“Histoire Naturelle […] Les animaux, les végétaux & les minéraux constituent les trois principales parties de l’Histoire naturelle ; ces parties font l’objet de plusieurs sciences qui dérivent de l’Histoire naturelle, comme les branches d’un arbre sortent du tronc” (L’Encyclopédie).

1La fin de la Révolution et le début du XIX^ème siècle — c’est-à-dire l’âge d’or du Muséum — marquèrent, nous l’avons dit, une nette prééminence de la zoologie. Tandis que Lamarck, Lacepède, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, imprimaient à l’étude du règne animal un essor considérable, le Tout-Paris se pressait devant les grilles de la ménagerie du Jardin des plantes, pour en admirer les pensionnaires. Les grandes expéditions naturalistes, comme celle ayant accompagné Bonaparte en Égypte, ou bien les voyages de Freycinet, d’Humboldt, de d’Orbigny, rapportaient des milliers d’espèces inconnues destinées aux collections de l’établissement1. Enfin Cuvier, trouvant le moyen de ressusciter des animaux disparus, provoquait l’admiration si poétiquement exprimée par Balzac dans la Peau de chagrin : “Notre immortel naturaliste a reconstruit des mondes avec des os blanchis, a rebâti, comme Cadmus, des cités avec des dents, a repeuplé mille forêts de tous les mystères de la zoologie avec quelques fragments de houille, a retrouvé des populations de géants dans le pied d’un mammouth…”.

2Durant l’âge d’or, les professeurs du Muséum étaient des personnages tout-puissants, cumulant les postes universitaires, les distinctions académiques et jouissant même parfois d’une influence politique. Ces grands hommes se livraient entre eux à d’impitoyables combats scientifiques, comme ceux qui opposèrent les fixistes aux transformistes, ou Georges Cuvier à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire. En 1812, dans pareil contexte, un jeune homme appelé Achille Valenciennes arriva au Muséum2. Né en 1794 dans l’établissement et fils d’un aide-naturaliste de Daubenton, ce savant occupa en 1832 l’une des deux chaires issues du dédoublement de la chaire des Vers, insectes et animaux microscopiques de Lamarck : celle des Animaux sans vertèbres ou non articulés — future chaire de Malacologie. La partie complémentaire, intitulée chaire des Animaux articulés, devait accueillir quelques années plus tard le pharmacien et zoologiste Bouvier, dont nous reparlerons ultérieurement3.

3Mais, revenons à Valenciennes qui, bien que non adepte de l’art pharmaceutique4, se trouva être en 1856 le premier titulaire de la chaire de Zoologie de l’École de pharmacie.

4“C’était un savant bien connu, dont la vie scientifique s’était écoulée hors de l’École, à laquelle il apportait avant tout l’éclat de son nom. Il était déjà presque à la fin de sa carrière quand il inaugura son enseignement”5.

5Valenciennes fut malheureusement amené à interrompre plusieurs fois ses cours, en raison de l’affection cardiaque qui le minait, et il dut même, à la fin de sa vie, se faire totalement remplacer par son collègue agrégé Alphonse Milne-Edwards. Ce dernier, ainsi que nous allons le voir, fut un personnage capital du Muséum.

Alphonse Milne-Edwards, le grand patron

6Le père du zoologiste que nous allons évoquer, Henri-Milne Edwards, était le vingt-septième enfant de William Edwards, un colonel anglais de la milice de la Jamaïque. Ce colonial, venu s’établir dans les Flandres, avait choisi en 1814 la nationalité française pour lui-même et sa famille. Lorsqu’il eut acquis le doctorat en médecine, Henri-Milne épousa la fille du colonel Trezel, ancien officier de la Grande Armée et futur ministre de la Guerre. Il se lança ensuite avec passion dans des études zoologiques, devenant professeur d’hygiène et d’histoire naturelle à l’École centrale des arts et manufactures en 1832. Six ans plus tard, Henri-Milne Edwards entra à l’Académie des sciences pour de brillants travaux réalisés sur les invertébrés, notamment les Crustacés. Et en 1841, il fut nommé à la chaire des Animaux articulés du Muséum, où il vint habiter avec ses trois filles et son jeune fils Alphonse, né en 1835. À cette époque vivaient au Jardin des plantes des savants illustres, comme les zoologistes Valenciennes et Étienne et Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, les chimistes Gay-Lussac et Chevreul, les botanistes Adolphe Brongniart et Adrien de Jussieu, le minéralogiste Alexandre Brongniart — beau-père du chimiste Dumas — ou le physiologiste Flourens. Plus tard devaient arriver Frémy et Claude Bernard6.

7Alphonse Milne-Edwards évolua donc très tôt dans une atmosphère intellectuelle stimulante, d’autant plus que son père, amateur de vie mondaine, se plaisait à réunir dans son salon artistes et savants. Le jeune homme, prématurément orphelin de mère, fut instruit à fond aussi bien dans le domaine des lettres, que dans ceux des sciences, des arts ou des langues vivantes. Par ailleurs, il hérita de son éducation à l’anglaise un goût prononcé pour toutes sortes de sports, et acquit les rudiments de divers métiers manuels. Alphonse fit des études supérieures à la Sorbonne, ainsi qu’à l’École de médecine, puis devint en 1856 préparateur de son père, qui avait été nommé entre-temps professeur à la Faculté des sciences.

8On ne peut qu’admirer la cadence avec laquelle Alphonse Milne-Edwards enchaîna ensuite les succès : docteur en médecine avec une thèse sur l’Étude chimique et physiologique des os en 1860, il soutint un an après un doctorat ès sciences portant sur les Crustacés Podophtalmes fossiles, et devint en 1862 aide-naturaliste dans la chaire des Animaux articulés au Muséum. Il acquit également ses grades en pharmacie, une discipline dont il devait souligner plus tard toute l’importance, en relation avec la formation zoologique : “Le pharmacien, sans avoir jamais à exercer la médecine, n’est-il pas à chaque instant le conseil de ceux qui souffrent ou qui cherchent à s’éclairer sur les règles de l’hygiène publique ou privée ? N’est-il pas souvent interrogé sur des questions qui sont du domaine de la zoologie ?”7.

9Milne-Edwards fut reçu pharmacien de première classe en 1864, grâce à un mémoire intitulé Étude sur la famille des Chevrotains”, puis obtint en 1865 — avec une thèse sur la famille des Solanacées8 — le titre d’agrégé de zoologie de l’École de pharmacie9 de Paris, un établissement dans lequel il succéda la même année à Valenciennes décédé. Il rejoignit en 1869, comme aide-naturaliste, la chaire des Mammifères et oiseaux du Muséum, où son père avait demandé son transfert en 1861, à la suite du décès d’Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Et, lorsqu’Henri-Milne Edwards résigna en 1876 ses fonctions dans cette dernière chaire, afin de se consacrer totalement à la Faculté des sciences dont il était le doyen, c’est son fils qui le remplaça au Muséum10.

10Le savant dirigea le laboratoire de Zoologie anatomique de l’École pratique des Hautes Études11, entra à l’Académie des sciences en 1879, puis à l’Académie de médecine six ans plus tard. Élu deux fois directeur du Muséum, en 1891 et 1896, il présida cet établissement jusqu’à son décès et remplit la même fonction à la tête de la Société de géographie — dont il avait reçu la grande médaille d’or — à partir de 1897. Milne-Edwards fut par ailleurs membre ou président de diverses commissions scientifiques du Ministère de l’Instruction publique. Il avait épousé la fille d’un bibliothécaire du Muséum, M^lle Desnoyers, qui, n’ayant pu avoir d’enfant, avait recueilli pour les élever les deux petites-filles du zoologiste Duméril. Milne-Edwards fut très affecté par le décès de sa femme, survenu en 1887. Il mourut en 1900 au Muséum, victime d’une longue et douloureuse maladie, après avoir obtenu au cours de sa carrière les plus grands honneurs qu’un scientifique puisse souhaiter12.

