, avant même ce phénomène d’interaction, les événements de l’année 1859 apparaissent singulièrement complexes. Ils mettent en jeu de nombreux acteurs, issus de traditions académiques différentes et qui doivent inventer des procédés inédits de débat et de collaboration. Ces modalités relèvent parfois en apparence de l’anecdote, mais la chronique de l’année 1859 fixe en fait les pratiques normalisées des quarante années à venir, notamment en matière d’établissement de la preuve. 1859 est donc une année à la fois très particulière et fondatrice d’un domaine de savoir que l’on doit comprendre en résonance avec le contexte – au sens le plus large du mot – qui le voit naître.

Archéologues et naturalistes face à face

  • 6 Laurent (Goulven), Paléontologie et évolution en France 1800-1860, Paris : Éditions du CTHS, 1987, (...)

8Au cours du xviiie siècle, les progrès enregistrés par la géologie, la lecture verticale du temps proposée par la stratigraphie et le développement de la paléontologie ont pour conséquence d’accroître de manière considérable l’épaisseur du temps en repoussant très loin l’âge de la terre et de la vie. De son côté, la nomenclature binominale transforme les sciences naturelles au profit d’un nouvel ordre du monde composé de genres et d’espèces dans lequel l’homme rejoint le règne animal. Or, à cette époque, la profondeur antéhistorique de l’origine de l’Homme reste encore à inventer ou plutôt à prouver. En effet, la question de l’homme fossile est une énigme qui anime les milieux scientifiques depuis de très nombreuses années. Sur ce point, il convient d’évacuer une idée trop communément reprise selon laquelle tout débat sur l’homme fossile aurait été quasiment interdit par un Georges Cuvier (1769-1832) omniscient et omnipotent. Goulven Laurent a pu ainsi démontrer la présence et l’importance des controverses qui animent les communautés savantes ainsi que l’existence d’un débat discutant activement les idées de Cuvier, notamment sur la question du catastrophisme6.

  • 7 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu’ell (...)

9En y regardant de plus près, on peut effectivement constater que les naturalistes s’intéressent de près et depuis longtemps à cette question de l’homme fossile. Cependant ce travail se heurte à une accumulation de faits négatifs, c’est-à-dire à cette multitude de pièces fossiles présentées un temps comme humaines mais qui soumises à l’examen des savants se voient, au mieux, rangées parmi d’autres espèces de mammifères, au pire, reléguées au purgatoire des curiosités de la nature. Fort de ses propres constatations, Cuvier estime alors pouvoir trancher la question en disant que : « L’on n’a jamais trouvé d’os humains parmi les fossiles bien entendu parmi les fossiles proprement dits, ou, en d’autres termes, dans les couches régulières de la surface du globe ; car dans les tourbières, dans les alluvions, comme dans les cimetières, on pourrait aussi bien déterrer des os humains que des os de chevaux ou d’autres espèces vulgaires ; il pourrait s’en trouver également dans des fentes de rocher, dans des grottes où la stalactite se serait amoncelée sur eux ; mais dans des lits qui recèlent les anciennes races, parmi les palaeothériums, et même parmi les éléphans [sic] et les rhinocéros, on n’a jamais découvert le moindre ossement humain. »7

FIGURE 1
« Terrains de Saint-Acheul - Coupe A », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul, près d’Amiens et considérés sous les rapports géologique et archéologique », Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, T. 14, 1856, pl. II.

10En France, au début du xixe, de la Picardie aux Pyrénées, en chaque lettré de province point un naturaliste. Partout, se multiplient les recherches sur le terrain et la diffusion des travaux bénéficie du renouveau des sociétés savantes et de la création de périodiques. De ce moment, l’historiographie usuelle tend à distinguer deux traits principaux qui semblent alors perturber, voire obérer, l’émergence de ce savoir : d’une part la soumission à un centralisme scientifique peu enclin au changement, le pouvoir académique parisien (Académie des sciences, Muséum national d’histoire naturelle) faisant preuve d’une évidente mauvaise volonté dans la validation des nouvelles découvertes et des analyses par trop hardies, d’autre part le caractère par essence empirique de ces nouvelles voies que tentent d’ouvrir tel ou tel et qui ne sont pas exemptes d’ambiguïtés. De ce point de vue, la réception et la postérité de l’œuvre des géologues languedociens Paul Tournal, Marcel de Serres (1783-1862) ou Jules de Christol (1802-1861) ferait figure d’exemple. De fait, pèsent sur eux bien des griefs : travaux en grottes posant le problème des conditions du remplissage des lieux et des risques de remaniements post dépositionnels, doutes déplaisants quant aux compétences réelles des chercheurs, absence de témoins et défaut de publicité des découvertes.

11Un basculement majeur va s’opérer au cours des années 1858-1859. Il est en grande partie une réponse aux objections qui se sont élevées depuis des décennies, mais il convient de bien garder à l’esprit qu’en définitive la preuve archéologique n’est alors qu’un des éléments parmi d’autres qui ont permis ce retournement. Faits, hommes, idées, ensemble des sciences naturalistes, institutions, voire rivalités géopolitiques forment un ensemble de facteurs qui vont préparer et opérer ensemble ce basculement.

