“Les deux branches de la Chimie qui ont été cultivées le plus scientifiquement […] en même temps qu’elles ont été les deux premiers arts chimiques, sont l’art de préparer les médicaments, voyez Pharmacie, & celui de traiter les mines & de purifier les métaux, soit en grand soit en petit. Voyez Métallurgie & Docimasie” (L’Encyclopédie).

1C’est au Jardin royal que furent dispensées en France, contre la volonté de la Faculté de médecine, les premières leçons de chimie1. Il s’agissait, ainsi que le précisa en 1676 l’intendant Antoine d’Aquin, de “démonstrations et opérations galéniques et chimiques, pour l’instruction des étudiants en médecine”2, en d’autres termes, de “chimie pharmaceutique”3. Car, ne l’oublions pas, l’enseignement du Jardin revêtait au début une orientation médicale. Presque immédiatement, deux “pseudo-chaires” de chimie, annonçant les deux chaires ultérieurement créées sous la Révolution, se constituèrent : l’une occupée par des démonstrateurs, puis professeurs, qui furent tous — à l’exception de Simon Boulduc — des médecins, l’autre donnée à des sous-démonstrateurs, puis démonstrateurs, dont presque tous furent des apothicaires (fig. 1). Ces derniers avaient pour mission d’aider le médecin, responsable du cours théorique, en exécutant sous ses yeux des démonstrations pratiques. Soulignons que, même indépendamment de toute considération médicale, il était judicieux de confier un enseignement chimique à des apothicaires, puisque “de tous temps, la chimie et la pharmacie ont eu les rapports les plus intimes ; mais jamais davantage qu’au XVII^ème siècle”4. D’ailleurs, “il n’y avait même pas à cette époque de chimistes proprement dits. Des médecins, des apothicaires, et quelques fous qu’on appelait alchimistes, s’occupaient à rassembler des matériaux sans méthode et sans but philosophique. Il manquait à leurs résultats un lien qui en fît une science”5.

2La chimie ne se professionnalisera, nous y reviendrons, qu’après la Révolution.

3Le premier “duo” de maîtres en chimie fut constitué par le médecin Urbain Baudinot, titulaire d’une des trois charges primitives de démonstrateur et par son confrère écossais William Davisson. Celui-ci, chargé des fonctions d’intendant au cours de la période troublée qui suivit la mort de Guy de La Brosse, donna les premiers cours de chimie à partir de 1648 : il semble en effet que Baudinot n’ait jamais dispensé d’enseignement. Puis, après que Davisson est parti en 1651 à la cour de Pologne comme médecin du roi Jean Casimir, trois apothicaires se succédèrent dans sa charge pédagogique : Nicaise Le Febvre, Christophe Glaser et Moïse Charas6.

Nicaise Le Febvre, le compilateur

4Né vers 1610, Nicaise Le Febvre ne manqua guère de biographes approximatifs : certains n’hésitèrent pas à transformer son nom en Lefèbvre, Le Fèvre, Lefèvre, Le Fébure ou même Fébure7, tandis que d’autres changeaient son prénom en celui de Nicolas8. Claude, le père de notre personnage, issu d’une famille protestante normande, s’était réfugié vers la fin des guerres de religion à Sedan, une ville calviniste où il s’était établi apothicaire en 1597. Il avait épousé une jeune fille de la région, Françoise de Beaufort, dont la famille comptait des médecins et des apothicaires en nombre9.

5Nicaise fit ses études à l’Académie protestante de Sedan, puis entra comme apprenti dans l’officine de son père, qu’il reprit à la mort de celui-ci. Il approfondit ensuite ses connaissances pharmaceutiques sous la direction d’Abraham Duhan, docteur en médecine et professeur de philosophie à l’Académie. Le Febvre devait évoquer ultérieurement ces années d’apprentissage, tout en louant avec ferveur ceux qui l’avaient instruit, dans l’avant-propos de son traité de chimie : “Messieurs, il y a près de trente-cinq ans que je fus dédié à la Pharmacie, par un père qui en faisait une profession très exacte, et qui tâchait de faire son métier avec toutes les recherches nécessaires à l’élection, à la préparation et à la composition des remèdes qu’il tenait dans sa boutique, afin de les dispenser selon les préceptes et les ordres de Messieurs les Médecins. Je puis dire que comme il était mon père, qu’aussi fut-il mon maître, puis que je tirai de lui les premiers éléments de la Pharmacie et ceux même de la chimie : mais il m’insinua principalement le beau sentiment d’exercer ma profession avec fidélité, de ne point laisser avilir la dignité de cet art, et surtout de suivre ponctuellement les dogmes des médecins”. Suit un éloge dithyrambique du corps médical, révélateur dans son obséquiosité même, de la hiérarchie existant alors entre les deux professions : “Mais cet excellent patron, sur lequel je devais régler toutes les actions de ma vie et celles de ma profession, me manqua trop tôt et ne me laissa que le regret de sa perte et le véritable pronostic de la décadence de la Pharmacie […]. Lorsque je me vis privé des enseignements de mon père et de mon maître, je m’appliquai tout entier à suivre ses dernières instructions : je recherchai pour cet effet chez les morts, ceux d’entre les médecins qui avaient le mieux écrit de la Pharmacie, et chez les vivants ceux qui la pratiquaient le mieux et qui travaillaient tous les jours à l’embellir de nouvelle doctrine et à la remplir de bons et de salutaires remèdes. Je trouvai pour mon bonheur à Sedan, qui était en ce temps-là le lieu de mon établissement, défunt monsieur Duhan, docteur en médecine et professeur en philosophie, qui me fit la grâce de me conduire et de m’enseigner : c’est de ce grand homme que je confesse avoir tiré tout ce qui m’a de plus en plus poussé dans le juste dessein de bien rechercher les vérités physiques, à cause que ces notions sont absolument nécessaires à l’apothicaire, qui se veut bien acquitter de sa profession avec la fidélité requise”10.

6Devenu un maître apothicaire accompli, Le Febvre fit en 1646 une démonstration des médicaments destinés à la préparation de la thériaque (cf. infra) et de l’alkermès, devant les médecins et les membres du Conseil souverain de Sedan. La passion de l’étude l’incita ensuite à monter à Paris, où il travailla sous la direction de son coreligionnaire Samuel Du Clos, conseiller et médecin ordinaire du roi. Là encore, notre apothicaire ne tarit pas d’éloges en évoquant son bienfaiteur : “J’ai depuis eu dans Paris le bien et la liberté de converser avec monsieur Du Clos, docteur en médecine, qui m’a fait la grâce de corriger mes défauts et de me conduire, comme par la main de son jugement et de son expérience [sic], dans tout ce que j’ai entrepris pour tâcher de relever la dignité de la Pharmacie […]. Cet excellent et rare physicien ne m’a dénié aucune des lumières, ni aucun des éclaircissements qui sont nécessaires à bien faire réussir ceux qui se donnent aux préparations légitimes de la belle Pharmacie, si bien que je lui suis redevable du bien-être que j’ai acquis en ma profession”11.

7Il faut remarquer que, lorsque notre apothicaire parle de “relever la dignité de la Pharmacie, il n’envisage de le faire — ainsi qu’il le précise lui-même — que sous l’égide des médecins. Il ne saurait être question de rejeter la toute puissante tutelle médicale !