11“De petite taille, de chétive apparence, au visage glabre, barré par une moustache et encadré de côtelettes grisonnantes, éclairé par des yeux vifs, à la fois intelligents et bons”13, Milne-Edwards possédait un physique peu ordinaire. Au plan moral, il laissa à son collègue et biographe Lacroix — que nous retrouverons plus loin — le souvenir d’“un homme de devoir, d’une haute conscience […]. Autoritaire par tempérament, il aimait l’autorité. Il possédait la propriété, indispensable à un chef, de savoir dire “non” — il le disait d’un petit ton sec qui invitait son interlocuteur à ne pas insister — et de faire sans heurt accepter sa décision. Ferme et tenace dans ses desseins soigneusement mûris, sachant bien ce qu’il voulait, et ayant le talent de le faire exécuter d’une façon inflexible, il était cependant conciliant et d’une très grande urbanité. De relations sûres, quand il avait dit “oui”, sa parole était d’or et l’on pouvait compter sur elle sans réserve. S’il promettait peu, il tenait généralement plus qu’il n’avait promis”14.

12Toujours selon Lacroix, l’homme arborait un masque de froideur, mais “sous l’apparence d’une impassibilité parfois glaciale, il était sensible, compatissant et d’une grande générosité : il soulagea bien des infortunes autour de lui, soutint bien des œuvres, et cela avec autant de tact que de discrétion”15.

13“A. Milne-Edwards venait ponctuellement chaque jour rue de Buffon ; il y dépouillait volontiers son attitude officielle, se plaisant à de longues et amicales conversations avec ses préparateurs ; il devenait alors le plus aimable des camarades”16. De même, “il apparaissait comme transformé lorsqu’il s’abandonnait dans un cercle ami, charmant alors par l’étendue de sa culture, la finesse et la vivacité de son esprit et aussi par l’excellence de son cœur”17.

14Il semble qu’il faille ajouter à ces qualités humaines le désintéressement, puisque Milne-Edwards “obtint du ministre de l’Instruction publique l’échange de la cravate de commandeur de la Légion d’honneur qui lui était destinée contre plusieurs croix qui furent distribuées à ses collaborateurs, professeurs et assistants”18.

15Le savant se plaisait à attirer la jeunesse dans sa maison, où régnèrent gaieté et ambiance familiale jusqu’à la mort de son épouse. À l’amphithéâtre, selon l’un de ses anciens élèves à la Faculté de pharmacie, “il parlait avec simplicité, sans recherche, mais sa parole était toujours châtiée, n’allant jamais jusqu’à l’expression familière ou triviale, bien qu’il fut coutumier du mot ou de l’anecdote spirituels. Ses leçons, qu’il illustrait, tout en parlant, de dessins d’une sûreté et d’une facilité légendaires, étaient volontairement élémentaires et dogmatiques. Il en écartait avec soin les théories controversées”19.

16Milne-Edwards, nous l’avons dit, était d’un tempérament sportif. Ainsi, Lacroix raconte comment “bien avant dans sa carrière, les graves membres des commissions officielles qu’il avait coudoyés pendant le jour dans les ministères auraient eu de la peine à reconnaître leur collègue dans le petit homme agile, vêtu d’un maillot, qui, à la nuit tombante, sortait furtivement du Jardin des plantes, un canot d’acajou sur l’épaule, pour aller prendre ses ébats sur la Seine voisine”20.

17Dans un récit de ses expéditions scientifiques, nous voyons donc le savant se jeter intrépidement dans une mer agitée, pour atteindre un îlot rocheux sur lequel gîte un reptile rare, ou arriver le premier au sommet du mont Teide, à Ténérife, “laissant bien loin derrière lui, essoufflés, ses compagnons de voyage beaucoup plus jeunes que lui”21. Cet homme présenté comme étant de fer et de glace, ce Phileas Fogg de l’exploration zoologique, possédait néanmoins son talon d’Achille : il souffrait affreusement du mal de mer !

18Alphonse Milne-Edwards publia à l’âge précoce de vingt ans son premier travail scientifique, portant sur la dimension des globules rouges de certains vertébrés dits inférieurs. Il rédigea ensuite plus de deux cents livres ou articles, consacrés à la zoologie ou à la paléontologie animales. Les thèmes essentiels de son œuvre, que nous analyserons successivement, sont au nombre de cinq : les animaux des grands fonds marins, les Crustacés, les Oiseaux, les Mammifères et la faunistique générale.

19En 1861, le câble sous-marin reliant l’Algérie à la Sardaigne se rompit fortuitement, entre Bône et Cagliari. Les travaux effectués à cette occasion permirent de ramener à la surface des fragments métalliques, sur lesquels se trouvaient fixés divers animaux qui vivaient à des profondeurs de plus de deux mille mètres. Milne-Edwards, pressenti pour faire l’étude de ces espèces, identifia des Mollusques déjà repérés en Méditerranée, des Coralliaires nouveaux ou comparables à des fossiles, des Bryozoaires, des Gorgones et des Serpules. La présence d’invertébrés, tels des Gastéropodes, capables de vivre sans lumière sous des pressions de plus de deux cents atmosphères, présentait un grand intérêt pour les physiologistes. Par ailleurs, Milne-Edwards attira l’attention du monde savant sur le fait que certaines espèces, connues à l’époque uniquement sous forme fossile, pussent bien être retrouvées un jour au fond des mers. Le zoologiste soutint ultérieurement les projets de recherches sous-marines du marquis de Folin, dirigeant à partir de 1880 les campagnes d’exploration du navire Travailleur. Ce petit navire à roues, prêté par le Ministère de la Marine, sonda successivement le golfe de Gascogne, la Méditerranée des côtes de Provence à la Corse et l’Atlantique des côtes du Portugal aux Canaries. Les résultats obtenus par l’équipe scientifique du Travailleur — composée de sept personnalités, dont quatre membres du Muséum — furent encourageants : une riche moisson d’espèces abyssales nouvelles vint enrichir les collections françaises. Aussi, la mission dirigée par Milne-Edwards repartit-elle de Rochefort en 1883 sur le Talisman, un robuste navire à hélice et à voile utilisé comme éclaireur d’escadre. L’expédition dura trois mois, passant par Cadix, puis longeant les côtes du Maroc pour atteindre successivement les Canaries, les îles du Cap-Vert, la mer des Sargasses et revenant finalement à son point de départ via les Açores. Les fonds marins furent ainsi dragués jusqu’à des profondeurs de cinq mille mètres, livrant de véritables trésors zoologiques. Ceux-ci, de même que les instruments de capture utilisés, furent présentés au Muséum à la faveur d’une exposition organisée par Milne-Edwards dès son retour et qui eut un énorme retentissement22.

20Comme son père, notre pharmacien se passionna pour les Crustacés, actuels ou fossiles, auxquels il se consacra jusque sur son lit de mort. Il se faisait adresser par ses nombreuses relations des spécimens venant du monde entier, qu’il gardait provisoirement cachés, afin de les observer avec délices durant ses moments de liberté. Dès qu’il les avait étudiés, il les incluait dans les collections de son collègue du laboratoire d’entomologie.

21Le grand zoologiste américain d’origine suisse Alexandre Agassiz envoya un jour à son ami Milne-Edwards un Bathynomus, sorte de cloporte géant des grands fonds marins23 : le précieux Isopode trôna longtemps sur la cheminée du cabinet du savant et ne repartit de France qu’après la mort de ce dernier. Alphonse Milne-Edwards étudia surtout les Crustacés supérieurs — notamment les crabes —, selon une triple approche : descriptive, zoogéographique et paléontologique. Il conduisit par ailleurs de fort intéressantes investigations sur l’anatomie des Limules, des Arthropodes étranges appartenant à la classe des Merostomata (sous-classe des Xiphosures). Milne-Edwards montra que le système nerveux de ces étonnants fossiles vivants était littéralement enveloppé par l’appareil circulatoire.