12Les explorations diligentées à partir de juillet 1858 à Torquay dans la grotte de Brixham vont redonner une actualité à la question de l’homme fossile. Cette fois, la fouille se veut scientifique et rigoureuse, le terrain est vierge de tous travaux antérieurs car la grotte est restée intacte, et les recherches sont placées sous l’expertise de scientifiques aussi prestigieux que Charles Lyell (1797-1875) ou Richard Owen (1804-1892) et contrôlés par Hugh Falconer (1808-1865) et Joseph Prestwich (1812-1896). La visite des géologues anglais sur les terrains de la vallée de la Somme va apporter à la fois la confirmation des analyses esquissées en Angleterre mais également offrir à Jacques Boucher de Perthes la reconnaissance des travaux menés par lui et ses prédécesseurs à Abbeville et Amiens depuis plusieurs décennies.

  • 8 Prestwich (Joseph), « On the Occurence of Flint-implements, Associated with the Remains of Animals (...)

13Sans doute n’est-il pas inutile de revenir sur la chronologie de ces événements décisifs. C’est le 1er novembre 1858 que Falconer se rend à Abbeville. Il y rencontre Boucher de Perthes qui en profite pour lui présenter son abondante et hétéroclite collection. Il rend compte de sa visite à Prestwich qui, le 26 avril 1859, se rend à son tour sur place en compagnie de John Evans (1823-1908). Avertis par un membre de la Société des antiquaires de Picardie, ils gagnent Amiens le 27 pour y voir une « hache » qui vient d’être mise au jour et laissée in situ à leur intention. Sont alors témoins des faits : Charles Dufour (1814-1887), président de la Société des antiquaires de Picardie, et Jacques Garnier (1808-1888), directeur de la bibliothèque et du musée d’Amiens et secrétaire de la Société. Dans la foulée de cette découverte, Prestwitch fait deux présentations remarquées à la Royal Society et à la Société géologique de Londres8. En remerciement et pour son propre bénéfice, Boucher de Perthes fait élire Prestwich et Evans membres correspondants de la Société d’émulation d’Abbeville le 5 mai 1859.

FIGURE 2
Carrière de Saint-Acheul le 27 avril 1859. Photographie prise à l’occasion de la visite de John Evans et Joseph Prestwich. L’un des ouvriers désigne un biface encore en place.

  • 9 Lyell (Charles), « De la présence d’objets fabriqués par l’homme dans des dépôts post-pliocène », R (...)

14Le 28 mai, Prestwitch et Evans reviennent à Amiens et le 30 à Abbeville accompagnés d’autres membres des Société Royale et Géologique de Londres, dont Robert Godwin-Austen (1808-1884), John Wickham Flower (1807-1873) et Robert William Mylne (1817– 1890). À son tour, Lyell, le chef de file de l’école actualiste britannique, fait le voyage en Picardie (26-27 juillet 1859) et, le 15 septembre, s’exprime devant l’Association britannique pour l’avancement des sciences pour annoncer sa conversion à la haute antiquité de l’homme en raison des preuves apportées par les découvertes de Brixham et d’Abbeville9.

15Voici donc en quelques dates quelques-uns des faits qui fondent les éléments de ce qui sera postérieurement analysé comme une rupture. En filigrane apparaît tout le poids des sociabilités savantes, des institutions scientifiques et des positions des savants eux-mêmes. Les rivalités nationales et les querelles sourcilleuses de priorité ne sont pas très loin non plus, comme en témoigneront les discussions qui accompagneront l’affaire de la mâchoire de Moulin Quignon quelques années plus tard.

16Dans l’immédiat, la visite aux carrières d’Abbeville et d’Amiens va devenir une figure imposée, tout comme la découverte des collections de Boucher de Perthes un passage obligé. De nombreux scientifiques vont faire le voyage de la Somme à l’exemple d’Armand de Quatrefages (1810-1892), le 5 avril 1860, d’Édouard Lartet (1801-1871), le 12 avril 1860, ou de John Lubbock (1834-1913), le 16 avril 1860.

17Mais il est une visite, celle d’Albert Gaudry (1827-1908), qui va permettre d’ouvrir le volet français de la reconnaissance de l’ancienneté géologique de l’homme. Déjà soutenue au sein du Muséum par Lartet et Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire (1805-1861), cette thèse va trouver des partisans jusque parmi les membres de l’Académie des Sciences. En 1859, Gaudry est depuis onze ans déjà au Muséum. Docteur ès sciences et auteur de publications remarquées, il n’est encore qu’aide-naturaliste attaché depuis six ans à la chaire de paléontologie. En juillet, il effectue une courte visite dans la Somme et décide d’y retourner (le 7 août à Amiens et le 9 août à Abbeville) pour lever le doute sur les découvertes de haches dans le diluvium où l’on retrouve des restes d’Elephas primigenius ou de Rhinoceros tichorhinus puisqu’« On objectait que nul géologue n’avait vu ces haches en place ». Charles-Joseph Buteux lui sert de guide lors de ces excursions. En août, il est également accompagné de son beau-père l’architecte et académicien Jacques Hittorff (1792-1867), lequel use de son influence pour soutenir la carrière de son gendre.

  • 10 Gaudry (Albert), « Os de cheval et de bœuf appartenant à des espèces perdues, trouvés dans la même (...)

