“Les Chimistes ont procédé à l’analyse des végétaux entiers ou de leurs parties, c’est-à-dire, des substances végétales […], par deux moyens différents ; savoir par la distillation analytique, c’est-à-dire exécutée par la violence du feu, & sans intermède ; (voyez distillation) & par l’analyse menstruelle, &tc. Voyez menstruelle, analyse”. (L’Encyclopédie).

1Despotique, dédaigneux de l’histoire naturelle, l’intendant Chirac ne fut guère apprécié des professeurs du Jardin royal pendant les quatorze années que dura sa terne administration. Il suivit surtout son propre intérêt et se mit en froid avec l’Académie des sciences. Heureusement son successeur, l’officier et académicien Charles-François de Cisternay Du Fay, restitua à l’établissement tout son lustre grâce à une gestion éclairée. Puis, en 1739 commença le règne d’un homme que Du Fay avait recommandé sur son lit de mort pour être son successeur : Georges Louis Leclerc, comte de Buffon.

2L’établissement qui lui était confié acquit, sur une période de cinquante ans, un rayonnement exceptionnel. Les superficies furent doublées, de nouveaux bâtiments élevés et les collections considérablement enrichies grâce à des dons, des héritages, ou aux missions lointaines dévolues à des voyageurs scientifiques1. Parmi ces derniers, “les plus connus sont : Commerson qui visita Madagascar, Sonnini (de Manoncourt) qui voyagea en Guyane, en Égypte et en Asie Mineure, Sonnerat qui parcourut l’océan Indien et l’Extrême-Orient, Dombey qui fut envoyé au Pérou et au Chili, et Michaux en Perse et en Amérique du Nord2.

3N’oublions pas le botaniste Joseph de Jussieu, qui mérite une mention particulière dans notre étude. Membre de l’expédition de La Condamine, il fit au Pérou de remarquables récoltes et observations concernant les quinquinas, dont la plus grande partie se trouva malheureusement perdue3. Nous reviendrons sur 1’écorce de quinquina, drogue majeure de la matière médicale, autour de laquelle s’articulèrent différents travaux au Muséum.

4La plupart des spécimens rapportés par les naturalistes voyageurs prenaient place dans le Cabinet d’Histoire naturelle4 du Jardin, auquel Buffon consacra une grande partie de ses efforts — sacrifiant même ses appartements privés pour des travaux d’agrandissement. Par ailleurs, Daubenton, nommé “garde du Cabinet” en 1745, s’attacha corps et âme à la gestion des collections. Si bien qu’en 1767, l’ancien droguier des apothicaires ne représentait plus qu’une petite partie d’un magnifique ensemble de richesses, provenant des trois règnes de la nature5. De plus, l’intendant recruta pour l’enseignement des hommes de valeur, comme les trois pharmaciens que nous allons maintenant évoquer.

Guillaume-François Rouelle, l’enthousiaste

5Guillaume-François Rouelle, dit Rouelle l’aîné, fils de Jacques Rouelle et de Marie Bougon, vit le jour en 1703 à Mathieu près de Caen, dans une famille de cultivateurs aisés. Le jeune garçon, qui fit d’excellentes études classiques au collège Du Bois à Caen, montra très tôt un goût prononcé pour l’histoire naturelle : pendant les vacances scolaires, il cultivait un petit jardin où il faisait pousser les plantes cueillies au cours de ses promenades. Titulaire de la maîtrise ès arts, Rouelle entama à la faculté de Caen un cursus médical que sa mauvaise santé et sa grande sensibilité le contraignirent à abandonner. Il se consacra alors à l’étude de la chimie, vers laquelle il se sentait attiré. Avide de pratique, le jeune homme conduisit même des expériences dans la forge d’un chaudronnier, transformée en laboratoire de fortune. Il choisit d’abord comme préparateur l’un de ses frères cadets, qui eut le malheur de lui faire rater une manipulation pour cause de négligence : l’aide improvisé fut immédiatement congédié et remplacé par le plus jeune frère de Rouelle, Hilaire-Marin, que nous retrouverons par la suite. Guillaume-François partit vers 1730 se perfectionner à Paris avec deux camarades, dont il partagea quelques temps l’existence studieuse. Puis, il entra chez le successeur de Lémery, un pharmacien allemand nommé Spitzley, dans l’officine duquel il fit durant sept ans son apprentissage d’apothicaire. Il suivit également des cours de botanique au Jardin royal, acquérant l’estime, ainsi que l’amitié, des frères Antoine et Bernard de Jussieu. Après avoir quitté Spitzley, Rouelle installa place Maubert un laboratoire, où il donna des cours publics de pharmacie et de chimie. Le succès ne fut pas immédiat, si l’on en croit Grandjean de Fouchy : “Tout commencement d’établissement est pénible, surtout pour ceux qui, comme M. Rouelle, n’ont qu’une fortune médiocre, et il ne fut pas exempt de ce malheur ; mais il faut avouer aussi qu’il s’y procura lui-même des désagréments, par l’inflexibilité de sa vertu et par sa vivacité naturelle, qui souvent l’engagèrent à éclater contre des procédés qui ne méritaient que son mépris, et à négliger des égards et des bienséances desquelles il n’est jamais permis de se dispenser. Ces difficultés, tout à fait étrangères à sa capacité, retardèrent considérablement le succès de ses cours et de son établissement, et il eut besoin de tout son mérite pour les surmonter”6.

6Nous aurons l’occasion de revenir sur la psychorigidité de Rouelle. Heureusement, une fois les écueils préliminaires surmontés, les leçons du chimiste attirèrent rapidement de nombreux auditeurs. Selon Diderot, “le quartier de la plus vile populace devenait le rendez-vous de toutes les conditions, sans en excepter les enfants de nobles qui désiraient de s’instruire”7.

7Notons que Rouelle n’était pas encore maître-apothicaire, les sept ans de stage accomplis chez Spitzley ne suffisant pas pour lui conférer ce titre : l’obtention de la maîtrise exigeait à l’époque quatre années d’apprentissage et six de compagnonnage.

8Les succès pédagogiques du jeune homme ne manquèrent pas de susciter l’intérêt de Buffon : en 1743, celui-ci nomma Rouelle démonstrateur de chimie au Jardin du roi, comme remplaçant de Gilles-François Boulduc décédé. Au début, notre apothicaire devait simplement faire des expériences destinées à illustrer les cours de Louis-Claude Bourdelin, professeur titulaire, mais bientôt il put dispenser son propre enseignement — théorique et pratique — “sous le titre de professeur”. Une telle évolution nous amène à préciser deux points. D’abord, le titre de professeur se généralisa au Jardin entre 1710 et 1720, tandis que parallèlement les “sous-démonstrateurs” devenaient des démonstrateurs8. Ensuite, l’enseignement en “duo” n’avait pas que des avantages, ainsi que le fit remarquer Vicq d’Azyr : “L’usage veut que la théorie y soit séparée de la démonstration, et que ces deux parties, destinées à rendre par leur mélange l’enseignement attrayant, y soient traitées par deux hommes, dont l’un ne fait que parler, tandis que l’autre agit et parle en même temps ; d’où il suit que le premier ne peut être accueilli sans avoir un grand talent, au lieu que le second est toujours sûr d’intéresser en empruntant la voix de l’expérience, et de frapper par la conviction des faits”9.

9Or, Bourdelin semble avoir été un enseignant assez terne. Par ailleurs, le démonstrateur “n’étant pas toujours du même avis que le professeur [tel fut le cas de Rouelle] finira par exposer ses propres idées et deviendra peu à peu une sorte de professeur d’une chaire secondaire”10. Cette analyse s’applique totalement à notre apothicaire.

