“Jardin, S. m. (Arts) lieu artistement planté & cultivé, soit pour nos besoins, soit pour nos plaisirs. […] Il est quelquefois parlé, dans l’Écriture sainte, des jardins du roi, situés au pied des murs de Jérusalem” (L’Encyclopédie).

1Peu après sa création en 1626, le Jardin royal des plantes médicinales, futur Muséum national d’Histoire naturelle, accueillit comme enseignants des apothicaires qui contribuèrent à son rayonnement. Divers pharmaciens professèrent par la suite au sein de l’établissement, ou y effectuèrent des recherches. Nous nous proposons, dans cet ouvrage, d’évoquer la vie et l’œuvre de ces hommes de science, qui “tous ont obéi à un certain dépassement d’eux-mêmes lorsqu’il s’est agi pour eux d’orienter leur existence vers une vocation en rapport avec l’essentiel de la vie” (Barthélémy (Guy), Les Jardiniers du roy : petite histoire du Jardin des plantes de Paris, Paris : Le Pélican, 1979, p. 5).

2Rappelons que le Jardin royal des plantes médicinales vit le jour sous le règne de Louis XIII, grâce à l’énergique initiative de Guy de La Brosse. Celui-ci, exerçant alors les fonctions de médecin ordinaire du monarque, obtint l’appui du cardinal de Richelieu qu’il sut habilement flatter. De plus, Guy de La Brosse fut puissamment aidé dans son entreprise par Jean Héroard de Vaugrigneuse, premier médecin de Louis XIII, et par Jean Robin. Le second, apothicaire et botaniste successivement de Henri III, Henri IV et Louis XIII, savait jouer habilement de ses dons de jardinier pour distribuer de belles fleurs à broder aux dames de la cour. Mandaté par l’École de médecine de Paris, Robin avait créé et jalousement entretenu, à la pointe est de l’île Notre Dame, un jardin de simples. Cette fonction l’avait même fait surnommer “l’Eunuque des Hespérides” par le professeur Guy Patin ! Robin possédait aussi sur l’île de la Cité — à l’emplacement actuel de la place Dauphine —, un terrain où il cultivait des végétaux rares et exotiques. En 1626, un édit du roi autorisa la création d’un Jardin royal des plantes médicinales, dont la surintendance était confiée à Héroard, et le terrain destiné à recevoir l’établissement, fut acheté sept ans plus tard : il s’agissait du “Clos Coypeau” — c’est-à-dire le “Clos des bouchers” (Laissus (Yves), “Le Muséum national d’Histoire naturelle. I : trois siècles d’histoire”, Revue de l’enseignement supérieur, n^o 2, 1962, p. 54).

3Outre ceux de Robin et de la Faculté de médecine déjà cités, plusieurs jardins botaniques publics ou privés avaient précédé à Paris le Jardin royal (Bouvet (Maurice), “Les Anciens jardins botaniques médicaux de Paris”, Revue d’histoire de la pharmacie, n^o 119, 1947, pp. 221-228). Ainsi, sous le règne de Henri III, l’apothicaire philanthrope Nicolas Houel avait établi dans sa Maison de la Charité chrétienne un lieu de culture de plantes médicinales officiel, qui doit être considéré comme le plus ancien de France. De plus, Houel avait conçu à la fin de sa vie un second projet de jardin des simples, plus ambitieux, qu’une inondation de la Bièvre fit échouer : il s’agissait du futur Jardin des apothicaires de la rue de l’Arbalète, dont nous reparlerons par la suite (Planchon (Gustave), “Le Jardin des apothicaires de Paris”, Journal de pharmacie et de chimie, 5^ème série, vol. XXVIII, 1893, pp. 250-258, 289-298, 342-349 et 412-416).

