Chapitre 9
Essais d’essai : petite poétique de l’essai renanien
p. 187-200
Note de l’éditeur
Agrégée de lettres modernes, Azélie Fayolle a consacré sa thèse, menée sous la direction de Gisèle Séginger, à l’étude des savoirs dans l’œuvre d’Ernest Renan (Ernest Renan : savoirs de la nature et pensée de l'histoire, prix de thèse Paris-Est, Honoré Champion, février 2023). Elle est actuellement chargée de recherche F.N.R.S., au sein de l’équipe Philixte de l’Université Libre de Bruxelles. Ses travaux, inscrits dans le champ de l’épistémocritique, s’attachent aux transferts entre textes scientifiques et textes littéraires, au statut de ces transferts et aux métaphores qui en dérivent.
Texte intégral
1Si Ernest Renan est aujourd’hui quelque peu oublié, malgré les nombreuses plaques de rue qui arborent son nom, il a été, au xixe siècle, considéré comme une des figures majeures des cercles littéraires et savants, mais aussi, plus largement, comme le successeur de Victor Hugo, voire, selon l’expression moqueuse de Léon Daudet, comme le « dieu de la Troisième République »1. Cette notoriété peut étonner ; elle s’explique néanmoins par le contexte socio-intellectuel du xixe siècle, comme par le travail constant, acharné et assez adroit de Renan lui-même, qui a su, sans que rien l’y destine, se faire un nom et une place. Renan est en effet avant tout un savant, spécialiste de l’hébreu et titulaire de la chaire de langues hébraïque, chaldaïque et syriaque du Collège de France ; il n’est, ni par ses origines modestes, ni par l’aridité de son travail, a priori destiné au rôle médiatique qui a été le sien, ni aux fantaisies essayistes. Sa nomination au Collège de France l’installe dans le paysage médiatique des années 1860 : sa leçon inaugurale « De la part des peuples sémitiques dans l’histoire » en 1862, puis la publication de Vie de Jésus en 1863, font grand bruit et conduisent à sa destitution puis à sa révocation du Collège de France, où il ne reviendra qu’en 1870, pour y poursuivre sa carrière savante et en devenir l’administrateur en 1883 jusqu’à sa mort en 1892. Le sérieux et le caractère académique de ses recherches ont ainsi autant réalisé son idéal scientifique qu’ils lui ont permis d’asseoir une autorité médiatique, dans un siècle qui invente l’intellectuel sans le nommer2. Il a pourtant fallu à Renan se faire connaître3 d’un public plus large que celui des seuls cercles savants, ce qu’il a fait, dès 1847, en accompagnant sa carrière d’érudit d’articles et d’essais dans les journaux. Sa médiatisation croissante a ainsi été soutenue par ses publications, parfois engagées, et par la pratique, nouvelle au xixe siècle, de la republication en volumes. Renan, reconnu comme un des grands prosateurs du xixe siècle, n’est pourtant pas toujours rattaché à l’histoire de la fabrique moderne de l’essai, malgré sa pratique assez constante du genre, qui lui permet de s’affirmer comme une figure centrale du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle.
2La pratique renanienne de l’essai semble à première vue assez peu originale : l’historien republie en volumes des articles qu’il a fait paraître dans la presse, articles souvent érudits et relevant, plus ou moins précisément, de son domaine de spécialité. Il ne s’agit pas pour autant de vulgariser ses recherches, mais de garder l’exigence de la science en l’explicitant à son public (plutôt choisi4). Renan ne se contente cependant pas de diffuser les travaux des orientalistes : il produit aussi des textes essayistes aux formats divers et originaux – dialogues, examen de conscience philosophique, lettres – qui permettent une inscription dans le genre protéiforme de l’essai, sans pour autant s’inscrire dans un registre purement littéraire. La séparation des lettres et des sciences, croissante au xixe siècle5, ne conduit pas au seul « partage des savoirs »6 : ce dernier est partiellement atténué par le développement de la vulgarisation scientifique narrative, comme par l’essor de la première science-fiction ; les essais s’inscrivent aussi dans le vide formé par cette polarisation.