10En 1744, Rouelle entra à l’Académie des sciences comme adjoint-chimiste. Il transféra deux ans après son laboratoire rue Jacob, auquel il adjoignit une officine après avoir passé sa maîtrise en 1750. Pour l’acquisition de ce dernier titre, la Compagnie des marchands apothicaires-épiciers de Paris tint compte de la notoriété du savant et le reçut comme un fils de maître. Elle l’exonéra d’examen, mais lui demanda de composer un chef-d’œuvre de onze préparations officinales, parmi lesquelles l’onguent de styrax, le sirop d’armoise et le tartre stibié. L’année 1750 fut particulièrement faste pour Rouelle, qui devint membre de l’Académie royale de Stockholm, ainsi que de l’Académie électorale d’Erfurt. Et en 1752, il obtint à l’Académie royale des sciences une place d’associé-chimiste, en remplacement de Bourdelin nommé pensionnaire.

11Ayant refusé le poste de premier apothicaire de Louis XV, afin de poursuivre ses cours et ses travaux, le chimiste prit — en 1753 ou 1755 — la succession de Claude-Joseph Geoffroy comme inspecteur général de la pharmacie de l’Hôtel-Dieu. Dans cet établissement, où il exerça ses fonctions jusqu’en 1756, il eut l’occasion de remédier à une fâcheuse pratique : les fournisseurs de l’hôpital avaient coutume d’adresser des présents à l’inspecteur général, lors des fêtes de fin d’année. Le chimiste renvoya sèchement les cadeaux aux expéditeurs, avec prière de ne plus recommencer. Il créa par ailleurs à l’Hôtel-Dieu un poste de “premier apothicaire”, afin que le service de la pharmacie soit assuré à demeure de façon irréprochable.

12Au cours des années 1754 et 1755, Rouelle fut chargé de deux lourdes missions, qui eurent des conséquences fâcheuses sur sa santé. Il examina d’abord, avec le général de Vallière, une nouvelle méthode de préparation et de raffinage du salpêtre. Durant les essais, qui eurent lieu à l’Arsenal et à la poudrerie royale d’Essonne, un début d’intoxication affecta probablement le savant. Celui-ci fut convaincu, au bout de plusieurs mois de travail, que le procédé testé ne valait rien, mais l’inventeur de la méthode jouissait de solides relations : “il se vengea du refus qu’il avait essuyé, en faisant perdre à l’examinateur [c’est-à-dire Rouelle] la juste récompense qui lui était due”11.

13Rouelle se vit ensuite confier un contrôle des monnaies d’or, pour la récompense duquel on lui fit espérer la place d’essayeur en chef des monnaies ; mais la promesse ne fut jamais tenue. Le chimiste, élu en 1762 premier garde de la Compagnie des apothicaires parisiens, subit à la fin de sa vie les atteintes d’une maladie nerveuse qui le contraignit à garder souvent la chambre. Ne pouvant plus assister aux séances de l’Académie, il renonça à tout avancement au sein de cette société : il refusa ainsi, en 1766, une place de pensionnaire-chimiste. Par ailleurs, il démissionna en 1768 de son poste au Jardin en faveur de son frère Hilaire-Marin — dit Rouelle le cadet. E apothicaire souffrit durant six ans de violentes douleurs, devint paraplégique, parla avec de plus en plus de difficultés, et mourut finalement en 1770 à Passy, où on l’avait transporté afin de le “changer d’air”. Marié à Anne Mondon, il eut douze enfants, dont deux seulement lui survécurent : un fils et une fille qui épousa son disciple Jean d’Arcet12.

14Nombre de ses contemporains ou de ses anciens biographes ont insisté sur le côté caricatural de Rouelle, le dépeignant comme une “combinaison vivante de génie et de ridicule, avec une proportion dominante de ridicule”13. Les études historiques modernes nous restituent, au-delà des outrances, un portrait plus nuancé, une personnalité plus riche et plus humaine qu’il n’apparaissait d’emblée. Au physique, l’apothicaire était un homme de taille moyenne, à la chevelure rousse et aux yeux vifs. Son effigie orne à la fois la façade — en sculpture14 — et la Salle des Actes — en peinture15 — de la Faculté de pharmacie de Paris. Sur la toile, l’artiste a figuré son modèle en habit sombre, jabot de dentelles et sage perruque Louis XV à rouleaux.

15Rouelle afficha dans sa maturité un tempérament ardent d’hypernerveux. Simple, généreux, scrupuleusement honnête, désintéressé, il ne s’abaissa jamais pour réussir et refusa des postes lucratifs afin de se consacrer uniquement à la science. Nous avons vu un exemple éloquent de son intégrité à propos de l’affaire des fournisseurs de l’Hôtel-Dieu. Mais, son inflexibilité même le rendit souvent très dur, voire injuste, envers ses confrères. N’annonçait-il pas, après le cours du paisible Bourdelin : “Messieurs, tout ce que Mr le professeur vient de vous dire est absurde et faux, comme je vais vous le prouver”16 ? De même, les sarcasmes de Rouelle n’épargnèrent ni Geoffroy l’aîné, ni Lémery père, ni Baumé — qui du reste lui rendait bien la pareille. Il faut ajouter à ce portrait moral que le savant avait la manie du secret, et qu’il était obsédé par une crainte maladive du plagiat. “Plagiaire”, dans sa bouche, était d’ailleurs synonyme de criminel. Ce dernier trait de caractère, générateur d’agressivité et raillé par Buffon lui-même17, tient probablement à ce qu’ayant publié très peu, comme nous le verrons, Rouelle n’avait pas protégé ses découvertes. Ajoutons à tout cela que notre apothicaire était animé d’un ardent patriotisme : “Il portait l’amour de la patrie jusqu’au fanatisme. Les grands événements politiques et militaires le préoccupaient au point de balancer dans son esprit l’intérêt qu’il prenait aux progrès des sciences, et qu’il trouvait parfois l’occasion d’en entretenir ses auditeurs au milieu même de ses leçons”18.

16Sur le plan de la vie domestique et familiale, “il ne souffrait ni relâche ni désordre dans l’intérieur de sa maison, il s’assurait avec grand soin des mœurs, des talents et des études de ceux qu’il y admettait ; ceux qui s’y distinguaient par leur exactitude et par la pureté de leurs mœurs, trouvaient bientôt en lui un ami tendre et zélé ; mais ceux qui sortaient de leur devoir et qui n’y rentraient pas après quelques avertissements, n’y faisaient pas un long séjour, et en étaient sévèrement exclus. Son cœur et sa maison étaient toujours ouverts à ceux de ses parents que le défaut de ressources, ou un âge trop tendre, mettaient dans le cas de rechercher ses secours ; il avait pour eux des entrailles de père, et ne mettait aucune différence entre eux et ses propres enfants”19. Au total, chez Rouelle “des travers parfois fort antipathiques” étaient “équilibrés par des vertus intransigeantes”20.