18Sur place, il s’astreint à rester constamment avec les ouvriers, « à ne pas les quitter un seul moment », afin de s’assurer par ses propres yeux « qu’on trouvait les haches en place ». Ses témoins sont outre Hittorff, ceux qui ont déjà accompagné Prestwitch et Evans en avril : Charles Pinsard (1819-1911), architecte des hospices d’Amiens, et Jacques Garnier. Hittorff, dans une première ébauche d’archéologie – expérimentale, essaye lui-même de façonner une hache, exercice difficilement couronné de succès. Pour résoudre définitivement la question, il a fait creuser lui-même une profonde excavation et n’a pas quitté un seul instant les ouvriers et a trouvé « neuf haches parfaitement en place dans le diluvium, associées avec des dents d’Equus fossilis et d’une espèce de Bos différente des espèces actuellement vivantes et semblable à celle du diluvium des cavernes » Il peut donc conclure que « La détermination précise du gisement des haches prouve définitivement que l’Homme a été contemporain de plusieurs des grands animaux fossiles détruits de nos jours. »10

  • 11 Gaudry (Albert), « Sur les résultats de fouilles géologiques entreprises aux environs d’Amiens. Ext (...)
  • 12 Gaudry (Albert), « Discussion sur les haches trouvées dans le diluvium, près d’Amiens », Bulletin d (...)

19Après une première note adressée à l’Académie des sciences (26 septembre), Gaudry présente un mémoire très détaillé le 3 octobre 185911. On sait le rôle joué alors par Léonce Élie de Beaumont (1798-1874) qui ne fit publier de ce travail qu’un extrait dans les Comptes-rendus des séances, retranchant de nombreux passages de la note de Gaudry : ceux favorables à Boucher de Perthes et rappelant son antériorité sur ces questions, mais également tous les arguments et conclusions que Gaudry apportait en soutien à sa démonstration. La Société géologique de France jouera alors un rôle essentiel en écoutant et suivant de près la présentation faite dans sa séance du 7 octobre et en examinant les pièces apportées par Gaudry en appui de sa démonstration mais également en accueillant dans son Bulletin la version in extenso du mémoire censuré12.

20La toute jeune Société d’anthropologie de Paris va, elle aussi, s’intéresser à la question (du 3 novembre 1859 jusqu’au printemps 1860). Ses séances vont être l’occasion de passer en revue l’ensemble des objections récurrentes ou nouvelles apportées à la haute antiquité d’un l’homme dont l’existence se veut être attestée « par les débris de ses œuvres » et sa contemporanéité avec des espèces disparues, c’est-à-dire par la preuve archéologique.

21Derrière l’ensemble de ces événements se profile une silhouette, celle de Boucher de Perthes, le principal bénéficiaire de ce nouveau climat, l’archéologue de province aux idées et collections si originales voire suspectes. Sans doute est-il nécessaire de faire le point à la fois sur la façon dont l’histoire s’est chargée de l’étudier et sur la réalité de son approche archéologique.

Boucher de Perthes : complexité et étrangeté

22Les premiers travaux de terrain de Boucher de Perthes ne sont pas antérieurs à 1837. Jusqu’alors, il s’était seulement attaché, en tant que président de la Société d’Émulation d’Abbeville, à encourager les recherches sur les antiquités celtiques. Le Boucher de Perthes qui suit avec passion l’exploitation des carrières ou les travaux du génie militaire n’a rien à voir avec le fringant jeune homme romantique immortalisé par la lithographie de Grèvedon, même si c’est sous ces traits que se préférait Boucher de Perthes et que l’historiographie s’est habituée à se le représenter. Ce jeune homme-là était bien plus préoccupé de succès mondains, de littérature et surtout de théâtre, toutes choses occultées par la légende du fondateur de la préhistoire. Mise au service de la glorification de la discipline, la tradition historiographique a disséqué son œuvre en ensembles d’inégales valeurs, séparant sa production archéologique de ce qu’elle considérait comme le fatras hétéroclite de sa production littéraire, philosophique et politique. Le même processus a été appliqué à son œuvre préhistorique en ne rendant pas compte de la réalité historique : un discours scientifique nourri de convictions religieuses et philosophiques toujours étroitement mêlées à sa pratique archéologique.

  • 13 Aufrère (Léon), « Figure de préhistoriens, vol. I : Boucher de Perthes », op. cit., p. 130.

23Il est depuis longtemps parfaitement établi que Boucher de Perthes ne fut pas étranger à l’élaboration de sa propre légende, n’hésitant pas à remanier son passé pour s’ériger en héros solitaire, au prix d’une mise en scène de sa vie qu’illustrent les huit volumes de souvenirs et de correspondances qu’il publia entre 1863 et 1866, sous le titre Sous dix rois, et qui ne doivent être utilisés « qu’avec les plus sérieuses réserves »13.

  • 14 Ledieu (Alcius), Boucher de Perthes, sa vie, ses œuvres, sa correspondance, Abbeville : Imprimerie (...)
  • 15 Meunier (Victor), Les ancêtres d’Adam, histoire de l’homme fossile [éd. de Thieullen A.], Paris : F (...)

