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Paul Rivet

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Christine Laurière

Le temps de l’épreuve 1933 | 1944

Mexico-Paris

Texte intégral

  • 1 Jeanpierre (Laurent), “La Politique culturelle française aux États-Unis de 1940 à 1947”, in Dubosc (...)
  • 2 “La Francia derrotada no ha sido vencida”, interview de Paul Rivet par Alardo Prats, coupure de pr (...)
  • 3 “Activités du Professeur Paul Rivet durant la guerre” (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1e)
  • 4 Racine (Nicole), “Paul Rivet, Vichy et la France libre 1940-1944”, Histoire@Politique,revueélectro (...)

1À partir de juin 1943, Paul Rivet attend avec impatience la fin de la guerre au Mexique. En avril 1943, le général de Gaulle l’avait nommé conseiller culturel de la France combattante ; il est le premier à occuper cette nouvelle fonction dans le dispositif de la diplomatie culturelle du Comité français de libération nationale (CFLN) — le second sera Henri Seyrig, à Washington. Il s’agit de placer à ces postes des hommes qui incarnent l’excellence de la pensée française et de montrer son importance pour l’esprit de résistance qui doit animer la France1. À un journaliste venu l’interroger sur ce qu’il a appris à Alger, lors de son voyage de février-mars 1944, sur de Gaulle, les projets de l’Assemblée sur la future constitution, les réformes sociales et économiques envisagées, Paul Rivet confie : “Je crois que si de Gaulle n’existait pas, il faudrait l’inventer. […] C’est si rare le cas d’un général qui soit aussi un grand démocrate, qu’il nous faut considérer comme une chance de l’avoir.”2 C’est pendant ce voyage à Alger que Paul Rivet rencontre de Gaulle, après un projet de visite à Londres au printemps 1943 qui a avorté. Les deux hommes se connaissent par personnes interposées, au premier rang desquelles se trouve bien évidemment Jacques Soustelle. De plus, une partie de sa famille est déjà au service de la France combattante : une de ses nièces fait partie des secrétaires affectées au service du général de Gaulle, plusieurs de ses neveux se battent en Afrique du Nord puis participent à la campagne d’Italie. C’est vraisemblablement sur le conseil de Jacques Soustelle que de Gaulle lui demanda de prendre la tête de la délégation française au Congrès international des problèmes du Pacifique, qui eut lieu au Canada en décembre 1942. Sur le chemin du retour, Paul Rivet s’arrêta à Washington, New York, Mexico. Il discuta avec les exilés français, se renseigna sur les sentiments des pays américains vis-à-vis de la résistance française. En janvier 1943, il écrivit un long rapport à de Gaulle pour l’informer des débats du congrès, de l’opinion américaine sur la France, les exilés et la résistance, et aussi pour le sensibiliser à l’importance de la question du rayonnement de la culture, de la science, de l’esprit français pour gagner à la cause de la résistance gaulliste toute l’Amérique. En mai 1944, le général de Gaulle lui décerne la médaille de la résistance, à la fois pour son action à Paris, pendant huit mois d’occupation, et pour son activité en Amérique latine3. Dans “son célèbre discours d’Alger en hommage à la résistance intellectuelle”4, le 30 octobre 1943, le général de Gaulle n’avait pas manqué de citer Paul Rivet, tout comme Henri Focillon, Jean Perrin, Henri Laugier, ses amis, eux aussi exilés, mais aux États-Unis.

FIG. 156 - Lettre de José Giral, président du Conseil des ministres républicains espagnols en exil, avec l’en-tête “Republica Espanola” datée du 22 août 1946 (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP1 B5b).

  • 5 Cf. la correspondance de Claude Lévi-Strauss à Paul Rivet, dans ces années 1943-1944, dans laquell (...)