17Ce pédagogue enthousiaste, admiré de ses étudiants, se livrait au cours de ses leçons à des excentricités qui réjouissaient l’auditoire. Il commençait à parler, correctement vêtu d’un habit de velours, la perruque poudrée et le tricorne sous le bras. Puis, il se laissait emporter par son sujet que, dédaigneux de “l’Académie du beau parlage”, il exposait en employant un vocabulaire pittoresque. Au cours de sa démonstration, le chimiste s’emportait contre son frère ou son neveu, chargés de l’assister, lorsque ceux-ci ne se trouvaient pas près de lui : “Neveu, éternel neveu !”21 s’exclamait-il. Quelquefois, il allait lui-même chercher quelque instrument dont il avait besoin dans une salle… mais sans cesser de discourir. Si bien que, lorsqu’il revenait dans l’amphithéâtre, l’assistance restée sur place avait perdu une partie de ses explications. Lorsqu’il dévoilait involontairement des procédés qu’il aurait voulu cacher à son auditoire, il ajoutait aussitôt : “Mais ceci est un de mes arcanes que je ne dis à personne22… ” alors qu’il venait justement de révéler son secret à tout le monde ! Les phrases du savant étaient ponctuées de grands gestes… mais aussi d’explosions inattendues, car le distrait se livrait en public aux expériences les plus risquées. Et comme, afin d’œuvrer plus à son aise, Rouelle ôtait l’une après l’autre les différentes pièces de son costume, il terminait sa conférence dans un état de débraillement indescriptible. Cependant, à la fin de la leçon, tous les auditeurs étaient convaincus, subjugués par l’éloquence du maître. Sébastien Mercier témoigne, dans son Tableau de Paris23, au chapitre des “Beaux parleurs” : “J’ai souvent entendu Diderot et Rouelle. Qui n’a pas entendu Diderot et Rouelle [le premier fut l’élève du second, ainsi que nous allons le voir] ne connaît pas l’empire de l’élocution ni la force entraînante de l’enthousiasme, il ne sait pas ce qu’un homme obtient sur un autre. De tous les hommes que j’ai entendus dans ma vie, les plus éloquents furent Rouelle et Diderot… Quand Rouelle parlait, il inspirait, il foudroyait”24.

18Par ailleurs, dans le souci de rendre ses leçons les plus efficaces possibles, le chimiste eut recours à une méthode pédagogique originale, qui fut rapportée par son frère Hilaire-Marin dans son Tableau de l’analyse chimique25 (cf. infra) : “Il sentit la nécessité de présenter à ses auditeurs un tableau court, mais sensible, de toutes les opérations qui formaient la chaîne de ses démonstrations, et servaient de fondement à sa doctrine. Il crut qu’il n’y avait rien de plus propre à remplir cet objet que d’exposer dans des flacons et des bocaux de verre tous les produits bien distincts et bien préparés de chaque opération, en même temps que l’écriteau qu’il ferait coller sur les vaisseaux contiendrait l’indication très simple, très courte, mais fort claire, de chacune de ses expériences et des résultats qu’il en avait obtenu ; et il leur donna le nom de Procédés du Cours de Chimie. Comme ces Procédés suivaient pas à pas l’ordre et le progrès de ses leçons, il les faisait placer, à mesure qu’ils se multipliaient sur les tablettes dans son laboratoire, pour y rester pendant tout le cours. L’expérience a fait voir de quelle utilité cette exposition était pour ses auditeurs. Ils y trouvaient une répétition très courte, mais sensible, de ce qu’ils avaient déjà vu ; en sorte que l’opération se répétait encore, pour ainsi dire une seconde, une troisième fois, en un mot tant qu’ils voulaient, sous leurs yeux”26.

19Rouelle eut pour élèves non seulement de futurs grands chimistes, comme Bayen, Lavoisier, Macquer ou Venel, mais aussi des philosophes, tels Rousseau, Grimm, Turgot, Malesherbes, ou surtout Diderot. Il nous faut également citer l’apothicaire-botaniste Jean-Baptiste Christophe Fusée-Aublet, qui quitta ses parents dès l’âge de douze ans pour aller étudier la pharmacie à Grenade, puis poursuivit sa formation à Montpellier, à Lyon et enfin à Paris. Après une période de vie militaire, il fut chargé en 1752 d’établir à l’île de France une pharmacie, de même qu’un jardin botanique. Dès son retour dans la mère-patrie au début de 1762, Fusée-Aublet obtint une mission pour la Guyane, en partie grâce aux recommandations de ses maîtres Rouelle et Bernard de Jussieu. Il envoya de Cayenne divers oiseaux, insectes ou coquillages destinés au Cabinet du roi et accumula lors de son séjour la matière pour rédiger son Histoire des plantes de la Guyane française rangées suivant la méthode sexuelle…27.

20Rouelle eut l’immense mérite de populariser en France la science qu’il servait, grâce à ses connaissances et à son pouvoir de persuasion. “M. Rouelle a répandu le goût de la saine chimie en France”28 constatait Diderot, tandis que Sébastien Mercier écrivait avec flamme : “Rouelle m’éclaira, me subjugua ; c’est lui qui m’a rendu partisan de cette science qui doit régénérer tous les arts l’un après l’autre, et depuis ce temps, la chimie m’inspire de la vénération ; sans Rouelle, je n’aurais pas su voir au-delà du mortier de l’apothicaire”29.

21Vicq d’Azyr dépeignit quant à lui la fascination qui émanait de Rouelle, enseignant et précurseur, dans une page célèbre : “Un génie bouillant et hardi réchauffa toutes les têtes du feu de son enthousiasme, et devint le chef d’une école dont le souvenir honorera son siècle et sa patrie. On venait de toutes parts se ranger parmi ses disciples. Son éloquence n’était point celle des paroles : il présentait ses idées comme la nature offre ses productions, dans un désordre qui plaisait toujours, et avec une abondance qui ne fatiguait jamais. Rien ne lui était indifférent : il parlait avec intérêt et chaleur des moindres procédés, et il était sûr de fixer l’attention de ses auditeurs, parce qu’il l’était de les émouvoir. Lorsqu’il s’écriait : Écoutez-moi ! car je suis le seul qui puisse vous démontrer ces vérités, on ne reconnaissait point dans ce discours les expressions de l’amour-propre, mais les transports d’une âme exaltée par un zèle sans bornes et sans mesure. Ennemi de la routine, il donnait des secousses utiles à ce peuple d’hommes froids et minutieux qui, travaillant sans cesse sur le même plan, et suivant toujours la même ligne, ont besoin qu’on rompe quelquefois la trame de leur uniformité”30.

22Le savant réunissait chaque semaine, dit-on, des collègues et des étudiants dans son laboratoire. Par ailleurs, il fréquenta probablement les philosophes dans le salon d’Holbach ou au café Procope. Inutile de préciser que cet archétype du savant dans la lune, ce “génie puissant mais sans culture”31, faisait sourire, lorsqu’il sortait de son laboratoire pour se rendre à quelque réception mondaine. Le personnage était alors capable d’outrepasser carrément les bornes de la bienséance : “Un jour se trouvant dans un cercle où il y avait plusieurs dames, et parlant avec sa vivacité ordinaire, il défait sa jarretière, tire son bas sur son soulier, se gratte la jambe avec les deux mains, remet ensuite son bas et sa jarretière, et continue sa conversation sans avoir le moindre soupçon de ce qu’il venait de faire”32.

23Mais, sous ces dehors excentriques se cachait un expérimentateur habile, doué d’une pensée rigoureuse, comme l’a montré l’étude de ses manuscrits et de son œuvre scientifique33. Nous l’avons dit, Rouelle écrivit peu : il diffusa ses idées ou ses résultats surtout à travers son enseignement. Il est vrai que ses cours, transcrits et retranscrits par ses disciples, passèrent de main en main. Le savant publia, en tout et pour tout, cinq mémoires dans l’Histoire de l’Académie royale des sciences34, dont trois étaient relatifs aux “sels neutres”. On ne possédait jusque-là que des idées très imparfaites sur ces substances, appelées aujourd’hui simplement “sels’. Ce dernier terme, notons-le, incluait pour Rouelle et ses contemporains les acides et les bases. En 1744, notre chimiste donna une définition et une classification précises des “sels neutres”, les répartissant en six groupes selon leur forme cristalline et leur aptitude à cristalliser. Chaque section était subdivisée en genres ainsi qu’en espèces, le genre donné par l’acide et l’espèce par la base. Au passage, Rouelle définissait l’eau de cristallisation, la distinguant de l’eau dissipée par évaporation. Dans un second mémoire, datant de 1745, il étudia les diverses formes cristallines du sel marin déposé sous différentes conditions.

