“Les sujets pharmaceutiques sont toutes les substances naturelles simples, des trois règnes, & un grand nombre de produits chimiques, dans lesquels les hommes ont découvert des vertus médicamenteuses” (L’Encyclopédie).

1Ayant atteint le terme provisoire de la saga des pharmaciens du Muséum, qui s’étale déjà sur plus de trois siècles, nous voudrions émettre quelques remarques d’ordre général.

2D’abord, certains des hommes éminents dont nous avons évoqué le souvenir, comme Moissan, Coutière ou Guignard, restèrent peu de temps au Jardin des plantes, tandis que d’autres, tels Milne-Edwards, Lacroix ou Bouvier, firent carrière dans l’établissement. Ces derniers, “uniquement préoccupés de leur enseignement, de leurs collections, de leurs travaux, […] n’étaient pas effleurés par le souci du lendemain, car l’heure de la fâcheuse retraite ne sonnait pour eux que sous la forme de l’éternel repos” (Lacroix (Alfred), Notice historique sur Alphonse Milne-Edwards : lecture faite dans la séance publique annuelle du 22 décembre 1924, Institut de France, Paris : Gauthier-Villars, 1924, p. 2).

3Il convient ensuite de souligner un point important : l’appartenance de tous les savants évoqués — malgré la longueur variable de leurs séjours — à la mémoire collective du Muséum. En effet, par-delà les apports individuels ou les influences personnelles, se dégage une participation à quelques uns des grands axes d’exploration de la connaissance, qui traversèrent l’histoire scientifique de l’établissement. Les thèmes du cristal, du minéral, du diamant, de l’urée, des quinquinas et de l’analyse, sont très significatifs à cet égard. L’apothicaire Rouelle l’aîné, nous l’avons vu, annonça les idées du cristallographie Haüy, lequel profita, pour asseoir ses théories, de la science analytique du pharmacien Vauquelin. Ce dernier montra un vif intérêt à l’égard des minéraux, à l’image de son ami Laugier — spécialiste des météorites — et du géologue Lacroix. Or, la minéralogie fut toujours fortement cultivée au Muséum, notamment par Dolomieu et Alexandre Brongniart, pour ne citer que des noms connus. Comme Macquer, éminent chimiste du Jardin royal, Rouelle le cadet s’intéressa à la combustion du diamant, une gemme fascinante dont Moissan, bien après son départ du laboratoire de Dehérain, put réaliser la synthèse. Rouelle le cadet isola l’urée, substance fondamentale du métabolisme azoté, qui devait être ensuite étudiée au Muséum par Fourcroy et Vauquelin, ainsi que par le pharmacien Richard Fosse. L’avant-dernier auteur cité, lorsqu’il tenta la recherche des principes actifs des quinquinas, annonçait visiblement les travaux pharmacognosiques du non-pharmacien Arnaud. Enfin, “de Fourcroy à Vauquelin, puis Chevreul, se développe une tradition d’analyse fine différente de la tradition lavoisienne, et tout aussi importante pour l’industrie” (Bensaude-Vincent (Bernadette) et Stengers (Isabelle), Histoire de la chimie, Paris : La Découverte, 1993, p. 167). Dans cette dynamique riche de conséquences, le pharmacien Vauquelin assure la transition entre deux des plus prestigieux chimistes du Muséum, dont l’un fut son maître et l’autre son élève.

4Mais, l’appartenance de nos pharmaciens à la mémoire collective du Muséum ne s’est pas bornée au domaine purement scientifique. Ils ont aussi participé aux grands courants d’opinion qui traversèrent les diverses époques de l’histoire de l’établissement. Nous avons ainsi été amenés à situer le rôle de certains d’entre eux par rapport au clivage entre naturalistes et expérimentalistes, ou dans les relations avec le pouvoir politique. Si l’on considère enfin l’angle administratif, on note que sur les vingt-six directeurs s’étant succédé au Muséum entre 1793 et 1970, trois furent des pharmaciens. Ce nombre n’est pas négligeable, au vu de celui des professeurs éligibles et en notant que deux des directorats concernés furent des mandats doubles.