8Le Febvre donna à Paris, dès 1647, des leçons de chimie qui remportèrent un grand succès. Celles-ci furent suivies notamment par John Evelyn12 et Kenelm Digby13, ainsi que par Charles II, roi d’Angleterre en exil. Antoine Vallot, qui succéda en 1652 à Vautier comme surintendant du Jardin royal, était très versé dans la chimie et la pharmacie. Il s’intéressa donc à Le Febvre, le faisant nommer d’abord “apothicaire et distillateur ordinaire du roi, puis sous-démonstrateur de chimie au Jardin, en remplacement de Davisson14.

9Vallot fournit à son protégé un laboratoire bien équipé, “[…] afin de faire par ses préceptes et sous ses ordres les leçons et les opérations du cours de la véritable pharmacie, qui est la chimie”15.

10On notera l’accent donné sur le fait, chimiatrie oblige, que la renaissance pharmaceutique passe obligatoirement par la chimie. Notre apothicaire raconte lui-même son émerveillement devant les possibilités de travail s’offrant à lui au Jardin royal, sans oublier d’encenser Vallot au passage : “C’est là véritablement, Messieurs, où j’ai trouvé de quoi rassasier 1 appétit de ma curiosité, non seulement par la profusion avec laquelle ce vrai père et ce vrai restaurateur de la médecine et de la pharmacie a fourni les vaisseaux et les matières qui sont nécessaires pour la démonstration des opérations qu’il m’a commandé de faire chaque année, tant de l’ancienne que de la nouvelle pharmacie16. Mais aussi, je me suis trouvé au-dessus de tous mes souhaits par le fonds inépuisable de doctrine et d’expérience qu’il possède et dont il m’a fait une telle part, pour me l’appliquer en particulier et pour la départir dans les leçons publiques, que je n’ai pas cru devoir moins faire, pour son honneur et pour ma reconnaissance, que je dois tout à la bonté, à la doctrine et à la seule générosité de ce grand et de cet illustre Maecenas”17.

11Par ailleurs, Le Febvre ajouta à ses autres charges celle d’apothicaire d’Henri de Bourbon, duc de Verneuil et évêque de Metz. En 1660, notre pharmacien fut appelé à la cour d’Angleterre par Charles II, chez qui le fait d’avoir récupéré le trône des Stuart n’avait pas émoussé le goût de la chimie. Le savant avait décidé de s’exiler par sécurité pour sa famille, car il craignait que sa religion ne lui attire des désagréments professionnels. Et, de fait, la liberté de conscience des huguenots ne fut respectée que jusqu’à la mort de Mazarin, survenue en 1661. Le Febvre n’en conserva pas moins les meilleurs sentiments à l’égard de ses compatriotes. Il fut nommé apothicaire ordinaire de Charles II, qui lui confia la direction de son laboratoire du palais de Saint-James. Cependant, son protecteur manquant cruellement de finances, le pharmacien dut se passer de salaire et avancer les fonds nécessaires à l’achat de matériel, ainsi que de produits chimiques : il fut deux ans avant de pouvoir toucher une faible partie de ce qui lui était dû. En 1663, Le Febvre connut le couronnement de sa carrière avec son élection à la Royal Society18. On sait qu’il occupa à Londres avec son épouse — née Philibert — une demeure située dans la paroisse de Saint-Martin in the Fields. Le savant y mourut au début de l’année 1669, ne laissant à sa veuve que de maigres ressources19.

12Les portraits gravés représentant Le Febvre étant rares20, il est difficile de se faire une idée exacte de l’aspect physique de l’apothicaire. Une gravure nous renvoie l’image d’un personnage austère aux cheveux courts, le menton engoncé dans un large col. Adepte des théories de Paracelse et de Van Helmont, notre personnage se situe à la charnière entre la chimie vraie et l’alchimie. Boerhaave le juge précis dans ses descriptions d’expériences — signalant entre autres les éventuels dangers encourus par le manipulateur —, mais manifestant trop d’“esprit chimique” dans ses raisonnements. En réalité, Le Febvre fut surtout un compilateur. Il rédigea dans une telle perspective un Traicté de la Chymie21, qui fut publié pour la première fois en 1660 à Paris, juste après son départ pour l’Angleterre. Cette édition française en deux volume, dédiée à Vallot, fut suivie de cinq autres ; la dernière, comportant cinq tomes, date de 175122. Il faut y ajouter deux éditions anglaises (Londres, 1664 et 1670)23, une allemande (Nüremberg, 1676)24 et une version française imprimée à Leyde en 1669. L’apothicaire était convaincu de pouvoir, grâce à son traité, montrer au lecteur “la différence qu’il y a du modus faciendi de l’ancienne Pharmacie d avec la judicieuse, la savante et la raisonnable conduite des artistes chimiques, pour la séparation du pur et de l’impur et pour la conservation de ce qui fait l’efficace et la vertu dans les choses”25. Il faut donc considérer l’ouvrage comme l’outil essentiel de la renaissance pharmaceutique, que Le Febvre, nous l’avons vu, appelait si fortement de ses vœux.

13Dans le traité coexistent des parties purement spéculatives, comportant de nombreux éléments mystiques ou astrologiques hérités des alchimistes allemands et des parties à visée pratique, riches en détails techniques. Un avant-propos décrit la chimie comme une science naturelle opératoire, divisée en trois branches : philosophique, médicale (“iatrochimie”) et pharmaceutique. Le plan adopté ensuite dans l’ouvrage comporte une première partie en deux livres, l’un intitulé “Des principes et des éléments des choses naturelles”, l’autre “Du pur et de l’impur” ; la seconde partie se divise également en deux livres : “Des termes nécessaires pour entendre et pour faire les opérations chymiques” et “Des opérations chymiques”. Ce dernier livre, recouvrant près des sept huitièmes du traité, répertorie une multitude de substances — pures ou composées — issues des trois règnes de la nature, ainsi que diverses opérations chimiques, comme les distillations de l’opium, du camphre, du vinaigre, de l’esprit de vin, des huiles, des résines et de bien d’autres produits encore. Les composés minéraux sont étudiés avec le plus grand luxe de détails, notamment l’antimoine qui faisait à l’époque l’objet d’une querelle26. En effet la Faculté de médecine de Paris rejetait l’utilisation de cet élément chimique sous forme de médicaments, tandis que les apothicaires, la Faculté de Montpellier, ou les médecins de la cour de France, en préconisaient l’emploi. Dans son traité, Le Febvre se présente comme un partisan du second camp et rapporte une augmentation de poids de l’antimoine au cours de sa calcination sous l’effet d’un miroir ardent. Quant au chapitre consacré aux animaux, le plus bref, il parle de la corne de cerf, des vipères, ainsi que des préparations à base de chair humaine. Citons l’effrayante “préparation de la mumie moderne” pour laquelle “il faut avoir le corps de quelque jeune homme de l’âge de vingt-cinq ou trente ans, qui ait été étranglé […]”27.

14Sur le plan théorique, Le Febvre distingue cinq principes : l’eau ou “phlegme”, la “terre”, le mercure ou “esprit”, le soufre ou “huile” et le “sel”, ainsi que les quatre éléments classiques : eau, air, terre et feu. Par ailleurs, il est intéressant de noter qu’il définit la saturation des solutions28.

