Contre le fascisme

1Après la manifestation à Paris, le 6 février 1934, des ligues d’extrême droite qui marchent sur l’Assemblée nationale, et qui dégénère en émeute sanglante (15 morts et 2 000 blessés), les intellectuels de gauche prennent conscience du péril fasciste, qui n’est pas cantonné aux frontières de l’hexagone, mais se révèle bien présent sur le territoire. S’ils s’exagèrent la dangerosité et l’imminence de ce péril, comme l’a montré Pierre Milza, le sentiment du danger est par contre bien réel, et agit comme un détonateur pour nombre de sympathisants de gauche. Le 12 février, les syndicats, à la tête desquels la CGT, déclarent une grève générale et une gigantesque contre-manifestation unitaire des gauches républicaines traverse Paris. Paul Rivet participe à cette marche, et ce doit être l’une de ses toutes premières prises de position publiques, en tant que scientifique et intellectuel. À l’instigation de Pierre Gérome (fonctionnaire à la Cour des comptes), André Delmas et Georges Lapierre (dirigeants du Syndicat national des instituteurs), un Comité de vigilance des intellectuels antifascistes est créé le 5 mars 1934, avec Paul Rivet pour président, Paul Langevin, communisant, et le philosophe Alain, radical, pour vice-présidents. Paul Rivet apparaît comme le moins politisé des trois, encore qu’il soit un farouche combattant du fascisme, avant même les émeutes du 6 février 1934. En juin 1933, de retour d’un voyage à Berlin qui lui a montré l’ampleur et la vigueur du totalitarisme nazi, il se mobilisa contre cet extrémisme de droite qui a déjà pénétré en France via les ligues, les Croix-de-feu, la Cagoule, etc. À l’initiative de plusieurs syndicats, il participa en effet, avec Louis Lapicque, Paul Langevin et Lucien Lévy-Bruhl, à une manifestation organisée au Manège Japy, le 21 juin 1933, montrant l’opposition des Français à ce “système barbare d’oppression” qui veut supprimer les libertés individuelles et tente de s’implanter en France1. Paul Rivet a des liens déjà forts avec certains syndicats, dont ceux de l’enseignement ; il n’est donc pas si étonnant qu’il ait été choisi pour animer la présidence du CVIA2.

2Dès le 5 mars 1934, le premier manifeste du CVIA, le fameux “Appel aux Travailleurs”, est lancé, signé par ses trois dirigeants, des intellectuels qui prônent l’unité et veulent combler le fossé les séparant des manuels. En un an, cet appel récolte 8 500 signatures, dont un millier émane d’intellectuels, d’artistes, au nombre desquels Victor Basch, Albert Bayet, Julien Benda, André Breton, Jean Cassou, André Gide, Lucien Febvre, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss, Jean Perrin, etc. Étant donné la “minceur démographique du milieu intellectuel à cette date”3, le chiffre est considérable. Le CVIA se veut apolitique et recrute principalement parmi “les sans-grade du milieu intellectuel”4, les instituteurs et les enseignants, les étudiants. Comme toutes les organisations de gauche, il prône “la défense de la paix par le désarmement et la révision des traités”5 ; mais son leitmotiv particulier — la vigilance contre le fascisme — signe sa différence. Il est du reste repris par le Rassemblement populaire quelques mois plus tard. Le rayon d’action du CVIA se situe dans les domaines de la démilitarisation, du refus du réarmement, de la défense des libertés individuelles, de l’opposition aux puissances d’argent, au capitalisme qui fait le lit du fascisme, et de la lutte contre la psychose de guerre6. Symboliquement, Paul Rivet donne à son premier article politique, publié dans le journal La Terre, le 30 juin 1934, un titre éloquent : “La Peur”. Ce chiffon rouge agité par les gouvernants et l’État-major pour justifier la course aux armements lui paraît totalement inefficace pour dissuader l’Allemagne d’agir de même. Idéaliste, il pense que cette stratégie, au rebours de l’effet souhaité, inciterait “immédiatement l’Allemagne, dans un sentiment de défense et non pas, comme on veut nous le faire croire, dans un esprit d’agression, [à] intensifie[r] ses efforts de réarmement clandestin ou non”. Avec cette analyse, il est dans la droite ligne des positions défendues alors par le CVIA, qui refuse de participer à l’entretien du climat d’anxiété, terreau de futurs conflits.

3Les 7 et 8 avril 1935, en tant que président de ce nouveau mouvement, Paul Rivet se rend aux états généraux de la CGT et, le lendemain, à ceux de la CGTU. Le premier numéro du bulletin du CVIA ne tarde pas à paraître : le 28 avril, sort Vigilance. Plusieurs brochures suivent, aux titres autant évocateurs que mobilisateurs, et qui démontent les mécanismes de l’idéologie fasciste, en mettant à nu ses ressorts : Qu’est-ce que le fascisme ? Le fascisme et la France ; La jeunesse devant le fascisme ; Non ! la guerre n’est pas fatale ! ; Les prétentions sociales du fascisme ; Les Croix de feux, leur chef, leur programme. Cette livraison de Vigilance, consacrée au mouvement du colonel de La Rocque, dénonce son discours démagogique ; elle rencontre un fort succès, puisqu’elle tire à 40 000 exemplaires.

4Paul Rivet veut participer au rassemblement des intellectuels et des manuels au sein des partis de gauche, il veut créer les conditions propices à un dialogue qu’il lui semble impératif d’amorcer, sous peine de voir se creuser un fossé d’incompréhension grandissant entre ces deux catégories de la population. Dans son deuxième article, intitulé “Les Intellectuels”, publié le 24 février 1935 dans L’Éveil des peuples, il revient sur l’année écoulée, et ce qu’ont représenté pour lui, dans son propre parcours, ces événements. L’introduction est surprenante ; elle dénote la haute idée que se fait Paul Rivet du métier de savant, et le goût qu’il a conçu pour sa vocation, cette libido scientifica évoquée ailleurs. C’est en tant que président du CVIA, en tant qu’intellectuel lui-même, qu’il se sent autorisé à prendre la plume. On comprend mieux à la lecture de ce plaidoyer émouvant, la force de conviction de Paul Rivet, la profondeur et la sincérité de son engagement, qui est autant affectif que raisonné. Les émeutes du 6 février, qu’il a vécues comme une “déchirure”, tout comme la contre-manifestation du 12 l’ont vraiment bouleversé par leur intensité et lui ont fait prendre conscience de l’importance de l’action au regard des périls menaçant des principes intangibles qui méritent que l’on s’engage pour les défendre. C’est pour lui un éveil à la chose publique, une mise en acte de convictions jusque-là intimement vécues. L’énergie mise à défendre l’ethnologie, à faire entendre ses enseignements humanistes au plus grand nombre, il compte la mettre dorénavant aussi au service de la politique. Chez cet homme qui a le goût de la pédagogie, le souci d’être compris et de faire comprendre, les mots sont simples, la conscience des responsabilités est grande, la passion de la fraternité, ardemment désirée, l’idéalisme, remarquablement vivant, l’espoir du changement, immense, la ferveur, touchante. Aucun cynisme, aucune concession au fatalisme ne trouvent une brèche pour s’engouffrer dans ce plaidoyer qui est aussi une mise en garde contre le relâchement de la vigilance de la part des intellectuels7.

5Son militantisme antifasciste, son souci de rassembler, de faire l’union, vont connaître la sanction des urnes et remporter l’adhésion de ceux auxquels il s’adresse depuis un an. La victoire inattendue de Paul Rivet aux élections de mai 1935 apparaît en effet comme un succès à mettre au crédit du CVIA, dans la mesure où de nombreux membres se sont mobilisés pour faire échec au candidat d’extrême droite. Après le premier tour des élections municipales du 5 mai 1935 à Paris, dans le quartier de Saint Victor, le président de l’Union nationale des combattants, Georges Lebecq, l’un des instigateurs du 6 février 1934, frise la majorité absolue de 26 voix seulement, avec 2 311 voix8. Devant la menace, les quatre candidats de gauche : Nédélec, communiste (722 voix), Jean Sennac, radical socialiste “Camille Pelletan” (589 voix), Raymond Gruny, radical (523 voix) et Pierre Audubert, SFIO (505 voix), décident alors de se désister en faveur d’un candidat unique qui puisse rassembler sur son nom toutes les voix républicaines pour faire barrage au fascisme. Parvenus à un accord sur l’identité de cette personnalité, ils réveillent Paul Rivet à deux heures du matin, dans la nuit du mardi 7 au mercredi 8 mai, et lui demandent d’être leur candidat. Celui-ci accepte de se présenter sur une liste unitaire de gauche répondant au nom de Comité d’union de défense des libertés démocratiques. Le mercredi soir, après une réunion animée où l’on débat des thèmes fédérateurs qui seront mis en avant dans la campagne, un quart d’heure avant que n’expire le délai d’inscription pour le second tour, il dépose sa candidature. Débute alors une campagne électorale éclair de trois jours pendant laquelle “Saint-Victor fut en état de siège”, rapporte un témoin proche et impliqué, André Wurmser, membre du CVIA. Pendant ces trois soirs, Paul Rivet enchaîne cinq meetings dans les préaux d’école de la circonscription. D’illustres scientifiques universitaires ou du Collège de France : Ferdinand Brunot, Lucien Lévy-Bruhl, Georges Urbain, Jacques Hadamard, Louis Lapicque, Irène Curie, Paul Langevin, Jean Perrin, Frédéric Joliot, Jean Painlevé, signent un “Appel des intellectuels” pour soutenir la candidature Rivet :

Notre ami Paul Rivet, Professeur au Muséum, accepte d’être, dans le Quartier Saint-Victor, le candidat de défense des libertés démocratiques, contre les spéculateurs, les hommes du coup d’État et les excitateurs nationalistes.

Au nom de la République, qu’il nous faut défendre contre ses ennemis avoués ou inavoués, au nom de la Science et de la Culture françaises menacées par le fascisme, nous le remercions de son dévouement.

6Cette affiche est placardée sur les murs du quartier et Jean Perrin, prix Nobel de physique, préside des réunions où Paul Rivet se présente aux électeurs comme n’étant pas un politicien mais “le candidat de la République”, “contre l’argent, pour le travail”9. Les intellectuels signataires de l’Appel, les candidats qui se sont désistés sur son nom, assistent aux réunions et font cause commune pour la première fois. Aux bureaux des permanences, on peut lire des slogans comme : “Ici, on souscrit contre Topaze”, allusion au fameux conseiller municipal prévaricateur, brocardé dans la pièce de Marcel Pagnol. La veille du scrutin de ballottage, L’Humanité et Le Populaire publient un appel commun : “Unis, nous vaincrons. Contre les hommes du Six Février ! Pour le pain, la paix, la liberté ! Pour le triomphe de la cause des travailleurs, il faut battre la réaction et le fascisme.” Le dimanche 12 mai, Paul Rivet est élu conseiller municipal et conseiller général de la Seine avec près de 150 voix d’avance sur Georges Lebecq. Cette victoire a un grand retentissement symbolique et est largement commentée dans les journaux parisiens et nationaux ; elle est aussi unanimement saluée par les socialistes et les communistes. De fait, Paul Rivet est le premier élu de ce qui allait devenir quelques mois plus tard le Front populaire. L’union des partis de gauche sur sa candidature a prouvé que c’était possible, et a lancé une dynamique de rassemblement. Le Canard enchaîné du 15 mai fait dire à un Georges Lebecq dépité, sur l’air de La Marseillaise : “Le jour de gloire est à Rivet….”

7Le 16 mai, de retour d’un voyage éclair à Bruxelles où il est allé soutenir le candidat socialiste en campagne électorale, Paul Rivet préside un meeting organisé par le Comité Thaelmann à la maison de la Mutualité, où le socialiste Jean Longuet, le radical Pierre Cot et le communiste Maurice Thorez posent les fondements du Front populaire. Près de 3 500 personnes y assistent. Trois jours plus tard, le 19 mai, à l’appel de la SFIO, du PCF, et du Comité central d’unité d’action antifasciste, 200 000 personnes défilent devant le Mur des Fédérés, en souvenir de la Commune, au cri de : “Contre le fascisme, pour l’unité”. Paul Langevin et Paul Rivet marchent en tête du groupe du CVIA.

8Figure tutélaire du rassemblement des forces de gauche, Paul Rivet préside à nouveau un meeting à la Mutualité, le 28 juin 1935, réunissant pour la première fois à la même tribune Édouard Daladier, Léon Blum et Maurice Thorez. L’effervescence continue sur sa lancée, dans l’exaltation de ces mois de mai et juin où tout semble possible : le 14 juillet voit en effet la naissance du Front populaire, avec un gigantesque rassemblement unitaire de 500 000 personnes dans les rues de Paris. Paul Rivet marche aux côtés de Marcel Cachin et de Jacques Duclos. À la suite de cette manifestation, le Comité national du Rassemblement populaire est créé. En tant que représentants du CVIA, Pierre Gérôme et Paul Rivet participent alors activement à la mise au point du programme du Front populaire. Le 15 janvier 1936, Vigilance publie le programme du Rassemblement populaire adopté par la CGT, la CGTU, L’Union socialiste, le PCF, la SFIO, les radicaux, etc. Après la victoire du Front populaire aux élections législatives du 3 mai 1936, Paul Rivet écrit de nombreux articles dans la presse de gauche en tant que “militant socialiste soucieux de l’application de ce programme”10 et du “respect des contrats” (c’est le titre de l’un d’entre eux) qu’a signés le Front populaire avec toutes les forces de gauche. Malgré les vicissitudes et les échecs, à chaque fois que la gauche est au pouvoir, avant comme après la guerre, il reste “partisan d’un gouvernement d’alliance de type Front populaire”11 qui unit tous les travailleurs sous la même bannière et cherche l’union.

9Les 2 et 3 novembre 1935, à la Mutualité, les membres du CVIA se réunissent pour leur deuxième congrès national. Si le débat a toujours été vif et animé entre membres, cette fois, c’est le début des dissensions ouvertes. À partir de 1935, mais surtout à partir de 1936, les événements de politique étrangère s’invitent dans les discussions du CVIA (le pacte franco-soviétique de mai 1935, la nouvelle politique extérieure soviétique qui approuve la politique de défense nationale française, réoccupation puis remilitarisation de la Rhénanie par Hitler en mars 1936, guerre d’Espagne, etc.), et les premiers clivages s’installent entre pacifistes ultra et ceux qui prennent progressivement conscience que la lutte antifasciste réclamera, tôt ou tard, de prendre les armes et de se battre. Beaucoup s’interrogent sur l’attitude à adopter vis-à-vis d’Hitler, d’autres s’il faut négocier avec lui. “Le CVIA [se trouve] déchiré entre les impératifs de la paix et ceux de la résistance au fascisme”, souligne Nicole Racine dans son étude du mouvement12. En janvier 1936, à la suite de divergences de plus en plus aiguës entre les partisans d’une politique de fermeté vis-à-vis des pays fascistes et les pacifistes, Paul Rivet donne sa démission de la présidence. Sur l’insistance de ses camarades néanmoins, il accepte de la reprendre jusqu’au prochain congrès national afin d’éviter l’éclatement du comité. En juin 1936, le problème ressurgit, et le CVIA se scinde alors en deux mouvances : l’une comprenant la majorité du comité, pacifiste, qui continue à être favorable à une politique de révision des traités et de négociation avec l’Allemagne pour examiner ses revendications territoriales, tandis que l’autre, communisante et communiste, autour de Paul Langevin, réclame plus de fermeté face aux revendications hitlériennes. C’est cette dernière qui claque la porte en juillet 1936, s’alignant sur l’Internationale communiste. Le départ de Langevin afflige Paul Rivet et l’incite à quitter la présidence du mouvement. En janvier 1937, il accepte à nouveau de revenir aux commandes mais, au fur et à mesure que le comité passe sous l’influence des pacifistes jusqu’au-boutistes, il s’éloigne derechef. Ayant sincèrement pris acte de la volonté exprimée par les signataires des accords de Munich de sauvegarder la paix à tout prix, il propose dans un article, paru le 3 novembre 1938, dans L’Œuvre, “Faire la paix”, une série de mesures immédiates destinées à consolider ces accords, dont la suppression des ingérences dans les affaires espagnoles, la garantie des frontières et le désarmement. Mais, après cette date, Paul Rivet estime que l’on est allé au bout des concessions accordées à l’Allemagne, et il quitte le CVIA. En janvier 1939, il démissionne du bureau, aux réunions duquel il n’assistait plus depuis les accords de Munich, fin septembre 1938, alors même qu’il en avait accepté les termes “avec résignation”13. Pacifiste de cœur, membre de l’Union des intellectuels pour la paix mondiale, munichois, ayant vu de près les atrocités de la Grande Guerre et pour cette raison longtemps partisan du “plus jamais ça”, Paul Rivet comprend que le temps des armes n’est pas loin et qu’il faut s’y résoudre. S’il constate l’échec de la mobilisation pacifiste et antifasciste, il est du moins allé jusqu’au bout de son engagement en sa faveur. Dans un discours à la Fédération générale des fonctionnaires qui lui vaut de nombreuses attaques de la part des pacifistes ultras, il reconnaît la nécessité du réarmement14.