5De place en place, au cours de notre relation chronologique des faits, nous avons tenu à dresser un parallèle entre deux Jardins : celui du roi, futur Muséum, et celui des apothicaires, future Faculté de pharmacie de Paris. La comparaison ainsi établie introduira notre seconde remarque. Les deux établissements concernés, si l’on excepte le cas particulier du Collège royal, furent les véritables berceaux de l’enseignement pharmaceutique en France. Ils ne s’opposèrent pas, bien au contraire, puisque s’instaurèrent entre eux des collaborations, des échanges, ainsi qu’une véritable circulation de pharmaciens. Nous avons suivi Brongniart, Vauquelin, Moissan, Milne-Edwards, Coutière, passant d’un Jardin à l’autre au gré de leur carrière scientifique, puisant ça et là matière à enseigner ou à découvrir. Nous avons vu aussi Fourcroy, influent professeur au Muséum, soutenir le Collège de pharmacie durant les troubles de la Révolution. En bref, nous avons assisté à l’instauration d’une alliance fructueuse, basée sur la complémentarité et que ne vint ternir aucune rivalité stérile.

6Notre troisième remarque, tournée vers l’avenir, concerne le rôle privilégié désormais dévolu au Muséum, dans le progrès des sciences pharmaceutiques. En effet, la découverte des médicaments nouveaux nécessite aujourd’hui, comme à la fin de l’Ancien Régime, une collaboration très étroite entre la chimie et les sciences de la vie (Penasse (Lucien), “La Chimie et la santé humaine”, Culture technique, n^o 23, 1991, pp. 72-74). On aurait pu croire que l’émergence de principes actifs de synthèse efficaces allait rendre caduque l’exploration de la nature, à la recherche des substances qui soignent. Étonnant retour de l’histoire, il n’en est rien : extraire les métabolites secondaires (Ourisson (Guy), “Ordre ou désordre ?, les métabolites secondaires : questions, réponses et énigmes”, Culture technique, n^o 23, 1991, pp. 141-150) doués des effets pharmacologiques les plus variés — anti-parasitaires, antibiotiques, anticancéreux, antiviraux — à partir des organismes les plus divers — algues, champignons, végétaux supérieurs, éponges, coraux, amphibiens… — est devenu actuellement une nécessité vitale (Potier (Pierre), “La Découverte des médicaments”, Pour la science, n^o 171, 1992, pp. 8-10). Et par contrecoup, les données relatives à l’histoire naturelle des êtres vivants concernés — taxinomie, anatomie, physiologie — prennent une importance capitale. Le Muséum occupe donc logiquement, grâce à sa vocation pluridisciplinaire, à ses laboratoires de chimie, d’ethnobotanique (Cox (Paul) et Balick (Michael), “Médecine traditionnelle et médicaments nouveaux”, Pour la science, n^o 201, 1994, pp. 42-48), ainsi que de biologie végétale ou animale, une position stratégique sur les voies de la recherche pharmaceutique de pointe. Il reste plus que jamais, après plusieurs siècles d’histoire, le digne héritier du Jardin royal des plantes médicinales, cet établissement étonnant où des apothicaires férus de chimie et de botanique se consacraient à l’isolement des principes immédiats des drogues.

7Les dernières lignes de notre conclusion seront précisément dédiées aux apothicaires et aux pharmaciens dont nous avons tenté de ressusciter la mémoire. Peut-être n’avons-nous pas suffisamment dégagé les défauts ou les rivalités de nos personnages, livrant ainsi au lecteur des portraits trop lisses, trop idéalisés, en un mot trop hagiographiques. Mais, l’histoire des savants est consignée dans des textes qui sont souvent des éloges post mortem et, comme chacun sait, le souvenir embellit tout. Nous arguerons, à notre décharge, du fait que nous avons essayé de tenir compte du plus grand nombre de témoignages possibles — même des moins flatteurs. Quoi qu’il en soit, nous assumerons d’un cœur léger la responsabilité d’avoir livré des images académiques ou incomplètes si, une fois cet ouvrage refermé, le lecteur a acquis la certitude que tous les pharmaciens du Muséum furent de ces “hommes admirables” de la science, évoqués par Georges Duhamel : “Des hommes admirables ! Il y en a. J’en ai connu. J’en connais. Ils ne sont pas admirables partout et toujours. Ils sont admirables quand les circonstances les portent et que l’inspiration les visite” (Duhamel (Georges), Chronique des Pasquier. Vol. VI : Les Maîtres, Paris : Mercure de France, 1974, p. 239).