Des essais
3Peu de textes ou de volumes signés de Renan portent la mention générique d’« essais », à l’exception du volume d’Essais de morale et de critique, paru en 1859. Beaucoup de ses volumes inscrivent cependant dans leur titre leur caractère fragmentaire : ainsi des Mélanges d’histoire et de voyages (1878) ou des Feuilles détachées (1892), sans oublier les Études d’histoire religieuse (1857) ou les Nouvelles Études d’histoire religieuse (1884). Le pluriel est de mise pour ces ouvrages composites, depuis les Questions contemporaines (1868), les Dialogues et fragments philosophiques (1876) jusqu’aux Discours et conférences (1887) et Conférences d’Angleterre (1880), quand La Réforme intellectuelle et morale, composée d’un quasi volume et de quelques articles, est marquée par l’urgence d’un singulier – la Réforme est la réponse de Renan à la guerre franco-prussienne, réponse particulièrement conservatrice7. À côté des compositions structurées en volumes, voire en sommes – l’Histoire des origines du christianisme comporte sept volumes et un index, celle du Peuple d’Israël, six –, ces recueils ont de quoi surprendre, par la variété des thèmes qu’ils abordent, ainsi que par celle des genres textuels annoncés systématiquement dans les titres : « études », « conférences », « discours », « questions », et bien sûr « essais ». Premiers de cette liste, les Essais de morale et de critique, dont le titre semble prudent d’hybridité, reviennent assez largement dans leur « Préface » sur la forme disparate de ce recueil :
Les morceaux réunis en ce volume n’ont, par le fond du sujet, aucune liaison nécessaire. Ils n’ont de commun que l’inspiration qui les a dictés et le sentiment qui en fait l’âme. Tous se résument en une pensée que je mets fort au-dessus des opinions et des hypothèses, c’est que la morale est la chose sérieuse et vraie par excellence, et qu’elle suffit pour donner à la vie un sens et un but. Des voiles impénétrables nous dérobent le secret de ce monde étrange dont la réalité à la fois s’impose à nous et nous accable ; la philosophie et la science poursuivront à jamais, sans jamais l’atteindre, la formule de ce Protée qu’aucune raison ne limite, qu’aucun langage n’exprime. Mais il est une base indubitable que nul scepticisme n’ébranlera et où l’homme trouvera jusqu’à la fin des jours le point fixe de ses incertitudes : le bien, c’est le bien ; le mal, c’est le mal. Pour haïr l’un et pour aimer l’autre, aucun système n’est nécessaire, et c’est en ce sens que la foi et l’amour, en apparence sans lien avec l’intelligence, sont le vrai fondement de la certitude morale et l’unique moyen qu’a l’homme de comprendre quelque chose au problème de son origine et de sa destinée.8
4La pratique essayiste est, dès la première mise en volume, rattachée à l’unité d’une individualité, celle du locuteur, marquée dans le sillage du romantisme par son « inspiration » et par son « sentiment ». Le texte ne se fait cependant nullement prophétie : c’est la morale, reste de religiosité de l’ancien séminariste, et la « critique », soit l’idéal scientifique, qui font l’unité du recueil a priori disparate. Se retrouve alors partiellement la première définition donnée à l’essai par les spécialistes de l’essai au xixe et au xxe siècles, Pierre Glaudes et Jean-François Louette : « Prose non fictionnelle, subjective, à visée argumentative, mais à composition antiméthodique, où le style est déjà en lui-même une pratique de pensée »9. Si Renan ne souligne pas son propre statut dans cette introduction, c’est bien en tant que savant qu’il livre les articles qui seront ensuite repris en volumes : la critique annoncée dans le titre est bien scientifique – et donc méthodique. Surtout, au-delà de la personnalité unique de leur auteur, c’est donc une même intention et une même méthode, poursuivies en différents travaux, qui fondent l’unité du recueil, dont l’introduction se rapproche alors d’une profession de foi scientifique maintes fois répétée par Renan.