15La seconde œuvre originale29 de l’apothicaire, publiée à Londres en 1664, est un Discours sur le grand cordial de Sir Walter Rawleigh30. Cette préparation contenait notamment de la chair de vipère, du bézoard31, de la corne de cerf, du corail et des perles32.

Christophe Glaser, le mystérieux

16Après que Le Febvre a quitté la France, Vallot lui trouva en 1660 un successeur au Jardin royal, en la personne de l’énigmatique Christophe (ou Christophle) Glaser. Celui-ci, venu au monde à Bâle en 1629, était certainement calviniste, mais sa religion n’influença pas le cours de sa vie comme cela fut le cas pour Le Febvre ou Charas (cf. infra). Glaser fit des études médicales et pharmaceutiques dans la cité suisse, ce qui donne une idée du sérieux de sa formation, ainsi que des premières doctrines l’ayant influencé. En effet, depuis 1570, les étudiants étaient sélectionnés de façon très rigoureuse par l’université de Bâle. C’est dans celle-ci que le célèbre Paracelse, un ardent partisan des remèdes chimiques opposé aux doctrines de Galien, avait occupé en 1527 une chaire de Chirurgie et de Physique.

17“Quoique le séjour de ce médecin merveilleux, de ce “roi des chimistes”, comme l’appelaient ses disciples, y eût été de courte durée, il n’en avait pas moins laissé dans les esprits une impression ineffaçable. L’enfance de Glaser fut nourrie des récits que l’on se répétait sur les découvertes extraordinaires et les cures miraculeuses de cet homme prodigieux, et ces souvenirs de jeunesse exercèrent une influence décisive sur toute sa vie ; car, lancé de bonne heure dans la voie des études médico-chimiques, il s’y montra toujours un zélé sectateur des doctrines de Paracelse”33. Après son cursus universitaire bâlois, Glaser alla observer le travail des mines dans divers pays d’Europe : il évoquera par la suite les souvenirs scientifiques de ses voyages en Carniolle, en Hongrie ou en Transylvanie.

18L’apothicaire ouvrit à Paris, dans les années 1650, une officine à l’enseigne de “La Rose rouge”, sise rue du Petit-Lion dans le Faubourg Saint-Germain (près du petit marché) et se maria avec une demoiselle Lemarchand. Son magasin, ainsi que le laboratoire attenant, devaient ultérieurement être transplantés rue Neufve des Fossés-Saint-Germain. Grâce à la mère de Fouquet, qui fréquentait assidûment son officine, Glaser obtint la protection du puissant surintendant des finances. Il devint ainsi “apothicaire ordinaire du roi’’, de même qu’apothicaire de Monsieur, duc d’Orléans, et fut présenté à Vallot, premier médecin de Louis XIV. Par ailleurs, Fouquet envoya probablement le pharmacien à Florence — en 1655 ou 1656 — pour y étudier les célèbres poisons italiens. Quel aurait été le but du surintendant dans l’opération ? La question reste encore posée.

19Au Jardin royal, Glaser fut d’abord seul à enseigner la chimie, traitant à la fois la théorie et la pratique. Son “premier soin […], dans ses nouvelles fonctions fut de “mettre sous la presse un petit Traité de Chymie pour la commodité de ceux qui assistent aux leçons””34. Nous analyserons plus loin cet ouvrage, dont on peut inférer que “le cours de Glaser, un peu sec et aride, devait être néanmoins d’une grande clarté et d’une vigoureuse précision”35. Mais en 1665, la situation de notre apothicaire au Jardin royal se modifia sensiblement : Guy-Crescent Fagon, un petit neveu de Guy de La Brosse né dans l’établissement, remplaça Baudinot dans la première “pseudo-chaire” de chimie. Glaser fut alors relégué à un second rôle, celui d’assistant du professeur en titre, d’où des conflits inévitables. L’antipathie entre les deux hommes, doués chacun d’un fort caractère, fut à l’origine du mauvais tour suivant, que rapporta Fontenelle dans son éloge de Fagon à l’Académie royale des sciences : “Un jour qu’il [Fagon] devait parler sur la Thériaque, l’apothicaire qui était chargé d’apporter les Drogues, lui en apporta une autre presque aussi composée, dont je n’ai pu savoir le nom, sur laquelle il n’était point préparé. Il commença par se plaindre publiquement de la supercherie, car il avait lieu de croire que c’en était une, mais pour corriger l’apothicaire de lui faire de pareils tours, il se mit à parler sur la Drogue qu’on lui présentait comme il eut fait sur la Thériaque, et fut si applaudi, qu’il dut avoir beaucoup de reconnaissance pour la malignité qu’on avait eue”36.

20En 1666, Nicolas Lémery assista Glaser au Jardin, de façon très éphémère : le jeune homme aurait quitté son maître au bout de deux mois pour incompatibilité d’humeur, toujours selon Fontenelle37.

21En 1671, année de la mort de Vallot, Glaser cessa d’exercer ses fonctions de sous-démonstrateur de chimie au Jardin royal. C’est l’époque à laquelle il fut impliqué dans l’affaire de la marquise de Brinvilliers, dite “Affaire des poisons”. Mais il fut heureusement mis hors de cause, bien que certains auteurs aient évoqué son “déshonneur”, et qu’il ait été incarcéré quelques temps à la Bastille pour interrogatoire. Rappelons que la marquise de Brinvilliers avait empoisonné son père, ainsi que ses deux frères, avec l’aide de son amant Godin de Sainte-Croix. La nature du toxique employé — arsenic ou sublimé corrosif — ne put être déterminée à l’époque, compte tenu de l’absence de moyens analytiques fiables. Après la mort de Sainte-Croix, la police retrouva chez lui une cassette : celle-ci, ayant appartenu à la marquise, contenait des fioles remplies de liquides, ainsi que divers papiers, parmi lesquels une lettre de la criminelle mentionnant l’utilisation de “la recette de Glaser” comme poison. Une telle attribution nominale ne signifiait pourtant pas grand chose, car un démonstrateur de chimie au Jardin royal pouvait très bien être amené à exposer la préparation d’un composé minéral toxique, au cours de ses leçons. Des leçons auxquelles Sainte-Croix, chimiste amateur, avait justement assisté. Par ailleurs, lors du procès, un témoin affirma avoir vu la marquise de Brinvilliers se rendre plusieurs fois discrètement chez Glaser. La gravité de cette accusation est cependant très atténuée, si l’on songe que l’empoisonneuse était une cliente “ordinaire” du pharmacien. Enfin, lors de son jugement en 1676, la marquise affirma que Glaser avait préparé plusieurs fois, pour Sainte-Croix, le toxique qu’elle avait utilisé à des fins criminelles ; mais cela ne prouve rien car, à l’époque, les apothicaires vendaient l’arsenic destiné à tuer les rats. Ainsi qu’on le voit, il semble que l’histoire — comme le firent les juges de l’époque — puisse laver Glaser de toute culpabilité directe dans l’“Affaire des poisons”.

22Notre personnage mourut très probablement vers 1672 à Paris, bien que certains auteurs aient supposé qu’il acheva sa vie en 1678 à Bâle, après y avoir pratiqué la médecine et la chirurgie. Peut-être se trouvait-il même condamné par la maladie dès 1670, Sainte-Croix ayant dit vers cette date à la marquise de Brinvilliers “Madame, notre ami Glaser se meurt”. Si une légère ombre plane encore sur la disparition de l’apothicaire, on sait en revanche avec certitude ce que devint sa veuve : elle termina son existence en Suisse, s’étant remariée avec un orfèvre genevois du nom de Hoffman. On ignore si elle avait eu des enfants de son premier lit38.