24Un troisième mémoire de Rouelle, publié en 1754, distinguait les “sels neutres parfaits ou salés”, des “sels neutres avec excès ou surabondance d’acide” et des “sels neutres qui ont une très petite quantité d’acide”, et définissait un “point de saturation”. Cette dernière notion montre que l’apothicaire fut conduit, par ses investigations, jusqu’à la loi fondamentale des proportions définies. Il se trouva également tout près des notions d’espèce chimique et de combinaison.

25En 1747, Rouelle décrivit l’inflammation de l’essence de térébenthine et d’autres huiles essentielles, sous l’effet de l’acide nitrique pur. Cette expérience, réalisée avec succès en 1673 par le danois Borrichius, n’avait jamais pu être reproduite depuis : notre apothicaire parvint à découvrir l’astuce technique nécessaire à sa réussite. D’ailleurs, un jour où il reproduisait la manipulation devant ses élèves, un moment de distraction de sa part entraîna une vive explosion, accompagnée de fumées abondantes qui chassèrent l’assistance de l’amphithéâtre. Le cinquième mémoire de Rouelle, daté de 1750 et relatif à l’embaumement des Égyptiens35, fut résumé six ans plus tard dans le Journal de médecine, chirurgie, pharmacie. Grâce à l’étude des momies existantes, le chimiste détermina la nature des matières balsamiques ou bitumineuses employées pour l’embaumement des cadavres, dans la vallée du Nil. Il fut ainsi en mesure d’imiter le procédé antique et de démontrer que la description d’Hérodote comportait une erreur : les Égyptiens injectaient le natron avant — et non pas après — le traitement du cadavre au bitume liquide.

26Il faut ajouter à ces publications une notice sur l’histoire naturelle de la cannelle de Ceylan, parue dans le Bulletin de pharmacie, un mémoire sur l’analyse de l’eau minérale de Passy, rédigé en collaboration avec Cadet de Gassicourt, ainsi qu’un manuscrit — découvert en 1951 par Laulan36 — intitulé Examen analytique de l’eau du puits de l’École royale militaire37. Rouelle conclut ce dernier travail en classant les différentes eaux “potables” parisiennes, selon un degré de pureté décroissant : d’abord l’eau de la Seine, puis celle du puits des Invalides, celle du puits de l’École militaire, et enfin celle du puits de Paris38.

27Rouelle mourut alors qu’il était sur le point de publier son cours, pour lequel divers libraires parisiens, ainsi qu’un éditeur anglais, lui avaient fait des offres. Mais le projet, bien qu’il ait été repris ensuite par la famille du savant, ne vit jamais le jour. On peut considérer qu’il fut tout de même édité en partie dans le Tableau de l’analyse chimique39 de son frère Hilaire-Marin (cf. infra). Du véritable cours de Rouelle, pris sur le vif, il nous reste divers manuscrits plus ou moins complets, qui sont la propriété de particuliers ou de bibliothèques (Bibliothèque nationale, bibliothèques de la Faculté de pharmacie de Paris, du Muséum, de Bordeaux…). Lun des plus intéressants de ces documents, rédigé par Diderot et annoté par le frère du chimiste, ainsi que par Arcet, compte mille deux cent cinquante huit pages réparties en neuf volumes40.

28Le cours de notre apothicaire débutait par des généralités sur la chimie, son histoire, ses instruments et opérations, ses principes théoriques. Il abordait ensuite le règne végétal : “Ayant défini les végétaux et énuméré les produits résultant de [leur] décomposition […] Rouelle décrivait une trentaine de procédés d’analyse végétale, puis une vingtaine de procédés ayant rapport à la “synchrèse ou recomposition”. C’est dans cette partie qu’étaient traités les fermentations et leurs produits, notamment les vernis et les teintures. Létude du règne végétal se terminait par un exposé sur les savons”41. Par ailleurs, “au sujet de l’extraction des huiles essentielles et des parfums il [le chimiste] emploie une bien belle expression, il dit que tel procédé “leur donne des ailes””42.

29Les leçons se poursuivaient par une brève étude du règne animal, avec une description de diverses techniques concernant la lymphe, le lait, la corne de cerf, l’urine, la putréfaction, la cochenille. Après quoi, le règne minéral était l’objet des exposés les plus approfondis : bitumes, charbon de terre, sel marin, pierres, métaux, métalloïdes, etc. étaient tour à tour envisagés.

30Le cours de Rouelle s’achevait sur un chapitre consacré à… l’alchimie. En effet, notre apothicaire conservait encore quelques doutes quant à l’existence de la pierre philosophale43 : “Voilà tout ce que M. Rouelle nous dit sur les transmutations dont tant de personnes parlent sans connaissance. Quant à son sentiment particulier, quoique il ne révoque pas en doute le témoignage des grands hommes qui assurent avoir vu des transmutations, il voudrait en voir quelqu’une pour achever de détruire quelques doutes qui lui restent encore. Mais il ne conseille à personne de tenter des travaux si dispendieux, par l’incertitude où l’on est du succès, faute d’avoir un guide sûr pour se conduire dans une opération qui ne s’est conservée que par la tradition”44.

31Il convient, à présent, d’envisager brièvement les vues théoriques de Rouelle. Cet auteur souligna d’abord très bien, dans une définition célèbre, le double caractère de la chimie, science de l’analyse, mais aussi de la synthèse : “Un art physique qui par le moyen de certaines opérations et de certains instruments nous enseigne à séparer des corps plusieurs substances qui entrent dans leur composition et à les recombiner de nouveau entre elles ou avec d’autres pour reproduire les premiers corps, ou pour en former de nouveaux”45.

32Se tenant au courant des travaux des savants allemands, le chimiste répandit en France la théorie du phlogistique de Stahl, en la modifiant d’après les idées du physiologiste anglais Hales : il considéra en effet, comme ce dernier, que l’air pouvait être un constituant de la matière. On sait que la théorie du phlogistique devait être ultérieurement démentie par Lavoisier, lorsque celui-ci opéra sa révolution chimique. Rouelle considérait les quatre principes aristotéliciens, l’eau, l’air, la terre et le feu — auxquels il associait le phlogistique, que Stahl liait à la terre —, à la fois comme des éléments entrant dans la constitution des corps, et comme des facteurs physiques participant aux réactions chimiques. Il leur adjoignait d’ailleurs le cinquième élément “mercuriel” de Bécher. L’union des principes élémentaires formait successivement des mixtes, des composés et des surcomposés. De plus, le savant apporta — comme son frère — quelques corrections à la Table des rapports46 de Geoffroy (cf. supra), ayant remarqué que la température modifiait les affinités des corps les uns pour les autres.

33En physique, les idées de l’apothicaire sur la dilatation, la chaleur, la lumière et les propriétés de l’air nous apparaissent comme étrangement prémonitoires. Ainsi, Rouelle annonce-t-il, selon Lemay, l’expérience des frères Montgolfier : “L’air environnant raréfié par la chaleur du globe se dilate et cherche à s’étendre, ce qu’il fait par en haut. L’air inférieur qui lui succède étant plus froid, il se fait un courant de la partie inférieure vers la supérieure qui entraîne la chaleur vers le haut. Aussi l’expérience démontre-t-elle que tous les corps enflammés sont toujours plus chauffés à leur partie supérieure que partout ailleurs ; c’est ce courant d’air et de chaleur qui donne le mouvement à des petits moulinets que les enfants mettent à côté des tuyaux des poêles”47.