22Dans le domaine de l’ornithologie, le savant étudia d’abord l’ostéologie des espèces actuelles, qu’il compara ensuite à plus de dix mille fragments de squelettes fossiles. Il put ainsi reconstituer l’évolution de la faune aviaire, depuis le Crétacé jusqu’à nos jours. De ces travaux sortit ce qui fut sans doute l’œuvre majeure du zoologiste : un monumental ouvrage, illustré de plus de deux cents planches et intitulé Recherches anatomiques et paléontologiques pour servir à l’histoire des oiseaux fossiles de France24. Milne-Edwards compléta ses recherches paléontologiques, grâce à l’examen d’espèces récemment éteintes des îles Mascareignes et de Madagascar. Par ailleurs, il faut mentionner les remarquables études anatomiques et physiologiques qu’il conduisit sur l’appareil respiratoire des Oiseaux.

23Le zoologiste s’intéressa aux Mammifères, non seulement sous l’angle de la taxinomie, mais aussi sous celui de l’anatomie, une discipline dans laquelle il excellait. Il eut ainsi la possibilité de décrire une centaine d’espèces inconnues jusqu’à lui, dont un grand nombre appartenaient à des genres nouveaux. Au début de sa carrière de mammalogiste, Milne-Edwards clarifia la taxinomie de ce que l’on appelait avant lui les Chevrotains, en démontrant le caractère hétérogène de ce groupe : le porte-musc (Moschus moschiferus) devait être classé à part des Chevrotains proprement dits, ces derniers constituant la famille des Tragulidés25. Puis, le savant effectua des recherches sur les Mammifères de la Chine et du Tibet oriental, sur l’hippopotame du Libéria et sur les Lémuriens malgaches. Il conduisit cette dernière étude avec Alfred Grandidier, se chargeant de l’anatomie interne, tandis que son collègue s’attachait à la morphologie et à l’ostéologie. Milne-Edwards, grâce à des arguments prenant en compte la structure des enveloppes foetales, fut amené à distinguer nettement les Lémuriens (dépourvus de membrane caduque, c’est-à-dire non déciduates) des Singes et des Hominiens (déciduates), au sein de l’ordre des Primates. Ce dernier taxon, après de laborieuses modifications systématiques, regroupe aujourd’hui deux sous-ordres : les prosimiens (comportant notamment les Lémuriens) et les simiens (Singes et Hominidés).

24Les travaux sur les Lémuriens de Madagascar — comme ceux sur les animaux des grands fonds marins — participent aux études de faunistique réalisées par Milne-Edwards. Il faut y ajouter un splendide mémoire sur la faune des régions australes, accompagné de cent soixante-quinze cartes, qui valut au savant le prix Bordin de l’Académie des sciences. Dans son travail, le zoologiste envisageait essentiellement la distribution géographique particulière des oiseaux antarctiques : il fut amené à conclure que la faune étudiée était fort différente de celle de l’Arctique26.

25Milne-Edwards participa en 1878 — avec Jules Ferry, Frémy, Chevreul, Dumas, Vulpian et Decaisne — à une commission chargée par le Gouvernement de préciser le rôle du Muséum dans le système éducatif français. À cette occasion, le zoologiste souhaita que l’établissement puisse participer à la collation des grades universitaires27. Lavis ne fut bien entendu pas suivi, compte tenu de la rivalité existant avec la Faculté des sciences. Au poste de directeur, Milne-Edwards fut un administrateur habile, “plein de finesse et d’activité”28, grâce auquel la domination naturaliste fut rétablie au Muséum pendant la période 1891-1914. Il est d’ailleurs significatif de constater que le savant décida en 1892 de supprimer la chaire de Frémy, pour raisons d’assainissement financier29. Durant ses deux directorats successifs, Milne-Edwards contribua puissamment à enrichir, ainsi qu’à réorganiser les collections zoologiques de l’établissement. Lorsque de nouvelles galeries purent être ouvertes dans le bâtiment construit par André, il mit en valeur les mammifères et surtout les gracieux oiseaux aux couleurs chatoyantes. Le savant dirigea par ailleurs, pendant de vingt-cinq ans, la fameuse ménagerie du Jardin des plantes, dans laquelle il fit affluer les animaux rares30. Il supervisa également la construction d’une grande volière pour les oiseaux aquatiques. À l’École de pharmacie, il créa un enseignement de zoologie original, dont le programme se divisait en deux parties : d’abord des notions d’anatomie et de physiologie comparée, puis l’étude des animaux d’intérêt médical, agricole ou industriel. Les cours s’appuyaient sur des collections considérablement accrues par les soins de Milne-Edwards — jusqu’à occuper plus de cent mètres de vitrines31.

26À l’exemple de Fagon ou de Buffon, le zoologiste se préoccupa d’envoyer à travers le monde des voyageurs scientifiques, pour lesquels un enseignement spécial fut créé au Muséum. C’est d’ailleurs sous la présidence de Milne-Edwards à la Société de géographie, que fut organisée la célèbre expédition africaine Foureau-Lamy. Le savant, pleinement conscient de l’importance des cultures tropicales, instaura une étroite collaboration entre le Muséum et les colonies, installant même un jardin d’essai à Nogent-sur-Marne32.

27Parmi les nombreux collaborateurs ou élèves de Milne-Edwards figurent deux pharmaciens, Coutière et Bouvier, que nous allons maintenant présenter au lecteur. Nous n’évoquerons que partiellement le premier d’entre eux : en effet si, comme Moissan, il conduisit ses premières études scientifiques au Muséum, Coutière termina sa carrière à l’École de pharmacie de Paris.

Henri Coutière, le zoologiste de la mer

28François Louis Henri Coutière, né en 1869 à Saulzet dans l’Allier, était fils de cultivateurs. Après de brillantes études primaires à l’école de son village — durant lesquelles il dévora les trois cents volumes de la bibliothèque communale —, il décida de devenir pharmacien et accomplit son stage préliminaire dans une officine de Moulins. Le jeune homme suivit ensuite à Paris les cours de l’École supérieure de pharmacie, ainsi que ceux de la Faculté des sciences. Il devint interne des hôpitaux en 1893, licencié ès sciences naturelles deux ans plus tard et pharmacien de première classe en 1896. À l’École de pharmacie, Coutière fit la connaissance de Milne-Edwards, alors professeur dans l’établissement, qui l’encouragea dans sa vocation de zoologiste et l’accueillit au Muséum. En effet, aucun laboratoire de recherche en biologie animale n’existant à l’époque avenue de l’Observatoire33, ainsi que le souligne Launoy, “c’est donc au Muséum que le jeune étudiant en pharmacie, féru de zoologie, devait se faire connaître s’il prétendait à une carrière de chercheur”34.

29En 1897, Milne-Edwards fit charger Coutière d’une mission scientifique en mer Rouge, pour le compte du Muséum. Le jeune homme, qui passa par la baie de Tadjourah, Djibouti, Suez et Port Saïd, ramena de son voyage une importante moisson d’invertébrés, parmi lesquels de nombreux Crustacés. Il soutint sa thèse de doctorat ès sciences à la Sorbonne en 1899, se trouvant la même année officiellement attaché au Muséum comme chef de travaux, dans le laboratoire de l’École des Hautes Études que dirigeait Milne-Edwards. Toujours en 1899, le pharmacien fut nommé agrégé de l’École supérieure de pharmacie de Paris, où il suppléa plusieurs fois son maître mortellement malade. Remarquons que Milne-Edwards avait rendu le même service trente-cinq ans auparavant à Valenciennes : l’histoire se répétait tragiquement. Chargé du cours de zoologie à l’École de pharmacie, Coutière fut nommé en 1902 professeur titulaire de cet établissement, dans lequel il devait finir sa vie professionnelle.