23Nombre de ses contemporains témoignèrent de l’hostilité ou du mépris à Glaser : Fontenelle qui, nous l’avons vu, lui reprocha d’avoir tenté de mettre Fagon en difficulté, le traita de “vrai chimiste [il faut entendre par là l’inverse d’un homme de science], plein d’idées obscures, avare de ces idées-là même, et très peu sociable”39.

24La marquise de Sévigné lui attribua, dans une lettre écrite à Madame de Grignan au moment du procès de la Brinvilliers, la dénomination peu flatteuse d’“apothicaire empoisonneur” ; par ailleurs, Moïse Charas — dont il sera question plus loin — contesta à Glaser la paternité de son unique ouvrage, le Traicté de la chymie, enseignant par une briève et facile méthode toutes ses plus nécessaires préparations40. Charas prétendit à plusieurs reprises, dans ses livres, avoir lui-même rédigé le traité portant le nom de l’apothicaire suisse. D’abord à mots couverts : “On pourra trouver la préparation de cette huile [une huile de semence d’anis par expression] dans la première édition d’un traité de chimie que je composai et que l’on imprima sous le nom d’une autre personne, il y a douze ou treize ans ; mais je me suis assuré qu’on ne la trouvera pas dans aucun auteur qui eût écrit auparavant, et je puis dire d’en être le premier inventeur”. Puis, de manière plus explicite : “On pourra trouver la préparation de cette huile dans le Traité de chymie que je composai il y a plus de vingt ans, et que l’on imprima sous le nom de Glaser, Suisse de nation, reconnu pour être un assez bon Artiste à la vérité, mais qui pouvait à peine parler français […]. Le peu de temps que j’employai et le peu de réflexion que je fis pour un traité de chimie que quelques jeunes médecins avaient désiré de moi, m’ayant fait douter du succès qu’il pouvait avoir, j’aimai mieux le publier sous le nom de Christofle Glaser que d’y faire voir le mien”41.

25Mais, malgré ses revendications, Charas n’a probablement eu — ce qui est déjà fort louable — que le rôle de collaborateur principal ou de coauteur du traité.

26La réalité historique, aujourd’hui rétablie, nous amène à considérer Glaser comme un homme compétent et certainement d’une grande probité. “Au reste, l’enseignement de la chimie au Jardin du roi était trop important et en butte à trop de critiques pour que l’on en chargeât quelqu’un d’indigne”, comme le souligne justement Lagarde42. Il faut simplement supposer que le manque de sociabilité de l’apothicaire, ainsi que sa rigidité, lui attirèrent des inimitiés. Aucun portrait du personnage n’a été mentionné, hormis une gravure publiée dans la Revue d’histoire de la pharmacie43… qui ne le représente probablement pas ! Charas affirmait, nous venons de le voir, que Glaser “pouvait à peine parler français”, mais on ne comprend pas comment un enseignement au Jardin royal aurait pu être confié à un professeur ne maîtrisant pas notre langue. Par contre, l’apothicaire devait certainement s’exprimer avec un accent suisse-allemand caractéristique de son pays d’origine, ce qui est fort naturel44.

27Dans son traité, qui connut de nombreuses éditions françaises, une anglaise et cinq allemandes, Glaser — à la différence de Le Febvre — évite au maximum les considérations théoriques. Il se borne le plus souvent à rapporter des manipulations concrètes, réalisées par lui-même. “Je fais profession de ne rien dire que ce que je sais et de n’écrire rien que ce que j’ai fait45 annonce-t-il dans la préface de son ouvrage. Par ailleurs, il utilise un langage chimique clair : il ne se sert pas, dans son traité, “[…] de caractères hiéroglyphiques, ni de noms énigmatiques, comme ont fait une infinité d’Auteurs pour rendre la Chimie méconnaissable”. Il appelle “toutes choses par leur nom”, afin de montrer “aux désireux de la véritable Chimie qu’elle est assez aisée à pratiquer”46. Comme le note Lagarde, “cette méthode claire et précise d’enseignement était certainement fort remarquable à une époque où les savants cherchaient à cacher leurs découvertes sous les textes les plus obscurs”47. Enfin, concis et presque totalement dépouillé des vieilles considérations alchimiques, le Traicté de la chymie48 annonce incontestablement le célèbre Cours de chymie de Nicolas Lémery. De telles qualités expliquent le très grand succès dont bénéficia l’ouvrage de Glaser, qui fit sérieusement concurrence à celui de Le Febvre.

28Le livre I du traité, après quelques notions générales, définit les trois principes actifs (sel, soufre, mercure) et les deux principes passifs (phlegme, terre) en lesquels la chimie devrait pouvoir réduire tous les “corps mixtes”. Sont également évoqués divers instruments et opérations chimiques. Puis, dans son livre II, le traité expose la préparation, ainsi que les propriétés de médicaments issus des trois règnes de la nature. Ce sont les composés minéraux qui sont présentés avec le plus grand luxe de détails ; ensuite viennent les substances d’origine végétale, celles d’origine animale — très brièvement traitées —, et enfin des chapitres sur la rosée, la manne, le miel et la cire.

29La partie la plus alchimique de l’ouvrage de Glaser est celle consacrée aux animaux. Elle comporte un chapitre sur “l’huile et le sel volatil de crâne humain” débutant ainsi : “prenez le crâne d’un homme décédé par mort violente, scié en petites pièces, pour pouvoir être introduites dans une cornue de verre”49. Les chapitres suivants traitent de la distillation de la chair des vipères, du sang humain et de l’urine.

30L’œuvre scientifique de Glaser offre un maximum d’originalité du côté de la chimie minérale, ce qui n’est pas étonnant si l’on songe à la formation qu’avait reçue l’apothicaire. Celui-ci prépara le nitrate d’argent fondu (“pierre infernale” ou “caustique perpétuel”), le chlorure d’arsenic (“huile d’arsenic”), le sous-nitrate de bismuth (“magistère de bismuth”), le nitrate de potassium (“sel prunelle de Glaser”) et le sulfate de potassium (“sel antifébrile” ou “sel polychreste de Glaser”) dont la variété naturelle porta le nom de glasérite50.

Moïse Charas, l’homme des vipères

31L’apothicaire qui fut recruté en 1672 par l’intendant d’Aquin, premier médecin du roi, pour remplacer Glaser au Jardin royal, s’appelait Moïse Charas. Celui-ci, fils de Moïse Charas et de Marguerite Fauchière, vit le jour en 1619 à Uzès dans une famille protestante. Il se destina à la profession pharmaceutique après d’excellentes études classiques, au cours desquelles il prit le goût de la versification latine. Le jeune homme fit son apprentissage en parcourant la France puis, devenu maître apothicaire à Orange, il y ouvrit une officine. Il monta vers 1646 à Paris, probablement attiré dans la capitale par ses coreligionnaires, Du Clos et Le Febvre. Charas, qui assista aux leçons de ce dernier en compagnie du futur Charles II, devint bientôt apothicaire du duc d’Orléans grâce à la protection d’Esprit, premier médecin de Monsieur. Puis, il ouvrit une officine à l’enseigne “Aux vipères d’or” rue des Boucheries, dans le Faubourg Saint-Germain, et travailla avec Glaser51.