34Les vues de Rouelle annoncent même les travaux d’Herschel et Melloni sur les radiations solaires : “Il n’est pas douteux que les différentes réflexions et contractions que souffrent les rayons du soleil dans notre atmosphère ne contribuent à produire les grandes chaleurs qu’on ressent en certains lieux et certains jours ; mais cette chaleur est considérablement augmentée par la réflexion de la lumière de dessus certains corps, d’ailleurs les corps chauffés eux-mêmes sont autant de foyers qui augmentent la chaleur par leur jeu, leur diastole et leur systole [c’est-à-dire leur dilatation et leur contraction]. Et il paraît que c’est la principale cause de chaleur de notre atmosphère car, sur les montagnes, où les rayons solaires sont presque purs, la chaleur est très peu considérable”48.

35Selon la même perspective novatrice, on pourrait également évoquer l’assimilation, faite par le savant, de l’émission de rayons lumineux à des mouvements vibratoires.

36Dans le domaine de l’histoire naturelle, Rouelle adjoignait aux trois règnes traditionnels un quatrième (“regnum aqueum”) et même un cinquième (“regnum terreum”). Il fut le premier à professer la géologie en France, classant les constituants de la croûte du globe terrestre en deux groupes. Les couches non fossilifères, surtout granitiques, formaient un noyau primitif (“terre ancienne”) qu’enveloppaient les couches les plus récentes, sédimentaires et fossilifères (“terre nouvelle”). Le savant modifia ce schéma vers 1760, par l’introduction d’une série de couches intermédiaires correspondant aux gisements houillers. Il émit sur la physique du globe une hypothèse qui associait — de façon quelque peu incohérente, il faut le reconnaître — le neptunisme au plutonisme : “M. R. croit qu’il y a au centre de la terre un amas d’eau immense qui est l’instrument de la plupart des combinaisons. Il ajoute à cette idée celle du feu central, et c’est à leur action combinée qu’il attribue tous les changements qui arrivent dans l’intérieur du globe”49.

37Les théories de l’apothicaire sur le volcanisme évoquent la rencontre du feu et de l’eau dans des cavités de la terre50, ou une inflammation du soufre arrivant au contact de l’air51. Quoi qu’il en soit, les volcans devaient être rendus responsables de modifications survenues dans la “terre ancienne” et la “terre nouvelle”.

38Rouelle croyait à une formation progressive des métaux au sein du globe, à partir d’une matière fluide. Par ailleurs, il indiqua nettement le phénomène d’érosion : “Les eaux de pluies et celles des rivières ne produisent pas de changements moins considérables à la surface du globe que celles de la mer […] la surface de notre globe est dans un état continuel de destruction”52.

39L’apothicaire affirmait, à propos des fossiles que “l’organisation de ces êtres est encore si apparente qu’il n’est pas permis de douter de leur origine et d’imaginer qu’ils soient de simples jeux de la nature”53. “Toutes les terres calcaires sont le produit de la destruction des terres animales, telles que les écailles de poissons, leurs coquilles, etc., ce qui paraît confirmé par le grand nombre de coquilles fossiles qu’on trouve dans ces sortes de terres”54.

40Les théories minéralogiques de Rouelle, de même que ses études précédemment rapportées sur les sels, font intervenir des considérations cristallographiques. En effet, le savant pensait que tout minéral est susceptible de cristalliser et Lemay cite à ce propos un passage important du cours de l’apothicaire : “M. Rouelle pense que l’aptitude à cristalliser est une propriété répandue universellement dans le règne minéral, qu’il n’y a aucun corps qui ne soit susceptible de cristallisation. Il prétend que les pierres les plus brutes et les plus informes ont pour base un noyau, une cristallisation régulière et qu’on la découvre en disséquant pour ainsi dire et anatomisant les corps. Leurs parties ne sont point unies par intussusception, mais simplement par juxtaposition, en s’appliquant les unes contre les autres elles observent des figures régulières et forment des cristallisations”55.

41Haüy acquit dès 1781 une conception semblable, qu’il développa pleinement dans son traité de minéralogie édité en 1822 : selon lui, les cristaux étaient formés de “molécules intégrantes” parallélépipédiques, que nous appelons aujourd’hui les “mailles” du réseau cristallin. D’où un empilement élémentaire et une structure feuilletée56. Buffon lui-même, dans son Histoire naturelle des minéraux57 publiée entre 1783 et 1788, défendit cette théorie : “Les sels et quelques autres minéraux sont composés de parties semblables entre elles et semblables au tout qu’elles composent. Un grain de sel marin est un cube composé d’une infinité d’autres cubes que l’on peut reconnaître distinctement au microscope ; ces petits cubes sont eux-mêmes composés d’autres cubes qu’on aperçoit avec un meilleur microscope, et l’on ne peut guère douter que les parties primitives et constituantes de ce sel ne soient aussi des cubes d’une petitesse qui échappera toujours à nos yeux, et même à notre imagination”58.

42On voit que Rouelle s’intéressa beaucoup à la cristallographie, dont il eut le mérite de pressentir toute l’importance avant les travaux de Romé de Lisle et de Haüy. Or, ce dernier savant, souvent considéré comme le fondateur de la science cristallographique, devait succéder en 1802 à Dolomieu dans la chaire de minéralogie du Muséum59. Par conséquent, il est possible de rapprocher, au sein de l’établissement scientifique qui nous intéresse, deux professeurs célèbres grâce à une convergence thématique : le cristal jette un pont, à travers le temps, entre notre apothicaire et l’abbé René-Just Haüy, c’est-à-dire entre le Jardin royal et le Muséum.

43En ce qui concerne le règne végétal, Rouelle donna une grande impulsion à la phyto-chimie, s’attachant à déterminer par l’analyse les “principes immédiats” des plantes, principes qu’il classa en plusieurs catégories. Il désigna notamment ce que l’on devait nommer plus tard chlorophylle60, comme “une matière verte qui donne la couleur aux végétaux, et qui se trouve à leur surface”61. De plus, Rouelle recommanda au laboratoire une distillation lente et prudente des végétaux.

44Le savant avait une conception mécaniste de la vie, définissant aussi bien les plantes que les animaux comme des machines hydrauliques : “Le corps animal est une machine hydraulique qui a des mouvements constants. Il est composé de parties solides et fluides qui, par l’action réciproque quelles exercent les unes sur les autres, deviennent le principe de tous ses mouvements, et la cause de l’état qu’on appelle vie animale”62. La grande analogie existant de ce fait entre les deux règnes vivants, conduisait logiquement Rouelle à mettre tout son espoir dans l’analyse chimique, pour les distinguer.

45Bien que sa nervosité et sa distraction l’amenassent quelquefois à casser la verrerie, notre apothicaire savait manipuler avec habileté le matériel de laboratoire, proposant de lui apporter, le cas échéant, de judicieuses modifications : “Il était très fort sur la question des appareils de distillation et des fourneaux qui constituaient le principal moyen d’analyse”63. Rouelle manifesta par ailleurs beaucoup d’intérêt pour les applications pratiques de son art, aussi bien dans le domaine de la pharmacie que dans ceux de la cuisine, de la parfumerie ou de la détection des fraudes64.

46Tel fut, ainsi que l’écrivit Parmentier, cet “homme étonnant dont quelques étincelles échappées et recueillies dans ses cours, ont créé plus d’un chimiste et fait plus d’une réputation”65.