24À sa mort, les notices nécrologiques fixèrent les éléments constitutifs de la légende qui fut par la suite entretenue et développée par ses biographes, dont Alcius Ledieu14 (1850-1912) ou Victor Meunier15 (1817-1903). Au milieu des années 1930, Léon Aufrère devait cependant faire entendre une voix discordante dans ce concert de louanges. Il mit notamment en évidence des prises de dates rétrospectives pratiquées à maintes reprises par Boucher de Perthes afin de rejeter dans un passé toujours plus lointain son intérêt pour la question de l’ancienneté de l’homme. En procédant ainsi, Boucher de Perthes entend magnifier la nature de sa vocation : il se pose en génie prophétique dont la vie n’eut qu’un seul but, celui de faire triompher l’intuition grandiose qui aurait illuminé sa jeunesse.

  • 16 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes, mémoire sur l’industrie prim (...)
  • 17 Aufrère (Léon), « L’industrie primitive et la géologie du Quaternaire à la séance du 20 novembre 18 (...)

25Conscient de contribuer à définir un champ de recherche nouveau, qu’il dénomme « archéogéologie », Boucher de Perthes a exposé à plusieurs reprises sa méthode de travail dont le fondement est la stratigraphie16. L’auteur construit son raisonnement à partir de l’adéquation entre présence de l’objet fabriqué dans une couche de terrain et existence de l’homme à l’époque de la formation de cette couche. Il poursuit ici la voie ouverte par Casimir Picard (1806-1841), appliquant à l’archéologie la méthode de la paléontologie stratigraphique d’Alexandre Brongniart (1770-1847) et faisant également sienne la notion d’« association stratigraphique » développée par les géologues actualistes du début des années 1830, tels que Paul Tournal ou Marcel de Serres dont les travaux étaient familiers aux géologues et paléontologues de la Société d’Émulation d’Abbeville17.

FIGURE 3.
« Terrains de Saint-Acheul - Coupe B », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. III.

  • 18 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes, mémoire sur l’industrie prim (...)

26Mais si Boucher de Perthes se rallie à une démarche naturaliste désormais classique, il y insuffle une dimension historique, admettant « une sorte d’échelle de la vie, une superposition de couches formée par les débris des générations » et cherchant « dans chacune de ces couches, des indices sur l’histoire de ces générations »18. Ainsi le document archéologique ne prouve pas seulement l’existence ancienne de l’homme, il permet également d’atteindre son essence en restituant sa civilisation et son histoire. Pour ce faire il concentre son étude sur l’outil : c’est à travers lui qu’il cherche à atteindre l’homme antédiluvien et à partir de lui qu’il cherche à établir la preuve de la validité de sa thèse. L’étude technologique des outillages préhistoriques doit avant tout se comprendre dans ce contexte : elle est une part essentielle de la question de la preuve. Tant que l’ancienneté de l’homme n’est pas établie, étudier les phases de fabrication d’un outil, c’est en premier lieu prouver l’existence de cet outil en tant que tel, et à travers lui de l’artisan qui l’a produit. Et, parce que les techniques de fabrication s’inscrivent dans la matière en donnant à l’outil des caractéristiques morphologiques et fonctionnelles, l’étude technologique va largement s’investir dans l’établissement des premières typologies lithiques. Boucher de Perthes pose l’outil à la confluence de deux volontés déterminées : celle qui préside à sa fabrication et celle qui régit son utilisation. Ainsi, la forme qui découle des procédés de fabrication détermine la fonction, mais également l’usage, nous entendons par-là l’aptitude d’un objet à être utilisé, c’est-à-dire à être un outil.

  • 19 Ibid., p. 7.

27Mais l’étude de l’outil ne saurait se limiter à ses caractères intrinsèques. Boucher de Perthes attache également une grande importance aux conditions de gisement, et c’est ici à nouveau de stratigraphie qu’il s’agit. Verticalement, elle montre l’ancienneté de l’homme et la succession des époques. Horizontalement elle établit également l’ancienneté de l’homme à travers la mise en évidence de l’association stratigraphique mais elle induit surtout la reconnaissance de « groupements ». Cette idée, telle que l’entend Boucher de Perthes19, réunit en une seule signification l’ensemble des associations observables à l’intérieur d’une couche. Chaque « objet » est ainsi associé, non seulement à la couche qui le contient, ou aux vestiges paléontologiques qui l’accompagnent, mais également aux autres documents archéologiques qu’il côtoie ; et il en est de même pour tous les objets de la couche. C’est alors le réseau de toutes ces associations qui devient le fait d’observation et la base de l’interprétation « archéogéologique ».

  • 20 Ibid., p. 32.
  • 21 Ibid., p. 35.
  • 22 Ibid., p. 167.

28Sur la base de ce substrat méthodologique, la reconstitution de l’histoire primitive de l’homme se développe, chez Boucher de Perthes, dans la double perspective du récit historique et de la classification naturaliste. À partir des nombreuses observations de terrain que Boucher de Perthes a effectuées, le plus souvent en collaboration avec les géologues de la Société d’Émulation, il tente un essai de stratigraphie synthétique des alluvions de la Somme qui le conduit à structurer une chronologie générale en huit époques depuis les temps diluviens jusqu’à l’époque moderne20. Le temps archéologique de Boucher de Perthes21 se présente en effet comme la juxtaposition d’époques, « périodes pendant lesquelles une nation est restée au même point », notion qui mêle étroitement une dimension chronologique et une dimension ethnique. De fait, le passage entre les époques s’opère par remplacement des populations. Lorsque celui-ci a été progressif, il s’inscrit dans la stratigraphie par un mélange des fossiles, délimitant un « temps de transition » que l’auteur définit comme « la période pendant laquelle s’est opéré avec le changement de propriétaire, celui des mœurs et conséquemment des arts et de l’industrie, soit que ce changement ait eu lieu par l’extermination des premiers possesseurs, comme firent les Romains dans quelques parties des Gaules, soit qu’il se fût effectué par la fusion des deux peuples, comme il arriva des Francs et des Gaulois »22. Le progrès de l’industrie humaine ne se conçoit donc pas en termes d’accumulation ni d’évolution, mais de remplacement de populations à la faveur d’une suite ininterrompue de ruptures.