4La destination première du Jardin royal des plantes médicinales était la culture des simples et l’enseignement pratique de la pharmacopée. Guy de La Brosse jugeait en effet “que beaucoup de Français perdaient la santé et même la vie parce que les médecins ne connaissaient pas assez les remèdes qu’ils ordonnaient, presque tous d’origine végétale ; d’après lui, en augmentant le savoir des médecins, on améliorerait le sort des malades” (Duprat (G.), “Le Muséum national d’Histoire naturelle”, Médecine de France, n^o 94, 1958, p. 19). Mais, ces visées rencontrèrent une farouche opposition de la part des professeurs de l’École de médecine de Paris, animés par des doctrinaires fanatiques comme le terrible Patin. Et ceci, pour deux raisons essentielles : d’abord, le jardin royal apparaissait comme un établissement concurrent de la Faculté, pouvant porter atteinte aux prérogatives universitaires. Ensuite, le projet de Guy de La Brosse était soutenu par les médecins de la cour, issus pour la plupart de la brillante Faculté de Montpellier, rivale de son homologue parisienne. Or, les montpelliérains, adeptes de la “chimiatrie”, utilisaient des médicaments d’origine chimique pour soigner les patients, tandis que leurs collègues de la capitale, fidèles à la tradition héritée de Galien, jugeaient dangereuse une telle pratique. Cette espèce de querelle entre anciens et modernes tourna à l’avantage des derniers : par un édit en date de mai 1635, le Jardin royal des plantes médicinales fut installé officiellement au clos Coypeau, contre la volonté de la Sorbonne. Le nouvel établissement avait à sa tête, comme surintendant le premier médecin de Louis XIII, Charles Bouvard de Fourqueux — Héroard, qui devait être le premier titulaire du poste ayant trouvé la mort en 1628 au siège de la Rochelle —, et comme intendant Guy de La Brosse (Plouvier (Victor), “Historique des chaires de Chimie, de Physique végétale et de Physiologie végétale du Muséum d’Histoire naturelle”, Bulletin du Muséum national d’Histoire naturelle, Miscellanea, 4^ème série, vol. III, 1981, p. 95).

5Ce dernier mourut en 1641, après vingt-quatre ans de labeur acharné et fructueux. Quant aux surintendants successivement nommés à la direction du Jardin, ce furent jusqu’au début du XVIII^ème siècle les premiers médecins du roi : Vautier, Vallot — deux montpelliérains —, Fagon, Poirier. Vautier n’eut, en réalité, que le pouvoir de nommer les démonstrateurs, car il fut contraint de partager l’administration de l’établissement avec Bouvard. Et après Poirier, la surintendance fut dissociée de la charge de cour (Laissus (Yves), “Le Jardin du roi”, in Taton (René) (sous la dir.), Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIII^ème siècle, Paris : Hermann, 1964, p. 21).

6L’enseignement supérieur dispensé au Jardin royal, destiné avant tout aux futurs médecins, était doté de plusieurs caractères remarquables : il était extra-universitaire — comme celui du Collège royal (Le futur Collège de France) —, gratuit, public, ne nécessitait pas d’inscription préalable et était professé en français. On crut longtemps qu’il n’était sanctionné par aucun diplôme, jusqu’à ce que certaines “lettres d’attestation”, délivrées par des professeurs de chimie, soient retrouvées. Par ailleurs, les enseignants, dont les leçons s’appuyaient sur des démonstrations pratiques, ajoutaient à leurs tâches pédagogiques des activités de recherche (Contant (Jean-Paul), Contribution à l’histoire de l’enseignement de la pharmacie : l’enseignement de la chimie au Jardin royal des plantes de Paris, Thèse de Doctorat en pharmacie, Strasbourg : Université de Strasbourg, 1952, pp. 26-33). Tous ces points nous apparaissent aujourd’hui comme étonnamment modernes.

7Si l’on considère maintenant la teneur des cours initialement professés au Jardin royal, on n’est pas étonné de lui reconnaître une orientation très fortement pharmaceutique, compte tenu des intentions de Guy de La Brosse. Celles-ci étaient clairement exprimées dans l’édit fondateur de 1635, où l’on trouve des lignes éloquentes sur l’inquiétude “que l’on n’enseigne point dans Paris, non plus que dans les autres Écoles de médecine du royaume, les Écoliers à faire les opérations de Pharmacie, d’où procède une infinité d’erreurs des Médecins en leurs pratiques et ordonnances et d’abus ordinaires des apothicaires leurs Ministres en l’exécution de celles-ci, à la ruine de la santé et de la vie de nos sujets” (cité par Contant).