30Si l’on excepte le cas particulier de sa thèse d’agrégation — consacrée aux poissons “toxicophores” — le zoologiste s’intéressa, durant sa période au Muséum, uniquement aux Crustacés. Sa première note scientifique, publiée en 1896 dans le Bulletin du Muséum national d’Histoire naturelle, fut une étude d’Alpheus edwardsi, un décapode appartenant à la famille des Alphéidés. Puis, durant son expédition en mer Rouge, Coutière ne recueillit pas moins de quatorze espèces nouvelles d’Alphéidés, dont l’étude fit l’objet de sa thèse de doctorat ès sciences naturelles, intitulée Les Alpheidae, morphologie externe et interne, formes larvaires, bionomie. Le pharmacien devait rédiger diverses publications, relatives au même taxon, dans les années qui suivirent35.

Louis Eugène Bouvier et les invertébrés

31Louis Eugène Bouvier vit le jour en 1856 à Saint-Laurent-Grand-Vaux, dans le Jura. Après ses études élémentaires, il entra à l’École normale primaire de son département, où il fut orienté vers les sciences naturelles, via la botanique. Selon un membre de sa famille, le jeune homme aurait rencontré à Arbois, durant des vacances, le grand Pasteur — son compatriote —, qui lui aurait prédit un brillant avenir. Bouvier fut nommé instituteur adjoint à Clairvaux en 1875, puis maître-adjoint à l’École normale primaire de Versailles trois ans plus tard. Admis ensuite à l’École normale supérieure de Saint-Cloud, il y fut remarqué par Edmond Perrier, qui l’amena à prendre contact avec le Muséum : d’abord, comme boursier d’étude en 1882, puis comme stagiaire en 1887. Le jeune homme acquit avec brio, durant cette période, ses grades universitaires : bachelier, puis licencié ès sciences naturelles en 1883, licencié ès sciences physiques l’année suivante, reçu premier à l’agrégation de sciences naturelles en 1885 et enfin docteur ès sciences naturelles en 1887. Bouvier fut alors nommé chef de travaux, puis sous-directeur des Hautes Études dans le laboratoire de Zoologie comparative du Muséum, que dirigeait à cette époque Perrier.

32Ayant été incité par Alphonse Milne-Edwards, dont il était rapidement devenu un fidèle collaborateur, à acquérir le grade de pharmacien36, le jeune naturaliste fit son stage en officine au cours de la période 1887-1888. Il obtint son diplôme en 1889, avec une thèse sur le système nerveux des Crustacés Décapodes et la même année, fut nommé agrégé de zoologie à l’École de pharmacie de Paris37. Dans ce dernier établissement, Bouvier se vit confier en 1893 la suppléance de la chaire de Cryptogamie, une fonction dans laquelle il innova. En effet, comme “son inépuisable curiosité scientifique, servie par une prodigieuse activité”38 l’avait conduit à fréquenter l’Institut Pasteur, il introduisit dans son enseignement des notions de microbiologie.

33En 1895, Milne-Edward poussa Bouvier à briguer la chaire des Animaux articulés du Muséum, laissée vacante par Blanchard. Le vote des professeurs fut favorable à notre pharmacien, qui fut ensuite élu à l’Académie des sciences en 1902, quinze ans avant que sa chaire ne soit dédoublée. Il eut alors le mérite d’abandonner sa spécialisation dans le domaine des Crustacés, afin d’opérer ce que nous appelons aujourd’hui une reconversion thématique : conservant la chaire d’Entomologie (voir fig. 29), le savant se jeta avec fougue dans l’étude des Insectes, tandis que son collègue Gravier héritait de la chaire des Vers et des Crustacés. Grâce à son dynamisme, Bouvier enrichit de manière considérable les collections du Muséum, qu’il ouvrit largement aux spécialistes ou aux amateurs de tous horizons. Il fit construire de nouveaux laboratoires, organisa une galerie d’Entomologie appliquée, ainsi qu’un insectarium, participa à la préparation d’une mission scientifique destinée à l’étude de la maladie du sommeil et sut développer un enseignement très vivant de sa discipline39.

34“Bouvier s’était marié jeune, peu de temps après son arrivée à Paris”40 et son union fut heureuse. Mais, il eut le malheur de perdre deux de ses filles, “enlevées successivement par le même mal, à l’âge de vingt ans passés, et il trembla longtemps pour la troisième. Il eut la force de surmonter sa grande douleur. Sans doute trouva-t-il un réconfort dans la religion et dans une vie ascétique et toute de labeur”41.

35Après sa retraite prise en 1931, le savant continua de se livrer à ses activités scientifiques, sans fléchir son rythme. Il écrivit ainsi, dans la préface de son dernier ouvrage paru en 1940 : “Issu d’une longue expérience, ce volume a été produit en pleine allégresse. Et je dois une profonde gratitude au Maître Suprême de toutes choses qui m’a laissé le temps et les moyens de le conduire à terme, en dépit des années”42.

36Bouvier perdit sa femme quelques mois avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, un conflit qui devait le séparer de sa fille, ainsi que de ses petits-fils, forcés de rester dans le Jura. Il mourut en 1944 à Maisons-Laffitte, ayant conservé dit-on “jusqu’à ses derniers jours, la complète lucidité de sa belle intelligence et la même ardeur au travail”43.

37Caullery résuma en “simplicité, bienveillance, optimisme, enthousiasme”44, la personnalité de Bouvier, un jugement que Jeannel confirma : “Nous tous qui l’avons connu, nous avons admiré cette ardeur juvénile qu’il a conservée, on peut le dire, jusqu’à sa mort. Ce qui frappait dans son caractère, c’était une grande distinction, faite d’une politesse innée, dont il ne s’est jamais départi, et puis de la réserve du parfait chrétien qu’il a été. Avec cela, très libéral, très bon, très droit, d’un désintéressement absolu et d’un dévouement sans borne pour ses amis, d’une infatigable persévérance à atteindre la réalisation de tout ce qui lui paraissait juste et utile au bien général. Il fut pendant sa vie un grand enthousiaste”45.

38Quant à l’entomologiste Chopard, il livra de son maître le portrait suivant : “Ce n’est un secret pour personne que le vieux laboratoire d’Entomologie était autrefois assez brutalement fermé à tous ceux qui ne faisaient pas partie du personnel […]. L’arrivée de Bouvier a changé bien des choses. Dédaignant la tour d’ivoire, il vivait au milieu de ses collaborateurs, s’intéressant à leurs travaux et leur prodiguant sur tous les sujets des conseils précieux. Son abord était un peu froid et même sévère, mais il cachait une extrême bonté, et ce grand savant accordait un appui sans réserve à tous ceux qui voulaient réellement travailler. Cependant, il n’aimait pas perdre son temps avec les bavards et il n’aurait pas accepté que son laboratoire devienne un lieu de réunion pour les désœuvrés. Autour de lui, et à son exemple, chacun devait travailler. Par contre, toute sa sympathie était acquise à ceux qu’animait le désir de faire œuvre utile”46.

39Ajoutons que Bouvier bénéficiait d’une grande habileté manuelle, de même que d’une compétence scientifique universellement reconnue. Ainsi, c’est à lui seul qu’Agassiz confia, à des fins de dissection, l’un des trois uniques spécimens existant de par le monde d’un rarissime mollusque Pleurotomaire47.

40L’œuvre du zoologiste fut entièrement dévolue aux invertébrés, si l’on excepte quelques travaux relatifs à l’anatomie des Cétacés. Bouvier consacra à ces mammifères marins sa thèse d’agrégation de pharmacie, ainsi que quelques notes et un mémoire. Sa thèse de doctorat ès sciences, intitulée Système nerveux, morphologie générale et classification des Gastéropodes Prosobranches, fit date dans l’histoire de la malacologie moderne. Le pharmacien y démontrait notamment que la torsion en huit de la chaîne nerveuse viscérale, constituant un caractère commun à tous les Prosobranches, distinguait ceux-ci des Opisthobranches. Outre une cinquantaine de publications sur les Gastéropodes, le noyau dur de l’œuvre de Bouvier est constitué par plus de cent notes ou mémoires relatifs à l’anatomie des Crustacés. Le zoologiste, qui eut l’occasion de travailler avec Milne-Edwards sur des collections de spécimens rapportées par de grandes expéditions, s’intéressa surtout aux Crustacés Décapodes. Il rédigea sur le sujet deux importants ouvrages, l’un consacré aux crevettes d’eau douce de la famille des Atyidés, l’autre — son dernier — aux Décapodes marcheurs. Bouvier s’attacha également à l’étude des Pycnogonides, des Arachnides des grands fonds marins et des Onychophores, “animaux ambigus, à la frontière des Annélides et des Arthropodes”48.