FIGURE 4.
« Terrains de Saint-Acheul - Coupe C », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. IV.

  • 23 Richard (Nathalie), « Le temps catastrophiste de Boucher de Perthes », in Mohen (Jean-Pierre) (sous (...)

29Cette conception du temps archéologique et de la nature du progrès humain est, en grande partie, façonnée par l’intégration de scénarios historiques et événementiels à un cadre contextuel relevant de l’histoire naturelle. Elle est également marquée par le catastrophisme de Cuvier, élément occulté par l’histoire qui eut tendance à se focaliser sur la position hostile adoptée par l’Académie des Sciences à l’encontre des travaux de Boucher de Perthes, au détriment de la substance globale de ses idées23.

Explorer la complexité des origines

  • 24 Pour une approche complémentaire et spécifiquement tournée vers l’apport des naturalistes anglais a (...)

30Cette nécessité d’atteindre à la complexité se retrouve dans les événements de l’année 1859. Ceux-ci mettent en jeu de nombreux acteurs, issus de traditions académiques différentes et qui doivent inventer des modalités inédites de débat et de collaboration. Ces modalités relèvent parfois en apparence de l’anecdote, mais la chronique de l’année 1859 fixe en fait les pratiques normalisées des quarante années à venir, notamment en matière d’établissement de la preuve. 1859 est donc une année à la fois très particulière et fondatrice d’un domaine de savoir que l’on doit comprendre en résonance avec le contexte qui le voit naître. Or, contrairement à certaines approches sectorielles antérieurement privilégiées, il nous a semblé nécessaire d’approcher au plus près de cet environnement complexe ; idées, hommes, institutions et pratiques actuelles formant alors autant de fructueuses pistes de recherche. Pour ce faire, tout en établissant la dimension européenne des débats théoriques qui se jouent cette année-là, le parti de cet ouvrage se place, dans son examen de l’impact social, dans une perspective essentiellement nationale. La France se révèle porteuse d’une logique propre, qui se développe sur un long terme, et suffisamment riche d’un point de vue intellectuel pour dépasser la seule dimension factuelle24.

31L’étude du contexte conceptuel, c’est-à-dire l’examen du substrat dont va se nourrir la préhistoire, ouvre le présent ouvrage. Si la préhistoire constitue une façon inédite de poser la question de l’origine de l’homme, elle n’intervient pas sur une interrogation écartée du débat scientifique, intellectuel ou philosophique, mais bien au contraire sur une interrogation largement présente – sous quelque formulation que ce soit – dans la problématique de nombreuses disciplines.

  • 25 cf. supra.
  • 26 Gruber (Jacob W.), « Briham Cave and the antiquity of man », in Melford E. Spiro, Context and meani (...)
  • 27 Laurent (Goulven), Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860, une histoire des idées de C (...)
  • 28 Lartet (Édouard), « Note sur les ossements fossiles des terrains tertiaires de Simorre, de Sansan, (...)

32Du côté des sciences naturelles – et plus particulièrement de la biologie –, Stéphane Tirard s’intéresse à cette pensée évolutionniste qui va rapidement structurer la pensée préhistorienne en définissant un cadre chronologique, généalogique pourrions-nous écrire en reprenant le terme de Lyell25. Force est de constater que dans les années 1850 la question de l’ancienneté de l’homme n’est pas encore structurellement liée à celle de son origine animale26 : Boucher de Perthes avait traité l’une sans aborder l’autre et Lartet agit de même lorsqu’il apporte en 1859 son soutien public à l’auteur des Antiquités celtiques et antédiluviennes. Boucher de Perthes tout comme Lartet sont loin d’être évolutionnistes. Nous savons que celui-ci souscrit à la thèse de la création unique et complète formulée par Henry-Marie Ducrotay de Blainville (1877-1850)27. Les découvertes de singes fossiles qu’il réalise à partir de 1836 faisaient présager favorablement de l’existence de l’homme aux époques géologiques, sans inférer en aucune façon que ce soit une quelconque parenté entre le descendant du genre Homo et le Pliopithecus anticuus28. De la même façon, les découvertes de Boucher de Perthes venaient compléter et prolonger les travaux de Lartet en achevant d’établir la plénitude originelle de la création.

33Cette pensée évolutionniste qui va irriguer la préhistoire, mouvement alimenté en particulier par le développement de la paléoanthropologie, n’est toutefois pas unitaire et son développement, parallèle à celui de la préhistoire, montre une même variété, un même bouillonnement. Cela est d’autant plus important que le développement se produit à l’échelle internationale, puisque, il est bon de le rappeler, l’archéologie préhistorique s’est en premier lieu structurée à l’échelle européenne, afin notamment de dépasser les carcans académiques nationaux, à une époque où la discipline cherche à asseoir sa légitimité.