10On trouve dans ses papiers personnels le brouillon d’une lettre de démission du CVIA. Elle n’est pas datée, mais elle date vraisemblablement de janvier 1939. Ses termes éclairent d’une force singulière son engagement à venir, à la fois au moment de l’armistice du 22 juin 1940 et au moment de la décolonisation. Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, Paul Rivet s’étend davantage sur son désaccord sur la question coloniale que sur l’ultra pacifisme du CVIA, qui est une chose entendue sur laquelle il revient peu. En février et mars 1937, Vigilance avait proposé une enquête sur “les conditions économiques et coloniales de la paix”. Marcel Bataillon y écrivit un “article incisif” contre le système colonial en Algérie15. Avec le temps, le CVIA semble s’acheminer vers une remise en cause de tout le système colonial. Paul Rivet pense bien connaître la situation des colonies grâce à ses connaissances ethnologiques et les nombreuses discussions avec ses collègues qui ont été sur place. Avec la victoire du Front populaire qui prône une colonialisme à visage humain, il intègre plusieurs instances décisionnaires : depuis juin 1936, il est membre du conseil de perfectionnement de l’École nationale de la France d’Outre-Mer, l’ancienne École coloniale. Il est également rapporteur de la Commission des relations avec les colonies et président de la sections “Sites, monuments naturels et tourisme” du Comité national de la protection de la nature dans les territoires d’Outre-Mer. En mai 1938, il est nommé membre du Conseil d’administration de l’Office du Niger, qui doit veiller à sa bonne gestion après les récents abus qui ont provoqué un scandale. En novembre, avec Henri Labouret, il fait partie de la mission parlementaire d’enquête sur l’Office du Niger qui se rend au Soudan, en Haute-Volta, en Côte d’Ivoire et au Niger occidental. En août de la même année, il est nommé membre “hors section” du Comité de la France d’Outre-Mer auprès du nouveau Conseil supérieur de la recherche scientifique. Paul Rivet est donc très bien introduit dans plusieurs institutions coloniales françaises, il connaît de longue date de nombreux administrateurs coloniaux (dont Marcel de Coppet et Robert Delavignette, avec lesquels il entretient une correspondance), qui sont des interlocuteurs privilégiés pour le musée du Trocadéro et les ethnographes en mission de l’Institut d’ethnologie. On se rend compte que dès cette époque, sans doute même avant encore, son opinion est arrêtée sur la façon dont les populations indigènes sous domination coloniale pourraient accéder à l’indépendance ; mais une telle éventualité n’est pas à l’ordre du jour et la France doit être cette tutelle bienveillante qui les mène vers une amélioration de leur sort sans heurts. Parfaitement conscient des “fautes” et des “crimes” dont s’est rendue coupable la colonisation, il estime toutefois, “en [s] on âme et conscience”, que ce n’est pas “travailler pour le bien de nos frères d’Outre-Mer que de leur retirer la tutelle dont ils n’ont pas fait que souffrir, dont ils ont aussi retiré quelques bénéfices. […] Notre rôle est de travailler de toutes nos forces à l’épurer de ces fautes et à augmenter son action heureuse pour les peuples indigènes.”16 Il faut combattre les excès de la colonisation, travailler à réformer et améliorer ses méthodes, car la France a contracté des devoirs envers les populations colonisées.

11De même, il reste fidèle à ses convictions et garde son indépendance d’esprit, en ne se pliant pas aux logiques de parti prévalant dans la gestion des affaires étrangères, qui lui semble désastreuse, “hésitante et pusillanime”, qu’il s’agisse de l’abandon de l’Espagne républicaine — il va jusqu’à écrire dans une lettre à Léon Blum qu’il s’agit d’un “assassinat” — ou de la reconnaissance du coup de force éthiopien17. Nicole Racine précise qu’avec André Gide, Paul Rivet signe en octobre 1937 le télégramme adressé au gouvernement espagnol Negrin pour lui demander d’assurer aux accusés du Poum, arrêtés en juin à Barcelone, le respect des droits de la défense. En 1939, il préside la Commission internationale pour l’aide aux réfugiés espagnols. Avec le député et avocat Henry Torrès, l’écrivain Élie Faure, il fonde un Groupe des amis de l’Espagne, composé d’intellectuels pour la plupart, qui veut faire pression sur la politique étrangère française, à la façon du groupe franco-espagnol de la Chambre des députés. Ce groupe publie un bulletin d’informations qui veut alarmer sur la situation faite aux républicains et les dénis de justice dont ils sont victimes. Ce groupe intervient auprès du gouvernement espagnol en faveur de 25 insurgés asturiens condamnés à mort pour leur participation à l’action du comité révolutionnaire du village de Turon. Il demande leur grâce afin qu’ils ne soient pas exécutés18.

12Sur la carte géopolitique, l’Espagne n’est pas le seul point noir : il y a aussi l’Allemagne, et la situation très préoccupante des Juifs, des scientifiques, artistes et intellectuels allemands persécutés par le régime nazi pour des raisons d’abord raciales mais aussi politiques.

Contre le racisme

Berlin 1933

13C’est à l’occasion d’un voyage effectué à Berlin pendant les vacances de Pâques 1933 que Paul Rivet prend réellement conscience du péril qu’encourent les Juifs, de la réalité de la menace antisémite, dont il n’avait jusqu’alors qu’une connaissance journalistique et par quelques témoignages qu’il avait plutôt tendance à relativiser parce qu’il lui semblait entretenir un esprit d’hostilité envers l’Allemagne qui faisait le lit des partisans de la guerre. Rappelons que le 30 janvier 1933, le président Paul von Hindenburg a fini par nommer Adolf Hitler chancelier du Reich. L’action de Paul Rivet en France en faveur de l’élite allemande exilée date de cette mission d’étude, mais il reste néanmoins pacifiste, parce qu’il ne peut se résoudre à accepter l’éventualité d’une autre guerre. Comme beaucoup d’hommes de gauche, Paul Rivet n’a pas compris les visées impérialistes du régime nazi ; pour lui, l’antisémitisme allemand reste un problème de politique intérieure. De Berlin, il revient “bouleversé” par ce qu’il a vu et constaté dans la société allemande. À son retour, il répond longuement à Franz Boas, qui vient de lui envoyer une copie de sa lettre ouverte de protestation au maréchal Hindenburg afin qu’il la fasse circuler en France. Il en profite pour lui faire part de ses impressions et de ce qu’il a constaté. C’est une lettre passionnante dans la mesure où elle constitue un témoignage sur l’état d’esprit des Allemands que rencontre alors Paul Rivet, des membres de l’élite intellectuelle, pour la plupart des anthropologues américanistes de renommée internationale tels Theodor Preuss, Walter Lehmann, Robert Lehmann Nitsche. N’oublions pas qu’il fut favorable à la reprise du dialogue scientifique avec les savants allemands en 1919, à la révision des clauses du traité de Versailles, et qu’il croit très longtemps — jusqu’à l’automne 1938 — que l’on pourrait éviter la guerre avec l’Allemagne si la France et l’Angleterre cessent d’asphyxier l’économie allemande. Mais après ce voyage, il ne se fait plus aucune illusion sur la réalité et la violence de l’antisémitisme, la mainmise de l’appareil dictatorial nazi sur l’ensemble de la société, qui a largement voté pour Hitler19.

14Il termine sa longue lettre en informant Boas qu’il a bien reçu son “admirable lettre à Hindenburg. Ce soir-même, je l’envoie au Temps pour la faire publier. Cette lettre est le cri de la conscience humaine. Merci de l’avoir écrite”20, ajoute-t-il. Selon toute vraisemblance, Paul Rivet ne parvient pas à faire la publier. Par Georges Henri Rivière, Paul Rivet la fait envoyer au Comité international contre l’antisémitisme, au Comité de l’Alliance israélite universelle, aux journaux Le Populaire, L’Œuvre, Le Temps. Datée du 27 mars 1933, adressée au président allemand, c’est une lettre véhémente de protestation contre la chape de plomb que fait peser le parti nazi sur la société et la libre expression politique, artistique, intellectuelle. Franz Boas est scandalisé, horrifié, de la politique de terreur exercée par les nazis à l’encontre des opposants politiques, de leur propagande nationaliste, et de l’antisémitisme érigé en doctrine d’État. L’anthropologue états-unien d’origine allemande ne se fait aucune illusion : “Mes propres idées sont telles que, si j’étais en Allemagne, je deviendrai moi-même, comme tant d’autres, victime de cette folie de persécution”. Implacable, il écrit qu’il a “honte d’être allemand” et qu’il est ulcéré des exactions commises contre les Juifs :

[…] Est-ce que je ne sais pas que des hommes de valeur, simplement parce qu’ils sont juifs perdirent emploi et position ? Est-ce que je ne sais pas que des Juifs sans défense sont exposés à chaque pas à l’insulte, que la mousse du venin sort de la bouche lorsqu’on prononce le mot de juif ? Est-ce que je n’ai pas entendu moi-même de mes propres oreilles et bien souvent : “Crève Judas !”

Je suis d’origine juive mais de sentiment et de pensée, je suis Allemand. Que dois-je à ma famille ? Le sens du devoir, la loyauté, la volonté de rechercher honorablement la vérité. Si ceci est indigne d’un Allemand, si la saleté, la grossièreté, l’impatience, l’injustice, le mensonge doivent être aujourd’hui considérés comme allemands, qui voudrait rester Allemand ?21

15Avec Sylvain Lévi, Célestin Bouglé, Lucien Lévy-Bruhl, Marcel Mauss et bien d’autres scientifiques et intellectuels français, Paul Rivet se démène pour procurer aux exilés des emplois plus ou moins stables, des vacations. Au Trocadéro, avec Georges Henri Rivière, ils en accueillent plus d’un dans leur équipe, dont Henri Lehmann, que lui a confié Theodor Preuss en avril 1933. Paul Rivet parviendra également à faire venir ses parents en France, en 1939. On trouve dans ses archives et dans celles du musée plusieurs documents (correspondances, mémorandums, listes d’émigrés) se rapportant à ce qu’il serait envisageable de faire en faveur “de la haute intellectualité des pays où les conditions politiques et sociales obligent des savants de haute qualité à chercher refuge à l’étranger.”22 Il propose la création d’un Collège international, qui aiderait non seulement ceux qui sont juifs, mais aussi ceux inquiétés à cause de leurs idées socialistes ou internationalistes. “Un immense sentiment de pitié nous porte tous irrésistiblement vers ces « déracinés » qui viennent demander asile. Il n’est pas un homme de cœur qui ne soit prêt à les accueillir et à les aider. Mais il serait désirable que ce secours fût organisé et non pas improvisé.”23 À l’inverse de la politique menée par les États-Unis qui ont accueilli cette manne, ce braindrain, en l’incorporant systématiquement à leurs structures nationales, Paul Rivet préfèrerait une formule qui n’assujettirait pas l’exilé à un autre pays que le sien. Pour un patriote comme lui, il est inconcevable de penser que ces exilés ne désirent pas rentrer chez eux, une fois le calme revenu — il n’imagine pas non plus que la Shoah va irrémédiablement changer la donne. Il ne semble pas qu’une telle structure privée ait vu le jour en France ; ce qu’il a été possible de faire l’a été au niveau de chaque institution académique ou universitaire. Des groupements, des comités, se sont cependant mis en place et agissent avec leurs moyens et leurs réseaux propres. Dans une conjoncture économique très difficile, la Rockefeller Foundation a été active en France et permis à un certain nombre de ces réfugiés de se stabiliser24. De son côté, Franz Boas lui écrit pour l’informer des premières mesures d’aides prises par les universités états-uniennes et la New School for Social Research en vue d’accueillir les scientifiques allemands.

16Si, de la reprise de la vie civile en 1919 aux années 1920, Paul Rivet et Franz Boas partagèrent le même souci de ne pas exclure du dialogue international les savants des anciens pays ennemis, plusieurs points communs continuent de les rapprocher dans les années 1930. L’aide aux savants persécutés en est un, le combat contre les doctrines racistes en est un autre.

La confrontation scientifique au racisme : la revue Races et racisme (1937-1939)

17En juillet 1937, à l’occasion de la tenue à Paris de l’Exposition universelle, le Comité français pour l’étude scientifique des problèmes de population organise à Paris un Congrès international pour l’étude des problèmes de la population. Paul Rivet en est le vice-président. Sur son initiative et celle du groupement d’étude et d’information Races et racismes, dont il est un des membres fondateurs, il est décidé qu’une cinquième section du congrès examinera les problèmes “qualitatifs” relatifs à la population : biotypologie, hérédité, races, métissage. C’est également dans la perspective de ce congrès et afin de s’opposer par un discours scientifique cohérent et argumenté aux doctrines raciales nazies que le bulletin bimestriel Races et racisme voit le jour en janvier 1937. De format in-octavo, au prix de un franc le numéro simple, 12 brochures paraîtront sur trois ans, jusqu’en décembre 1939, avec un dernier numéro triple consacré à la façon dont la “science des races” est représentée au Musée de l’Homme25. On retrouve parmi les membres fondateurs inscrits dans le comité de patronage et le comité directeur une pléiade d’universitaires de renom, connus pour leur engagement à gauche contre le fascisme et qui auréolent de leur prestige et légitimité scientifiques cette entreprise : Paul Rivet, Maurice Leenhardt, Lucien Lévy-Bruhl, Henri Laugier, Edmond Vermeil, Émile Borel, Célestin Bouglé, Jacques Hadamard, Charles Rist, Ferdinand Brunot, Gustave Roussy, Jacques Millot, etc. Paul Rivet a mobilisé les réseaux auxquels il appartient déjà : l’Institut d’ethnologie et le Musée de l’Homme, le CVIA, la SFIO, la Ligue des droits de l’Homme, l’Union rationaliste, l’équipe directionnelle et rédactionnelle de L’Encyclopédie française. Régis Meyran, qui a étudié la collection Races et racisme, note toutefois que le “noyau dur” de la revue est bien plus ramassé puisqu’il compte cinq animateurs et contributeurs principaux : Paul Rivet, Jacques Millot et Eugène Schreider (tous deux anthropologistes et secrétaires généraux de la revue), Edmond Vermeil, germaniste universitaire, et Maurice Vanikoff, son administrateur gérant.

18L’association formée pour assurer la personnalité juridique de la revue précise dans ses statuts qu’elle obéit “uniquement à des préoccupations d’ordre moral et d’intérêt national” et qu’elle “s’interdit de participer à aucune action politique de parti”. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle s’abstient d’intervenir dans le débat public en tant que groupement de savants citoyens, conscients des dangers, soucieux de décrypter pour le plus grand nombre l’alibi scientifique qui sert de paravent aux exactions commises par les tenants d’une politique raciale de promotion de la race aryenne et de purification de la société et du sang allemands de ses éléments impurs, inférieurs. C’est ce qui ressort clairement des buts de l’association qui se propose :

a) d’étudier scientifiquement la notion de race et les doctrines qui en procèdent ;
b) de rechercher si la propagation de certaines de ces doctrines ne risque pas de semer la division à l’intérieur des nations et ne menace pas gravement la paix du monde ;
c) de lutter contre la diffusion de ces doctrines, en utilisant tous les moyens légaux appropriés tels que : articles de presse, tracts, brochures, bulletin, revue, ouvrages scientifiques ou autres, réunions ou conférences publiques, congrès, etc. ;
d) de se mettre en liaison avec toute organisation ayant le même but en France et à l’étranger.26

19L’en-tête du premier numéro du bulletin explique clairement son ambition : “Instruire le public français, très imparfaitement renseigné jusqu’ici, sur le développement extraordinaire pris par les théories racistes dans certains pays dont nous ne pouvons négliger l’opinion. Expliquer ce que sont ces doctrines, montrer comment elles dominent toute la vie intellectuelle, politique et sociale, éclairer les conséquences auxquelles elles aboutissent dans les domaines les plus divers, tel sera notre but”. En fait, Races et racisme est au racisme ce que Vigilance est au fascisme : une tribune militante, un observatoire critique, destinés à alerter et éveiller les consciences sur les dangers que font courir à l’humanité ces idéologies dangereusement passées à l’acte, à cette nuance près que Races et racisme s’y emploie avec les seuls outils de la raison et de la science, et non pas de la propagande ouvertement politique. Considérant froidement et avec sérieux les doctrines racistes allemandes, la revue entend démonter point par point leurs principales composantes et veut démontrer leur inanité, leur invalidité sur le plan scientifique, celui précisément sur lequel l’idéologie nazie se place, recourant à une armada de raciologues pour justifier ses choix politiques. Alors que Vigilance se refuse pour des raisons idéologiques à parler des exactions et crimes des fascismes extérieurs (les persécutions contre les juifs en Allemagne, la nature du régime hitlérien, les massacres de Guernica et Barcelone, etc.), préférant s’étendre sur le fascisme intérieur, afin de ne pas faire le jeu des partisans de la guerre, par crainte de favoriser “tout ce qui pourrait nourrir une mystique anti-hitlérienne, facile à changer en mystique de guerre”27, Races et racisme ne se fait aucune illusion sur la dangerosité du nazisme pour l’humanité et la paix mondiale. Elle est résolument tournée vers l’analyse de la doctrine raciale nazie et ses conséquences dans les divers domaines de la société allemande.