41Nous achèverons ce rapide survol de l’œuvre du zoologiste avec une mention de ses travaux entomologiques. Après quelques contributions à l’étude des Bymbex et des Philanthes, des insectes du groupe des Hyménoptères dont il décrivit les mœurs, Bouvier s’intéressa aux Thysanoures. Il s’attacha ensuite à la systématique des Lépidoptères Saturnioïdes, un thème sur lequel il rédigea une importante monographie en quatre volumes. Enfin, le savant publia trois livres de vulgarisation destinés à un large public : La Vie psychique des Insectes, Habitudes et métamorphoses des Insectes et Le Communisme chez les Insectes49.

42L’année précédant la mort de Bouvier, le pharmacien Maurice Fontaine devint titulaire de la chaire de Physiologie générale et comparée du Muséum. Celle-ci, créée en 1837 pour le frère de Cuvier, avait vu se succéder des savants célèbres venus d’horizons très divers, comme l’anatomiste Flourens, ou surtout le grand Claude Bernard. Mais c’était la première fois qu’elle accueillait un biologiste dont la formation initiale se trouvait être la pharmacie50.

Maurice Fontaine et la physiologie des poissons

43Maurice Fontaine, né en 1904 à Savigny-sur-Orge, eut le malheur de perdre très tôt son père, tué au cours de la Grande Guerre. Après avoir obtenu son baccalauréat, le jeune homme poursuivit des études pharmaceutiques, tout en préparant une licence de sciences naturelles à la Sorbonne. Cette dernière orientation l’amena à devenir le collaborateur du physiologiste Paul Portier qui, rappelons-le, avait découvert en 1902 l’anaphylaxie avec Richet. Fontaine évoqua, lors de sa leçon inaugurale au Muséum, l’importance capitale de sa rencontre avec le grand savant : “En m’associant à sa vie scientifique, en faisant avec moi, depuis tant d’années, commerce de ses idées de physiologiste, de médecin, de naturaliste, M. Portier m’a conduit à connaître, à comprendre, à aimer passionnément cette physiologie qui ne s’inspire pas seulement des expériences du laboratoire, mais plus souvent encore, du spectacle de la vie des êtres libres, dans leurs torrents ou leurs forêts, dans les océans ou sur les cimes”51.

44Devenu pharmacien en 1929, Fontaine soutint l’année suivante sa thèse de doctorat ès sciences, relative à l’action physiologique des fortes pressions sur les organismes aquatiques. Il fut ensuite orienté par Portier vers l’étude de l’osmorégulation des Cyclostomes, une classe de vertébrés à laquelle appartiennent notamment les lamproies. C’est aussi sur la suggestion de son maître que le jeune homme se rendit en 1930 chez Dhéré à Fribourg, où il se familiarisa durant un semestre avec les techniques d’analyse des pigments fluorescents. Puis, dès son retour à Paris, il perfectionna ses connaissances dans ce domaine biophysique en suivant les cours de spectroscopie de Fabry, à l’Institut d’optique. Fontaine franchit alors un à un les échelons d’une solide carrière universitaire : préparateur (1931), assistant (1932), puis chef des travaux pratiques de biologie animale (1941), chargé du cours de physiologie comparée à la Faculté des sciences de Paris (1940-1944), il occupa aussi un poste de maître de conférences à la Faculté de pharmacie. Dans ce dernier établissement, il trouva “de jeunes élèves plus nombreux, moins pondérés peut-être [que ceux de la Faculté des sciences], mais dont le juvénile dynamisme est rapidement captivé par l’inéluctable attrait des grands problèmes biologiques”52.

45Entre-temps, Fontaine avait été délégué du Ministère de l’Éducation nationale à bord du navire Président-Théodore-Tissier, pour participer à une croisière scientifique dans l’Atlantique sud : le périple accompli, passant par les Açores, Madère, les Canaries, les îles du Cap-Vert et la côte occidentale de l’Afrique, lui avait fait acquérir une précieuse expérience de naturaliste voyageur.

46Maurice Fontaine succéda en 1943 à Tournade à la chaire de Physiologie générale et comparée du Muséum, avant de devenir trois ans plus tard directeur de laboratoire à l’École pratique des Hautes Études puis, en 1955, chargé des fonctions de directeur de l’Institut océanographique. Il assura la direction du Muséum entre 1966 et 1970, avec des vues très claires sur les missions de l’établissement53. Comme il a été rappelé en 1979 lors de son jubilé scientifique, le savant est membre de l’Académie des sciences, de l’Académie nationale de médecine, de l’Académie d’agriculture, ainsi que de nombreuses autres sociétés savantes. Enfin, il s’est vu décerner diverses récompenses prestigieuses, tel le grand prix d’océanographie Albert I^er de Monaco, reçu en 199654.

47L’œuvre de Fontaine, que nous résumerons à grands traits, est surtout connue par ses aspects relatifs à la physiologie des poissons. En réalité, elle est beaucoup plus diversifiée, puisqu’elle comporte aussi des travaux sur les Phanérogames, les Champignons, les Algues, les Protozoaires, les Crustacés, les Araignées, les Vers, ainsi que d’autres animaux, invertébrés ou vertébrés. Le savant conduisit d’importantes investigations de biochimie fondamentale, sur toute une série de pigments fluorescents : ceux de diverses algues, la bonelline, colorant vert du tégument de la Bonellie (Bonellia viridis), la fabréine que l’on trouve chez un Infusoire cilié des marais salants (Fabrea salinei), l’aphysiopurpurine violette des lièvres de mer, les pigments tégumentaires et sériques de divers poissons Téléostéens et les flavines. À propos de la fabréine, Fontaine remarqua que la fluorescence rouge du composé n’apparaissait, in situ, qu’au moment de la mort de l’Infusoire. Une telle constatation donna ultérieurement naissance à des méthodes permettant d’établir, grâce à l’introduction de colorants fluorescents dans des cellules — des bacilles tuberculeux, par exemple —, si celles-ci étaient vivantes ou mortes. D’où des applications au contrôle de l’action antimicrobienne de désinfectants, au cours d’opérations de stérilisation, ainsi que la mise au point d’un procédé de contrôle utilisé dans l’industrie des levures.

48Les flavines conduisirent Fontaine, non seulement à des recherches capitales sur les rôles physiologiques et nutritionnels de la riboflavine, ou vitamine B2, dans les groupes zoologiques les plus variés, mais aussi à des travaux fort intéressants pour l’industrie pharmaceutique. Effectivement, à la suite d’une observation initiale de Guilliermond, le savant démontra en 1936 l’aptitude remarquable d’un champignon phytopathogène parasite du cotonnier, Eremothecium Ashbyii, à biosynthétiser la vitamine B2. Les laboratoires pharmaceutiques ne disposant pas, à l’époque, de techniques permettant de produire la riboflavine à grande échelle, ils utilisèrent pour cela des cultures d’Eremothecium. La précieuse vitamine fut ainsi fabriquée pendant de nombreuses années en Europe, en Asie et aux États-Unis. Il est inutile de préciser que les travaux sur la riboflavine eurent aussi des conséquences pratiques de taille, en matière de nutrition humaine ou animale.

49Les Cyclostomes et les Poissons constituèrent un domaine d’exploration très fructueux pour le pharmacien, lui permettant d’aborder des questions aussi fondamentales que le milieu intérieur, les régulations osmotique et thermique, l’endocrinologie, l’hibernation ou le déterminisme migratoire. Fontaine découvrit notamment, dans les corpuscules de Stannius des Téléostéens, une nouvelle hormone réglant le métabolisme phospho-calcique, la stanniocalcine. Celle-ci fut ensuite retrouvée chez l’homme, où son rôle fait actuellement l’objet de discussions. Par ailleurs, les travaux du savant sur la migration des anguilles et des saumons sont restés un modèle du genre pour les hydrobiologistes actuels. Toutes ces recherches donnèrent lieu à des applications importantes dans le domaine de la pisciculture55.