Hilaire-Marin Rouelle, le frère cadet

47Hilaire-Marin Rouelle, qui succéda à son frère aîné dans la deuxième “pseudo-chaire” de chimie du Jardin du roi, était né à Mathieu en 1718. Il fut durant trois ans le démonstrateur de Bourdelin, avant de devenir celui de Macquer66. Il avait assisté son frère dans la plupart de ses activités — y compris au Jardin — avant d’obtenir en 1762 l’une des charges d’apothicaire du duc d’Orléans. Rouelle le cadet devait démissionner de cette charge en 1775 au profit de son neveu Jean, et louer trois fois son privilège de tenir boutique entre 1764 et 177567. Il reprit par ailleurs, après la mort de son frère, l’officine de ce dernier située rue Jacob, afin d’aider financièrement sa belle-sœur. De 1770 à 1776, outre ses cours au Jardin du roi, l’apothicaire donna des leçons particulières dans sa pharmacie, que sa veuve continua de tenir encore un temps après son décès, survenu en 1779. Finalement, l’officine familiale passa en 1784 aux mains de Bertrand Pelletier.

48Comparé à son frère, Hilaire-Marin Rouelle fut un homme plus réservé, un orateur moins flamboyant, mais en revanche un expérimentateur plus précis et plus méthodique. Il est intéressant de comparer son portrait de la Salle des Actes de la Faculté de pharmacie de Paris à celui de son aîné : même costume sombre, mais égayé d’un jabot plus sobre, sans dentelles. Les traits sont davantage empâtés — le visage repose sur un double menton —, le regard moins pénétrant, la perruque plus courte. Rouelle le jeune calqua consciencieusement, en les illustrant avec des manipulations intéressantes, ses leçons sur celles de son frère, qu’il admirait. Son enseignement fut très fréquenté — notamment vers 1775 par le pharmacien et chimiste Louis-Joseph Proust, futur découvreur de la loi des proportions définies —, et son œuvre scientifique non négligeable. Malgré cela, Rouelle ne put jamais entrer à l’Académie royale des sciences, à laquelle il fut plusieurs fois candidat. Il appartint à celles de Madrid et d’Erfurt, ainsi qu’à la Royal Society of Arts de Londres68.

49L’apothicaire réalisa divers travaux chimiques, publiés pour la plupart dans le Journal de médecine, chirurgie, pharmacie. En 1771, il collabora avec le médecin Jean d’Arcet, chimiste à la manufacture de Sèvres, et avec le pharmacien Pierre-François Mitouard, à des expériences sur la combustion du diamant. D’autres manipulations de ce type, qui passionnaient les scientifiques de l’époque, furent réalisées notamment par Lavoisier. Rouelle le cadet isola en 1773, à partir de l’urine de différents mammifères, une substance riche en azote qu’il nomma “matière savonneuse” — pensant probablement que ce composé était doué de propriétés moussantes —, et qui n’était autre que l’urée. La même année, il rédigea des “Observations sur Pair fixe [c’est-à-dire le dioxyde de carbone] et sur ses effets dans certaines eaux minérales”69, qui furent reprises ultérieurement dans les Opuscules70 de Lavoisier. Il y décrivait incidemment un début d’intoxication par l’hydrogène sulfuré, auquel il avait été sujet en 1754 alors qu’il travaillait avec son frère.

50Rouelle le cadet exerça par ailleurs ses compétences d’analyste sur divers composés minéraux, comme le sel marin ou l’or, ainsi que sur de nombreuses matières organiques, telles le sang, le liquide d’hydropisie, les cendres d’os, le sucre de lait, l’amidon, le gluten ou la chlorophylle. Il analysa même des fourmis et des mouches. Enfin, le savant publia en 1774 un important traité, intitulé Tableau de l’analyse chimique ou Procédés du cours de chimie de M. Rouelle71, dans lequel il décrivait les procédés expérimentaux, développés à la fois dans le cours de son frère et dans le sien propre. L’ouvrage, divisé en trois sections — règne végétal, règne animal et règne minéral — ne comprend pas moins de mille cent cinquante-six articles traitant des sujets les plus divers : combustion des plantes à Pair libre, analyse de la suie, produits de la fermentation acéteuse, lait, blanc d’œuf, sang, bile, urine, cochenille, soufre, borax, mercure, métaux précieux, terres à porcelaine etc.72.

51Pendant que les frères Rouelle enseignaient avec succès la chimie au Jardin royal ou dans leur officine, leurs confrères de la corporation des apothicaires poursuivaient tant bien que mal leurs leçons rue de l’Arbalète. Ces derniers se heurtaient en effet dans leur entreprise à l’hostilité — parfois franche, parfois larvée — de la Faculté de médecine : l’histoire de la lutte entre les sorbonnards et les fondateurs du Jardin royal se répétait à plusieurs années de distance. Ainsi, lorsque les apothicaires voulurent donner en 1768, de manière officielle, des cours publics de botanique rue de l’Arbalète, les médecins s’y opposèrent formellement. Dans ses griefs, la Faculté cita entre autres l’existence d’un Cabinet d’histoire naturelle, qui lui semblait menacer ses prérogatives pédagogiques73. Notons que le Cabinet en question était une collection de drogues simples, analogue au droguier du Jardin royal. Le projet de leçons de botanique ne put être repris qu’en 1777, lorsque fut créé le Collège de pharmacie74. Un scénario semblable affecta le cours de chimie qui, après une interruption entre 1723 et 1753, avait recueilli un succès de plus en plus vif jusqu’au début des années 1760. À l’époque, un peu à l’image de ce qui se passait au Jardin royal, des démonstrateurs spécialement nommés accompagnaient leurs leçons d’expériences faites en public. Mais, un incident survenu au sein de la corporation, ainsi que l’attitude peu conciliante de celle-ci, attirèrent les foudres de la Faculté de médecine : le cours de chimie, interrompu une seconde fois en 1766, puis interdit en même temps que le cours de botanique en 1768, dut attendre 1777 pour renaître75.

52Il faut préciser qu’outre les deux Jardins — celui du roi et celui des apothicaires —, un troisième établissement, non universitaire, dispensait à Paris, avant la Révolution, un enseignement de nature pharmaceutique. Il s’agissait du Collège royal où nous avons déjà vu officier Étienne-François Geoffroy et dont les cours furent suivis par d’assez nombreux apprentis apothicaires. Mais, les leçons se trouvant alors assurées dans le cadre de chaires de médecine, et uniquement par des médecins, nous ne développerons pas ce point. Il n’en reste pas moins que des maîtres comme Sylvius, Tournefort, Andry, Malouin ou Arcet, jouèrent un rôle important dans la diffusion des connaissances en botanique, matière médicale, chimie pharmaceutique et thérapeutique76.

Antoine-Louis Brongniart, l’homme pressé

53Lorsque Rouelle le cadet mourut, il fut remplacé au Jardin du roi par l’apothicaire Antoine-Louis Brongniart, membre d’une grande dynastie d’artistes et de scientifiques. Le père de notre personnage, Ignace-Théodore Brongniart, avait quitté l’Artois où sa lignée était enracinée depuis plus d’un siècle, pour s’installer à Paris. Intégré au corps des apothicaires-épiciers en 1737, il épousa la même année la fille d’un confrère, Louise-Geneviève de Fourcroy. Le petit cousin de celle-ci, Antoine-François, était destiné à devenir le célèbre chimiste, homme politique, professeur et directeur au Muséum, que nous retrouverons bientôt. Propriétaire d’une officine à l’enseigne du “Flambeau-Royal” sise rue de la Harpe, Ignace-Théodore Brongniart, qui fut garde de la communauté des apothicaires de 1759 à 1761, enseigna la chimie au Collège royal de pharmacie. Il eut deux fils, Alexandre-Théodore qui devint un architecte fameux et le cadet Antoine-Louis, né à Paris en 1742.