34Du côté des sciences de l’homme, nous allons retrouver la même diversité et le même dynamisme ainsi que s’attache à l’étudier Claude Blanckaert. Nous trouvons également non des concepts ou des théories unitaires, mais des espaces méthodologiques à la fois disciplinairement individualisés et épistémologiquement compatibles. La préhistoire traditionnellement conçue comme acteur d’une fusion des sciences naturelles et des sciences humaines s’inscrit ainsi en fait dans une configuration des savoirs qui révèle l’existence de nombreuses passerelles entre les disciplines naturalistes, linguistiques et historiques, et ce depuis la fin du xviiie siècle.

FIGURE 5.
« Terrains de Saint-Acheul - Coupe D », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. V.

  • 29 Aufrère (Léon), Le Cercle d’Abbeville. Paléontologie et préhistoire dans la France romantique, « De (...)
  • 30 Pautrat (Jean-Yves), « Archéogéologie et métaphysique », in Boucher de Perthes (Jacques), Antiquité (...)

35Comme nous l’avons vu, la personnalité et l’œuvre de Boucher de Perthes ont fait l’objet de publications innombrables, dont les premières sont presque contemporains du chercheur, qui installent la légende et consacrent celui-ci comme le « père de la préhistoire ». À l’image des travaux pionniers de Léon Aufrère29, depuis une vingtaine d’années de nouvelles études continuent de modifier cette image et s’attachent à replacer les recherches de Boucher de Perthes dans leur environnement intellectuel et dans le contexte d’une production collective du savoir. À cet égard, l’originalité, la singularité-même de l’œuvre de Boucher de Perthes, telles que Jean-Yves Pautrat les a mis en évidence30 restent encore des champs à explorer. L’auteur poursuit ici l’indispensable exégèse de cette pensée novatrice et renoue les fils d’une construction intellectuelle complexe.

  • 31 Aufrère (Léon), « L’industrie primitive et la géologie du Quaternaire à la séance du 20 novembre 18 (...)

36Du côté des acteurs qui vont permettre à la préhistoire d’éclore, des filiations se font jour. L’« archéogéologie » de Boucher de Perthes fondée sur la stratigraphie emprunte beaucoup à Casimir Picard, à la paléontologie stratigraphique d’Alexandre Brongniart mais également aux travaux des géologues actualistes du début des années 1830 et au premier chef à ceux de Paul Tournal dont les thèses étaient familières aux géologues et paléontologues de la Société d’Émulation d’Abbeville31. Sur le plan historiographique, Tournal est régulièrement pris en compte dans les travaux d’histoire de la géologie et de la préhistoire dans une perspective collective : celle des productions des autres naturalistes du Midi qui se signalèrent en même temps que lui. Cette fois, en complément de cette dimension collégiale, il nous a semblé nécessaire d’apprécier au plus juste le parcours spécifique et le cheminement de la pensée de Tournal pendant ces quelques années (1825-1833) où il consacra l’essentiel de son temps aux sciences de la terre.

37Mais le processus scientifique n’est pas fait que d’héritages, de paradigmes plus ou moins irréfragables. Dans le quotidien de son travail, l’archéologue de 1859 s’alimente à de multiples sources dont la moindre n’est pas le jeu des sociabilités savantes : débats au sein des sociétés locales, abondance de périodiques scientifiques, correspondance suivie avec les autres chercheurs formant autant de mode d’expression et de confrontation des idées. Un retour sur quelques-uns de ces acteurs nous est proposé par Sébastien Dubois, qui met en vis-à-vis deux figures tutélaires de la préhistoire (Lartet et Boucher de Perthes), et par Monique Rémy-Watté qui s’interroge sur le rôle joué par deux notables de l’archéologie, Arcisse de Caumont (1801-1873) et l’abbé Jean Benoît Désiré Cochet (1812-1875), et par un outsider, naturaliste débutant et non archéologue, Georges Pouchet (1833-1894).

FIGURE 6.
« Terrains de Saint-Acheul - Coupe E », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. VI.

38À l’image des jeux de diffusion de l’information scientifique de cette époque, ce dernier va se retrouver au cœur des débats qui vont animer la Société d’anthropologie de Paris pendant de nombreux mois. Cet épisode, connu, se voit replacer par Nathalie Richard dans une perspective plus vaste, celle de la réception des événements de 1859 dans les sociétés savantes. Plus que l’expression d’une rupture, ces discussions marquent ce que l’on peut considérer comme un point de départ en obligeant certaines communautés à un éventuel renouvellement de leurs discours à l’égard de l’homme des origines. Ainsi en est-il du côté des milieux spiritualistes, auxquels Fanny Defrance et Nadia Pizanias consacrent leurs travaux. L’intérêt spécifique porté à la question religieuse est représentatif des travaux en cours qui renouvellent profondément cette problématique. Ceux-ci concourent à dépasser le schéma d’opposition bien trop simpliste entre science et religion, entre préhistoire et foi, schéma qui structure, dans le discours de l’historiographie traditionnelle, le récit de l’émergence de la préhistoire sur le modèle du conflit, sur le modèle de la lutte entre les forces de progrès et les forces de l’obscurantisme.