50L’utilisation de radioéléments artificiels, au cours de ses investigations endocrinologiques, amena le pharmacien à s’intéresser à la pollution radioactive des mers et des océans. Ses publications sur ce thème le firent nommer membre d’un groupe d’experts internationaux, le GESAMP (Group of Experts of the Scientific Aspects of Marine Pollution) et président du Comité scientifique du Service de contrôle des zones d’expérimentation nucléaire. Fontaine fut ainsi conduit à diriger la surveillance de divers écosystèmes polynésiens — le Centre d’expérimentation nucléaire français se trouvant basé à Mururoa —, en relation avec la protection de la santé humaine. Il renoua, à cette occasion, avec les expéditions océanographiques ayant marqué le début de sa carrière.

51Dans la lignée de ses préoccupations relatives à la protection de l’environnement, le pharmacien créa le terme de “molysmologie” (du grec molysmos, signifiant souillure). Ce mot désigne la “discipline concernant l’études des problèmes posés par les pollutions et les polluants et devant coordonner en particulier les démarches des diverses sciences et techniques mises en œuvre pour les traiter”56. Enfin, Fontaine fut un pionnier de l’écophysiologie, une discipline dont il fonda et présida la première société savante. “Tels sont les principaux aspects d’une activité de chercheur dont on peut s’étonner qu’à une époque de spécialisation de plus en plus étroite, elle touche à des domaines très variés de la biologie”57.

52Si, au cours de la période que nous sommes en train étudier, divers pharmaciens se distinguèrent au Muséum dans le domaine de la zoologie, aucun nom n’est à citer pour la botanique, si ce n’est celui de Jean Louis Léon Guignard. Encore ce dernier ne fi-t-il qu’un passage éclair dans l’établissement.

Léon Guignard et la cytologie végétale

53Né en 1852 à Mont-sous-Vaudrey dans le Jura, où ses parents étaient agriculteurs, Guignard fut un élève brillant dès l’école primaire. “Il n’en méritait pas moins, parfois, les reproches de l’instituteur, car, ayant rapidement terminé ses devoirs, il cherchait à distraire ses camarades en leur faisant passer des dessins humoristiques à la plume parmi lesquels les scènes de pêche avaient ses préférences. Ce sport, dont il conserva longtemps le goût, fut une des grandes distractions de sa jeunesse”58.

54Le jeune garçon suivit ses premières études de latin, durant dix-huit mois, avec le curé de sa paroisse. Puis, il entra en 1865 au pensionnat jésuite des Orphelins de Dole — ayant perdu son père l’année précédente — et décrocha en 1870 son baccalauréat ès lettres à Besançon. De 1871 à 1874, Guignard fit son apprentissage dans trois officines de la capitale, avant d’intégrer l’École de pharmacie où il fut reçu à l’internat en 1876. Parallèlement, le jeune homme suivit l’enseignement de la Sorbonne, si bien qu’il acheva en 1882 sa formation avec un diplôme supérieur de pharmacien et un doctorat ès sciences. Les deux thèses correspondantes s’intitulaient, respectivement, Recherches sur le sac embryonnaire des Phanérogames angiospermes et Recherches d’embryogénie végétale comparée.

55En 1882, Guignard fut nommé préparateur de botanique au laboratoire des Hautes Études du Muséum. Il occupa un an plus tard les fonctions d’aide-naturaliste dans ce même établissement, qu’il quitta à l’automne 1883 pour la Faculté des sciences de Lyon. Là, il fut chargé de cours avant de devenir professeur de botanique en 1885, tout en dirigeant les plantations du parc de la Tête d’Or. Le savant retourna en 1887 dans la capitale, où il devait occuper jusqu’à sa retraite la chaire de Botanique générale de l’École supérieure de pharmacie de Paris. Il mourut au mois de mars 1927 d’une pneumonie foudroyante, le lendemain de la leçon inaugurale de son successeur. Entre-temps, Guignard avait assumé la charge de directeur de l’École de pharmacie, de 1900 à 191059.

56Le pharmacien conduisit des travaux remarquables dans les domaines de la morphologie, de l’embryologie, de la cytologie, de la reproduction et de la chimie végétales. Il décrivit notamment avec précision le comportement des chromosomes au cours de la mitose, découvrit le phénomène de la double fécondation chez les angiospermes — indépendamment du russe Navachine —, confirma l’existence de la méiose chez les plantes. Par ailleurs, Guignard étudia la formation du sac embryonnaire des monocotylédones et des dicotylédones, en particulier des Légumineuses. Signalons enfin les importantes recherches du savant sur les hétérosides cyanogénétiques des végétaux, à l’origine du célèbre “test au papier picrosodé de Guignard”60.

57Durant sa période au Muséum, entre 1882 et 1883, notre pharmacien publia dans le Bulletin de la Société botanique de France un article intitulé “Observations sur le mécanisme de la chute des feuilles”. Ce travail avait été réalisé en collaboration avec Van Tieghem, le titulaire de la chaire de Botanique du Jardin des plantes61.

Alfred Lacroix, les pierres et les volcans

58Quoi de plus différent, apparemment, que la pharmacie et la géologie ? Et pourtant, le pharmacien que nous allons évoquer maintenant fut désigné par la communauté scientifique de son époque comme étant “l’homme des pierres” ou le “philosophe des minéraux et des roches”62. Il fut également celui qui succéda en 1893 à Des Cloizeaux à la chaire de Minéralogie du Muséum, créée exactement un siècle auparavant pour Daubenton.

59Né en 1863 à Mâcon, dans une famille qui cultivait le goût des sciences naturelles, François Antoine Alfred Lacroix était fils et petit-fils de pharmacien. Son grand-père, Tony Lacroix, avait suivi au Muséum les cours de Vauquelin, dont il était devenu pour un temps le préparateur. Il avait ensuite ouvert une officine où il avait accumulé, dans un local particulier, une splendide collection pétrographique. Alfred, à l’occasion de ses fréquentes visites chez son aïeul, pouvait donc admirer tout enfant “les vitrines merveilleuses, toutes pleines de richesses accumulées, […] il y découvrait de jolis cubes en pyrite de Barcelonnette qui lui servaient à construire des châteaux”63.

60Du fait de ce contact exceptionnellement précoce avec les sciences de la Terre, le jeune garçon manifesta tout au long de ses études une véritable passion pour la géologie : “Après la classe quotidienne du lycée, il s’habituait à reconnaître peu à peu les “faciès” des minéraux. Élève de quatrième, il feuilletait les manuels d’Haüy, de Pisani, de Dufrénoy. Il employait ses vacances à faire de longues excursions à travers le Charollais, l’Autunois ou l’Auvergne, au cours desquelles s’amassait une ample moisson de roches et de fossiles”64.

61Il publia son premier travail scientifique — relatif à un minéral argileux — dès l’âge de seize ans, puis fut accueilli comme membre de la Société de minéralogie de Paris, alors qu’il se trouvait en classe de philosophie65.