2En 1943, c’est Alfred Métraux qui agit comme intermédiaire entre Paul Rivet et les représentants des instances scientifiques mexicaines pour lui proposer de rejoindre ce pays plutôt que New-York, qui tentait de moins en moins Paul Rivet, à cause de pénibles et vives dissensions au sein de l’École libre des Hautes Études, entre gaullistes et non gaullistes, Français et Belges, vieux sorbonnards et nouvelle génération, et aussi parce qu’il ne maîtrisait pas suffisamment l’anglais5. À Mexico à partir de juin 1943, il est invité à donner un cycle de conférences sur l’ethnologie américaniste. Il occupe un poste honorifique extrêmement prestigieux, à mi-chemin entre la diplomatie culturelle et l’activité institutionnelle scientifique. Il consacre d’ailleurs l’essentiel de son temps à ses nouvelles missions :

  • 6 “Activités du Professeur Paul Rivet durant la guerre” (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1e)

Libéré de tout travail d’enseignement, je pus me consacrer totalement à une œuvre de rayonnement culturel : création d’un Institut de relations culturelles mexico-européen, d’un Institut franco-américain, d’une librairie française à Mexico, réimpression de 100.000 livres scolaires pour les enfants de nos écoles, création d’un Institut franco-brésilien, de chaires de littérature française à Mexico, Bogota et Caracas, surveillance et réorganisation des lycées franco-mexicain et franco-colombien de Bogota, etc. J’ai publié pendant tout mon séjour de multiples articles dans les périodiques sud-américains sur la France résistante, fait de nombreuses émissions radiophoniques ; en bref, j’ai essayé par tous les moyens en mon pouvoir d’être le porte-parole de la vraie France.6

  • 7 Discours de Paul Rivet à l’Assemblée nationale sur la médiocrité des représentants de la diplomati (...)

3Prenant ombrage du prestige et de la stature de l’américaniste auprès des Mexicains et de la colonie française, le représentant diplomatique du CFLN, Maurice Garreau-Dombasle, du bord politique opposé au socialisme, entretient des relations exécrables avec Paul Rivet, qui le lui rend bien. Dans son fameux discours devant la représentation nationale, à Paris, il épinglera ce diplomate conservateur, ancré à droite, anti-communiste, qui, au contraire de Paul Rivet, “refusait jusqu’en juillet 1944 de recevoir les grands chefs républicains espagnols réfugiés à Mexico […]. Le 14 juillet 1944, il y eut à Mexico une émouvante manifestation à laquelle participèrent les syndicats ouvriers, les étudiants, le peuple et l’armée. Malgré ma demande pressante, les élèves du Lycée français, subventionné par la France, n’y figurèrent pas, sous prétexte qu’il s’agissait d’une manifestation communiste […]”7.

  • 8 “El destino histórico de Francia unido al de España”, Excelsior, 25 août 1944 (fonds Paul Rivet, a (...)
  • 9 “Hasta Pronto, Señor Rivet”, coupure d’un journal mexicain, fin août 1944 (fonds Paul Rivet, archi (...)

4À Mexico, Paul Rivet s’affiche ostensiblement avec les républicains espagnols, il leur reste indéfectiblement solidaire, considérant que, tout comme le CFLN emmené par de Gaulle incarne la vraie France, ils représentent l’Espagne démocratique. Le jour où la nouvelle de la libération de Paris parvient à Mexico, à laquelle ont participé des républicains espagnols, Indalecio Prieto, ancien ministre du gouvernement Negrin, se précipite chez Paul Rivet pour l’embrasser. Dans les bras l’un de l’autre, ils fondent en larmes, se jurant que la France aidera sa voisine à retrouver elle aussi sa liberté8. Les républicains espagnols offrent un banquet à leurs amis français : Jules Romains, Paul Rivet font partie des convives. Ému, ce dernier leur affirme : “Je serai votre ambassadeur, l’ardent défenseur de vos aspirations ; je veux être votre interprète, votre ami, votre frère. Je ne vous dis pas adieu, mais à bientôt. Nous nous reverrons bientôt dans mon pays et, ensemble, nous irons dans le vôtre.”9 Lorsque Paul Rivet annonce qu’il rentre à Paris, les républicains espagnols organisent à nouveau un banquet en l’honneur de son départ, le 31 août 1944. Adelante, le journal du Parti socialiste ouvrier espagnol à Mexico, consacre un plein numéro à cette réunion et aux discours qui y sont prononcés, reproduisant intégralement celui de Paul Rivet, “Socialisme et unité latine”. On ne peut s’empêcher d’être impressionné par la considération qui entoure Paul Rivet au Mexique ; il suscite une admiration très vive. De retour en France, il presse les autorités françaises de reconnaître officiellement le gouvernement espagnol exilé, et demande à ce que Paris soit leur résidence. Le 16 juillet 1948, il est décoré de l’Ordre de la libération de l’Espagne, en reconnaissance de son activisme infatigable en faveur des républicains espagnols.