20C’est peu de dire qu’elle est une création extrêmement originale, exceptionnelle même par la volonté de ses promoteurs de sortir la science de ses circuits habituels pour s’adresser à un public plus large et mettre à sa portée une vulgarisation intelligente et remarquablement informée sur des thèmes a priori scientifiques — le racisme est un néologisme du début des années 1930 — mais qui acquièrent une actualité brûlante à cause de leurs mésusages idéologiques et politiques, de leurs prolongements pratiques délétères. Races et racisme est unique dans le paysage des revues scientifiques françaises de la fin des années 1930, elle rompt totalement avec le ton des articles d’anthropologie physique que l’on peut lire habituellement dans L’Anthropologie, les Bulletins et Mémoires de la Société d’anthropologie ou bien encore la Revue anthropologique. Ce ne sont d’ailleurs pas du tout les mêmes hommes qui s’y expriment : aucune ligne de Georges Montandon, Raoul Anthony, Henri Victor Vallois, Henri Briand, tous des opposants au projet anthropologique défendu par Paul Rivet — souvenons-nous de son élection au Muséum en 1928 —, qui avait sérieusement revu à la baisse les prétentions de l’anthropologie physique, de l’anthropométrie, et réévalué à la hausse la place dévolue à l’ethnographie et la linguistique. Ils évoluent dans des réseaux différents (le laboratoire d’anthropologie de l’EPHE, l’École et la Société d’anthropologie, l’Institut de paléontologie), à droite ou à l’extrême droite de l’échiquier politique, ils sont attachés à la hiérarchie ou à la classification raciales, ils érigent la race comme concept opératoire pertinent et légitimement discriminant entre les hommes, comme facteur conditionnant leurs aptitudes physiques, mentales et sociales. Paul Rivet et Marcel Mauss avaient pourtant accueilli avec curiosité et plutôt favorablement, comme le reste de la communauté anthropologique française, l’un d’entre eux, Georges Montandon (1879-1944), lorsque ce dernier vient s’installer en France en 192528. Ancien sympathisant bolchevique, cet homme n’a pas encore sa sinistre réputation de collaborateur actif de la politique antisémite de Vichy, d’ethnologue officiel du Commissariat général aux questions juives où, après examen médical et expertise, il délivre des certificats attestant ou réfutant la judaïté des juifs présumés. Mais il a déjà un caractère épouvantable, c’est une personne injurieuse et procédurière. Sous le coup d’une condamnation de 10 jours de prison, il quitta Lausanne en 1925 et s’installa à Paris. Il y fit valoir ses voyages en Éthiopie, en Sibérie, ses travaux sur la généalogie des instruments de musique, pour pénétrer le milieu anthropologique parisien. Il entra alors comme travailleur volontaire au laboratoire d’anthropologie du Muséum, dirigé par René Verneau. Comme Paul Rivet, il est diffusionniste et connaît bien les travaux de l’école austro-allemande ; ce fut un point qui les rapprocha peut-être dans un premier temps. Paul Rivet et Marcel Mauss l’introduisent à l’Institut français d’Anthropologie (IFA) où, entre 1925 et 1932, il prononce une bonne dizaine de communications, sur ses recherches ethnographiques en Asie, en Sibérie, sur les Aïnous, sur sa fameuse pseudo-découverte d’un anthropoïde américain, sa théorie sur l’ologénèse, etc. Il a même les honneurs du Journal de la Société des américanistes pour présenter sa “Découverte d’un singe d’apparence anthropoïde en Amérique du Sud” en 1929. Les Anglais démasquent vite cette supercherie, ce qui oblige Montandon à battre en retrait. Les choses changent en 1933, lorsqu’à l’invitation de Louis Marin, il rejoint l’équipe professorale et se charge des cours d’ethnologie à l’École d’Anthropologie. On connaît l’opposition de Paul Rivet à cette école et à ce qu’on y enseigne. En 1934, il publie L’Ologénèse culturelle, qui ne pouvait non plus rencontrer l’assentiment de Paul Rivet, qui ne croyait pas du tout dans cette théorie, qu’il ignora délibérément puisqu’il ne s’est même pas donné la peine de gaspiller de l’encre à la contredire. En mai 1936, Paul Rivet tente en vain de contrer le processus de naturalisation de George Montandon, mais celui-ci est énergiquement soutenu par Louis Marin et le garde des Sceaux signe son décret de naturalisation29. Ce n’est qu’à partir de 1935, mais surtout à partir de 1938, avec la publication du Problème des races : l’ethnie juive devant la science, que George Montandon s’affirme ouvertement comme un militant antisémite déterminé, favorable à la réduction de “l’ethnisme juif”. Pour ce faire, il préconise la castration pour les hommes et la défiguration des femmes juives pour les enlaidir, afin qu’elles ne puissent se marier ni avoir d’enfants. On est loin de la lutte antiraciste, du combat contre les idées antisémites, que mène au même moment Races et racisme.

21Trois rubriques divisent le contenu des bulletins de Races et racisme : des informations et documents très précis sur les idées et pratiques racistes (coupures de presse, textes législatifs, comptes rendus, témoignages) qui présentent l’étendue de leur champ d’action dans les domaines du droit, de l’éducation, de la culture, etc. ; des analyses des doctrines racistes, du national-socialisme, la reproduction d’articles d’anthropologues nazis allemands, une recension de la bibliographie raciste ; des prises de positions théoriques s’opposant aux doctrines racistes en vigueur. Régis Meyran signale les importantes contributions d’Edmond Vermeil (également membre du CVIA) qui signe plusieurs articles sur l’histoire des idées racistes en Allemagne, dans lesquels il décortique les mythes fondateurs du Reich et leur genèse, sur la nature profondément raciste et antisémite de l’État allemand hitlérien. Chaque notion idéologique formant la théorie de la race allemande est l’objet d’une réfutation en règle : le sang allemand, la supériorité du type nordique et aryen, la stabilité des types physiques, l’infériorité constitutionnelle des Tziganes et des Juifs, etc.

22Par ses réseaux, le soutien que différents membres apportent aux exilés allemands, le groupe Races et racisme semble proche et solidaire “avec les formations les plus actives de la gauche allemande réfugiées à Paris”30. La revue fait ainsi appel à des savants allemands exilés pour préparer certaines de ces réfutations : Gottfried Salomon, sociologue chassé de l’université de Francfort, rédige pour le numéro 8 du bulletin, en 1938, un article sur “L’Origine féodale des théories raciales” ; Lucie Varga, historienne autrichienne qui travaille auprès de Lucien Febvre, “expose la révision national-socialiste de l’enseignement de l’histoire en Autriche, dans le numéro d’octobre 1939” ; le médecin et anthropologiste autrichien Ignaz Zollschan, réfugié en Tchécoslovaquie, consacre une analyse au “rôle du facteur racial dans les origines de la civilisation”, en 1937. Dans le dernier numéro de décembre 1939, est publié “un article anonyme remarquablement documenté” sur “La Doctrine raciste du droit des gens et ses applications”, qui est en fait une traduction française d’un rapport paru dans l’organe du parti social-démocrate allemand, qui le distribue clandestinement en Allemagne mais aussi librement dans les pays occidentaux31. Plusieurs numéros informent en détail les lecteurs sur les actions antisémites du gouvernement allemand : le contenu de Mein Kampf, les pogromes de novembre 1938, les expulsions, l’internement dans les camps de concentration, analyse et commentaires des lois de Nuremberg, l’interdiction aux médecins juifs d’exercer, l’enseignement primaire et l’éducation raciste en Allemagne avec l’enrôlement dans les jeunesses hitlériennes.

23En parallèle, la revue propose des articles de synthèse qui tendent tous à démontrer l’imprécision de la catégorisation raciale, le très ancien métissage de toutes les races humaines qui empêchent de les distinguer, l’instabilité même des types physiques, l’adaptation au milieu, etc. Avec le recul, on comprend que c’est d’ailleurs sur ce point précis de la confrontation scientifique de bonne foi aux théories racistes qu’achoppe toute la stratégie mise en place par ses animateurs : en combattant le racisme avec les mêmes armes que ses partisans, ils ne déplacent pas les termes du débat, ils situent la réflexion dans les mêmes cadres interprétatifs et ne proposent pas une conception radicalement différente qui permette de dépasser le concept de race, de le liquider alors même qu’ils démontrent à plusieurs reprises sa labilité, son flou opératoire, son impossibilité à rendre compte à la fois de l’unité et de la diversité de l’espèce humaine. On a vu plus haut l’ambiguïté de la position théorique de Paul Rivet quand il déprécie la positivité des données anatomiques sans pour autant parvenir à disqualifier le concept de race — il espère encore que dans un avenir plus ou moins proche, les progrès de la science permettront de mieux définir cette notion. Avant la seconde guerre mondiale, le paradigme racial est tellement consubstantiel à l’appréhension de l’humanité, à la grille d’interprétation de la diversité humaine, qu’il est impossible aux membres de Races et racisme de s’en affranchir théoriquement. Il n’en reste pas moins que leur effort pour dénoncer la mystique raciale et ses ravages est tout à fait remarquable. Il dénote aussi l’immense confiance que tous ces hommes accordent à la science pour démonter et combattre les préjugés idéologiques lorsqu’ils s’enracinent dans des notions scientifiques. Crier au danger en 1937, à un moment où la majorité de l’opinion publique, focalisée sur l’éventualité d’une nouvelle guerre, n’a qu’une conscience très confuse et vague de ce qui se prépare, n’était pas une attitude si courante. Ils ont été les pionniers de la critique radicale des théories racistes qui surviendra au lendemain de la victoire de 1945 sur l’Allemagne, dans un contexte politique qui précipitera leur révision scientifique.

24Franz Boas fait partie des ces hommes soucieux de rétablir la vérité et de combattre la propagation des théories racistes en prouvant scientifiquement leurs erreurs. Averti de la tenue du Congrès international de la population et des thèmes de débat de sa cinquième section (biotypologie, hérédité, races, métissage), et du fait que Paul Rivet en est le vice-président, Franz Boas lui écrit en mars 1937 pour lui faire part de son profond intérêt sur ce sujet et de son désir d’y participer si la forme adoptée par le Congrès lui convient. Chemin faisant, il lui donne son sentiment sur ce que devrait être un tel congrès : l’occasion de débattre avec les raciologues allemands des questions raciales, et de les pousser dans leurs derniers retranchements en les confrontant à une communauté savante internationale soudée et pugnace, bien décidée à l’emporter. Il résume aussi les principaux résultats de ses propres travaux d’anthropologie physique, les fameuses études sur les Changes in bodily forms of Descendants of Immigrants de 1910 et 1911. Une Commission de l’immigration du Congrès s’était mise en place au début des années 1900 pour enquêter sur les conséquences sociales des nouvelles vagues d’immigration provenant d’Europe centrale et du Sud, récemment arrivées aux États-Unis. Les travaux de cette Commission remplirent “40 volumes de justification pour une législation d’immigration restrictive”32, et aboutirent à la mise en place de quotas, en 1912, favorisant les “races nordiques”. En 1908, Franz Boas obtint de Jeremiah Jenks, le seul universitaire membre de cette Commission, des crédits afin d’organiser une vaste étude d’anthropométrie visant à se rendre compte si on assiste à une forme de stabilisation ou d’assimilation du type physique propre à chaque origine migratoire, une fois installée aux États-Unis, et à apprécier s’il y a des modifications dans les caractéristiques de développement des individus33. Les recherches portèrent surtout sur les populations juives d’Europe centrale et les Siciliens, les Calabrais, installés à New-York. Une trentaine d’observateurs visitèrent les familles et les écoles. Pas moins de 10 000 immigrants d’origine juive furent étudiés. “Les recherches ont abouti à des résultats vraiment surprenants qui tendent à montrer que sous l’influence du milieu nouveau des modifications profondes se produisent dans le type physique des immigrants, modifications qui affectent non seulement le corps dans ses différentes proportions, mais encore le crâne, dont la forme avait jusqu’ici été considérée comme constituant un caractère d’une particulière fixité.”34

25Rapportant en ces termes, pour les lecteurs du Journal de la Société des américanistes, les résultats de l’enquête coordonnée par Franz Boas, Léon Poutrin, médecin militaire de formation et lui-même anthropologiste, se montre ébranlé : le melting pot américain agirait donc aussi sur la conformation physique. Chez les juifs, l’indice céphalique, de brachycéphale, tend à devenir dolichocéphale ; chez les Siciliens, de mésaticéphale, il tend au contraire à la brachycéphalie ! Et plus le séjour aux États-Unis s’allonge, plus le changement est net : ce sont les enfants nés en Amérique de parents installés depuis plus de 10 ans qui enregistrent l’indice céphalique le plus distinct du “type crânien ancestral”. “Les courbes établies par Boas, sont à cet égard, singulièrement probantes”, commente Léon Poutrin. Les concessions faites à cette étude d’une rare ampleur s’arrêtent cependant à ce constat ; la communauté anthropologique française n’est pas prête à accueillir favorablement ces conclusions étonnantes, qui contredisent le dogme de la fixité de certains caractères physiques réputés immuables et insinuent qu’il suffit de peu de choses pour qu’une race devienne autre, se transforme sans garder trace de son passé, de son héritage biologique. L’inné n’aurait pas la primauté sur l’acquis ; les critères de différenciation en vigueur pour distinguer entre les races — les plus importants étant, de surcroît, les indices céphaliques — n’auraient pas la pertinence que leur accordent les anthropologistes. In fine, Léon Poutrin se montre sceptique sur la portée et la validité de ces conclusions, minorant leur signification, cherchant les failles méthodologiques, allant même jusqu’à réévaluer l’importance cardinale de la craniométrie35. Ces réserves expliquent très largement pourquoi les travaux de Boas furent accueillis avec une certaine tiédeur et un certain scepticisme en France dans les rares comptes rendus qui leur furent consacrés. C’est d’ailleurs Léon Poutrin qui rédigent les deux principaux, d’abord celui paru dans le Journal de la Société des américanistes, puis celui publié dans L’Anthropologie36. C’est sur la foi de ceux-ci qu’Émile Durkheim, pour L’Année sociologique37, doutait du bien-fondé des surprenants résultats de l’étude menée à New-York. Encore en 1936, Paul Lester et Jacques Millot, dans leur manuel sur Les Races humaines, continuaient à se faire l’écho d’une telle réserve38.