62Une fois reçu bachelier ès lettres et ès sciences, Lacroix accomplit à Mâcon son stage préparatoire de deux ans en officine, avant de s’inscrire en 1883 à l’École de pharmacie de Paris. Là, il suivit les cours tout en fréquentant les laboratoires des maîtres de la minéralogie d’alors : Des Cloizeaux au Muséum, Fouqué et Michel-Lévy au Collège de France, Mallard à l’École des Mines. Il assista par ailleurs, à la Sorbonne, aux leçons de l’éminent chimiste et cristallographe Charles Friedel. Après divers voyages d’études géologiques en Europe, Lacroix devint en 1887 “pharmacien de première classe, et c’était la dernière fois qu’il s’occupait de pharmacie”66. En effet, ayant choisi de ne plus se consacrer désormais qu’à la minéralogie, il entra au Collège de France comme préparateur du cours d’Histoire naturelle des corps inorganiques, dans le laboratoire de Fouqué. Il eut ainsi l’occasion de collaborer au Service de la carte géologique de France. Le jeune homme obtint son doctorat ès sciences en 1889, avec une thèse intitulée Contributions à l’étude des gneiss à pyroxene et des roches à wemérite. La même année, il épousa la fille aînée de son maître, Catherine Fouqué, qui devait l’accompagner fidèlement dans la plupart de ses voyages scientifiques. Lacroix assura, entre 1890 et 1893, les fonctions de chargé de conférences pétrographiques à la Faculté des sciences, ainsi que de répétiteur à l’École des Hautes Études. Puis, il obtint à l’âge de trente ans la chaire de Minéralogie du Muséum, qu’il occupa jusqu’en 193667.

63Durant cette longue période de quarante-trois années, le savant ne se confine pas dans son cabinet ou dans les salles abritant les collections minéralogiques. Bien au contraire, il parcourt les cinq continents “à pied, à cheval, en filanzane68, en automobile, en avion et même en pirogue. 11 escalade les montagnes, il marche droit sur les volcans en activité, il erre dans les déserts, restant pendant des semaines isolé des hommes dans des lieux sauvages et inaccessibles”69.

64Cette évocation lyrique, due à Villat, dépeint Lacroix sous les traits d’un véritable aventurier de Jules Verne, se lançant dans des voyages extraordinaires. Un autre biographe du savant, Courrier, renchérit : “Que de fois a-t-il évoqué ses interminables randonnées à travers la steppe herbeuse des Hauts-Plateaux, dans l’ombre et le silence de la grande forêt, ou sur la côte inondée de lumière ! […] Devant les yeux, qui s’étaient ouverts jadis aux trésors des vitrines, défilaient maintenant comme des éclairs les parois rocheuses étalant au soleil leurs richesses minérales. Chaque tour de roue lui apportait, dit-il, une tentation nouvelle, son marteau lui brûlait les mains”70. “Ajoutons qu’en enrichissant la science et l’expérience de Lacroix, ces missions lointaines dotaient en même temps le Muséum des pièces les plus rares et les plus belles”71.

65Les voyages du savant s’espacèrent à partir de la Première Guerre mondiale, pour s’achever en 1926 et 1929 par deux importants périples, à travers l’Extrême-Orient et l’Indonésie. Lacroix prit officiellement sa retraite en 1936 sans pour autant cesser ses activités. Ayant perdu son épouse en 1944, il poursuivit désormais ses travaux enveloppé “d’une tristesse silencieuse”72, “sensible à une fatigue qu’il ne ressentait pas autrefois”73. Le savant vint à pied à son laboratoire le 12 mars 1948 pour la dernière fois : quatre jours plus tard, il s’éteignait.

66Au cours de son exceptionnelle carrière scientifique, Lacroix se vit attribuer d’innombrables distinctions : élu en 1904 à l’Académie des sciences de Paris — dont il devint dix ans plus tard le Secrétaire perpétuel —, membre de presque toutes les académies des sciences étrangères, membre honoraire ou docteur honoris causa d’une soixantaine d’instituts, de sociétés savantes et d’universités étrangers, récipiendaire des médailles Wollaston, Hayden, Ducrot-Aubert, Gaudry, Penrose… on a peine à dénombrer tous les honneurs décernés au géologue74.

67Les biographes de Lacroix nous le dépeignent comme un homme de “haute stature”, au “sourire indulgent et bon”, à la “noble figure tranquille”75, qui s’écria un jour à la tribune de l’Académie : “La bienveillance c’est quelque chose dans la vie des hommes !”76. Il semble donc que “le monde des minéraux ne lui fit point oublier le nôtre”77.

68Sur les portraits photographiques tirés à la fin de sa vie, le savant exhibe des moustaches, ainsi qu’une très longue barbe blanche. Le large front dégarni rayonne d’intelligence et les yeux abritent leur regard pénétrant derrière des lorgnons, juchés au sommet d’un nez aquilin78. Une description émouvante du cadre dans lequel travailla le géologue au Muséum fut donnée par Courrier, venu se pénétrer de l’atmosphère des lieux avant de rédiger la notice nécrologique de Lacroix : “J’ai pénétré dans le bureau et reconnu les portraits des “grands ancêtres” : l’abbé Haüy, Dolomieu, Des Cloizeaux, Auguste Michel-Lévy et le cher Fouqué. J’ai vu la vitrine où sont rangés les vieux microscopes et les goniomètres à côté d’un mortier d’agate de taille impressionnante ; plus loin, la cheminée avec un globe qui abrite un crâne humain dont les cheveux conservés se sont chargés de minéraux ; j’ai vu les collections de roches, les armoires où s’entassent des dizaines de milliers de lamelles soigneusement étiquetées. Je me suis longuement arrêté devant les souvenirs rapportés de la Martinique : bombes craquelées, en croûte de pain, projetées par la Montagne Pelée, vases de verre et clous déformés aux brasiers qu’allumait la nuée ardente, photographies de cette terrible nuée, et aussi de cette fameuse aiguille de lave dressée sur le volcan et s’allongeant de jour en jour comme la flèche d’une cathédrale qui s’élève. J’ai voulu visiter encore la galerie de minéralogie qu’Alfred Lacroix avait entièrement réorganisée en prenant possession de sa chaire, qu’il a enrichie ensuite d’une masse énorme de matériaux nouveaux”79.

69Lacroix écrivit dans sa vie — ce nombre est à peine croyable — plus de six cents volumes, articles ou mémoires scientifiques, rédigés dans un style irréprochable. Parmi les ouvrages, il faut mentionner la Minéralogie de la France et de ses Colonies en cinq tomes, la Minéralogie de Madagascar80 en trois tomes, deux volumes de monographie sur la Montagne Pelée et un livre important consacré aux enclaves des roches volcaniques. Le savant ne se contenta pas d’une approche purement descriptive de sa discipline, bien qu’il ait inventorié quatre-vingt-cinq nouveaux types de roches éruptives et quarante sept minéraux jusque-là inconnus — comme la fouquéite ou la michel-lévyte, ainsi nommées en hommage à ses maîtres. Selon ses propres termes, il étudia “les propriétés physiques et chimiques de la matière minérale, non plus comme une fin, mais comme moyen de spécification pour des buts d’histoire naturelle, trouvant sa voie sur le terrain et au laboratoire dans l’union de la Minéralogie, de la Physique du Globe et de la Géologie”81.

70“Naturaliste avant tout [Lacroix] voit dans le minéral un composé “ayant sa raison d’être dans la nature, et qui ne doit pas être étudié exclusivement en dehors des conditions de milieu dans lesquelles il s’est formé”. C’est une substance qui peut revêtir des formes diverses et donner lieu à des associations d’aspect variable suivant les différents gisements. Aussi Lacroix replace-t-il les minéraux dans les roches qui les abrite, et tend-il à rapprocher minéralogie, pétrographie et géologie, parce qu’il veut comprendre la genèse des minéraux et leur évolution à travers les âges. C’est là l’idée maîtresse qui se dégage clairement de son œuvre malgré la diversité apparente des travaux et le grand nombre des publications”82

71Une telle conception de l’histoire naturelle des minéraux devait fatalement amener Lacroix bien au-delà des examens microscopiques de laboratoire et même des inventaires détaillés sur le terrain. Ainsi, il dégagea les mécanismes du métamorphisme de contact — endomorphe et exomorphe — et étudia certaines curiosités minérales formées grâce à l’action de l’eau de mer, de la foudre ou du feu — oxydes marins grecs, fulgurites du Sahara ou forts vitrifiés préhistoriques. Il s’intéressa aux météorites, aux mécanismes des éruptions et à la constitution des roches éruptives83.