8Le même texte exprimait le vœu de faire aux Écoliers “la Démonstration de (…) tous les médicaments, tant simples que composés, qui consiste en l’enseignement de leur essence, propriétés et usages ; et pour travailler manuellement en toutes opérations Pharmaceutiques, choix, préparations, et compositions de toutes sortes de drogues, tant par voie commune et ordinaire, que chimique, en présence des Écoliers, les y faisant travailler eux-mêmes…” (idem, p. 15).

9Par voie de conséquence, les premiers statuts du Jardin royal des plantes médicinales prévoyaient trois offices de “démonstrateurs et opérateurs pharmaceutiques” pour “l’intérieur des plantes” (matière médicale) et un office de sous-démonstrateur pour “l’extérieur des plantes” (morphologie végétale). La composition des médicaments était associée à l’“intérieur des plantes”. Des trois charges initiales de démonstrateurs, l’une fut bientôt réservée à la botanique, la deuxième à la chimie — deux disciplines représentant les racines principales de la pharmacie —, et la troisième à l’anatomie. Le sous-démonstrateur se chargea quant à lui de l’herborisation (idem, pp. 33-39).

10Une autre disposition — impérative — de l’édit royal est intéressante à citer, dans un contexte pharmaceutique : “Si VOULONS et entendons que dans un cabinet de ladite Maison [le Jardin royal] il soit gardé un échantillon de toutes drogues, tant simples que composées, des meilleures et mieux choisies et préparées ; ensemble de toutes choses rares en la Nature qui se rencontreront pour servir de règle à toutes autres…” (cité par Contant, pp. 33-39 et Plouvier (Victor), p. 95). Selon ces directives, Guy de La Brosse prévut l’installation d’un “droguier” — embryon du futur Cabinet d’histoire naturelle —, auquel il adjoignit un laboratoire dévolu à la distillation des végétaux. Et, en 1640, une galerie située au sud des bâtiments ne renfermait pas moins de six cents bocaux pharmaceutiques, constituant un véritable musée pédagogique de matière médicale (Plouvier (Victor), p. 101). En somme, selon le mot de Milne-Edwards, le Jardin royal à ses débuts était une “véritable école de pharmacie” (cité par Contant, p. 7). On comprend donc pourquoi, parmi les premiers maîtres en fonction dans l’établissement, les apothicaires devaient obligatoirement occuper une place privilégiée.

11Le changement de l’orientation primitive du Jardin, puis sa transformation en Muséum national d’Histoire naturelle lors de la Révolution, auraient pu abolir cette tendance. Et pourtant, de nombreux pharmaciens continuèrent à prendre place au rang des professeurs. L’un des facteurs, autres qu’une simple tradition, pouvant être évoqués afin d’expliquer le phénomène, nous apparaît d’une importance particulière : il s’agit du caractère fondamentalement pluridisciplinaire qu’ont toujours revêtu les études pharmaceutiques. La diversité des matières qui leur avaient été enseignées au cours de leurs études, donnait — et donne encore — aux jeunes pharmaciens la capacité d’aborder avec succès presque chacune des sciences, biologiques ou physiques, cultivées au Muséum. Nous trouvons d’ailleurs une solennelle revendication de cette formation scientifique très ouverte, dans la leçon inaugurale que prononça Bridel lors de son accession à la chaire de Physique végétale : “La Pharmacie, vous le savez, est une grande école d’où sont sortis beaucoup de ceux qui ont honoré ou qui honorent encore le plus la science française […]. Le concours qui ouvre cette carrière [celle de Pharmacien des Hôpitaux] est certainement, parmi ceux du même ordre, celui où il est demandé aux candidats le plus de connaissances générales puisque le programme comporte, en dehors de la Pharmacie proprement dite, toute la Chimie, toute l’Histoire naturelle…” (Bridel (Marc), “Leçon inaugurale du Cours de physique végétale du Muséum national d’Histoire naturelle, faite le 11 mars 1927”, Journal de pharmacie et de chimie, 8^ème série, vol. V, 1927, p. 399).

12Par ailleurs, ainsi que l’ont souligné des savants célèbres comme Balard, Dumas ou Bourquelot, les études pharmaceutiques ne confèrent pas seulement la vaste culture indispensable à l’intégration au sein d’une communauté intellectuelle de haut rang. Elles apportent aussi une précieuse formation pratique.