26Les travaux de Franz Boas ne sont donc pas bien connus et appréciés en France ; tous se réfèrent aux recensions de Léon Poutrin et ne les discutent pas. Franz Boas doit être conscient de cette situation : c’est pourquoi il se charge lui-même de les résumer à Paul Rivet et d’insister sur leur portée39. Les temps ont changé : il ne s’agit plus, comme en 1910, de débattre en roue libre, entre soi, entre membres respectables de la communauté anthropologique, de la question de l’invariance avérée ou non de tel ou tel caractère physique. En 1937, l’enjeu est autrement important, le défi posé par les raciologues allemands commande une autre réception de ces travaux. Cette fois, c’est Paul Rivet qui est le passeur de Franz Boas en France, et il lui réserve le meilleur accueil : il l’invite à venir à Paris exposer ses travaux devant les membres du Congrès. À la lecture de sa lettre, Franz Boas lui écrit qu’il a été “très soulagé” de recevoir sa réponse : “Je désire ardemment que les travaux faits récemment en Amérique soient présentés devant le Congrès.”40

27Une discussion contradictoire de la doctrine des races va bien avoir lieu, comme le souhaitaient le groupement Races et racisme et Franz Boas : une forte délégation allemande accepte de venir à Paris. Elle est composée de 16 membres, au nombre desquels “des biologistes de l’hérédité et des psychiatres [parmi] les plus engagés dans la raciologie officielle”41. Dans leurs communications, ils se prononcent en faveur de l’eugénique négative, c’est-à-dire la stérilisation des individus jugés inaptes (les malades mentaux, les criminels), ils essaient de démontrer “l’origine « dravidienne », donc non-aryenne, des Tsiganes”, mais ils ne soufflent mot des raisons soi-disant scientifiques justifiant les mesures antisémites. Face à eux, une “résistance compacte”42 relève les contradictions du discours racial nazi et démontre son incohérence scientifique sur plusieurs points cardinaux : l’absurdité du mythe du sang régénérateur et l’absence d’un groupe sanguin spécifique aux Juifs (J. Brutzkus), la non-homogénéité des types physiques chez les populations tziganes (R. Ritter), l’indépendance des faits de culture à l’égard des faits anatomiques et raciaux, qui ne déterminent en rien le degré de civilisation (M. Beck et I. Zollschan), la question de l’eugénique des troubles mentaux (E. Rüdin), etc. Maurice Vanikoff, le rapporteur pour Races et racisme des travaux de la cinquième section, note que “le professeur Boas a délimité de façon magistrale la part que l’homme doit au fait héréditaire et celle qu’il faudrait attribuer au jeu de toutes sortes de circonstances extérieures, comprises sous la dénomination de milieu ambiant”43. Bien évidemment, aucun des camps en présence ne convainc l’autre : Maurice Vanikoff juge les interventions allemandes pauvres, attendues, “mornes et insignifiantes”, tandis que de leur côté, une fois rentrés chez eux, les raciologues allemands décrient la “science juive” qui s’est infiltrée chez leurs interlocuteurs et critiquent l’“argumentation rabbinique” des savants qui défendent des thèses caduques ou communistes44.

28La revue Races et racisme se fait largement l’écho du Congrès, en deux livraisons à l’été 1937 : la première prépare au congrès, avec un rappel sur le Congrès universel des races de Londres de 1911, la seconde propose une synthèse des principales interventions. Dans chacune, on peut lire un article de Franz Boas : “L’Instabilité des types humains” (n^o 4), et “Hérédité et milieu” (n^o 5). Malgré sa renommée internationale, son autorité scientifique, ce sont les premiers travaux de Franz Boas traduits en France — et les seuls pour de nombreuses décennies encore. Jusqu’alors le milieu des anthropologistes français ne lui avait pas été très favorable : c’est un ethnologue, revenu de la suprématie de l’anthropologie physique, qui lui offre son soutien et une tribune. Grâce à Paul Rivet, Franz Boas peut s’adresser au public scientifique français. Les deux hommes profitent de la tenue de ce congrès pour resserrer leurs liens ; en l’honneur de son confrère états-unien, Paul Rivet offre un banquet dans un restaurant parisien, pendant lequel, loin de se satisfaire de cette première confrontation, ils continuent à évoquer les meilleurs moyens de poursuivre le combat contre la propagande raciale allemande. Ils se rendent compte que pour être plus efficace, leur argumentation doit reposer sur des études statistiques qui démontreraient l’invalidité de la catégorisation raciale et son incapacité à expliquer des phénomènes qui ressortissent à des déterminations économiques, sociologiques, culturelles et nationales. Avec Ignaz Zollschan, et l’anglais Robert Mond, ils pensent déjà à un autre congrès, qui ferait autorité. Sur le modèle de ce qu’a réalisé Franz Boas aux États-Unis, ils évoquent la possibilité d’une enquête de grande dimension en Europe afin d’étudier les “soi-disant comportements raciaux”, et qui serait financée par un conglomérat de pays européens. Franz Boas pense qu’il faudra au moins deux à trois ans pour bien préparer ce congrès, et qu’il ne pourra avoir lieu avant 1939 ou 194045.

29La déclaration de la guerre en septembre 1939 va en décider autrement et rompt le dialogue instauré entre Franz Boas et Paul Rivet. Races et racisme cesse de paraître en décembre 1939. Ils rétablissent leur échange épistolaire en août 1941 seulement, quand Paul Rivet lui écrit de Bogota pour l’informer de sa nouvelle situation et de ses initiatives scientifiques en faveur du développement de l’ethnologie en Colombie. Il sollicite son aide pour obtenir des crédits de mission afin de favoriser les études sur la linguistique amérindienne. Ils ne se reverront qu’une seule fois, en décembre 1942, à New-York, dans des circonstances douloureuses que Paul Rivet rapporta lui-même. Ce dernier revient d’une mission au Canada où, mandaté par le général de Gaulle, il avait pris la tête d’une délégation qui participa au Congrès international des problèmes du Pacifique. Avant de rentrer à Bogota, il fait une halte à New-York46, invité par diverses institutions de soutien aux réfugiés intellectuels, dont le Latin American Refugee Fund, financé par les Quakers, l’École libre des Hautes Études (ELHE), hébergée par la New School of Social Research dirigée par Alvin Johnson. Il retrouve Claude Lévi-Strauss, qui est le secrétaire général du Latin American Center de l’ELHE47. Paul Rivet a alors 66 ans, Franz Boas, à la retraite depuis quatre ans, 84. Présent lors de leur dernière entrevue, Claude Lévi-Strauss a lui aussi évoqué cette rencontre et son dénouement tragique48. Laissons Paul Rivet raconter lui-même ce qui se passa :

La dernière fois que je l’ai vu, ce fut le jour de sa mort, le 21 décembre 1942. J’étais moi-même un exilé, ayant dû fuir les persécutions du gouvernement de Vichy et des Allemands. Jamais l’accueil de Boas ne fut plus chaleureux que dans cette circonstance. Il tint à donner un déjeuner intime à Columbia University en mon honneur. Il y avait également convié mon ami Lévi-Strauss, également réfugié de France. J’étais assis à côté de Boas, qui participait avec passion à la conversation. À un moment donné, il me demanda si je ferais des conférences à New-York. Je lui répondis que j’avais choisi comme thème le racisme devant la science, m’excusant d’avoir choisi un sujet si rebattu et si banal. Il s’écria : Mais non Rivet, ce n’est pas un sujet épuisé, il faudra continuer toujours et partout cette croisade contre le racisme. À ce moment, je le vis se raidir sur son siège, tomber à la renverse en poussant un cri. Il était mort en proclamant une dernière fois ce qui avait été la règle de sa vie, la foi en l’égalité des hommes.49

30Les liens entre les deux hommes étaient si forts que Franz Boas avait dit à ses enfants qu’il aimerait que sa splendide bibliothèque d’ouvrages américanistes soit préférentiellement vendue au Musée de l’Homme. Ses enfants sont décidés à consentir les plus grands efforts pour parvenir à un accord selon les vœux de leur père, et ils le font savoir à Claude Lévi-Strauss. Ce dernier fait office d’intermédiaire auprès de Paul Rivet, alors en Colombie. Georges Wildenstein est sollicité, mais il est très difficile aux Français exilés de réunir les fonds nécessaires. La sollicitation pressante d’autres institutions américaines finit par persuader les héritiers de revenir sur leur vœu initial50. Le fait que Paul Rivet n’est alors pas aux États-Unis pour défendre lui-même la proposition française est un handicap à toute négociation et constitue un frein à la générosité des éventuels mécènes.

31Il est temps, justement, d’évoquer ces années charnières (1939-1941) qui conduisirent Paul Rivet sur le chemin de l’exil. S’il refuse dans un premier temps de quitter la France, malgré les exhortations de ses amis, il s’avère rapidement que cette position est intenable, étant donné sa notoriété, son passé de militant antifasciste et antiraciste, et son opposition répétée au pétainisme tout au long de l’année 1940.

Résister

Tenir

Depuis l’époque, déjà bien lointaine, où j’ai connu ces nobles préceptes [du poème If, de Kipling], je me suis promis d’en faire les règles de ma vie. Hier, comme aujourd’hui, comme demain, j’ai tenu, je tiens et je tiendrai cet engagement.
(Lettre du 21 novembre 1940 au maréchal Pétain)

32Début juin 1939, Paul Rivet quitte la France pour une mission d’étude de plus de quatre mois, pendant laquelle il se rend successivement au Pérou, en Bolivie, en Argentine et au Brésil. Il doit y faire des tournées de conférences, rencontrer des collègues et amis, visiter les musées, partir en excursions archéologiques mais, surtout, il veut “terminer [s]on énorme travail de bibliographie [aymara et quechua] sur le chantier depuis 10 ans”51 déjà. Il s’agit maintenant pour lui d’achever ses recherches dans les bibliothèques des universités et monastères de ces pays. Il envisage une publication pour 1941, pour un Congrès des américanistes qui pourrait se tenir à Paris. À son ami Jean Marx, le directeur du Services des œuvres françaises à l’étranger, qui assure le financement de cette mission, il écrit : “Je suis très pressé de faire ce voyage, car je suis encore en état d’en supporter les fatigues, mais je ne puis pas escompter que cette activité me sera permise encore longtemps.” Sa femme Mercedes voyage avec lui, et le quitte à Guayaquil pour visiter sa famille à Cuenca.

33Il part cependant avec le pressentiment d’un conflit imminent ; il n’est pas le seul, loin de là : Boris Vildé, dans un petit mot à Jacques Soustelle sur le point de partir en mission au Mexique, termine par cette boutade : “Et au revoir en 1940 (si M. Hitler le permet !)”52 Les mauvaises nouvelles s’accumulent, depuis la paix de Munich et la signature à Paris, le 6 décembre 1938, d’un traité franco-allemand de bonne entente. La situation des Juifs en Allemagne ne fait qu’empirer : comme l’a ordonné le gouvernement nazi, “l’Allemagne doit évacuer ses juifs” à tout prix. Hitler poursuit sa politique impérialiste et étend sa mainmise sur l’Europe centrale. Il continue à dépecer la Tchécoslovaquie : la Bohême et la Moravie deviennent des protectorats allemands à la mi-mars, la Wehrmacht entre à Prague. La région lituanienne de Memel est annexée. La France et l’Angleterre tentent — activement pour la première, plus mollement pour la seconde — de négocier en sous-main un traité avec Moscou qui dissuaderait Hitler d’envahir la Pologne par crainte d’être pris en étau sur deux fronts ; mais la Pologne ne veut pas laisser les troupes soviétiques entrer sur son territoire en cas de conflit avec l’Allemagne, et Staline louvoie, lançant de discrets signaux aux nazis pour entamer une autre négociation qui lui assurerait des territoires à ses frontières — le fameux cordon de sécurité tant voulu par Staline pour protéger l’URSS. L’Italie et l’Allemagne signent le pacte d’acier fin mai, en se promettant une assistance mutuelle. Les républicains espagnols sont définitivement défaits fin mars.

34Embarqué sur un bateau de ligne allemand qui fait la traversée Hambourg — Le Callao, Paul Rivet rédige le 19 juin 1939 une lettre adressée à tout le personnel du Musée de l’Homme. Malgré la volonté de son auteur d’afficher son optimisme, elle sonne comme un glas, comme un désir irrépressible de se compter tous encore une dernière fois avant l’éparpillement :

Mes chers amis,

Je vous écris en bloc parce qu’il n’en est pas un seul de vous auquel je n’ai pensé depuis mon départ et que nous formons un tout.
Mon voyage a été parfait. […] Je pense que chacun de vous doit déjà s’organiser pour le départ, et que tous vous aurez de bonnes vacances bien méritées. Pour le musée, je n’ai aucun souci, je suis bien certain que rien ne troublera sa marche. Je n’ai d’inquiétude que sur quelques points. Les fonds pour les missions ont-ils été votés ? Soustelle a t-il enfin reçu l’argent pour son voyage au Mexique ? Les parents de Lehmann ont-ils reçu leur visa pour s’installer en France ? J’estime qu’il n’y a pas d’autres problèmes importants. […] Ce mot n’a d’autre but que de vous rappeler mon affection. De loin comme de près, je pense à vous tous avec qui j’ai travaillé depuis tant de temps dans la joie. Au début d’octobre, je vous reverrai avec plaisir. Je ne veux pas [illisible]. Je vous embrasse tous très fraternellement.53

35C’est en Bolivie qu’il apprend la nouvelle de la déclaration de la guerre. Réconcilié avec Paul Rivet, Alfred Métraux lui fait ses adieux émus le jour même de son départ pour la France. Paul Rivet a conseillé à sa femme de rester en Équateur, et il rentre seul. Il est de retour à Paris le 16 octobre 1939 pour reprendre les rênes du musée, privé d’une vingtaine de ses collaborateurs masculins, tous mobilisés. “Resté seul avec un personnel très réduit constitué uniquement de femmes, il me faut pour maintenir la machine en marche une somme de travail considérable”54, écrit-il à son neveu Paul Milliez, le fils de sa plus jeune sœur, Marie-Thérèse, qui est lui aussi mobilisé. Non que Paul Rivet déprécie l’activité des femmes dans le domaine de l’ethnologie ; ce serait plutôt le contraire55. Au musée, Paul Rivet est entouré d’une quinzaine de collaboratrices : ses sœurs, Marie-Louise Joubier, Yvonne Oddon (bibliothécaire), Jacqueline Bordelet, les “deux Tatiana” (des russes blanches affectées à l’administration), Denise Paulme, Marcelle Bouteiller, Denise Allègre, etc. Une salle de travail est installée au sous-sol, tout comme la salle de lecture de la bibliothèque et la phonothèque. La photothèque reprend du service en janvier 1940. On parvient à pallier l’absence des gardiens, eux aussi mobilisés, et les salles d’anthropologie et de préhistoire sont à nouveau ouvertes au public en décembre 1939, celles d’Amérique et d’Afrique suivent. Paul Rivet continue aussi à assurer ses charges de conseiller municipal de la Seine, ainsi que celle du secrétariat de l’Institut d’ethnologie. Dans les circonstances présentes, le travail est bienvenu : il l’apaise et représente un puissant dérivatif à l’anxiété. “Ici [à Paris], je suis seul à réagir ou à peu près. Autour de moi la ruche bourdonne et travaille. Je n’aurais pas pu vivre dans un cimetière”56, avoue-t-il, conscient de l’équilibre précaire l’environnant. Il veille à ce que tous les mobilisés reçoivent leur traitement, et il se désole que Anatole Lewitzky, “le plus dévoué de [s]es collaborateurs” dans la transformation du vieux Musée d’ethnographie en Musée de l’Homme, le responsable de l’aménagement de la salle de technologie, qui ne figure pas sur la liste du personnel payé sur les crédits autonomes, n’ait rien d’autre que son allocation militaire à envoyer à sa femme57. En l’état actuel de la marche des événements, confie-t-il à son neveu, “tout ce qu’on peut espérer, c’est que cette fois la guerre se termine plus vite qu’alors. Et malheureusement, je n’en suis pas certain, et je crois que personne ne peut avoir une vision précise ou même approximative de l’avenir. Plus encore que la guerre, c’est la paix qui m’inquiète. Je pense bien souvent à la question angoissée de nos amis d’Outre-Atlantique : que ferez-vous de la victoire ?”58

36Le mot d’ordre, ainsi qu’il l’écrit dans le Bulletin mensuel d’information du Musée de l’Homme d’octobre 1939, est simple : “Continuer notre œuvre”. La guerre impose un certain nombre de mesures destinées à mettre à l’abri les collections les plus précieuses, à prévoir une évacuation rapide des autres en cas d’invasion, de quoi emballer et expédier en lieu sûr. Ceci fait, tout doit continuer comme avant, il ne faut pas “tuer la vie intellectuelle” et scientifique du pays : Paul Rivet se souvient à quel point la reprise de la vie civile lui avait été pénible en 1919, et il veut éviter que cela se reproduise une nouvelle fois59. Il ne faut pas qu’à leur retour, les hommes retrouvent une institution à l’abandon et aient un surcroît de besogne du fait de “la pénible remise en train d’un organisme en sommeil”60, en plus de leur réadaptation à la vie civile. “Nous voulons donc que notre Musée continue à être le centre vivant et actif de documentation, d’enseignement et de recherches que nous nous sommes efforcés de réaliser jusqu’ici. Nous voulons même, qu’une partie, au moins, de nos salles d’exposition soit, dès maintenant, ouverte au public ; et que toute l’activité possible soit maintenue, en dépit des circonstances […].” Méritoire, ce volontarisme est en partie irréalisable, et le musée fonctionne, de facto, au ralenti ; il ne saurait en être autrement. Mais le symbole du refus de la passivité et de l’attentisme est là. Autre symbole : Paul Rivet lance un programme d’expositions sur l’empire colonial français. Le 23 novembre 1939, Georges Mandel inaugure la première de ces expositions : “Afrique noire française”. Le 23 mars 1940, une autre consacrée à l’Indochine française prend le relais. Grâce au voyage de Paul Rivet en 1932 dans les possessions françaises d’Extrême-Orient, un réseau de collaborateurs et d’institutions s’est mis en place pour accroître les connaissances sur ces populations. Les Sociétés des américanistes, des africanistes et l’Institut français d’anthropologie fusionnent leur réunion mensuelle respective en une seule. Sous la présidence d’honneur du ministre de l’Éducation nationale, la première a lieu le 2 avril 1940. Paul Rivet s’évertue à donner le change et à maintenir en état de marche tous les organismes scientifiques qui dépendent de l’ethnologie et sont localisés au Musée de l’Homme.