54Ce dernier, dont on sait qu’il suivit les leçons de Rouelle, fut reçu apothicaire en 1761. Il reprit quatre ans plus tard l’officine de son père décédé, puis fut nommé en 1777 démonstrateur de chimie77 au Collège de pharmacie qui venait de naître, par déclaration du roi, du Jardin des apothicaires. Dans le nouvel établissement avait été instauré un enseignement public de la pharmacie, dont les maîtres en cette profession avaient la responsabilité. Et des statuts avaient complété en 1780 la déclaration royale, stipulant que “le Collège de pharmacie ouvrira tous les ans, pour l’instruction des élèves, des cours publics et gratuits de chimie, pharmacie, botanique et histoire naturelle ; à l’effet de quoi il sera nommé dans l’assemblée générale trois démonstrateurs et trois adjoints pour les remplacer en cas de décès, de maladie ou autre empêchement légitime. Lesdits cours se feront à jour et heure fixes ; les démonstrateurs seront nommés au moins pour six années et pourront être continués ; les adjoints se conformeront aux principes du démonstrateur qu’ils suppléeront”78.

55L’installation du Collège rue de l’Arbalète, inaugurée le 30 juin 1780, avait donc finalement permis aux pharmaciens de surmonter l’opposition de la Faculté de médecine, afin de créer leur propre enseignement professionnel79. Outre ses activités d’enseignant au Collège de pharmacie, Brongniart donna des cours privés de physique et chimie dans un établissement scolaire de la capitale, le collège de Tours, situé rue Serpente.

56Notre apothicaire fut nommé en 1779 démonstrateur de chimie aux écoles du Jardin royal par Buffon, qui savait faire ainsi d’une pierre deux coups : être agréable à Macquer et recruter pour l’établissement dont il avait la charge un homme de mérite. Toujours en 1779, Brongniard acheta, grâce à l’aide financière de son frère, l’une des quatre charges de premier apothicaire de Louis XVI, devenant ainsi prévôt perpétuel honoraire du Collège de pharmacie. Il démissionna de son poste de démonstrateur de chimie dans l’établissement en 1780. À partir de cette date, il donna des leçons de chimie et physique à Versailles, dans son laboratoire situé boulevard du roi et céda son officine à François-Edme Regnault en 1784. Brongniart, après avoir été la même année candidat malheureux à l’Académie des sciences, se vit charger en 1787 de prononcer un cours au château de Versailles. Survint ensuite la Révolution, qui modifia profondément et surtout accéléra le cours de la carrière de notre apothicaire : on s’essouffle désormais à le suivre80 !

57En 1790, année au cours de laquelle sa charge de premier apothicaire fut supprimée, Antoine-Louis donna au Jardin du roi des leçons publiques gratuites de pharmacie qui remportèrent un vif succès. Contant cite à ce sujet une curieuse lettre de l’intendant La Billarderie d’Angiviller — le successeur de Buffon — adressée “à un personnage non précisé, vraisemblablement le secrétaire du roi”81 : “Monsieur, le S^r Brongniart démonstrateur de chimie au Jardin du roi se propose de faire dans l’amphithéâtre de cet établissement un cours de pharmacie, et m’en a demandé la permission. M. de Buffon en a accordé plusieurs de ce genre pendant son administration, et j’aurais sans doute pu en user de même dans cette occasion, mais j’ai pensé qu’on ne pouvait dans ce moment être trop réservé, et j’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien m’assurer que le Roi approuvera que ce cours ait lieu ; je pense qu’il est très utile et il s’accorde avec l’ancienne institution du Jardin du roi, et avec le projet de règlement que j’ai le dessein de vous présenter lorsque le sort de l’établissement sera fixé. J’ai l’honneur d’être avec un respectueux attachement Monsieur Votre très humble et très obéissant serviteur”82.

58Toujours en 1790, Brongniart fit des cours d’histoire naturelle appliquée à la médecine et aux arts, rue du Théâtre-Français. L’année suivante, il enseigna la chimie au Collège de la Marche Winville, rue de la Montagne Sainte-Geneviève, jusqu’à ce qu’il soit appelé en 1792 à rejoindre l’armée de la République, comme pharmacien de première classe. Dès lors, sa carrière professorale fut entrecoupée, hachée — mais jamais compromise, car il était enseignant dans l’âme — par les campagnes ou les fonctions militaires. Brongniart fut d’abord apothicaire aide-major à Saint-Denis, avant d’être nommé en 1793 apothicaire-major en chef à l’hôpital militaire de Lyon, ville affranchie. Or la même année, par un décret de la Convention en date du 10 juin, le Jardin du roi fut transformé en Muséum national d’Histoire naturelle nanti de douze chaires magistrales — au lieu des trois unités d’enseignement préexistantes. Les deux pseudo-chaires de chimie de l’ancien établissement donnèrent naissance à une chaire de Chimie générale, qui revint à Fourcroy et une chaire d’Arts chimiques, dont Brongniart fut le premier titulaire. La dualité professeur-démonstrateur disparaissait ainsi, notre apothicaire se trouvant être par conséquent le dernier démonstrateur de chimie du Jardin du roi.

59Comme Brongniart ne pouvait exercer immédiatement ses fonctions professorales au Muséum, il fut suppléé par Berthollet. Pharmacien en chef de l’armée d’Italie en 1794, puis membre du Conseil de santé des armées l’année suivante, il demanda à être remplacé par Bayen lorsqu’il fut nommé en 1796 inspecteur général du Service de santé. Entre-temps, Brongniart avait repris l’enseignement des Arts chimiques : on a la preuve écrite qu’il fit une leçon le 25 septembre 1795. Dès ce mois, lui-même et Fourcroy manifestèrent le désir de disposer au Muséum d’un laboratoire convenablement équipé. Ils réclamèrent donc, en avril 1796, un matériel dont la liste a été conservée, et qui comprenait notamment des fourneaux d’alambics, ainsi qu’une “collection complète de machines et instruments pneumatiques, eudiométriques, statiques, hydrostatiques et hydrargyropneumatiques”83.

601796 fut une année fructueuse pour notre pharmacien, qui se vit attribuer d’une part — à la demande de Fourcroy — un cours au Lycée Républicain et d’autre part le poste de pharmacien en chef, ainsi que de professeur de physique et chimie à l’hôpital d’instruction du Val-de-Grâce. Au cours de la période post-révolutionnaire, financièrement difficile pour le Muséum comme pour la plupart des institutions, Brongniart dut faire feu de tout bois afin d’assurer la marche du laboratoire de chimie. Il demanda notamment à ce que soit récupéré le matériel inutilisé enfermé dans des dépôts ou des établissements nationaux, telle l’École vétérinaire d’Alfort. Notre pharmacien dut néanmoins avancer de l’argent sur ses fonds personnels, afin de pouvoir poursuivre son cours. Si bien qu’en 1797, lassé de cette situation, il sollicita l’autorisation de vendre soixante livres de mercure. Durant la période 1798-1799, il assura la suppléance au Muséum du minéralogiste Dolomieu, expédié en mission pendant la campagne d’Égypte.

61Entre 1800 et 1801, Brongniart fut envoyé successivement comme pharmacien en chef à Dijon, puis à Zurich où il enseigna la pharmacie et les sciences physiques, et finalement à l’hôpital militaire d’instruction de Rennes. Il fut remplacé durant cette période par Vauquelin à son cours de chimie du Muséum, alors que la suppléance de Dolomieu revenait à Haüy. Définitivement de retour à Paris en 1802, il y devint l’année suivante le premier titulaire de la chaire de pharmacie de l’École de pharmacie (cf. infra), tandis qu’il était élu secrétaire du Muséum pour la période universitaire 1802-1803. Il semblait que l’existence de Brongniart allait enfin devenir moins mouvementée, lorsqu’elle cessa prématurément en 1804. Son neveu Alexandre, ainsi que son petit neveu Adolphe, furent tous deux professeurs au Muséum. Le premier, directeur de la manufacture de porcelaine de Sèvres, enseigna la minéralogie, et le second la botanique. Par ailleurs, Adolphe Brongniart, qui s’illustra comme fondateur de la paléontologie végétale, dirigea le Muséum de 1846 à 184784.