  • 10 Racine (Nicole), “Paul Rivet 1940-1944. Exil, science et résistance”, in Goldenstein (Jean-Pierre) (...)
  • 11 “La Francia derrotada no ha sido vencida”, interview de Paul Rivet par Alardo Prats, coupure de pr (...)

5À Mexico, Paul Rivet renoue aussi très vite avec tous ses amis français de gauche installés à Mexico, mais aussi avec les communistes. Il retrouve ses camarades socialistes, comme Marceau Pivert, un des fondateurs du Parti socialiste ouvrier et paysan, professeur de sciences physiques révoqué par Vichy. Il fréquente aussi Victor Serge, ancien trotskiste, antistalinien et proche du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Tous ont cherché dans les années 1930 le moyen de parvenir à un socialisme humaniste. Dans ses Carnets, ce dernier livre un portrait sincère de Paul Rivet “quoique sans complaisance”, comme le note Nicole Racine : “Un assez grand homme, un vrai vieux savant honnête des bons temps de la IIIe République.”10 Il est pourtant en désaccord total avec l’attitude pro-soviétique de Paul Rivet depuis la fin 1943, et il le juge plutôt sévèrement pour cela. Après la bataille de Stalingrad, durement gagnée fin janvier 1943, le rouleau compresseur soviétique impressionne grandement, et Staline acquiert une dimension politique nouvelle sur le plan international. Comme beaucoup d’autres, Paul Rivet a de l’admiration pour la façon dont les forces soviétiques se sont engagées dans le combat contre le nazisme, sans forcément se rendre compte de toutes les arrière-pensées stratégiques qui animent le Petit père des peuples. Victor Serge ne comprend pas que Paul Rivet puisse déclarer que, du moment qu’arrive la délivrance, qu’importe que ce soient les Américains ou les Soviétiques qui parviennent à Berlin les premiers. Paul Rivet espère l’avènement en Europe d’une communauté de nations, qui irait de l’Angleterre à l’URSS, dont il souhaite qu’elle évolue vers un socialisme libéral. Pour lui, l’avenir de l’Europe, c’est le socialisme, tel qu’il s’exprime dans les pays scandinaves11.

FIG. 157 - “La libertad ne se detendra en los pirineos”. Une de Adelante du 19 août 1942 (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP 1 B).

  • 12 Lettre de Henri Lehmann à Paul Rivet, 1er mars 1943 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).

6Il faut peut-être aussi tenir compte de l’âge de Paul Rivet pour expliquer sa hâte à voir l’Europe libérée : il a près de 70 ans, les années de guerre ont compté double. Victor Serge est surpris de le voir parfois abattu, découragé, lui qui d’ordinaire fait preuve d’un volontarisme, d’une hauteur de vue, qui forcent l’admiration et rassérènent son entourage. L’exil, le drame du réseau de résistance du Musée de l’Homme, l’éparpillement et les épreuves que vivent tous ses élèves, ses amis, l’ont terriblement affecté. Henri Lehmann lui écrit pour lui annoncer le décès de sa grand-mère, à Berlin : “Les nazis lui ont fait savoir qu’elle serait déportée. Elle a préféré se suicider. Elle était presque aveugle. Je crains qu’aucun juif ne survive à cette guerre, ni en Allemagne ni dans les pays occupés.”12

  • 13 Rivet (Paul), “Malaise français”, Le Populaire, 3 février 1945.