37Après le Danemark et la Norvège en avril 1940, la menace hitlérienne se précise : c’est au tour de la Hollande et de la Belgique de capituler à la mi-mai. Le 15 mai, la Wehrmacht fait une percée à Sedan, et contourne la fameuse ligne Maginot. La “drôle de guerre” fait long feu. Le 10 juin, l’Italie déclare la guerre à la France et bombarde les populations civiles. Surprise d’avancer aussi vite, l’armée allemande est le 12 juin à Compiègne et Châlons-sur-Marne. Le gouvernement se replie alors en Touraine. C’est dans cette période critique pour la France que Paul Rivet prépare l’éditorial du Bulletin mensuel d’Informations du Musée de l’Homme (n^o 2). Le ton est solennel, le souci obstiné de ne pas se laisser dérouter plus fort que jamais :

À nos camarades qui font courageusement leur devoir aux armées et dont nous nous sentons plus près encore, dans les heures graves que nous vivons, je veux dire que nous nous efforcerons de nous montrer dignes d’eux, en accomplissant sans faiblir les tâches obscures qui nous incombent. Dans leur cher Musée, tout le monde est à son poste et travaille avec une énergie redoublée. La ligne de conduite que nous nous sommes donnée, n’a pas varié et ne variera pas. L’enseignement, les services de recherche et de documentation, la bibliothèque, les publications, l’aménagement des collections : tout fonctionne et continuera à fonctionner sans la moindre interruption. L’ethnologie française défendra et gardera la position qu’elle a conquise dans le monde scientifique. Nous aussi, nous tiendrons.

38L’équipe du Musée de l’Homme en donne la preuve le 14 juin 1940, lorsque les troupes allemandes envahissent Paris. Alors que la capitale se vide de sa population, que l’exode jette sur les routes dix millions de Français, le personnel reste à son poste, auprès de Paul Rivet, qui décide d’ouvrir le Musée comme d’habitude. C’est un point d’honneur : il faut refuser d’abdiquer devant l’adversité, il faut refuser de céder à la panique qui s’est emparée de tous. À la fin de l’année 1940, il avait fait savoir au ministre de l’Éducation nationale qu’il avait pris une résolution irrévocable : quel que soit l’ordre que lui donnerait sa hiérarchie, il refuserait d’abandonner le Musée de l’Homme, parce qu’il considérait que le gouvernement lui avait confié ces collections, ces richesses, et qu’il resterait pour les protéger. En juin 1940, l’attitude des élites l’a écœuré. Il attribue la chute de la France à deux facteurs : les sentiments antirépublicains et antidémocratiques du haut commandement militaire français, le manque de caractère des hommes politiques français, socialistes compris61. Il fait partie de la poignée de conseillers municipaux de Paris qui résistent à la débandade, continuant à assurer ses fonctions auprès de ses concitoyens. “C’est vraiment effrayant”, racontera-t-il plus tard, “de penser que des hommes politiques, et parmi eux un homme aussi intelligent que Mandel, aient quitté Paris : craignant qu’il y ait une révolution communiste ou que se forme à Paris un gouvernement autonome. […] Je crois bien que, probablement, c’est la première fois qu’un gouvernement conseille aux élus d’une municipalité aussi importante que celle de Paris de déserter le poste pour lequel ils ont été élus. Si bien que, sur les 90 conseillers municipaux de Paris, il n’en resta que 11 pour accomplir leur devoir dans la capitale.”62 De fait, le souvenir de la Commune de 1870 est présent dans tous les esprits.

39Le préfet de Paris avait convenu avec Paul Rivet qu’il le préviendrait de l’arrivée des Allemands, ce qu’il fait, le 13 juin 1940 à minuit. Il garde un souvenir très vif du défilé des troupes allemandes, très tôt le matin, qui traverse une place du Trocadéro déserte, tels des “soldats de plomb […] dans une solitude quasi complète”63. Il fait placarder sur les portes du musée les célèbres vers du poème de Rudyard Kipling, If. Prêts à toute éventualité, certains viennent dormir au Musée, afin de prévenir tout pillage. Yvonne Oddon s’installe dans le bureau d’Anatole Lewitzky, son compagnon. Fier de son équipe, Paul Rivet écrit à son ami brésilien Paulo Duarte, qui vient de quitter la France pour Lisbonne : “Ici, tout va bien. Mon personnel entier est resté à mes côtés. Le Musée n’a pas fermé ses portes une seule minute. Madame Vacher est également restée ici. Nous faisons popote ensemble et déjà des collaborateurs démobilisés sont venus nous rejoindre.”64 Parmi eux, Boris Vildé, prisonnier mais qui a réussi à s’échapper, Daubigné, Bouvier, Fedorowski, sont déjà rentrés65. Paul Rivet fait partie de ces rares Français qui entendent le discours du 18 juin du général de Gaulle : “Je me rappelle encore […] mon envie d’entendre quelque chose qui ne soit pas les mensonges du gouvernement français ou des Allemands, et j’écoutais pour la première fois la voix du général de Gaulle. Il faut avoir vécu ces minutes pour comprendre le rôle que cet homme a joué et continuera de jouer dans la libération de la France.”66

40Paul Rivet reste en contact avec les intellectuels et universitaires restés dans un Paris sous le choc, où les drapeaux nazis flottent dorénavant sur tous les bâtiments publics. Organisée par le recteur Gustave Roussy “presque au lendemain de l’armistice”, fin août, Paul Rivet participe à “une série de conférences publiques où le peuple de Paris put entendre les voix des grands maîtres de la littérature, de la science, des arts, et reprit courage en constatant que la capitale n’avait pas été abandonnée par toute son élite. Le grand amphithéâtre de la Sorbonne”, rappelle Paul Rivet, “fut souvent insuffisant pour accueillir les auditeurs de ces conférences. Il avait fallu de l’audace pour oser cette œuvre de réconfort et une singulière finesse psychologique pour en avoir pressenti l’efficacité”67, poursuit-il, en hommage à l’initiative du recteur Roussy. Les intervenants n’abordent que des sujets littéraires ou scientifiques ; il n’empêche, les 4 000 places de l’amphithéâtre ne suffisent pas à contenir l’affluence des auditeurs. Paul Rivet a choisi d’aborder la question de l’origine de l’humanité :

Je ne pensais pas qu’il y aurait à Paris 4 000 personnes qui s’intéresseraient à l’origine de l’homme, surtout dans les circonstances dans lesquelles je prononçais ma conférence. Eh bien : l’amphithéâtre fut plein, et le secrétaire du recteur me dit que plus de 400 personnes étaient restées dehors. Quand j’entrai, je reçus une ovation comme jamais je n’en entendis de ma vie, et chaque fois que dans ma conférence — ces diables de Parisiens sont si intelligents ! — ils pouvaient entrevoir une allusion à la situation de la France, surgissaient des applaudissements qui m’empêchaient de continuer. Voilà les hommes qui voulaient résister.68

41Dans sa conclusion, bien évidemment, il “avait vigoureusement dénoncé le racisme, absurdité scientifique”69, en totale cohérence avec ses prises de position précédentes. L’attitude de son ami Paul Valéry lui est aussi un réconfort ; lui aussi nourrit “la plus haute conception de sa mission d’intellectuel”, il sait “parler haut et clair, même quand il faut du courage pour le faire”. Paul Rivet gardait ainsi un souvenir ému du courageux et célèbre discours de Paul Valéry à l’Institut en l’honneur de Bergson, peu après la disparition du philosophe en janvier 1941. Prononcé “en pleine occupation, alors que l’antisémitisme sévissait officiellement”, il offrit “une des plus belles oraisons funèbres de notre littérature”70. Ce discours lui est aussi très cher pour une autre raison, parce qu’il le réentendit dans des circonstances inoubliables, en exil, loin de la France. Lorsque la troupe de l’Athénée de Louis Jouvet se produisit à Bogota, c’est Paul Rivet qui l’accueillit et fit office d’intermédiaire entre l’acteur et les autorités colombiennes. Il n’oubliera jamais son entrée sur les planches :

Pas de jeux de scènes pour guider le public. Je tremblais car je savais que les deux tiers des spectateurs ne savaient pas suffisamment le français pour saisir les nuances ou même le sens des récitations. Jouvet avait choisi comme texte le discours prononcé à l’Institut par Paul Valéry, lors de la mort de Bergson en pleine occupation. Il le récita sans éclat de voix, gravement, de cette belle voix qui savait si bien se modeler sur les mots et les phrases. Un délire d’enthousiasme s’empara de la salle dressée dans un mouvement unanime d’admiration et d’amour et tout à coup, ces hommes et ces femmes, obéissant, comme à un mot d’ordre, entonnèrent La Marseillaise. Voilà le miracle de Jouvet.71

42On ne chante pas La Marseillaise ce 14 juillet 1940 : c’est la première fois que la fête nationale se passe dans une France occupée et, cette année, elle tombe un dimanche. Il fait beau, la population est calme, des Parisiens viennent fleurir la tombe du Soldat inconnu. Comme chaque dimanche, Paul Rivet déjeune au Balzar, rue des Écoles, avec des amis. Il écrit à ses sœurs pour les rassurer, sans leur mentionner pourtant l’essentiel : il vient d’adresser au maréchal Pétain, ce même jour, une lettre ouverte solennelle, respectueuse, patriote, mais où il lui dit fermement qu’il n’est pas et ne sera jamais l’homme de la situation, que “le miracle” d’avril 1916 ne peut pas se reproduire en juin 1940 avec un homme qui appartient au passé. Ce n’est pas plus avec les ministres choisis pour former le nouveau gouvernement ou la nouvelle constitution, liberticide, que la confiance entre le peuple et ses élites s’instaurera. Paul Rivet diffuse largement cette lettre dans son entourage, il l’adresse aux hommes politiques qu’il connaît, aux journaux ; elle n’eut aucun retentissement, si ce n’est à l’échelle du petit monde du Trocadéro. C’est la première manifestation symbolique de l’état d’esprit qui règne au Musée de l’Homme, bastion de l’antiracisme, de l’opposition au fascisme nazi, et qui anime ses membres tels Boris Vildé, Anatole Lewitzky, Yvonne Oddon, tous anti-pétainistes, avertis du danger que représente le national-socialisme depuis longtemps déjà. La fameuse phrase de Paul Rivet : “Monsieur le maréchal, le pays n’est pas avec vous, la France n’est plus avec vous” est souvent citée dans les histoires du réseau de résistance du Musée de l’Homme72.

43Il n’y a aucune représaille consécutive à cette première lettre, et Paul Rivet n’est pas encore inquiété. Il a tout de même attiré l’attention sur lui et s’est manifesté comme un homme critique vis-à-vis du nouveau régime vichyste. Ce sont les journaux collaborationnistes qui se chargent d’instruire le dossier contre cet opposant déclaré et son “Musée de l’Homme judéo-maçonnique”. Une campagne de diffamation s’orchestre contre Paul Rivet dans la presse collaborationniste, et c’est bien évidemment Au Pilori qui mène la danse. Paul Rivet a gardé certaines des coupures que ce journal lui consacre, selon une rhétorique inimitable qui impose des guillemets à chaque expression : il est le “Moscoutaire Rivet”, le “citoyen cumulard Rivet”, “farouche disciple de Staline”, un de ces “hauts fonctionnaires qui se sont déchaînés contre cette bonne vache à lait de République bourgeoise”, un “pseudo-forçat de la faim”, “Monsieur le Socialiste cumulard”73, etc. Dans les colonnes de la rubrique “Échos et Potins” d’Au Pilori, en date du 30 août 1940, on peut lire cet aimable entrefilet, bien dans la manière accusatoire, démagogique et répugnante de ce journal. Abonné à l’Argus de la presse qui lit en son nom et celui de son musée tout ce qui paraît, voici donc ce que Paul Rivet reçoit :

Les plus dangereux des F… M…

Ce sont ceux qui, de connivence avec les frères…, ne figurent peut-être sur aucune liste susceptible d’être publiée. Tel est le cas du cumulard Paul Rivet, dont le plus gros fromage est le Musée de l’Homme du Trocadéro, où les exercices pratiques consistaient principalement, ces dernières années, à faire lever le poing à l’auditoire (geste d’origine juive, ne l’oublions pas !) et à vouer Hitler à la mort. Déjà le frère… reprend du poil de la bête, envoyant ses putains pourrir et espionner pour le compte de la Sûreté nationale, où il a toujours eux ses grandes et petites entrées. Ce pilier du front popu, de la juiverie et de la franc-maçonnerie va-t-il affirmer solennellement qu’il n’a jamais appartenu à cette dernière pour garder le fromage et continuer sa besogne de cafard lubrique ?

44Des problèmes de santé aigus tiennent Paul Rivet éloigné du Trocadéro pour quelques semaines. Il se fait opérer début août et ne revient qu’à la toute fin du mois au musée rejoindre son poste et retrouver son équipe. Anatole Lewitzky (1901-1942) est lui aussi de retour ; avec sa compagne Yvonne Oddon (1902-1982) et Boris Vildé (1908-1942), leur chef, qui donne l’impulsion décisive, ils forment un premier groupuscule d’opposition au pétainisme et au nazisme dans les locaux même du Musée de l’Homme. C’est à l’automne que s’affirme l’existence d’un des noyaux de résistance de la vaste galaxie que les deux liquidatrices du réseau à la libération, Germaine Tillion et Yvonne Oddon, vont appeler par commodité “réseau du Musée de l’Homme”74. En tant qu’aîné, étant donné son passé de militant antifasciste et antiraciste, les missions humanistes, réformatrices et éducatives qu’il a imparties à l’ethnologie, Paul Rivet est en quelque sorte le père spirituel, le parrain, de ce noyau. Il est mis au courant des premières initiatives de ses collaborateurs et rejoint le mouvement. Il semblerait que Boris Vildé le tenait au courant de ses démarches : Paul Rivet sait, par exemple, qu’il cherche à fédérer divers noyaux de résistance. Il sait aussi que, grâce aux réseaux bretons, on parvient à faire s’enfuir des soldats anglais75.

45Pour éviter tout ambiguïté, précisons d’emblée qu’il n’a pas été un des membres les plus actifs de ce noyau, contrairement à ce que la police allemande croit au moment de la vague d’arrestations de février 1941. Cela ne remet nullement en cause son engagement en faveur de la cause de la résistance, mais il importe de lui restituer sa dimension propre. Un contemporain et un proche, Marcel Cohen, dans son important article “Sur l’ethnologie en France”, rappelle que “sans être du noyau actif, [il] était bien évidemment menacé”76. C’est précisément parce que Paul Rivet est le directeur de l’emblématique Musée de l’Homme, qu’il proteste ouvertement contre la politique vichyste, qu’il est connu de longue date pour ses prises de position à gauche, qu’on a pu lui faire jouer sur le moment un rôle plus décisif qu’il ne le fut vraiment, encore qu’il ait réellement pris des risques et se soit impliqué. Au moment où les principaux animateurs sont arrêtés, Yvonne Oddon comprend que les Allemands pensent que Paul Rivet est leur chef. Rivet hors d’atteinte, elle ne les contredit pas pour protéger ceux qui sont emprisonnés. Début septembre 1944, André Schaeffner, alors chef du département d’ethnologie musicale et président du Front national du Musée de l’Homme, dans sa lettre de soutien à Georges Henri Rivière, soupçonné de collaboration et suspendu de ses fonctions, nomme pour aussitôt l’évacuer cette méprise concernant le responsable des activités du réseau de résistance de Boris Vildé, Anatole Lewitzky et Yvonne Oddon, “qu’on appelle aussi faussement l’affaire Rivet que l’affaire du Musée de l’Homme”77. C’est plutôt de l’affaire Vildé-Lewitzky-Oddon qu’il s’agit, pour ce qui concerne le petit noyau localisé au Musée de l’Homme, qui va très vite se connecter à d’autres noyaux de la zone occupée. Mais il est permis de penser à ce qu’il serait advenu de Paul Rivet s’il avait été, lui aussi, arrêté le 10 février 1941. A posteriori, lui-même a réfléchi à cette éventualité, et il était convaincu qu’il aurait vraisemblablement avoué plus qu’il n’avait réellement fait, cherchant à protéger de son mieux l’équipe de son musée.