32Une description, aussi romantique qu’inexacte, de la boutique de Charas a été proposée en 1840 par Cap : “Lorsqu’on entrait dans la pharmacie des “Vipères d’or”, après s’être fait jour à travers l’épais berceau de verdure desséchée qui obstruait la porte principale, on remarquait deux vastes comptoirs placés à droite et à gauche et au-dessus desquels se trouvaient les balances suspendues à une pièce de bois en forme de T renversé, fixée elle-même aux solives du plancher. Une série de mortiers de métal, de pierre, de marbre, de porphyre et d’agate occupait le pourtour des comptoirs, aux flancs desquels étaient suspendus les spatules, les couteaux, les limes et les tranchets. Plus loin et contre les murs latéraux, s’élevaient deux fourneaux en maçonnerie dont les hottes étaient chargées d’ustensiles de diverses formes, et les ouvertures garnies d’alambics, de bassines et d’une foule d’autres instruments, arsenal indispensable de la profession […]. Aux deux côtés de la porte du fond, on remarquait deux énormes vases de faïence, à dessins bleus sur un fond blanc, à large panse, à gorge étroite, ornés de deux anses contournées, et dont le couvercle était surmonté d’une sorte de dragon aux ailes déployées et à la gueule béante. L’un de ces vases contenait l’électuaire de Mithridate et l’autre l’Aurea alexandrina de Nicolas Myrepsus. […] Au centre de la boutique était établi, comme pièce capitale, à la fois d’utilité et d’ornement, le grand mortier de bronze, si fréquemment cité dans les dispensaires de l’époque, et dans lequel se préparaient les poudres composées, les électuaires solides, les trochisques et les masses pilulaires, principale richesse des antidotaires et des pharmacopées arabes. […] Mais ce qui frappait surtout dans cet ensemble, c’était un caractère de gravité, de science, de mysticisme, qui régnait dans l’ordonnance générale, et qui ressortait en même temps des peintures, des attributs, des signes cabalistiques que le décorateur avait répandus avec profusion sur les boiseries, sur les plafonds, sur les vases et jusque sur les pieds et les supports des ustensiles ou des meubles les plus apparents : c’étaient de toutes parts des griffons, des chimères, des centaures, des caractères symboliques, des emblèmes d’alchimie, des animaux fantastiques, des images grotesques, mais surtout un nombre infini de vipères qui glissaient sur les chambranles, couraient le long des corniches, enlaçaient les colonnes, étreignaient le pied des urnes, formaient leurs anses en se contournant sur elles-mêmes, et parfois semblaient animer de leur souffle venimeux la flamme qui s’élevait des coupes, des trépieds et des patènes”52.

33En réalité, ainsi que nous le rappelle Dorveaux, l’officine des apothicaires était au XVII^ème siècle “un beau magasin bien éclairé, dont les murs sont couverts de vases et de layettes disposés dans un ordre merveilleux, et dont le sol, bien net, supporte deux comptoirs, le bureau de l’apothicaire, une échelle, un mortier, quelques réchauds et c’est tout ; pas de guirlandes de plantes, […] pas de vipères, pas d’attributs, pas de signes cabalistiques”53.

34Charas fut élu syndic des marchands apothicaires des Maisons royales, avant d’entrer en 1671 comme sous-démonstrateur de chimie au Jardin. Antoine d’Aquin, qui l’avait fait nommer, rappela en 1676 le regard favorable qu’il avait porté sur notre personnage en ces termes : “J’ai cru être obligé […] de faire faire tous les ans dans le Jardin royal, par le sieur Charas, les démonstrations et opérations galéniques et chimiques nécessaires pour l’instruction des étudiants en médecine”54.

35Charas se nomma alors “apothicaire artiste du roi en son Jardin royal des plantes”55 et enseigna durant neuf ans sous Fagon. Cette période de sa vie se révéla extrêmement fructueuse, comme l’écrivit M^me Phisalix : “Ses neuf années d’enseignement au Jardin du roi ont été les plus intéressantes, les plus productives et les plus brillantes de sa belle carrière scientifique”56. En 1676, le savant fut amené à examiner le contenu de la fameuse cassette ayant appartenu à la marquise de Brinvilliers : ainsi qu’il le dévoila dix-sept ans plus tard, il y trouva “une eau claire et sans goût qui fit mourir des animaux”. Il jugea que ce qui avait permis au second frère de l’empoisonneuse de survivre plus longtemps que son aîné “était du jus de citron ; qu’un des meilleurs antidotes contre le sublimé corrosif est de boire beaucoup d’eau”57. Dans un autre ordre d’idées, Charas put se prévaloir en 1676 du succès d’un fourneau qu’il avait construit dans le laboratoire du Jardin royal58.

36L’apothicaire se maria deux fois : d’abord avec Suzanne Félix, qui lui donna deux fils et une fille, puis avec Madeleine Hadancourt dont il eut neuf enfants. Il instruisit lui-même son fils aîné, Henri, dans l’art de la pharmacie. En 1680, les persécutions qui annonçaient la révocation de l’Édit de Nantes ayant commencé à l’encontre des protestants, Charas choisit de fuir la France après avoir vendu sa charge. Il passa d’abord — comme son maître Le Febvre — en Angleterre, où il devint apothicaire de Charles II Stuart et fut reçu docteur de la Faculté de médecine de Londres. Le savant ne séjourna que deux ou trois ans sur la terre britannique, car la vacuité habituelle du trésor royal ne permettait pas de lui assurer une pension convenable. En 1683, nous le retrouvons donc en Hollande où, grâce à son habileté à pratiquer la médecine, la ville d’Amsterdam lui accorda le titre de citoyen, ce qui lui conféra la nationalité de son pays d’accueil. Puis, l’apothicaire s’embarqua à Ostende pour l’Espagne, chargé de deux caisses remplies d’ouvrages médicaux. Le récit de son voyage à travers la péninsule ibérique, partiellement publié en 1776 dans la Clef du cabinet des princes59 (périodique mensuel également appelé Journal de Verdun) constitue une passionnante chronique.

37Charas exerça comme praticien à Madrid, devenant le médecin attitré de l’ambassadeur des Pays-Bas dont il sauva la fille unique, une enfant de onze mois atteinte de “fièvre tierce”. Mais, les succès thérapeutiques que remporta notre apothicaire, ainsi que sa clientèle de plus en plus nombreuse, suscitèrent des jalousies auprès de certains médecins de la cour. Dénoncé en 1686 à l’Inquisition, sur le point d’être expulsé d’Espagne, il fut tiré de ce mauvais pas par le remplaçant de son protecteur, le diplomate hollandais. Néanmoins, l’incident fit songer le savant au retour : deux ans et demi après son arrivée, il quitta donc Madrid pour la Galice. Là, après avoir aidé la femme du marquis de Mos à accoucher, il s’établit à La Corogne en attendant de pouvoir gagner la Hollande ou l’Angleterre. Mais, comme sa passion pour la médecine incitait Charas à parcourir la province, “soignant tout le monde, y compris les prêtres et les religieux”60, sa mésaventure de Madrid se reproduisit : objet, en 1688, d’une dénonciation à l’évêque de Lugo par des confrères jaloux, il fut jeté en prison et enchaîné.