39Une dernière interrogation, diachronique, mérite que l’on s’y attarde. De manière un peu lapidaire nous pourrions la résumer en : que reste-t-il de 1859 ? En effet, au-delà d’une approche historique, d’une approche historienne, les recherches des années 1850-1860 peuvent être mises en perspective avec la réflexion archéologique et les pratiques actuelles, que celles-ci se déroulent sur le terrain, dans le laboratoire ou au musée.

40Bien sûr, les démarches et les questions des archéologues d’aujourd’hui ne sont plus les mêmes que celles du débat d’origine. Les moyens également. Et si l’on peut reconnaître que notre arsenal technique et méthodologique conduit aujourd’hui à appréhender dans leur complexité des processus préhistoriques que le xixe siècle n’avait fait qu’entrevoir, nous devons également reconnaître que nous ne disposons plus des conditions d’observation qui furent celles dont disposèrent nos prédécesseurs, dans une région et à une époque où l’urbanisation a rendu inaccessibles les principaux sites et gisements qui ont fondé la connaissance. De sorte que, malgré l’étrangeté de la démarche des préhistoriens du milieu du xixe siècle en regard de notre rationalité, les observations, les données construites au fil de l’histoire font toujours partie intégrante du corps de preuves mobilisé pour trancher la question des premières industries dans le Nord de la France. C’est en partie le rapport à ces données, à la fois étranges et familières, qu’interrogent Pierre Antoine, Jean-Jacques Bahain, Patrick Auguste, Jean-Pierre Fagnart, Nicole Limondin-Lozouet et Jean-Luc Locht.

41Dans une certaine mesure, cette problématique d’intégration d’un passé dans un discours actuel se pose aux concepteurs du futur nouveau Musée de l’Homme qui ouvrira ses portes en 2012. Au-delà, ce qui est ici en jeu c’est bien la capacité à transmettre toute la complexité du discours élaboré autour d’une histoire de l’Homme en relation avec une histoire de la terre et de la vie. François Sémah, Serge Bahuchet, Jean-Pierre Mohen, Évelyne Heyer, Dominique Grimaud-Hervé et Zette Cazalas, qui ont en charge ce vaste projet scientifique et muséographique, nous en présentent les enjeux.

42Enfin, en conclusion de cette introduction, qu’il nous soit permis d’avoir une pensée particulière pour un homme : Goulven Laurent (1925-2008). Dès les premières ébauches de ce livre, il nous avait fait l’amitié de nous accorder son soutien et d’accepter avec enthousiasme de participer à cette aventure. Malheureusement, il est décédé avant que ce projet soit arrivé à son terme. Néanmoins, ce n’est pas sans lui que l’affaire a été menée car, comme nos lecteurs s’en apercevront, ses travaux sont la référence obligée vers laquelle se tournent nombre des contributeurs à cet ouvrage collectif. En le lui dédiant nous tenons également à remercier tous ceux qui ont osé affronter la gageure d’une synthèse sur 1859 et la place des événements de cette année-là dans l’histoire de la préhistoire.

Notes

1 « M. Darwin prétend, et il soutient brillamment cette idée, que toute vraie classification en zoologie et en botanique est au fond une classification généalogique, et que cette communauté d’origine et ce parallélisme de descendance est le lien caché que les naturalistes ont cherché sans en avoir conscience alors qu’ils s’imaginaient souvent qu’ils étaient à la recherche d’un plan inconnu de création. » Lyell (Charles), L’ancienneté de l’homme prouvée par la géologie, Paris : J-B Baillères & fils, 1870, p. 456.

2 Hervé (Georges), « Les Trois glorieuses de 1859 », Revue de l’École d’anthropologie, vol. 19, 1909, p. 1.

3 Aufrère (Léon), « Communication sur les origines de la préhistoire », Bulletin de la Société préhistorique française, T. 31, 1934, pp. 173-175. Aufrère (Léon), « Figure de préhistoriens, vol. I : Boucher de Perthes », Préhistoire, T. 7, 1940, pp. 7-134.

4 Laming-Emperaire (Annette), Origines de l’archéologie préhistorique en France, des superstitions médiévales à la découverte de l’homme fossile, Paris : Picard, 1964, pp. 155-192.

5 Blanckaert (Claude), « Actualités de Boucher de Perthes », Gradhiva, no 8, 1990, p. 93 ; Richard (Nathalie), La préhistoire en France dans la seconde moitié du xixe siècle (1859-1904), Thèse de doctorat [Salomon-Bayet Claire, dir.], Paris : université de Paris I, 1992 ; Coye (Noël), La préhistoire en paroles et en actes. Méthodes et enjeux de la pratique archéologique (1830-1950), Paris : L’Harmattan, 1997, pp. 77-113.

6 Laurent (Goulven), Paléontologie et évolution en France 1800-1860, Paris : Éditions du CTHS, 1987, 553 p.

7 Cuvier (Georges), Discours sur les révolutions de la surface du globe et sur les changements qu’elles ont produits sur le règne animal, 6e éd., Paris : Edmond d’Ocagne, 1830, pp. 135-136.

8 Prestwich (Joseph), « On the Occurence of Flint-implements, Associated with the Remains of Animals of Extinct Mammalia, in Undisturbed Beds of a late Geological Period », Proceedings of the Royal Society, vol. 10, 1859-1860, pp. 50-59.

9 Lyell (Charles), « De la présence d’objets fabriqués par l’homme dans des dépôts post-pliocène », Report to the Nineteenth Meeting for the British Association for the Advancement of Science, held at Aberdeen in September 1859, London : J. Murray, 1860, pp. 93-97.