46Dès la seconde quinzaine de juin, dans le bureau d’Yvonne Oddon, avaient été évoqués les premiers projets de résistance possibles à l’occupant et au gouvernement vichyste78. Le retour des hommes permet de concrétiser cette volonté farouche de ne pas céder. Yvonne Oddon a bien résumé leur état d’esprit à tous, eux qui travaillent dans le Musée de l’Homme, un musée qui valorise l’égale dignité de tous les hommes, qui refuse même d’envisager la supériorité d’un groupe sur tous les autres :

La grande majorité étaient là pour les mêmes raisons que nous : aucun autre crime que celui de ne pas se sentir définitivement vaincu et de ne pas accepter la défaite ; aucune autre ambition, mais j’avoue qu’elle était alors inouïe, démesurée, que de pouvoir un jour vivre et travailler librement. Imaginez-vous […] : l’anthropologiste et l’ethnographe devaient renoncer à toute activité scientifique ; à moins de baser leur science sur le mensonge du racisme ; la bibliothécaire devait supporter de voir “épurer” les bibliothèques de documentation ; et qu’aurait-elle pensé si elle avait su que, tant de siècles après l’inquisition, il était aussi facile de brûler les lecteurs que les livres !79

47Au retour de convalescence de Paul Rivet, la logistique gagne du renfort : il propose les services de la vieille ronéo du CVIA, qui a imprimé les bulletins de Vigilance, et qui dort dans le sous-sol du Musée de l’Homme. “Cette découverte est fondamentale”, souligne Julien Blanc, “elle permet de voir plus grand et d’envisager sérieusement la publication d’un véritable journal”80. Agnès Humbert, collaboratrice de Georges Henri Rivière au nouveau musée des Arts et traditions populaires, raconte dans son journal à la date du 22 septembre 1940, que Jean Cassou, l’animateur d’un autre de ces premiers noyaux de résistance, les Français libres de France, a appris de la bouche même de Paul Rivet l’existence de cette ronéo, sur laquelle il lui propose d’imprimer sa propre feuille, Vichy fait la guerre, tract de contre-propagande, sorti le 25 septembre 1940. Paul Rivet lui a aussi confié qu’“on “travaille” au Musée de l’Homme. Ils ont déjà diffusé la belle lettre du Dr Rivet au maréchal Pétain, où tout ce que nous reprochons au maréchal s’exprime d’une manière élégante, mesurée et ferme. Cassou nous livre une centaine d’exemplaires de cette lettre, à distribuer immédiatement. Il a pris rendez-vous pour moi avec le docteur. Le fait que mon bureau se trouve au palais de Chaillot facilite extraordinairement ma tâche. Un téléphone intérieur relie le musée des Arts et traditions populaires au Musée de l’Homme. La chance est avec nous !”81 C’est en effet Paul Rivet qui présente Agnès Humbert à Boris Vildé ; à son tour, celle-ci présente Jean Cassou à Boris Vildé. Leur rencontre débouche sur la connexion des deux noyaux et un projet commun de publier un journal clandestin. Cela s’impose très vite à l’esprit de Boris Vildé comme une priorité, comme le symbole manifeste du refus de la défaite, de l’appel à l’action et la coordination82. C’est Yvonne Oddon qui trouve le nom de ce journal : Résistance, en mémoire des huguenotes emprisonnées à Aigues-Mortes, parce que “la raison profonde de toute notre action, fut moins un sentiment de révolte que l’affirmation d’une foi”83, rappelle-t-elle. Le sous-titre est ronflant, car il faut donner l’impression d’une force solidement organisée et déjà prête à agir : Bulletin officiel du Comité national de salut public. Avec Pantagruel, La Vérité française, Résistance “est l’un des premiers périodiques clandestins à paraître régulièrement en zone occupée.”84 Le premier numéro sort le 15 décembre 1940 ; jusqu’à la fin mars 1941, quatre autres sortiront de la vieille ronéo de Vigilance, le dernier étant entièrement préparé par Pierre Brossolette, après l’hécatombe provoquée par les vagues d’arrestation du réseau en février85. Boris Vildé et Anatole Lewitzky rédigent les éditoriaux, le comité de rédaction animé par Jean Cassou se charge de contrer la propagande nazie en fournissant des informations non censurées et des raisons d’espérer en des temps meilleurs. Grâce à ses contacts à l’ambassade américaine, Boris Vildé alimente en nouvelles “fraîches” l’équipe de Cassou, ramenant des journaux anglophones et suisses. Paul Rivet traduit les discours de Churchill, de Roosevelt. Ses sœurs, Agnès Humbert et d’autres petites mains, participent à la distribution du tract dans Paris. Caroline Vacher est elle aussi impliquée : à l’été 1941, elle fera trois mois de prison pour ses activités. Julien Blanc a noté que l’originalité de Résistance ne résidait pas uniquement dans son souci d’informer, de contrer la propagande vichyste et nazie : “Le journal de Vildé se situe d’emblée dans une logique organisationnelle, en se présentant comme l’expression d’une structure clandestine déjà constituée.”86

48Le 11 novembre est une autre date importante de l’histoire de France. Cette fois aussi, des Parisiens vont fleurir certains monuments symboliques : la statue de Clemenceau au rond-point des Champs-Élysées, la plaque commémorant la mort des soldats britanniques tombés sur le sol français pendant la Grande Guerre. À l’Arc de triomphe, une manifestation de quelques centaines d’étudiants contre l’occupation allemande dégénère, sous la pression des soldats qui tentent de s’y opposer. Ils sont aussi là pour protester contre la mise au pas des universitaires français connus pour leur engagement à gauche, et qui débute avec l’arrestation de Paul Langevin, le 30 octobre 1940. Malgré l’interdiction, on chante La Marseillaise, des slogans hostiles à Pétain et à l’occupation allemande sont entendus. La manifestation est sévèrement réprimée : il y a plusieurs morts et de nombreuses arrestations. Accusé de ne pas savoir contenir la population étudiante, Gustave Roussy, le recteur de Paris, est relevé de ses fonctions. À l’annonce de cette décision, Paul Rivet écrit sa deuxième lettre au maréchal Pétain, le 14 novembre 1940, dans laquelle il s’élève contre cette décision qui lui apparaît “comme une injustice, et ce qui est plus grave, comme une erreur”. Elle “a provoqué à Paris une émotion profonde, même dans les milieux qui habituellement restent indifférents ou étrangers à la vie universitaire.” Il loue le sang-froid du recteur en juin 1940, continuant par l’évocation de la journée du 11 novembre, et des souffrances endurées par tous les Français. Toujours aussi respectueux vis-à-vis du Patriarche, le ton se fait aussi plus accusatoire87.

49Curieusement, il n’y a pas une seule ligne sur Paul Langevin, son compagnon de lutte au CVIA, mais Paul Rivet sent bien que lui-même est dans le collimateur de Vichy. À Paulo Duarte, il écrit le 9 novembre : “Jusqu’ici la vie est possible et personnellement je n’ai pas été inquiété, mais Langevin a été arrêté et est au secret à La Santé depuis 12 jours. Jusqu’ici aucune raison n’a été donnée de cette arrestation…”88 Sans surprise, Paul Langevin et Paul Rivet sont relevés de leurs fonctions le même jour, le 19 novembre 1941, par le secrétaire d’État à l’Instruction publique, Georges Ripert. Jean Perrin est mis d’office à la retraite. Ils ne sont pas les seuls : en application de la loi du 17 juillet 1940, “acte fondateur de la législation répressive de Vichy dans l’administration publique”, plusieurs universitaires et personnalités de gauche sont mis au banc89. Vichy veut redresser le pays, épurer la fonction publique des éléments hostiles à sa politique de “francisation”. Claude Singer a particulièrement bien mis en évidence la façon dont Vichy traita les professeurs et universitaires juifs90. En ce qui concerne Paul Rivet, ses récentes lettres au maréchal Pétain ne sont pas étrangères à cette décision, tout comme son passé politique — et les inimitiés qu’il s’est forgées dans le camp adverse des anthropologistes conservateurs. Au lendemain de sa révocation, le rédacteur en chef du Pilori, satisfait de sa campagne de diffamation, n’écrit-il pas à l’“ethnologue” Georges Montandon : “Vous avez dû voir que des mesures ont été prises contre Paul Rivet, et que c’est là un des résultats de notre action”91 ? Paul Rivet ne faiblit pas pour autant dans sa détermination et sa fermeté, ne variant pas de ligne de conduite : il écrit une troisième lettre au maréchal Pétain, la dernière, le 21 novembre 1940. Dans celle-ci, il raconte avoir appris par la radio sa révocation et qu’il est “remercié avec moins d’égards que les gens bien élevés n’en ont pour les domestiques qu’ils congédient. […] Le coup qui me frappe ne m’a pas surpris. Je l’attendais depuis le 14 juin, mais j’avais le grand espoir qu’il ne viendrait pas du côté français.”92

50On sait peu de choses sur sa vie entre sa révocation et le début de février 1941. Lui qui considérait que l’activité est “la seule façon de lutter contre la tristesse et le découragement”93, que fait-il, privé de son enseignement ? Même s’il était prévisible, le coup est rude. Il est inimaginable que même officieusement, il ne continue à veiller sur la destinée de son musée, puisqu’il y habite. Ses élèves, son équipe, doivent le tenir au courant de ce qui s’y passe. Le réseau de Vildé prend de l’ampleur et recrute bien au-delà du cercle du Trocadéro, trop imprudemment d’ailleurs. Le directeur du Muséum, Louis Germain, assume provisoirement la gérance de la chaire du Muséum et du Musée de l’Homme ; c’est un ami de Paul Rivet, rappelons que ce dernier œuvra à sa nomination à ce poste en janvier 1936. Mais il profite surtout de ce repos forcé pour travailler à la rédaction finale de deux ouvrages importants qui sont sur le métier depuis longtemps, Les Origines de l’homme américain, dont le manuscrit est prêt en décembre 1940 mais qui devra attendre deux ans avant d’être publié dans une collection dirigée par Henri Laugier au Canada — c’est Claude Lévi-Strauss qui procèdera à la relecture et aux corrections du manuscrit —, et La métallurgie en Amérique précolombienne. De ce dernier, qui ne paraîtra qu’en 1946, il écrit dans l’avant-propos qu’il fut écrit pendant l’hiver 1940-1941, “dans des conditions inhumaines […] dans un laboratoire glacial, dans l’isolement scientifique le plus absolu”94. C’est en effet une période difficile pour Paul Rivet qui hésite, confronté à un cas de conscience qui le déchire : partir, abandonner son musée et ses compagnons, ou rester ? Dès juin 1940, il a refusé de se taire et choisi de s’exprimer, s’exposant plus qu’il n’était raisonnable. Même s’il n’est pas un membre très actif du noyau de Vildé — il est un peu trop âgé et trop connu pour cela —, il y participe, il sait que la résistance s’organise. L’étau vichyste s’est déjà resserré, il a été révoqué. Son passé de militant de gauche ne saurait parler en sa faveur.

Partir

51Peu avant l’armistice, Paul Rivet avait refusé la proposition de son ami Henri Laugier, le directeur du Centre de recherches scientifiques, d’être inscrit sur les ordres d’évacuation qui lui auraient permis de gagner l’Angleterre. L’appréciation de la situation chez les deux hommes diverge : à partir de l’armistice, Henri Laugier pense que la France ne pourra être sauvée que de l’extérieur, qu’“il n’y a rien à faire en France”, et que la cause de la France a besoin d’être défendue, aux États-Unis et en Angleterre par “une émigration française de qualité, intellectuelle et politique”, qui soutiendrait et légitimerait par leur présence la position de la France combattante95. Paul Rivet faisait pourtant partie de la toute première liste du 21 juin 1940, établie pour la Fondation Rockefeller, qui listait dans la hâte les 27 “First-Class Men” qui pourraient être en danger, et qu’il fallait aider prioritairement, aux côtés de Henri Bergson, Georges Duhamel, Marcel Mauss, Jules Romains96. À nouveau, à l’automne 1940, Paul Rivet refuse d’être inscrit sur les premières listes préparées par Laugier et Rapkine97. La situation change en novembre 1940, lorsqu’il est relevé de ses fonctions. Quelque temps auparavant, Georges Ripert, lui avait refusé une autorisation de sortie légale du territoire français, parce qu’il savait que sa révocation était imminente, alors même que le gouvernement mexicain l’invitait pour un an à donner un cours sur l’ethnographie mexicaine. Avec le changement de secrétaire d’État à l’Éducation nationale — Jacques Chevalier remplace Georges Ripert —, un revirement de situation s’opère : arguant du prétexte du rayonnement de la culture française à l’étranger, du prestige de Paul Rivet aux yeux de l’Amérique latine, des fonctionnaires sont parvenus “avec habileté” à faire réétudier la question. Le 31 décembre, l’autorisation est accordée98. Mais entre-temps, Paul Rivet a reçu une autre invitation, du président de la Colombie cette fois, qui correspond mieux à son envergure institutionnelle et scientifique puisqu’il s’agit d’un poste prestigieux, à responsabilité : il lui incombe de fonder et diriger un Institut d’ethnologie sur le modèle de son aîné parisien.

52Les événements de février 1941 décident à sa place de l’orientation de sa vie. Il y a des signes avant-coureurs qui alertent. À Aubervilliers, le 30 décembre 1940, pensant qu’il s’agit de marché noir, la police perquisitionne un local dépendant de l’aéro-club et y découvre une ronéo. Au domicile d’un des typographes, on trouve des tracts du premier numéro de Résistance et une liste de noms. Les arrestations ne vont pas tarder : l’avocat Léon-Maurice Nordmann, qui a fondé avec son confrère André Weil-Curiel le groupe “Bretagne-France Libre”, est arrêté le 13 janvier 1941, trahi par l’agent double Albert Gaveau, dont on ignore encore le forfait. D’autres arrestations suivent. Au sein même du noyau de résistance du Musée de l’Homme, il y a des espions qui renseignent les Allemands, des Russes blancs qui avaient trouvé refuge en France. Fin janvier, Boris Vildé part en zone libre pour recruter de nouveaux agents. Le troisième numéro de Résistance sort le 31 janvier 1941. Des connaissances auraient averti Rivet qu’il était menacé. Pressé par ses amis de se mettre à l’abri, il se résout finalement à quitter Paris et rejoindre la zone libre, sous l’escorte d’un passeur du réseau qui veille sur lui, Georges Ithier. Devant prendre un train de bonne heure au matin du 11 février, il quitte son appartement la veille au soir avec ses bagages et passe la nuit dans un petit hôtel en face de la gare d’Orléans. “À deux heures du matin, le 11 février, la Gestapo s’y présentait pour m’arrêter”, raconte-t-il lui même dans une note sur ses activités pendant la guerre. Il échappe in extremis à la répression allemande, particulièrement “précoce, efficace […] d’une implacable rigueur”99. Cette même nuit, Anatole Lewitzky et Yvonne Oddon sont arrêtés. Une quinzaine de membres du personnel du Musée de l’Homme est arrêtée et écrouée. Les sœurs de Paul Rivet et Caroline Vacher, font partie du lot. Elles seront relâchées dans les jours suivants. D’ici la fin avril, la police allemande parvient à décapiter plusieurs noyaux de la galaxie du Musée de l’Homme : elle met la main sur René Sénéchal, Agnès Humbert, René Creston, Georges Ithier, Boris Vildé, Pierre Walter, etc. Ils sont incarcérés à la prison du Cherche-Midi. Germaine Tillion est arrêtée plus tard, en août 1942.