38“La solitude étrange et affreuse où j’étais”, écrit-il, “et le déplaisir de me voir éloigné de tous les miens, sans avoir aucune part à ce qui se faisait sous le soleil, de ne voir qu’à midi et huit heures du soir deux hommes qui passaient dans mon esprit pour des Anges de Satan, qui, sans jamais me saluer, ne venaient que pour m’apporter comme à un chien, seulement de quoi m’empêcher de mourir, et de me sentir entre les mains de gens barbares, qui, étant mes Juges et mes Parties, ne songeaient qu’à me ravir les biens, la vie, et même l’âme s’il leur eut été possible : toutes ces choses, dis-je, me tenaient dans un continuel tourment, et tiraient de mon cœur de fréquents gémissements, et de mes yeux des sources de larmes”61.

39Heureusement, il put par la suite écrire, recevoir des visites, ou même donner des consultations. Notre apothicaire ayant été ultérieurement transféré dans les geôles de l’Inquisition à Saint-Jacques de Compostelle, il se convertit au catholicisme après de nombreux interrogatoires. Libéré en février 1689, il gagna grâce à son art de quoi s’embarquer pour la Hollande, où sa femme le rejoignit62.

40Plus rien ne s’opposait, dès lors, au retour à Paris de Charas qui vint en 1691, présenté par Antoine d’Aquin, s’incliner devant Louis XIV. Et, comme il ne pouvait pas exercer la médecine en France à cause de son diplôme anglais, le savant se livra désormais uniquement à des travaux de recherche. Ayant été nommé en 1692 membre de l’Académie des sciences, il fut très assidu aux séances de cette société jusqu’en 1696, puis n’y assista plus — probablement pour cause de santé —, et mourut en 1698 à Paris63.

41Selon Dorveaux, Charas fut un “savant apothicaire”, un “chimiste habile”, un “excellent naturaliste”, un “curieux de botanique et de minéralogie”, un “médecin éminent” et un “amoureux de la langue française, qu’il voulait écrire le plus correctement possible”. Ajoutons à cela qu’il fut l’auteur de très nombreux vers latins64. Sur un portrait gravé le représentant assis à sa table de travail, l’apothicaire apparaît comme un homme aux traits sévères, que son austère robe noir et son rabat blanc font ressembler à un ecclésiastique ou à un magistrat. D’une main il écrit à l’aide d’une plume d’oie, de l’autre il désigne sur un fourneau une pièce de verrerie dont la forme rappelle étrangement notre moderne évaporateur rotatif. Sur sa table, jonchée d’une pince, d’un encrier et de livres, un serpent tord son corps flexueux.

42Le savant s’intéressa à la célèbre thériaque65, un électuaire composé “légué par les Grecs aux Romains et par ceux-ci aux Arabes, regardé comme le type et le chef-d’œuvre de la polypharmacie du moyen âge”66.

43Le médicament fut considéré jusqu’au XVIII^ème siècle comme un précieux antidote pour combattre les toxiques les plus divers, ainsi que les morsures des serpents venimeux. La première formule de la thériaque fut établie — et décrite en vers élégiaques — par le crétois Andromaque, médecin (“archiâtre”) de Néron67. Cet homme de l’art, s’inspirant du célèbre contrepoison de Mithridate, conçut un mélange comportant plus de cinquante drogues, au nombre desquelles figuraient le castoréum, l’opium, la vipère et la scille. La thériaque, dont la composition varia au cours de l’histoire, fut d’abord préparée par les apothicaires dans le secret de leur officine : les vénitiens, puis les montpelliérains acquirent une grande réputation dans cette pratique. Charas eut d’ailleurs l’occasion de se familiariser avec le médicament dès son apprentissage de la pharmacie, ainsi qu’il l’écrivit lui-même : “Je puis dire avec vérité qu’après avoir aidé même durant mon apprentissage à une dispensation de thériaque, que le maître chez qui j’étais entreprit et acheva assez heureusement, j’en vis aussi faire diverses préparations en parcourant la France, et surtout à Marseille, à Montpellier et à Lyon, auxquelles même je mis la main sous des maîtres bien entendus ; et qu’ayant été ensuite reçu maître dans Orange, j’y dispensai publiquement par deux fois la thériaque et une fois le mithridat, avec quelque approbation”68.

44Mais, comme aucun contrôle officiel n’était exercé sur la fabrication de la thériaque, nombre d’adultérations et de fraudes — notamment l’addition de miel cuit — venaient modifier la composition du médicament. Si bien qu’au XVII^ème siècle, les apothicaires de Paris décidèrent que le mélange serait préparé annuellement en public et en présence de médecins ainsi que d’autorités, afin d’éviter toute malfaçon ou falsification. C’est précisément Charas qui, en 1667, fut le premier à élaborer publiquement la thériaque originelle d’Andromaque, dont il réussit à composer à lui seul trois cents livres en présence des magistrats et chimistes parisiens convoqués sur ordre du lieutenant général de police La Reynie69.

45“Il accompagna cette opération d’une dissertation savante, dans laquelle il trouva 1’occasion de mettre au jour une foule de détails curieux et ignorés sur la plupart des substances qui entraient dans la composition du fameux antidote. Ce fut comme un cours d’histoire naturelle médicale qu’il venait de professer en présence des médecins, des naturalistes, et qui fit le plus grand honneur à son érudition”70. L’apothicaire publia à ce propos, en 1668, un ouvrage précédé d’une poésie latine et intitulé Thériaque d’Andromachus, dispensée et achevée publiquement à Paris, ou Histoire naturelle des animaux, des plantes et des minéraux qui entrent dans la composition de la thériaque d’Andromachus, dispensée et achevée publiquement à Paris71.

46La préparation de la thériaque selon notre personnage, faisait appel à des substances appartenant aux trois règnes de la nature. “La vipère”, nous y reviendrons, “figurait en tête de la formule et le castor en queue, ordre voulu par Charas parce que, disait-il non sans esprit, “la composition ne manquerait pas d’être attaquée, il fallait mettre à la tête et à la queue deux animaux pourvus de bonnes dents pour sa défense””72. Les drogues végétales les plus diverses s’ajoutaient par ailleurs au bitume de Judée et à la terre de Lemniae : opium, scille, gentiane, cannelle, gingembre, poivre, ciste, myrrhe, acacia, rose, iris, rue, valériane, millepertuis, fenouil, anis… Enfin, depuis le choix des ingrédients jusqu’à la fermentation, la préparation du médicament nécessitait au total plus d’un an et demi de soins assidus73.

47D’après les cours qu’il avait dispensés au Jardin royal, Charas édita en 1676 une Pharmacopée royale galénique et chimique74. L’ouvrage, rédigé sur la suggestion d’Aquin, est précédé d’une “Épître à Monseigneur Colbert”, dans laquelle l’auteur dresse une analyse critique de la pharmacie de son temps : “La seule pharmacie, Monseigneur, quelque noble et quelque nécessaire qu’elle soit, a eu la disgrâce de n’être pas cultivée en France avec autant d’application que les autres arts, et j’ai craint en quelque façon pour la gloire du nom français et pour la perfection de notre pharmacie, lorsque j’ai vu depuis quelques années toutes les autres Facultés de médecine qui sont dans l’Europe réussir à mettre en lumière des Pharmacopées dont celles de nos pharmaciens n’ont point encore égalé la solidité ni l’étendue. J’ai donc cru qu’il ne serait pas peu avantageux qu’on en composât une, où nous puissions trouver sans beaucoup de peine ce que nous ne pouvons chercher ailleurs sans quelque honte ; et où rencontrant ce que les siècles passés nous ont laissé et ce que celui-ci nous apprend, nous eussions le bonheur de sortir de l’importune servitude qui nous obligeait à reconnaître quelque fois pour nos maîtres ceux qui nous reconnaissaient pour nos vainqueurs, et à recevoir des leçons de plusieurs étrangers à qui nous donnons si souvent des lois”75.