5L’historien ne s’inscrit alors en aucune façon dans la vogue, présente depuis la seconde moitié du xviiie siècle, de l’essai sous forme de promenade – cette vogue sera réactualisée au xixe siècle par l’essor de la vulgarisation scientifique, et notamment de la vulgarisation scientifique pour la jeunesse10. En s’éloignant des modèles du promeneur ou du touriste, voire des sauts et des gambades d’un Montaigne, Renan s’inscrit dans une pratique savante de l’essai, qui contribue à donner sa légitimité (au moins académique) au genre. C’est en effet la voix du savant qui se laisse entendre et qui justifie les sujets d’actualité passés de la Revue des Deux Mondes au recueil : les articles abordent ainsi des sujets de critique contemporaine assez larges comme « M. de Sacy et l’école libérale », reprise de l’article « L’École libérale, ses principes et ses tendances » (1858), d’autres plus étroits, comme le montrent les différentes recensions d’éditions récentes de textes anciens, comme la Farce de Maître Pathelin, quelques vastes nécrologies, comme celle d’Augustin Thierry, voire un texte de politique intellectuelle, « Dom Luigi Tosti, ou le parti guelfe dans l’Italie contemporaine », texte le plus ancien, et signalé comme « antérieur à l’époque où [Renan] arrêt[a] [s]a manière d’écrire »11. Le recueil montre alors déjà les principaux formats textuels renaniens publiés dans des journaux à public large, mais choisi, au premier rang desquels figurent la Revue des Deux Mondes et le Journal des débats.
6Les articles, d’abord proposés par Renan, sont le plus souvent provoqués par des circonstances particulières et contingentes : les nécrologies comme les recensions suivent assez logiquement les parutions et les décès comme autant d’occasions d’aborder un sujet mis au goût du jour. Renan ne fait pas alors œuvre de journalisme ni de critique littéraire : il n’écrit pas de brèves qui suivent l’actualité immédiate, mais des articles, bien plus longs, qui peuvent parfois être relativement tardifs par rapport aux événements à l’origine du texte. Ce décalage temporel, s’il n’est pas revendiqué, et même rarement mentionné, a l’avantage de rattacher une étude à une actualité particulière, tout en la situant dans une temporalité savante, plus détachée des événements ponctuels. Le format choisi pour les textes répond à cette tension entre temps de l’actualité et temps savant. Les recensions, qui s’inscrivent dans une actualité ponctuelle – un ouvrage, une édition savante –, sont ainsi l’occasion de développements bien plus amples que les comptes rendus actuels. L’ouvrage lui-même n’occupe en général qu’une petite part du propos, quand sa critique et la période étudiée sont largement restituées – les recensions renaniennes sont ainsi des applications de ses théories historiographiques, qui font de chaque document une métonymie de son époque. Elles sont par ailleurs l’application d’une théorie plus vaste de la science, comprise comme un « édifice »12 fait de travaux épars, qu’il s’agit de faire connaître et d’organiser. Aux catalogues de bibliothèque, que Renan appelle à dresser, répondent les recensions, qu’elles soient savantes, comme dans les comptes rendus qu’il livre annuellement au Journal asiatique, dont il est le secrétaire de 1867 à 1884, ou adressées à un public large, mais non érudit, comme dans ses articles adressés aux journaux. Il s’agit de faire sentir aux professionnels comme à un grand public (tout relatif) la nécessité et les apports de la science : Renan est un acteur particulièrement actif de la sacralisation de la science13, en cours tout au long du xixe siècle.