53Paul Rivet a, quant à lui, pu rejoindre Périgueux. Il gagne ensuite Vichy, où il lui faut clarifier sa situation et obtenir des papiers en règle. Dans sa note sur ses activités pendant la guerre, écrite bien évidement après la guerre, il s’étend peu sur ce passage pourtant capital à Vichy — on comprend pourquoi —, indiquant simplement que “des amis fidèles [lui] firent délivrer un passeport pour la Colombie”100. C’est un peu court, et on se demande dans quelles conditions il quitte réellement la France : en catimini ou de façon plus officielle ? Quelles sont les personnes qui l’aident ? Il est bien entendu qu’il part, mais il pense déjà au retour. Il cherche à préserver ses acquis, son institution, ses prérogatives. Un homme dans sa position, un savant éminent tel que lui, a beaucoup à perdre s’il quitte son pays. Paul Rivet part mais ne veut pas déchoir ; il est muni des autorisations officielles nécessaires, il ne fuit pas. Ce n’est que progressivement qu’il se fait à cette nouvelle identité d’exilé français, au fur et à mesure que la politique vichyste va s’affirmer et prendre de l’ampleur. En février 1941, il dispose encore de soutiens dans l’administration, parmi les fonctionnaires des ministères de l’Éducation nationale et des Affaires étrangères. Jacques Chevalier, le nouveau secrétaire d’État à l’Éducation, est sensible aux arguments avancés par ces derniers. À l’étranger, ce qui compte, c’est le rayonnement de la France, de sa culture et de sa science. On fait jouer les intérêts supérieurs de la France, qui se situent au-dessus des partis. Paul Rivet est la figure de proue de l’américanisme français, c’est un ami personnel de nombreux hommes politiques latino-américains, il a écrit plusieurs rapports sur les pays qu’il a visités pour le Service des œuvres françaises à l’étranger auprès duquel il est très bien introduit ; on connaît de longue date sa fervente défense de la culture française en Amérique latine. Il est de plus soutenu par l’ambassade colombienne qui insiste beaucoup sur sa venue.

54Encore à Vichy, Paul Rivet écrit longuement à Caroline Vacher. Sachant que la lettre ne sera pas acheminée par la poste, il cite des noms, il donne beaucoup de détails. C’est une lettre précieuse, qui renseigne particulièrement bien sur son état d’esprit d’alors, sur sa forte émotion à l’annonce de l’arrestation de René Creston, Anatole Lewitzky et Yvonne Oddon. C’est un homme tourmenté sur le sort de ceux qui viennent d’être arrêtés, qui écrit à une compagne chère, pour la rassurer et lui dire que ses amis, dont l’abbé Breuil, l’ont efficacement aidé. Très significativement, il dit qu’il n’est plus un vaincu :

Vichy, le 21 février 1941
J’ai reçu hier la valise et les lamentables nouvelles [des arrestations]. Vous devinez aisément mon état d’esprit. Mon premier mouvement a été de rentrer aussitôt à Paris, mais au ministère de l’Éducation nationale comme au ministère des Affaires étrangères, on s’y est opposé et mes amis d’ici (Bayet, Bourgin, Poirier, Glachant, etc.…) me le déconseillent. Hymans rencontré hier juge que ce serait un geste inutile. Tout le monde au contraire m’incite à quitter Vichy le plus vite possible. J’ai mon passeport, je vais donc à Lyon chercher les visas des USA et d’Espagne, et de là, je gagne Madrid par Port Bou, puis Bilbao où j’attendrai le paquebot de fin mars, car il n’y avait plus de place dans le paquebot du 1^er mars, ni pour [Gregorio] Hernandez [de Alba] ni pour moi.
Vous devez comprendre avec quelle anxiété et quelle douleur j’ai appris votre arrestation, votre emprisonnement, les perquisitions, l’arrestation de Lewitzky et de Creston, le séquestre de ma bibliothèque, les émotions de mes sœurs. Mais je crois que ce qui me fait le plus souffrir, c’est cette certitude d’avoir été trahi par un de ces êtres que j’ai tant aimés, et que j’ai aimé comme mes enfants. Il faut que je sache le nom de l’infâme et un jour viendra où il paiera son crime. Je ne suis plus un vaincu. Je reste professeur au Muséum, directeur du Musée, directeur de mon laboratoire de l’École des Hautes Études. Je pars en Colombie quasi officiellement. J’en reviendrai dans deux ans, avant deux ans. Le délateur ou la délatrice fera bien de disparaître avant. G. m’a dit avec quel courage vous avez supporté l’épreuve, mais moi qui vous connais, je sais combien elle a dû vous être pénible et odieuse. J’imagine que si elle ne s’était pas prolongée, c’est grâce à l’intervention de [Louis] Germain, de [Gustave] Roussy. Mais pourront-ils relâcher les deux autres [Oddon et Lewitzky] ? Qu’adviendra-t-il d’eux ? Autant de questions que je me pose et qui resteront longtemps sans réponse. Tâchez cependant de me faire passer par Roussy une lettre à l’ambassade de France à Madrid ! Rebeyrol que je verrai demain soir, vous donnera des détails complémentaires sur ce qui s’est passé ici.
Demain matin, je vois Le Troquer qui me conseillera pour l’affaire de la bibliothèque. Au besoin, j’en ferai donation à la Colombie pour éviter qu’elle n’aille où vous savez. L’abbé Breuil, qui a agi efficacement ici en ma faveur, a déjà écrit à Hugo Obermaier pour lui demander d’intervenir près des autorités allemandes. Roussy et Germain peuvent et doivent agir aussi. On n’a pas le droit de dépouiller un homme de tout ce qu’il a rassemblé de documents pour son travail, pendant 40 années de vie médiocre101.
Mais ceci n’est rien. Je ne serai tranquille que lorsque je saurai que le calme est revenu pour vous, pour mes sœurs, pour tout le Musée. Hernandez peut m’apporter des nouvelles orales et détaillées. Il faut le chapitrer pour qu’il me dise toute la vérité. Peut-il y avoir des âmes assez noires pour ne pas hésiter devant un acte aussi épouvantable !
Je pense que vous aurez eu de mes nouvelles par M. Vidal et par mon guide [Georges Ithier], et que celui-ci vous aura rapporté quelques œufs et deux boîtes de blédine pour Isa. J’ai honte d’être à l’abri des coups, de vivre dans l’abondance, d’être chauffé, alors que je vous sais tous dans l’angoisse et au milieu des privations. J’ai l’impression d’avoir déserté, et que tous ces malheurs venaient de moi. Je n’avais pas tort de penser que ma seule présence vous préserverait de toutes les misères.
Je n’ose même plus vous dire de transmettre mon affection à tous mes camarades du Musée, depuis que je sais que parmi eux il y a un traître. Soignez-vous bien. Ne vous inquiétez pas pour moi. Ce n’est pas moi qui suis à plaindre, c’est vous, ce sont les autres, ce sont mes pauvres sœurs qui souffrent et se privent. Dites à tout le monde que je reviendrai le plus vite possible, peut-être plus tôt que je ne le suppose moi-même. […] Croyez à ma profonde affection. Embrassez mes sœurs pour moi.102

55Rassuré par “les promesses formelles qui [lui] avaient été faites” de conserver ses titres scientifiques et sa situation103, Paul Rivet quitte Vichy pour Lyon. Il y rencontre Boris Vildé, qu’il exhorte en vain à rester en zone libre104. Claude Aveline tente aussi de le raisonner, sans plus de succès. Déterminé, le chef du réseau repart à Paris, où il est arrêté fin mars, trahi comme les autres. C’est à Bilbao où, avec l’archéologue colombien Gregorio Hernández de Alba et sa femme, il attend un bateau, qu’il apprend une mauvaise nouvelle. Avec le remaniement ministériel du 25 février 1941, Jacques Chevalier s’est vu confier le portefeuille de la famille et de la santé. L’historien Jérôme Carcopino, le nouveau secrétaire d’État à l’Éducation nationale, qui avait déjà remplacé Gustave Roussy au moment de sa révocation, a procédé à sa mise d’office à la retraite. Carcopino aurait agi ainsi pour tenter d’apaiser les autorités allemandes et obtenir la libération du personnel du Musée de l’Homme emprisonné105. Paul Rivet ne part donc plus en tant que directeur actif de son Musée de l’Homme, professeur du Muséum ; il est évincé de toutes ses responsabilités officielles en France, il va être remplacé dans toutes ses fonctions. Il le vit comme une dégradation — au sens militaire du terme —, il se sent dépouillé de tout ce pour quoi il s’est battu pendant 30 ans. Sitôt averti, il écrit à Caroline Vacher :

Bilbao, 16 avril 1941

Il est dit que rien ne m’aura été épargné. Hier soir, notre consul à Bilbao, M. Dutard, m’a appris que Le Temps du 3 avril annonçait ma mise à la retraite d’office. Carcopino n’a pas cru devoir respecter les engagements de J. Chevalier. […] J’avoue que le coup a été rude, et pourtant je garde l’espoir que tout cela n’aura qu’un temps et ma foi dans l’avenir. […] Je suis désolé de savoir toujours nos trois amis à l’ombre. Vous ne dites rien de ma bibliothèque. Je suppose qu’elle est toujours à Paris. […] J’ai par instants une sorte d’impulsion qui m’incite à tout abandonner et à rentrer en France. Je crois bien que ce serait chose faite si les amis Hernandez n’étaient pas avec moi. Et que ferai-je ? Je n’ai jamais été aussi près de vous tous, si près de mon musée. L’idée que je n’y reviendrai pas en directeur m’est atroce. Je me faisais une telle joie de ce retour, dans deux ans, peut-être avant. Qu’est-ce que cette œuvre va devenir ? Et pourtant je veux rentrer en France, sitôt que cela sera possible. J’apprendrai à y vivre simplement, mais je sens que je ne pourrai pas rester en exil, loin de vous, loin de tout ce que j’aime. […]106

56Jean Poirier, une connaissance sûre de Paul Rivet au ministère des Affaires étrangères, lui écrit le 11 juin 1941 de Vichy, et lui fait comprendre qu’il y a des tensions et des conflits de personnes qui se règlent par dossiers interposés : “Nous avons été très peinés de la mesure qui vous a frappé […]. Je ne crois pas qu’il faille y voir avant toute chose une marque d’hostilité contre votre personne mais cela a été un épisode d’une lutte qui se continue entre deux ministres, l’ancien et le nouveau.” Lui écrit-il cela pour le rassurer ? On ne sait. Le fait est que Jérôme Carcopino ne se contente pas de mettre Paul Rivet d’office à la retraite ; il nomme à sa place Henri Victor Vallois, qui ne peut absolument pas être considéré comme un partisan de Paul Rivet, étant donné leur passé conflictuel. Il s’agit de manifester clairement le changement opéré dans un domaine sensible pour l’idéologie vichyste, en choisissant un adversaire de l’ancien titulaire de la chaire. Jean-Pierre Bocquet-Appel a relaté le détail de la succession Rivet au Muséum en 1941 ; elle est très révélatrice du regain de vigueur de la vieille anthropologie physique, racialiste, sous Vichy, qui bénéficie d’un retour en grâce alors qu’institutionnellement et épistémologiquement, elle était plutôt sur le déclin107.

57Comme le raconte Étienne Rabaud à Paul Rivet, en juillet 1941, Louis Germain, le directeur du Muséum, fait son possible pour retarder l’élection, mais “le gouvernement ( ?) semble pousser à combler les vides qu’il a créés.”108 Une fois de plus, on retrouve les mêmes protagonistes qui s’affairent autour de la chaire d’ethnologie du Muséum, afin de récupérer ce qui leur a échappé il y a 13 ans. Ils savent que la conjoncture politiquo-idéologique de Vichy leur est autrement favorable, et pensent même qu’elle va se prolonger ; c’est ce que laisse entendre Étienne Rabaud dans sa lettre à Paul Rivet : “Vallois s’agite, naturellement, et il faut s’attendre que, si l’Assemblée vote, il ait une majorité. J’ai essayé de faire comprendre à Anthony que c’était un geste dangereux, parce qu’on peut prévoir des lendemains peu favorables aux décisions actuelles. Mais il reste pessimiste à cet égard [sur un changement politique]”109. Bien que l’assemblée des professeurs aient proposé par un vote unanime que l’honorariat soit attribué à Paul Rivet, cette demande est refusée par Jérôme Carcopino. Pressé par sa tutelle, Louis Germain organise l’élection pour la chaire. Un autre candidat s’est présenté, et on peut légitimement penser qu’il a été proposé par les professeurs de l’Institut d’ethnologie et par tous ceux qui veulent contrecarrer la candidature de Vallois, souhaitant assurer la continuité des rapports scientifiques entre les deux institutions : c’est Jacques Millot qui est leur représentant. Collègue de longue date de Paul Rivet à l’Institut d’ethnologie, il est l’auteur avec Paul Lester d’un manuel sur Les Races humaines, paru chez Armand Colin en 1936, dans la section “Biologie” justement dirigée par Étienne Rabaud. Il a aussi été le secrétaire général de la revue Races et racisme.

58Lorsqu’il s’agit donc de nommer un successeur à Paul Rivet, en octobre 1941, les professeurs du Muséum, sensibles à son profil scientifique qui permet de manifester leur fidélité et solidarité envers Paul Rivet, votent massivement pour la candidature de Jacques Millot, qui arrive en tête : 10 voix, contre 4 voix pour celle de H. V. Vallois, c’est-à-dire à peine mieux qu’en 1928, lorsque ce dernier avait récolté 3 voix. C’est un camouflet pour ce dernier. Contre toute attente, le vote de l’Académie des sciences ne permet pas d’avaliser celui du Muséum et de présenter une décision sans équivoque. En effet, la docte institution reste indécise : au troisième tour, chacun des candidats recueille 18 voix. On imagine sans peine les manœuvres en coulisses pour influencer la décision des académiciens. C’est donc à Jérôme Carcopino de trancher. Dans ses Souvenirs de sept ans 1937-1944, ce dernier soulignait qu’il avait “toujours observé […] la règle qui obligeait le ministre à prendre les professeurs sur les listes de cooptation dressées par les différentes facultés. Je crois bien même […] que je n’ai pas usé de mon droit de nommer le candidat qui ne m’était proposé qu’en seconde ligne […] hors deux cas d’espèce concernant, l’un une chaire de paléontologie du Muséum […]”110. Jacques Millot est donc écarté et Jérôme Carcopino nomme de sa propre autorité Henri Victor Vallois. Jean-Pierre Bocquet-Appel conclut en demandant : “Fallait-il donc que l’enjeu eût une si grande importance, pour qu’un ministre, d’une façon tout à fait exceptionnelle, transgressât l’usage universitaire des nominations ?”111 Il est difficile de ne pas tomber d’accord avec son analyse de la situation : sitôt l’absence des hommes les mieux placés pour la combattre, l’idéologie des races resurgit dans les institutions savantes. Dans un article du 13 novembre 1941 consacré au “Musée de l’Homme judéo-maçonnique”, un collaborateur du journal Au Pilori qui s’est déjà illustré dans des attaques ad hominem contre Paul Rivet, ne regrettait-il pas que “l’expérience Rivet a presque fait oublier la science anthropologique, ce savant lui préférant l’ethnographie, science plus variée en ses aspects, plus spectaculaire, et offrant l’immense avantage de ne pas traiter des « races »” ?112 Avec l’éviction de Paul Rivet, l’ordre des choses est en quelque sorte rétabli.

59Presqu’un an après son entrée en fonction, Étienne Rabaud n’est toujours pas tendre avec Henri Victor Vallois : “De votre “suppléant” au Muséum, je n’ai rien à dire. Il est correct, ce qui supplée l’intelligence. J’ai évité de lui courir après et il n’en est que plus charmant avec moi. [Maurice] Leenhardt, qui le connaît depuis longtemps, assure que c’est un honnête homme. Dans tous les cas, je ne pense pas qu’il contribue à rehausser la moyenne de l’enseignement supérieur parisien, du Muséum en particulier.”113 Sitôt rentré à l’automne 1944, Paul Rivet ne l’épargne pas non plus : le nouveau gouvernement examine en effet avec sévérité toutes les nominations effectuées par Vichy dans l’enseignement supérieur. Les comptes rendus des séances des assemblées de professeurs de novembre 1944 portent la marque de ces règlements de compte : à celle du 20 décembre 1944, Paul Rivet “déclare que M. Vallois n’a aucunement le droit de siéger à l’Assemblée et ne devrait pas recevoir de convocation, n’ayant aucune fonction ni aucune responsabilité dans la direction d’un service quelconque — il demande que le cas de M. Vallois soit soumis à la Commission de révision des nominations du ministère de l’Éducation nationale”. Avec les années de guerre qui ne comptent pas comme des années de plein exercice, Paul Rivet surseoit de trois ans à l’échéance de sa retraite, qui survient au printemps 1949. Cette fois-ci, peines perdues, c’est bien Henri Victor Vallois qui le remplace, à son plus grand dépit.