48La Pharmacopée de Charas connut trois éditions, dont la dernière date de 1691, et fut traduite dans toutes les langues d’Europe, ainsi qu’en chinois. Elle comporte quatre parties : la première est consacrée à des généralités sur la pharmacie, ainsi qu’aux opérations pharmaceutiques ; la seconde traite des préparations galéniques, rationnellement divisées en internes et externes ; la troisième partie, contient les préparations chimiques faites à partir des trois règnes de la nature ; la dernière expose des “remèdes particuliers”, préconisés par diverses personnalités76.

49Notons que, comme ses prédécesseurs Le Febvre et Glaser, Charas accordait des propriétés thérapeutiques à toutes sortes de substances d’origine humaine. N’écrivait-il pas en 1690, qu’“outre les préparations qu’on peut faire du crâne de l’homme et de ses autres os, de son sang, de sa chair et de sa mumie77 ou corps embaumé et desséché, on peut aussi préparer ses ongles, ses cheveux, son urine et ses excréments, de même que l’arrière-faix des femmes. On peut dire qu’il n’y a aucune partie, en l’homme ou en la femme que la chimie ne puisse préparer pour la guérison ou le soulagement de la plupart des maux auxquels l’un et l’autre sont sujets”78.

50Cap a porté, sur les aspects purement pharmaceutiques de la Pharmacopée de l’apothicaire, un jugement des plus honnêtes et des plus nuancés : “Si l’on envisage la Pharmacopée de Charas, au point de vue de l’art moderne, on conçoit facilement l’abandon qu’on a fait de ce volumineux dispensaire, l’un des derniers monuments de la pharmacie du Moyen-Âge. Comment, en effet, conserver quelque estime pour ces compositions monstrueuses qui ressemblaient à toute une collection de la matière médicale de l’époque : ces décoctions, ces apozèmes, ces sirops où l’on soumettait à une ébullition prolongée des masses de substances qui ne pouvaient céder au véhicule la dixième partie de leurs principes solubles ; ces électuaires, ces élixirs auxquels chaque siècle, chaque école, chaque célèbre empirique avait ajouté quelque série d’ingrédients ! Que penser de ce catalogue de poudres composées […] poudre de pattes d’écrevisses et de crabes, poudre de perles rafraîchissante, poudre de joie, avec la raclure d’ivoire, l’os de cœur de cerf, les aromates, et les feuilles d’or, pour la rendre plus réjouissante à la vue […]. Toutefois, si l’on se reporte, par la pensée, au siècle où vécut Charas, loin de s’attacher au ridicule de ces recettes polypharmaques, peut-être devra-t-on lui tenir compte de la réserve qu’il a mise dans cette exhibition des moyens thérapeutiques alors en usage ; réserve dont Lemonnier, son dernier éditeur, le loue de fort bonne foi, et qu’il ne pouvait guère porter plus loin, sous peine de ne point répondre aux habitudes de la pratique médicale de son époque”79.

51Charas eut par ailleurs — toujours pour Cap — le mérite d’être le premier à réunir, au sein d’un même ouvrage, la pharmacie chimique et la pharmacie galénique. Quant aux conceptions chimiques de l’apothicaire, apparentées à celles de Le Febvre, de Glaser et de Van Helmont, elles étaient encore quelque peu teintées d’alchimie.

52Charas fut un spécialiste non seulement de la thériaque et de la pharmacopée de son temps, mais aussi des vipères, qu’il étudia à de nombreuses reprises. Les deux thèmes sont étroitement liés, puisque “l’une des préparations secondaires auxquelles on attachait le plus d’importance, dans la composition de la thériaque, étaient les trochisques80 de vipère. La principale vertu attribuée aux alexipharmaques était, comme on sait, de combattre les accidents qui résultent de la blessure des animaux venimeux. Or, une sorte de supposition homéopathique avait, de temps immémorial, fait regarder la chair des vipères comme le meilleur antidote des piqûres de ces animaux […]. Quoi qu’il en soit, les vipères étaient, au temps de Charas, un objet de curiosité, de terreur et d’espérance : de curiosité, parce qu’on ne connaissait alors rien de positif sur l’histoire naturelle de ces reptiles ; de terreur et d’espoir, parce que la crainte d’être victime de leurs attaques, disparaissait devant la confiance d’en être guéri par eux-mêmes, et que mille témoignages, attestant leurs merveilleuses propriétés, les faisaient regarder comme la panacée par excellence, l’excitant universel, le conservateur de l’existence humaine, en vertu de la fiction mystique qui voyait dans un serpent qui se mord la queue, le symbole de l’éternité”81.

53On voit donc par quel chemin notre savant fut conduit à sortir de sa stricte spécialité — la pharmacie — pour faire réellement de l’histoire naturelle. “Charas se mit à étudier sérieusement la vipère. Il examina son anatomie, son mode de reproduction, ses habitudes, et tout en faisant certaines concessions à la croyance générale touchant ses vertus curatives, il acquit et propagea des idées saines, rationnelles, fondées en observation, sur l’histoire de ces reptiles”82. Les vipères, parvenant à son officine de toutes les régions du royaume, permirent à l’apothicaire de faire au Jardin royal d’intéressantes démonstrations publiques. En 1669, il publia ses Nouvelles expériences sur la vipère83, suivies d’un poème latin intitulé Echiosophium (“serpent vipérin”). Dans cette œuvre, complétée en 1672 et rééditée en 1694, cohabitent d’une part une description précise du reptile et de sa biologie et d’autre part une énumération de tous les médicaments que l’on pouvait en tirer. Bien sûr, l’efficacité thérapeutique de ceux-ci nous apparaît aujourd’hui fort contestable, comme on peut en juger par les passages suivants : “La tête de vipère, grillée et avalée, guérit sa morsure : la raison et l’expérience l’ont confirmé ; la tête de vipère pendue au col a la faculté de guérir l’esquinancie ; le cerveau de la vipère pendu de même au col est fort propre pour faire pousser les dents aux enfants. Sa peau est fort propre à l’accouchement des femmes en en faisant une ceinture à la cuisse droite. Elle guérit parfaitement la gale invétérée des chiens, en la leur faisant manger cuite ou crue. La graisse de vipères donne beaucoup de soulagement aux goutteux. Elle dissipe toutes les tumeurs dures ou invétérées”84. Notre apothicaire attribue aux drogues tirées du serpent bien d’autres vertus, comme celle “d’éclaircir et de fortifier la vue”, ou de provoquer le rajeunissement85.