72Concernant la volcanologie, l’éruption en 1902 de la Montagne Pelée, responsable de l’anéantissement de Saint-Pierre à la Martinique, fut un moment crucial dans la vie scientifique de Lacroix. Le savant fit à cette occasion deux voyages qui, en lui permettant de faire des observations remarquables, consacrèrent sa célébrité. Ne confia-t-il pas plus tard avec humour à un collègue “qu’il était entré à l’Institut sous l’irrésistible poussée d’un volcan”84 ? En 1903, le savant prit des photographies de la Soufrière de Saint-Vincent, d’où émanaient depuis quelques temps des signes d’activité : il manqua périr à cette occasion sous un jet de boue. Notre voyageur assista ensuite à la grande éruption du Vésuve en 1906, à celle de l’Etna deux ans plus tard et à celle du Piton de la Fournaise en 191185.

73Signalons également qu’entre 1897 et 1930, le géologue fournit à Marie Curie de nombreux minéraux pour ses investigations sur la radioactivité. Dans ce but, il rechercha des minerais contenant du radium en provenance de colonies françaises, et demanda à des géochimistes russes, qui avaient été stagiaires dans son laboratoire, de lui envoyer des échantillons de divers pays86.

74En résumé, Lacroix “est l’un des savants qui a le plus cherché et le mieux trouvé, dans les domaines de la pétro-minéralogie et de la pétro-volcanologie”87.

75Il faut ajouter à tout cela une œuvre non négligeable dans le domaine de l’histoire des sciences. Le géologue rédigea en effet de nombreuses biographies de savants, sous forme d’éloges académiques, de notices nécrologiques, de discours jubilaires ou commémoratifs. Au fil des textes, les grands minéralogistes, tels Dolomieu, Haüy ou Friedel côtoient des naturalistes, comme les Jussieu ou Alphonse Milne-Edwards, le commandant Charcot, ou même des microbiologistes célèbres : Calmette, Yersin… Lacroix “réunit, en quatre tomes, ses Figures de savants88, dans lesquels une large place est faite aux naturalistes qui ont séjourné dans les Colonies françaises”89.

76Enfin, le savant publia même, avec des préfaces et des annotations de sa plume, certains travaux inédits d’hommes de science.

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77Nous venons de retracer la vie et l’œuvre de quelques éminents pharmaciens, ayant occupé au Muséum des chaires d’histoire naturelle. Trois d’entre eux, Milne-Edwards, Lacroix et Bouvier, illustrèrent brillamment le courant naturaliste ayant dominé la période 1891-1914 de l’histoire de l’établissement. Cette phase recouvre les directorats de Milne-Edwards et du malacologue Edmond Perrier, qui supprima deux chaires sans collections ou expérimentales : celle de Physiologie végétale, transformée en chaire de Cryptogamie, ainsi que la chaire de Pathologie comparée du vétérinaire Chauveau90. “La chaire de physiologie générale faillit subir le même sort en 1910”91. ” Heureusement, elle échappa â l’extinction et nous avons vu comment Maurice Fontaine la mit en valeur. Après Perrier, le règne des naturalistes devait se poursuivre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sous les directorats du botaniste Louis Mangin, puis du géologue Paul Lemoine et enfin du malacologue Louis Germain92.

78Mais, revenons à la période 1891-1914. Le Muséum voit alors son influence peu à peu battue en brèche par l’Université, sa rivale, ce qui se traduit notamment par un déséquilibre dans les nombres de sièges conquis à l’Académie des sciences93. La carrière de l’un de nos pharmaciens constitue de ce point de vue un indicateur précieux, puisque “des sept professeurs qui après Milne-Edwards et jusqu’en 1939 auront à gérer au Muséum des collections zoologiques vivantes, un seul, Louis Bouvier, entrera à l’Institut”94.

79Nous avons déjà montré combien nos pharmaciens furent redevables de leur carrière au caractère pluridisciplinaire de leur formation. Il est donc utile de préciser rapidement, afin d’argumenter un tel point de vue, quelle fut dans le passé la vraie place de l’histoire naturelle au sein de l’enseignement pharmaceutique.

80Aux XVII^ème et XVIII^ème siècles déjà, les maîtres-apothicaires apprenaient dans leurs officines, à leurs apprentis ou à des étudiants motivés, l’histoire des drogues puisées au sein de la nature. Ainsi, “Rouelle […] à côté de ses leçons si remarquables de chimie, démontrait non seulement les plantes, mais aussi les substances animales et minérales ; Valmont de Bomare […] annonçait et faisait un cours sur toutes les parties de l’histoire naturelle”95. Certaines officines, comme celle d’Albert Seba à Amsterdam, devinrent même de véritables musées zoologiques96.

81Quant à la corporation des apothicaires, elle commença à constituer en 1764, rue de l’Arbalète, un cabinet d’histoire naturelle qui était surtout une collection de drogues simples. Ce projet, après avoir attiré comme nous l’avons vu les foudres de la Faculté de médecine, fut poursuivi dans l’ombre : “Une collection d’histoire naturelle se faisait peu à peu pour l’enseignement des élèves, prête à fournir aux professeurs de demain les matériaux de leurs leçons”97.

82Dès l’avènement du Collège de pharmacie, des cours d’histoire naturelle purent donc être officiellement dispensés. L’École de pharmacie disposa ensuite d’une chaire d’Histoire naturelle des médicaments — dont le premier titulaire fut, nous l’avons vu, André Laugier —, tandis que le cabinet s’enrichissait d’échantillons en provenance des trois règnes. L’accroissement des collections se fit notamment grâce à des échanges avec le Muséum, recommandés par l’École au cours d’une séance du 23 avril 183698.

83Trois chaires magistrales se détachèrent par la suite de la chaire d’Histoire naturelle des médicaments : celle de Zoologie — occupée en premier lieu par Valenciennes —, celle de Minéralogie et d’Hydrologie et celle de Cryptogamie99. La chaire de Zoologie fut elle-même scindée, après la transformation de l’École de pharmacie en Faculté, conduisant à l’individualisation de la parasitologie, de l’hématologie et de l’endocrinologie100.

84On a pu s’en convaincre grâce à la brève analyse qui précède, ceux qui étudièrent les sciences pharmaceutiques bénéficièrent de tout temps, sinon d’un enseignement poussé de l’histoire naturelle, du moins d’une excellente initiation à ce champ disciplinaire. Il n’est donc pas étonnant que soient sortis de leurs rangs des naturalistes de valeur, comme l’expliqua Milne-Edwards lui-même, faisant un parallèle avec la chimie : “La chimie et les sciences naturelles sont, comme chacun le sait, les principales bases de la pharmacologie. Les hommes qui cultivent avec distinction cette dernière branche des connaissances humaines ne peuvent donc être étrangers ni à l’une ni à l’autre de ces sciences, et, pour tout esprit philosophique, leur étude offre tant d’attraits, que souvent ceux qui y ont goûté une fois ne peuvent plus s’en détacher et y consacrent leur vie entière. Il n’est donc pas surprenant que la pharmacie ait fourni à la chimie et aux sciences naturelles un grand nombre d’investigateurs et ait payé amplement par des découvertes les services qu’elle en recevait”101.

85Le rédacteur de l’une des notices nécrologiques de Bridel fit une analyse semblable : “Le sens d’observation, déjà très développé chez eux [les pharmaciens] du fait de leurs observations coutumières, se doubla par l’éducation méthodique d’un sens critique particulièrement averti et fit des successeurs des épiciers-apothicaires, des naturalistes dans la plus haute et la plus complète acception du mot, des émules des plus grands savants”102.

86Il est pourtant légitime de s’étonner de ce que les pharmaciens n’aient pas davantage colonisé au Muséum les chaires de Botanique, lorsque l’on sait combien ils ont, de tout temps, valorisé cette science d’un point de vue pédagogique.

87Remarquons enfin que les deux côtés, chimique et naturaliste, de la formation pharmaceutique, se conjuguent harmonieusement dans l’œuvre de Maurice Fontaine, l’approche moléculaire conduisant en l’occurrence à l’élaboration d’une physiologie aquatique résolument moderne.