7Paul Rivet a longtemps craint de ne pas pouvoir revenir à temps dans une France en paix. Ayant obtenu l’autorisation d’Alger de rentrer en France, il est de retour le 22 octobre 1944. Le temps de l’épreuve de tous ses idéaux s’achève. Il espère ardemment que les terribles événements qui ont bouleversé le monde vont permettre l’avènement d’une nouvelle politique, de concevoir une société mondiale pacifique, de considérer d’une façon plus internationale les problèmes sociaux et humains, loin des anciens clivages. Alors qu’il était encore en exil, il avait affirmé dans un message radiodiffusé depuis New-York, à la fin de 1942 : “Je m’étais promis […] de reprendre ma place en silence dans le rang quand j’aurais la joie de revenir d’exil. Je disais : “Les pèlerins s’effaceront devant les martyrs”. Je voulais laisser la parole à ceux qui, ayant tant souffert, avaient lutté dans les pires conditions et avaient été les vrais résistants et les artisans de notre libération.”13 Las, les vieilles routines politiciennes ressurgissent en France, la guerre froide va diviser le monde, l’ombre de la guerre est rampante. Le socialiste impénitent reprend son bâton de pèlerin, s’engage vivement dans les affaires internationales, et continue à témoigner et lutter pour ses idéaux, jusqu’au bout de ses forces déclinantes.

Notes

1 Jeanpierre (Laurent), “La Politique culturelle française aux États-Unis de 1940 à 1947”, in Dubosclard (Alain), Grison (Laurent), Jeanpierre (Laurent), Journoud (Pierre), Okret (Christine), Trimbur (Dominique), Entre rayonnement et réciprocité. Contributions à l’histoire de la diplomatie culturelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 100.

2 “La Francia derrotada no ha sido vencida”, interview de Paul Rivet par Alardo Prats, coupure de presse non identifiée (fonds Paul Rivet, archives BCM).

3 “Activités du Professeur Paul Rivet durant la guerre” (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1e).

4 Racine (Nicole), “Paul Rivet, Vichy et la France libre 1940-1944”, Histoire@Politique,revueélectroniqueduCentred’histoiredeSciencesPo, no 1, mai-juin 2007, pp. 16-17 de la version PDF.

5 Cf. la correspondance de Claude Lévi-Strauss à Paul Rivet, dans ces années 1943-1944, dans laquelle il le tient au courant de l’ambiance parfois lourde à l’ELHE, ainsi que celle avec Jacques Hadamard, Alfred Métraux, Henri Seyrig, qui le pressent, en juin-juillet 1944, d’accepter la présidence de l’École.

6 “Activités du Professeur Paul Rivet durant la guerre” (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B1e).

7 Discours de Paul Rivet à l’Assemblée nationale sur la médiocrité des représentants de la diplomatie française en Amérique latine et l’épuration en trompe-l’œil dans le corps des fonctionnaires du Quai d’Orsay, dans lequel il fustige “la politique des cocktails et des salons” sans date [janvier 1946] (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 B5e).

8 “El destino histórico de Francia unido al de España”, Excelsior, 25 août 1944 (fonds Paul Rivet, archives BCM).

9 “Hasta Pronto, Señor Rivet”, coupure d’un journal mexicain, fin août 1944 (fonds Paul Rivet, archives BCM).

10 Racine (Nicole), “Paul Rivet 1940-1944. Exil, science et résistance”, in Goldenstein (Jean-Pierre), Bernard (Michel) (sous la dir.), Mesures et démesure dans les lettres françaises au XXe siècle : hommage à Henri Béhar, professeur à la Sorbonne nouvelle : théâtre, surréalisme et avant-gardes, informatique littéraire, Paris : Champion, 2007, 525 p. (Colloques, congrès et conférences. Époque moderne et contemporaine ; 19).

11 “La Francia derrotada no ha sido vencida”, interview de Paul Rivet par Alardo Prats, coupure de presse non identifiée (fonds Paul Rivet, archives BCM).

12 Lettre de Henri Lehmann à Paul Rivet, 1er mars 1943 (fonds Paul Rivet, archives BCM, 2 AP 1 C).

13 Rivet (Paul), “Malaise français”, Le Populaire, 3 février 1945.

Table des illustrations

Légende FIG. 156 - Lettre de José Giral, président du Conseil des ministres républicains espagnols en exil, avec l’en-tête “Republica Espanola” datée du 22 août 1946 (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP1 B5b).
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Légende FIG. 157 - “La libertad ne se detendra en los pirineos”. Une de Adelante du 19 août 1942 (fonds Paul Rivet, BCM, 2 AP 1 B).
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