54Les Nouvelles expériences86 de Charas furent à l’origine d’une polémique avec Francesco Redi, premier médecin du duc de Toscane. Le litige portait sur l’origine du venin de vipère. Notre apothicaire pensait que la sécrétion dangereuse apparaissait dans la salive du serpent seulement lorsque l’animal était en colère, tandis que son collègue italien maintenait la pérennité du caractère toxique du venin. La querelle, qui subsistait encore après la disparition des deux antagonistes, ne fut close qu’en 1781 grâce aux expériences de Fontana. Charas eut l’occasion de poursuivre ses études herpétologiques lors de son voyage en Espagne, pourfendant au passage quelques mythes, ainsi qu’il le conte lui-même : “Suivant les traditions des Anciens, depuis qu’un certain archevêque fut canonisé du Pape, et déclaré Saint, les serpents et toutes autres bêtes venimeuses qui se trouvent dans l’étendue de l’archevêché, où Madrid est compris, doivent perdre leur venin ; dont je vérifiai le contraire à Madrid chez don Pedro d’Aragon, où je fis mordre par une vipère deux poulets, en présence de quelques seigneurs qui me prièrent à dessein d’en faire l’expérience, et qui virent bientôt après les poulets mourir de la morsure”87.

55Plus tard, en 1692, Charas participa à une série de travaux de l’Académie des sciences sur les vipères, au cours desquels il fut mordu par deux fois. Il se guérit alors lui-même, grâce à l’aspiration buccale du venin hors des plaies d’inoculation et à la pose de garrots. La relation d’un de ces accidents nous est donnée dans les Mémoires de l’Académie royale des sciences de 1730, par l’intéressé lui-même qui se désigne à la troisième personne : “Dans l’assemblée du 20 août, il arriva qu’après qu’il eut manié onze vipères l’une après l’autre, pour faire voir la structure de leurs dents et de leurs mâchoires, et pour faire diverses épreuves de leur venin sur différents animaux, la douzième, qu’il tenait avec des pincettes par le milieu du corps, se redressant et levant sa tête, le mordit à la main gauche, au-dessus du doigt du milieu, entre la première et la seconde articulation. Toute l’Assemblée fut effrayée de cet accident ; il n’y eut que M. Charas qui n’en parut point ému. Il dit froidement que ce n’était rien, et aussitôt, pour attirer le venin au dehors, il suça la plaie, d’où il sortait un peu de sang séreux ; mais la fadeur du suc jaune et de la sanie que la vipère avait laissé sur la blessure lui ayant donné du dégoût, il retira bientôt son doigt hors de sa bouche, et il se contenta de le presser un peu avec sa main droite, afin d’en faire sortir le sang. Ensuite il le lia avec une ficelle dont il fit plusieurs tours assez serrés, environ un pouce au-dessus de la blessure, près de la première articulation du doigt, pour empêcher que le venin ne gagnât la main et ne pénétrât dans l’habitude du corps”88.

56Si l’on fait le bilan des résultats de ses investigations, on s’aperçoit que le savant apporta une contribution importante à l’anatomie de la vipère, et démontra deux innocuités qui aujourd’hui nous paraissent évidentes, mais qui ne l’étaient pas à l’époque : celle du venin lorsqu’il est déposé sur la peau ou ingéré, et celle de la bile de la personne mordue89. Ainsi que le souligne M^me Phisalix, ces travaux “ont devancé de deux cent vingt-cinq années environ les recherches de science précise réalisées sur le venin de la Vipère aspic au Jardin du roi, devenu le Muséum d’Histoire naturelle, par MM. C. Phisalis et Gabriel Bertrand, et qui ont abouti en 1894 à la découverte de la vaccination et de la sérothérapie antivenimeuses”90.

57Enfin, Charas fit entre 1692 et 1696 des communications à l’Académie sur les sujets les plus divers : dangers des onctions mercurielles — employées dans le traitement de la syphilis —, nouvelle préparation de quinquina pour guérir les “fièvres intermittentes”, température des sources chaudes ou froides, étude d’une question de balistique, observation du mouvement périodique du vent dans une caverne du Dauphiné, note relative à l’“usnée”91 — une mousse verdâtre naissant sur le crâne des pendus —, observations sur l’opium, dissertation sur la nature des sels, etc.92.

58Après Charas, on pense que deux démonstrateurs se succédèrent, entre 1680 et 1695, dans la seconde “pseudo-chaire” de chimie. L’un de ces enseignants, Antoine Josson, ayant été reçu maître-apothicaire en 1669, exerça les fonctions de garde de sa corporation de 1686 à 1688, et mourut en 1690. On sait peu de choses sur ce personnage, qui fut selon Saint-Yon “l’un des meilleurs artistes [c’est-à-dire artisans] de France”93. Josson s’intéressa, semble-t-il, surtout à la composition saline des eaux minérales, ainsi que le rapporta Valiant, premier médecin de Madame de Guise : “Monsieur Josson m’a dit le 18 juillet 1681 qu’il faisait des eaux minérales artificielles qui faisaient le même effet que celles de Vichy et de Bourbon en mettant une dragme de sel de Soufre dans une pinte d’eau”94.

59L’apothicaire faisait effectuer l’analyse des sels contenus dans les eaux minérales par un frère de Sainte-Geneviève et Vallant expliqua comment il préparait le “sel volatil d’urine”95.

■

60En ce qui concerne le cadre et les conditions dans lesquelles nos apothicaires exercèrent leurs fonctions au Jardin royal, on dispose de quelques témoignages écrits ou picturaux. Ainsi, le laboratoire et le droguier (communicants) furent représentés sur un bandeau gravé de Sébastien Le Clerc, illustrant les Mémoires pour servir à l’histoire des plantes96, un ouvrage collectif paru en 167697. Jombert en fit, près d’un siècle plus tard, la description suivante : “L’on voit sur une grande table un tiroir rempli de petits pots contenant différentes drogues. Un vieil ecclésiastique [identifié comme J. B. Du Hamel98] assis à table écrit sous la dictée d’un professeur qui disserte sur une liqueur contenue dans un verre qu’il tient à la main. Autour de la table, plusieurs personnes dans diverses attitudes prennent part aux démonstrations du professeur en chimie. Le fond de la salle représente un laboratoire avec les vaisseaux nécessaires pour les opérations chimiques. À gauche, au travers d’une porte vitrée du haut jusqu’en bas, on voit un cabinet d’apothicairerie. À droite, des fourneaux et un alambic. La fenêtre qui est ouverte du même côté laisse apercevoir une partie du Jardin royal des plantes, avec des botanistes qui les examinent”99.

61Ce type de témoignage doit être néanmoins considéré avec certaines précautions. Il semble, en effet, que le démonstrateur-apothicaire ou son collègue le professeur-médecin travaillaient habituellement seuls dans le laboratoire, aidés seulement de leurs préparateurs. Il était exceptionnel que des auditeurs étrangers soient admis au sein des locaux : les visiteurs représentés sur la gravure de Le Clerc ne peuvent donc être que des personnalités privilégiées. Par ailleurs, les apothicaires possédaient aussi leur laboratoire privé, annexé à leur officine100.

62Remarquons, pour clore ce chapitre, que les cours de chimie du Jardin furent instaurés essentiellement grâce à des huguenots, comme Davisson, Le Febvre, Glaser ou Charas, n’ayant pas fait leurs études à Paris. Si l’on saisit immédiatement l’importance d’un apport de sang neuf pour l’émergence du futur Muséum, le rôle du protestantisme peut paraître plus obscur. En fait, c’est parce que la religion réformée fut à l’origine d’un courant de pensée scientifique davantage tourné vers l’expérience et le pragmatisme que vers les spéculations théoriques — apanage des sorbonnards — qu’elle se révéla utile101.