13“Les opérations de la pharmacie”, disait Dumas, “constituent, on ne le sait point assez, la meilleure des écoles pour un esprit pénétrant et réfléchi. Elles s’exercent sur des productions provenant des minéraux, des plantes ou des animaux. Elles apprennent à observer les résultats de leur action réciproque, à tenir compte des effets de l’air, de la chaleur et des dissolvants sur chacune d’elles […]” (Dumas (Jean-Baptiste), “Éloge de M. Antoine-Jérôme Balard”, Mémoires de l’Académie des sciences, 2^ème série, n^o 41, p. LIX). Et Bridel de reprendre : “Le stage pharmaceutique est une excellente école préparatoire aux recherches scientifiques : c’est malheureusement une chose assez couramment méconnue. Bien des manipulations qui peuvent sembler superflues au jeune stagiaire, trouvent par la suite leur application, et c’est journellement que je tire parti dans mon laboratoire des détails les plus infimes que j’ai appris en stage” (Bridel (Marc), p. 401).

14Il est vrai que le souvenir embellit souvent bien les choses, pouvant faire passer même les pires corvées de nettoyage d’officine pour une salutaire initiation pratique ! Toujours est-il que le pharmacien Donzelot fit en 1959 une remarque semblable : “L’année de stage [en officine] fut pour moi une excellente école à tous points de vue. J’y ai fait beaucoup de manipulations qui ont servi par la suite” (Piene Donzelot, Paris : Impr. Mazarine, [s.d.], p. 7).

15Enfin, la réussite aux études pharmaceutiques est aussi susceptible d’apporter un soutien financier et logistique : “Je ne dois pas seulement à la Pharmacie ma formation scientifique”, annonce Bridel, “je lui dois encore les moyens matériels qui m’ont permis de travailler. Car, si je suis ici à l’heure actuelle, si j’ai pu rester à Paris et continuer jusqu’à maintenant les recherches scientifiques désintéressées, c’est parce que j’ai pu devenir Pharmacien des Hôpitaux de Paris […]. [Ce dernier] trouve, dans la pharmacie de son hôpital, un laboratoire où il lui est possible, tout en accomplissant régulièrement les travaux de sa charge, de se livrer à ses recherches personnelles. Sans autre souci que celui de travailler, il peut attendre l’heure où il obtiendra la chaire qu’il ambitionne. S’ils n’avaient été Pharmaciens des Hôpitaux, combien auraient dû abandonner leurs recherches scientifiques avant d’atteindre ce but ! Et j’aurais été certainement de ceux-là !” (Bridel (Marc), pp. 399-400).

16Toutes les considérations précédentes étaient destinées à dégager les liens à la fois historiques et professionnels qui unirent la pharmacie au Muséum. Elles auront donné — nous l’espérons — au lecteur le désir de nous suivre, afin de rencontrer les pharmaciens faisant l’objet de cet ouvrage, à travers leurs biographies. Pour cela, nous présenterons d’abord la longue lignée des apothicaires du Jardin royal, avant d’évoquer successivement des savants ayant œuvré dans des champs disciplinaires de plus en plus éloignés de la pharmacie. Partant de la chimie, nous progresserons ainsi vers la zoologie et la minéralogie, en passant par la “Physique végétale”. Nous ne restreindrons pas notre propos à des biographies purement descriptives, mais tenterons chemin faisant de répondre aux deux questions suivantes : dans quelle mesure les grands pharmaciens ont-ils influencé la vie scientifique du Muséum à travers les siècles, et quelle fut la place des disciplines pharmaceutiques dans l’établissement, après la disparition des apothicaires du Jardin royal ? Cette dernière interrogation nous amènera parfois, sans prétendre aucunement à l’exhaustivité, à analyser divers aspects de l’œuvre de non-pharmaciens. Enfin, nous prierons le lecteur de nous pardonner si, malgré notre souci de n’oublier personne, nous avons laissé involontairement dans l’ombre un homme de science dont les travaux auraient mérité d’être mentionnés.

17Il est temps, à présent, de pousser discrètement les grilles du Jardin d’Éden, et de parcourir ses allées à la recherche de nos savants personnages.