62Les différents portraits d’Antoine-Louis Brongniart, notamment le médaillon sculpté sur la façade de la Faculté de pharmacie de Paris, révèlent un visage serein, au modelé de statue antique, encadré de cheveux et de favoris peignés vers l’avant85.

63Celui dont nous venons de retracer la vie ayant été davantage un enseignant qu’un chercheur, son œuvre scientifique n’est pas considérable. Mais elle a le mérite d’être variée : Brongniart lut devant l’Académie des sciences des mémoires sur des sujets aussi divers que la cristallisation des métaux, l’élasticité des émanations aériformes, les altérations de l’opium, celles — in vivo et in vitro — de la lymphe, le vieillissement des feuilles d’arbres, ou les substances pouvant donner du phosphore. Par ailleurs, outre divers mémoires de physique et de chimie édités dans le Journal de physique ou le Journal des sciences, arts et métiers, le pharmacien publia en 1778 un Tableau analytique des combinaisons et des décompositions de différentes substances, ou Procédés de chymie, pour servir à l’intelligence de cette science86. Cet ouvrage, destiné par son auteur à “renouveler et étendre” celui de Rouelle le jeune, nous donne une assez bonne idée de ce que fut le cours d’Arts chimiques de Brongniart au Muséum87. Dans les trois sections traditionnelles, correspondant aux trois règnes, le Tableau répertorie notamment des méthodes d’analyse, ainsi que tous les arts de l’époque : ceux du salpêtrier, du verrier, du plombier, du potier, du vigneron, du brasseur, du confiseur, du meunier, du savonnier, du teinturier, etc. Enfin, le pharmacien rédigea à la fin de sa vie deux mémoires : l’un sur l’analyse de la terre d’ambre de Cologne, l’autre sur les principes de l’eau minérale de Balance88.

64Brongniart compta parmi ses élèves Corvisart, l’abbé Sieyès, ainsi que de nombreux étrangers, comme Franklin. Il fit évoluer son enseignement au Jardin, initialement influencé par les principes de Stahl, vers les conceptions lavoisiennes, lorsque Fourcroy succéda à Macquer dans la future chaire de Chimie générale89. Au Muséum, il se trouva intégré à un corps professoral comportant des naturalistes prestigieux, tels Daubenton, Lamarck, Lacepède, Geoffroy Saint-Hilaire ou Antoine-Laurent de Jussieu90.

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65La Révolution, c’est évident, avait marqué profondément de son empreinte la carrière de Brongniart. Nous verrons dans le chapitre suivant, qu’il en fut de même pour ses confrères Vauquelin et Laugier. Deux remarques s’imposent néanmoins avant d’aller plus loin. D’abord, la tourmente révolutionnaire épargna le Collège de pharmacie. Comme l’indique Cap, il “est le seul établissement d’instruction publique qui ait traversé cette terrible époque sans être arrêté dans sa marche ni troublé dans ses travaux”. La raison en est que les membres du Collège purent “rendre au pays d’immenses services en perfectionnant les procédés de panification, la fabrication du salpêtre, de la soude, l’analyse des substances alibiles, la salubrité publique […]”91.

66De son côté, Planchon affirma très nettement que si l’établissement fut maintenu, “il le dut surtout aux applications de la chimie. Très avisés, les membres du Collège se mirent à la disposition du gouvernement, tout d’abord pour l’analyse des vins saisis comme frelatés par la Commune de Paris, puis, question beaucoup plus importante, pour la préparation du salpêtre. C’était en ce moment l’une des plus vives préoccupations de la défense nationale […]. [Le Collège] avait institué des leçons sur la fabrication de ce corps, annoncé ces leçons par affiches, prévenu le Comité du Salut public du jour de leur ouverture et avait reçu des membres de ce puissant Comité des lettres de félicitations et d’encouragement, avec des témoignages plus positifs de leur faveur”92.

67Le salpêtre, dont nous reparlerons à propos de la vie de Vauquelin (cf. infra), symbolise le rôle crucial joué dans le sauvetage du Collège, par l’intrication très importante existant entre pharmacie et chimie : l’établissement fut maintenu essentiellement parce que les pharmaciens purent participer à “l’émergence d’un nouveau personnage : le chimiste providentiel qui sauve la patrie”93. En échange d’une si précieuse utilité, les héritiers de l’ancien Jardin des apothicaires reçurent le soutien de diverses personnalités du pouvoir républicain, parmi lesquelles il faut citer tout particulièrement Fourcroy94. Ce chimiste, fils d’un apothicaire du duc d’Orléans, collègue de Brongniart au Muséum ainsi que nous l’avons vu, se trouva être un membre très influent du Comité de l’Instruction publique sous la Convention. Or, il était convaincu que la chimie avait vu le jour dans les laboratoires des apothicaires, particulièrement ceux de Rouelle et de Scheele dont il admirait les découvertes95. Il estimait “la chimie inséparable de la pharmacie, profitant de toutes ses lumières, s’allumant véritablement du feu de ses fourneaux, et vivant, en quelque sorte, tout entière du fond de ses expériences comme du fruit de ses conceptions”96.

68Fourcroy apporta donc sans restriction son appui aux pharmaciens, qui l’agrégèrent à leur Collège — bien qu’il n’ait pas reçu la formation professionnelle requise — en signe de remerciement et d’alliance97. Bouvet estime même que, l’“agrégation” incluant en l’occurrence98 l’acquisition du titre de maître en pharmacie, il faut considérer le savant comme ayant été un pharmacien au sens plein du terme99.

69Notre seconde remarque concerne la conversion définitive de l’apothicaire en pharmacien, contemporaine de celle de Jardin royal en Muséum : “Depuis 1591, le titre et 1’emploi de pharmacien existaient dans les hôpitaux et dans les armées. Toutefois, jusqu’au XVIII^ème siècle, la pratique civile et les actes légaux ne connaissaient encore que les maîtres apothicaires. Ce n’est que depuis l’édit de 1777 que le public commença à distinguer le vrai caractère de la pharmacie. Le décret du 17 mars 1791 adopta définitivement le titre de pharmacien, qui depuis est resté le seul légal”100.

70La mutation ne fut pas uniquement sémantique, mais dirigée par des hommes responsables qui s’empressèrent de substituer à une “appellation surannée celle de pharmacien101, dont la signification est la même, mais qui devait en changer le caractère, mettre un terme à des préjugés vieillis, et donner à la pharmacie un rang plus digne, plus convenable, fondé sur des attributions sérieuses et vraiment scientifiques”102.

71Personne ne se trompa d’ailleurs sur la signification réelle du changement de terme : “Ce qui est certain, c’est que, depuis l’adoption générale du mot pharmacien, l’opinion publique y a attaché l’idée d’une profession plus libérale et plus élevée, moins routinière et moins mercantile. […] Ces modifications du langage habituel ont amené des changements analogues dans les idées qu’elles représentent”103.

72Brongniart marque donc doublement une ligne de partage dans le fil de notre récit : dernier démonstrateur du Jardin royal, il en fut aussi le dernier apothicaire, en même temps que le premier pharmacien. Avec lui s’éteint la longue lignée des apothicaires du Jardin royal et naît la famille des pharmaciens du Muséum. Ces derniers vont contribuer à perpétuer, dans un établissement qui n’a plus une vocation strictement médicale, une certaine culture pharmaceutique, même si officiellement ils sont recrutés pour servir une autre discipline : chimie, physique végétale, zoologie ou même minéralogie.