10 Gaudry (Albert), « Os de cheval et de bœuf appartenant à des espèces perdues, trouvés dans la même couche de diluvium d’où l’on a tiré des haches en pierre », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, T. 49, 1859, pp. 453-454.

11 Gaudry (Albert), « Sur les résultats de fouilles géologiques entreprises aux environs d’Amiens. Extrait », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences, T. 49, 1859, pp. 465-467.

12 Gaudry (Albert), « Discussion sur les haches trouvées dans le diluvium, près d’Amiens », Bulletin de la Société géologique de France, 2e série, T. XVII, 1859-1860, pp. 17-19.

13 Aufrère (Léon), « Figure de préhistoriens, vol. I : Boucher de Perthes », op. cit., p. 130.

14 Ledieu (Alcius), Boucher de Perthes, sa vie, ses œuvres, sa correspondance, Abbeville : Imprimerie Caudron, 1885, 290 p.

15 Meunier (Victor), Les ancêtres d’Adam, histoire de l’homme fossile [éd. de Thieullen A.], Paris : Fischbacher, 1900, XXXIV + 312 p.

16 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes, mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, T. 1, Paris, Treuttel & Wurtz, 1849, pp. 1-15, 33-58, 162-181.

17 Aufrère (Léon), « L’industrie primitive et la géologie du Quaternaire à la séance du 20 novembre 1835 de la Société d’Émulation d’Abbeville », Bulletin de la Société préhistorique française, T. 32, 1935, p. 544 ; Cohen (Claudine) & Hublin (Jean-Jacques), Boucher de Perthes (1788-1868), les origines romantiques de la préhistoire, Paris : Belin, 1989, pp. 95 suiv.

18 Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes, mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, op. cit., p. 34.

19 Ibid., p. 7.

20 Ibid., p. 32.

21 Ibid., p. 35.

22 Ibid., p. 167.

23 Richard (Nathalie), « Le temps catastrophiste de Boucher de Perthes », in Mohen (Jean-Pierre) (sous la dir.), Le temps de la préhistoire, T. 1, Paris : Société préhistorique française ; Dijon : Archeologia, 1989, pp. 8-9.

24 Pour une approche complémentaire et spécifiquement tournée vers l’apport des naturalistes anglais aux événements de 1859 voir : Evans (Christopher) (sous la dir.), « Celebrating the annus mirabilis », Antiquity, vol. 83, 2009, pp. 458-520.

25 cf. supra.

26 Gruber (Jacob W.), « Briham Cave and the antiquity of man », in Melford E. Spiro, Context and meaning in cultural anthropology, New-York : The Free Press ; Londres : Collier-Macmillan Ltd, 1965, pp. 373-402.

27 Laurent (Goulven), Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860, une histoire des idées de Cuvier et Lamarck à Darwin, Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1987, p. 261.

28 Lartet (Édouard), « Note sur les ossements fossiles des terrains tertiaires de Simorre, de Sansan, etc. dans le département du Gers et sur la découverte récente d’une mâchoire de singe fossile », Comptes Rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, T. 4, 1837, pp. 85-92. Lartet (Édouard), « Considérations géologiques et paléontologiques sur le dépôt lacustre de Sansan et sur les autres gisements de fossiles appartenant à la même formation dans le département du Gers », Comptes Rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, T. 20, 1845, pp. 316-320. Laurent (Goulven), « Édouard Lartet et la paléontologie humaine », Bulletin de la Société préhistorique française, T. 90, 1993, pp. 22-30.

29 Aufrère (Léon), Le Cercle d’Abbeville. Paléontologie et préhistoire dans la France romantique, « De Diversis artibus », collection de travaux de l’Académie internationale d’histoire des sciences, T. 77, 2007, 396 p.

30 Pautrat (Jean-Yves), « Archéogéologie et métaphysique », in Boucher de Perthes (Jacques), Antiquités celtiques et antédiluviennes. Mémoire sur l’industrie primitive et les arts à leur origine, T. 1 [réédition en fac-similé], Paris : Jean-Michel Place, 1989, pp. VII-XXXV.

31 Aufrère (Léon), « L’industrie primitive et la géologie du Quaternaire à la séance du 20 novembre 1835 de la Société d’Émulation d’Abbeville », op. cit., p. 544.

Table des illustrations

Légende FIGURE 1« Terrains de Saint-Acheul - Coupe A », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul, près d’Amiens et considérés sous les rapports géologique et archéologique », Mémoires de la Société des Antiquaires de Picardie, T. 14, 1856, pl. II.
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Légende FIGURE 2Carrière de Saint-Acheul le 27 avril 1859. Photographie prise à l’occasion de la visite de John Evans et Joseph Prestwich. L’un des ouvriers désigne un biface encore en place.
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Légende FIGURE 3.« Terrains de Saint-Acheul - Coupe B », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. III.
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Légende FIGURE 4.« Terrains de Saint-Acheul - Coupe C », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. IV.
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Légende FIGURE 5.« Terrains de Saint-Acheul - Coupe D », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. V.
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Légende FIGURE 6.« Terrains de Saint-Acheul - Coupe E », planche extraite de Rigollot (Jérôme), « Mémoire sur des instruments en silex trouvés à Saint-Acheul... », op. cit., pl. VI.
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