60C’est donc sous d’autres latitudes qu’il va poursuivre énergiquement son activité à partir de juin 1941, fidèle à sa conception de l’ethnologie — et fidèle à son combat pour une France libre. Il n’en reste pas moins que, comme tous les exilés, il est avide de nouvelles de France, d’autant plus avide et anxieux d’en avoir qu’il a quitté Paris dans des conditions critiques, à la veille d’arrestations qui décapitent impitoyablement le réseau mis en place au Trocadéro. Une fois installé en Colombie, les nouvelles au compte-goutte qui parviennent à filtrer de la censure française le laissent insatisfait et angoissé sur le sort de ceux qui sont emprisonnés. Connaît-il l’étendue des rafles ? Sait-il à quel point Boris Vildé était déjà parvenu à fédérer un nombre important de petits noyaux de résistance ? Le 23 février 1942, au Mont Valérien, les sept hommes condamnés à mort (Pierre Walter, Anatole Lewitzky, Boris Vildé, Georges Ithier, René Sénéchal, Léon Maurice Nordmann, Andrieu) sont exécutés. Dans un premier temps, les femmes (Yvonne Oddon, Agnès Humbert) ayant également été condamnées à la peine capitale, on les croit elles aussi mortes. Ce n’est qu’après que l’on apprend que la peine capitale a été commuée et qu’elles sont déportées. Deux semaines avant cette tragédie, Paul Rivet écrit à un ami. Il est dans une expectative angoissée, taraudé par le remords :

Oui, vous devez bien comprendre que tout ce qui concerne les amis, les élèves, les compagnons de lutte que j’ai dû abandonner me passionne. Je suis ici, j’y fais mon boulot, je travaille et je lutte, mais mon esprit comme mon cœur sont avec ceux qui souffrent et qui sont en danger. Ma raison a beau me dire que j’ai bien fait de m’échapper, que ma présence là-bas était devenue inutile et même nuisible, j’éprouve trop souvent comme un remords d’avoir obéi à la raison, le sentiment intolérable du déserteur. Je ne puis détacher ma pensée de mes trois pauvres amis prisonniers. Je pense sans cesse à la disette et au froid qui règne encore à Paris, que j’ai déjà quitté depuis un an. […]114

61“Par miracle”, une lettre de France lui parvient peu après : elle lui annonce la condamnation à mort de plusieurs de ses camarades, l’appelant au secours115. “Au cours d’une nuit d’insomnie”, se souvient-il, “je me décidai à écrire à [Pierre] Laval un câble lui demandant d’intervenir pour sauver ces patriotes. Dès la première heure, je téléphonai au président Santos. À huit heures et demi du matin, il me recevait. Je lui soumis le texte en lui demandant s’il pouvait le faire remettre à son destinataire par le représentant de la Colombie en France. Le Dr Santos lut le texte et me dit : “Cet acte que j’approuve doit beaucoup vous coûter. Pour qu’il vous soit moins pénible, votre président le signe avec vous.” Cette phrase, si simple, si spontanée, suffit à définir l’homme”, écrivait-il en hommage à la hauteur de vue de cet ami fidèle et solidaire116. Mais pas plus que les multiples démarches alors tentées par Germaine Tillion, Georges Henri Rivière, Marcel Mauss, Jérôme Carcopino, cette demande n’aboutit.

62Quand et comment apprend-il l’exécution au Mont Valérien ? Peut-être par l’ambassadeur colombien en France, car à cette date, il n’a plus aucun contact avec la légation française vichyste de Bogota. Pendant de longs mois, il n’écrit à personne. Réfugié à New-York, Claude Lévi-Strauss s’inquiète de plus en plus de son silence prolongé, alors qu’ils maintiennent depuis le début de la guerre une relation épistolaire régulière. Paul Rivet n’a répondu ni à sa lettre du 23 décembre 1941, ni à celle du 1^er mars 1942. Il est vrai que pendant les deux mois de décembre 1942 et janvier 1943, il est parti en expédition ethnographique dans le Sud-Ouest colombien. Mais il est rentré depuis le début de février. Ce n’est que le 10 juillet, soit quatre mois et demi après les exécutions, que Paul Rivet reprend enfin le contact avec Claude Lévi-Strauss. On ignore en quels termes il lui écrit ; une autre lettre, rédigée à peu près à la même époque à une amie permet de s’en approcher. Il est un homme “effroyablement malheureux”, écrasé par la culpabilité de n’avoir pas été présent, de n’avoir pu faire quelque chose : “Je sais bien que ma présence là-bas n’aurait rien changé aux événements tragiques, mais ces deux cadavres me hantent comme une obsession. […] Il y avait dans mon affection pour eux quelque chose de paternel. J’ai dû les abandonner et cet abandon m’apparaît comme une trahison.”117

63Claude Lévi-Strauss lui répond longuement. On ne s’en exagère pas l’importance en disant que c’est une lettre vibrante, exceptionnelle, précisément parce qu’elle est écrite sous le coup d’une violente émotion qui libère une parole qui veut certes réconforter, en même temps qu’elle permet de prendre la mesure de la stature de Paul Rivet aux yeux de ses proches compatriotes. Alfred Métraux lui-même est rassuré à l’idée que Paul Rivet garde le cap, qu’il tient, qu’il est “un point de ralliement” pour ceux qui le connaissent : “La pensée que vous nous restez et que vous rétablirez le lien entre le passé et l’avenir est pour nous tous un grand réconfort. Votre courage, votre intégrité, votre énergie donnent confiance au milieu de l’immense veulerie des gens que nous avons connus. […] Vous reprendrez la tâche là où vous l’avez laissée. Je sais que le rôle du Musée de l’homme sera encore plus important dans le monde nouveau, mais j’espère qu’il sera constitué par ceux qui ont su se comporter en hommes.”118 Claude Lévi-Strauss partage ce sentiment : dans le climat moral troublé des années de guerre, la constance, la fermeté et la justesse de son combat rassure :

Le 17 août 1942,

Mon cher Maître,

J’ai été tout à fait bouleversé par votre lettre du 10 juillet, et je voudrais ardemment savoir que vous avez retrouvé un peu de calme et de sérénité — s’il est possible d’employer ce mot —, après la cruelle épreuve des événements du Musée. Je comprends votre tourment, je le partage moi-même, mais je voudrais vous dire quel réconfort c’est pour vos collaborateurs qui restent, pour vos élèves, pour vos amis, de savoir que vous au moins vous avez échappé, que vous êtes là, et que dans les années troubles qui suivront la victoire, nous vous retrouverons pour nous guider. La France souffrait suffisamment du manque d’hommes avant la guerre, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’on n’aperçoit ni à l’étranger ni au dedans, les nouveaux leaders. Parmi ceux qui ont toujours vu juste, vous êtes l’un des seuls, et je suis tenté de dire le seul, que nous ayons conservé. Car ceux qui sont en prison, ou dans les camps de concentration, dans quel état les retrouverons-nous ? Il y a donc une raison primordiale qui doit vous interdire, mon cher Maître, de vous torturer avec cet affreux cas de conscience que vous évoquez : vous ne vous appartenez pas, vous nous appartenez, vous appartenez à la France de demain. Et même s’il n’en était pas ainsi, ne savez vous pas combien on serait déjà tenté de vous reprocher votre attitude si héroïque, qui vous a exposé aux plus grands périls, les mêmes que ceux sous le coup desquels ont succombé nos camarades, et qui ne pouvait en rien ajouter à leurs chances de salut ? Car vous avez partagé leur existence, vous vous êtes exposé aux mêmes dangers, vous avez été traqué comme eux. Votre sacrifice n’aurait ajouté à ce désastre qu’un autre, tellement immense et irréparable. Que jusqu’au bout vous vous soyez vous-même désigné comme la première victime, c’est cela qui nous fait frémir. Et loin que vous en tiriez un sujet de remords — car comment cela pourrait-il être ? — il me semble, au contraire, que cette pensée devrait vous apporter, dans votre immense douleur, cette calme résignation avec laquelle on accueille ces grands cataclysmes contre quoi on ne peut irréductiblement rien. Mais j’ai tort de parler de résignation, qui ne peut s’appliquer qu’à soi-même. Car nos amis seront, vous le savez bien, vengés. Il y a un mois environ, une Exposition de la Résistance française s’est tenue à New-York et on m’a demandé de rédiger le texte d’une notice commémorative consacrée au Musée et à nos camarades. J’ai pensé que vous aimeriez en connaître le texte. Le voici :
Il y avait à Paris une grande Institution scientifique vouée, par sa nature même, à la lutte contre le Racisme et ses mensonges : le Musée de l’Homme.
Son directeur, le Professeur Paul Rivet, Conseiller municipal de Paris, est le premier Intellectuel français qui se soit voué, corps et âme, au combat antifasciste. Son sous-directeur, Jacques Soustelle, a rejoint, depuis le premier jour, les Forces français libres.
Leurs collaborateurs se consacraient à une seule tâche : divulguer, dans leur inépuisable diversité, les innombrables créations du Génie Humain.
Les Allemands se sont vengés.
Après avoir été tenu au secret pendant des mois, ils ont finalement massacré les collaborateurs du Docteur Rivet qui, suivant son exemple, maintenaient dans Paris occupé le Musée ouvert, comme un défi.
(suivaient les noms et les titres de nos camarades)
Les millions d’humbles hommes que leurs travaux ont contribué à faire connaître et à aimer, châtieront les vrais Barbares.
[…] Je vous prie de présenter mes hommages respectueux à Madame Rivet, et de recevoir, Mon Cher Maître, l’assurance de ma profonde et fidèle affection.
Claude Lévi-Strauss119

64L’exemple de Paul Rivet a convaincu Claude Lévi-Strauss “de cette vérité qu’il n’est de science que militante” — c’est ce qu’il écrit dans son élogieuse recension des Origines de l’homme américain pour la revue de l’École libre des Hautes Études, Renaissance120. Paul Rivet n’a pas attendu la nouvelle de l’exécution de ses camarades pour prendre résolument position en faveur du Comité de la France libre, et ce dès la fin de l’été 1941, alors qu’il est dans une situation personnelle qui aurait plutôt dû le contraindre à une certaine réserve prudente. Sa mise à la retraite d’office a eu en effet des conséquences sur un plan plus privé.

65Louis Germain, le directeur du Muséum, a veillé personnellement au bon règlement de son dossier de retraite. Paul Rivet fournit des certificats de vie afin que ses sœurs et Caroline Vacher se répartissent ses trois retraites (militaire, légion d’honneur et civile). Après le passage de Jacques Soustelle à Bogota à l’été 1941, en tant que représentant personnel du général de Gaulle, Paul Rivet ne cache plus ses opinions et s’engage auprès des quelques Français qui fondent une délégation colombienne du Comité : il en devient le président d’honneur. Il sait que Jacques Soustelle, tout comme Henri Laugier et Henri Focillon, l’historien d’art, ont été déchus de la nationalité française. L’ambassadeur de France écrit rapidement à Vichy pour les avertir de l’attitude de Paul Rivet, qui outrepasse les missions de propagande culturelle française qui lui avaient été attribuées à l’origine. Nicole Racine, qui a consulté les archives diplomatiques, précise que la question de la déchéance de la nationalité française se pose sérieusement en ce qui concerne Paul Rivet. Un de ses amis fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères l’avertit discrètement en décembre 1941 de cette éventualité, en lui faisant mesurer les implications de son engagement gaullien :

Peut-être avez-vous eu vent d’un projet qui tendrait à retirer sa nationalité à un grand savant français pour l’empêcher d’assister au Congrès des américanistes de Santiago en mai prochain, parce que l’on croit ici, sur des échos provenant de la tournée Soustelle, que ce grand savant n’assiste au Congrès que pour y intervenir politiquement en faveur d’un général rebelle. Cette mesure serait indifférente au grand savant si elle ne devait frapper, par voie de conséquence ou par suppression de pension de retraite, ses sœurs restées en France. Puisque vous êtes en relation avec lui, pourriez-vous l’avertir du danger qui le menace.121

66À la main, Jean Poirier griffonne une note de bas de page : “On l’accuse de s’être inscrit à un certain comité. Est-ce exact ? Tout cela me paraît une suite du voyage de S.” C’est bien exact et, grâce à la lettre de cet ami, devenu après la Libération inspecteur général de l’enseignement, Paul Rivet a “pu parer la menace de justesse.”122 Il fait intervenir ses appuis politiques à Bogota : “Toutes les démarches du président Santos en ma faveur ont été faites par lui et par l’intervention des représentants diplomatiques colombiens à Paris et à Vichy.”123 Eduardo Santos aurait fait comprendre aux autorités françaises que cette déchéance serait de mauvaise politique, étant donné la réputation et le prestige dont jouit Paul Rivet dans toute l’Amérique latine. Dès 1938, Eduardo Santos a manifesté une solidarité indéfectible envers Paul Rivet. C’est aussi grâce à son invitation qu’il peut quitter la France en 1941 dans des conditions acceptables.

67On peut légitimement se demander pourquoi Paul Rivet a privilégié la proposition colombienne au lieu de celle émanant du Mexique. Connaissant sa situation difficile à cause de sa récente révocation, l’ambassade mexicaine avait relancé le gouvernement français fin novembre 1940, rappelant que Paul Rivet bénéficiait d’une invitation du président Cardenas lui-même. Pour appuyer cette invitation, des fonctionnaires des Affaires étrangères soulignent même le rôle important qu’a joué Paul Rivet dans la détente des relations entre le gouvernement français et les congrégations religieuses françaises au Mexique124. De plus, si l’on considère les destinations de prédilection des exilés intellectuels français en 1940, le Mexique arrive bien placé, avec les États-Unis125. En exil, la présence d’une colonie importante de compatriotes a quelque chose de réconfortant. De plus, Paul Rivet y a de très nombreux amis influents, dont l’anthropologue indigéniste Alfonso Caso et l’historien Pablo Martínez del Rio qui, conseillés en sous-main par Jacques Soustelle, sont intervenus auprès du président Cardenas pour qu’une situation lui soit offerte et lui faire envoyer plusieurs centaines de dollars, malheureusement interceptés par Vichy. Paul Rivet atermoie longtemps, hésitant jusqu’au dernier moment à quitter Paris. Seule la menace d’une arrestation imminente de la police allemande le décide à partir ; il n’emmène que quelques livres avec lui, et ses deux manuscrits. Courant janvier, une autre invitation, du président colombien Eduardo Santos, lui était parvenue, et c’est celle-ci que, finalement, il accepte.

68Plusieurs considérations le décident à choisir la Colombie. Il connaît bien Eduardo Santos, francophile libéral ; il a assisté à son investiture en 1938 à Bogota. La perspective de diriger un Institut d’ethnologie, fondé expressément à son intention, lui laisse espérer une position scientifique éminente et qu’il aura les coudées franches pour travailler comme il l’entend. En outre, d’un strict point de vue scientifique, si l’on considère sa bibliographie, il apparaît très vite que le choix de la Colombie est bien plus logique et pertinent que celui du Mexique : Paul Rivet n’est pas un spécialiste de l’Amérique centrale, mais du Nord-Ouest de l’Amérique du Sud. La Colombie, limitrophe de son premier terrain, l’Équateur, est dans le prolongement géographique de ses travaux linguistiques et d’étude de la civilisation matérielle, selon une grille d’interprétation diffusionniste qui s’intéresse beaucoup à la géographie pour restituer l’histoire de l’Amérique. Malgré les circonstances, ce sont donc des raisons scientifiques qui déterminent son choix, alors même que la place de la Colombie sur l’échiquier international est plus que modeste. C’est en effet un pays très mal connu en Europe car, contrairement à l’Argentine, au Mexique voire au Brésil, ce n’est pas un pays d’immigration européenne. Paul Rivet va donc être relativement isolé et ressentir durement l’absence d’un certain cosmopolitisme qui fait le charme d’autres capitales latino-américaines comme Buenos Aires, Rio de Janeiro, Mexico, et qui atténuerait l’impression de solitude.