7La clarté et la brièveté sont alors des maîtres-mots du style de ces recensions, qui doivent être comprises de tous les publics, et même ne pas laisser place à la moindre ambiguïté, jusqu’à envisager la possible fragmentation du texte – Renan se méfie des citations décontextualisées –, voire des images, comme la reconstitution en couleurs de Ninive, qu’il considère comme une hypothèse non scientifique et trompeuse14. L’essai se devine alors dans la reprise en recueil de ces articles au statut globalement indéfini : ce sont autant le public, plus large que le public savant du Journal asiatique ou du Journal des savants, que le contexte éditorial et la largeur des propos qui distinguent les articles dignes de la reprise en volume, et de l’appellation, au pluriel, d’essais. La relative brièveté de ces textes, comme leur aspect disparate au sein d’un recueil, explique l’appellation en 1859 d’« essais », dont les synonymes se multiplient au fur et à mesure des parutions. Si Renan refuse la possibilité d’une vulgarisation scientifique, qui risquerait de trahir la science, ses articles réalisent cette volonté d’une promotion et d’une diffusion de la science, à partir d’un cas particulier – ce qui correspond par ailleurs à la méthode scientifique qu’il applique dans ses cours au Collège de France15.
8L’essai tel que le pratique Renan révèle ainsi une pratique qui se confirme tout au long du xixe siècle : les essais érudits, voire savants, se détachent des essais plus amateurs et légers, jusqu’aux dialogues et aux drames philosophiques – Renan occupe ainsi toute la palette des nuances entre science et littérature. Il ne faut pas pour autant croire que la séparation entre les sciences et les lettres, en cours au xixe siècle, est absolue : Renan participe, comme les auteurs des textes, plus ou moins badins, de ce qu’on appellera la vulgarisation scientifique, à la création d’un continuum entre ces deux pôles, entre lesquels se situent les textes les plus variés et, parfois, les plus personnels.
Essai d’essais : hypothèses et conjectures
9Si les recensions, matière première des recueils, montrent le passage du particulier au plus vaste – en attendant ce que Renan appelle les « généralités »16 –, elles ne constituent qu’une part des textes renaniens, et surtout des textes brefs. Les synthèses que constituent ces articles complètent les textes plus développés, et directement personnels : c’est dans ses grands volumes que Renan développe explicitement ses propres théories historiennes – placées, comme la Vie de Jésus, sous le prudent sceau de la « conjecture » et de l’hypothèse. Ainsi, dans la préface à la treizième édition, écrit-il :
Je l’ai dit et je le répète : si l’on s’astreignait, en écrivant la vie de Jésus, à n’avancer que des choses certaines, il faudrait se borner à quelques lignes. Il a existé. Il était de Nazareth en Galilée. Il prêcha avec charme et laissa dans la mémoire de ses disciples des aphorismes qui s’y gravèrent profondément. Les deux principaux de ses disciples furent Céphas et Jean, fils de Zébédée. Il excita la haine des juifs orthodoxes, qui parvinrent à le faire mettre à mort par Pontius Pilatus, alors procurateur de Judée. Il fut crucifié hors de la porte de la ville. On crut peu après qu’il était ressuscité. Voilà ce que nous saurions avec certitude, quand même les Évangiles n’existeraient pas ou seraient mensongers, par des textes d’une authenticité et d’une date incontestables […].17
10Autant dire que le texte n’est pas révélé – et que le scandale est majeur. De l’incertitude philologique naît alors non la vérité scientifique, mais la conjecture :
Pour moi, je pense qu’en de telles occasions il est permis de faire des conjectures, à condition de les proposer pour ce qu’elles sont. Les textes, n’étant pas historiques, ne donnent pas la certitude ; mais ils donnent quelque chose. Il ne faut pas les suivre avec une confiance aveugle : il ne faut pas se priver de leur témoignage avec un injuste dédain. Il faut tâcher de deviner ce qu’ils cachent, sans jamais être absolument sûr de l’avoir trouvé.18
11Ces « conjectures », autant d’essais théoriques, introduisent ainsi un continuum, de la « certitude » à la « probabilité », ce qui a pu amener Jean Gaulmier à imaginer un « mode supplémentaire, une sorte d’indicatif hypothétique, pour exprimer les suppositions simultanées auxquelles se livre l’imagination renanienne »19, et que l’historien justifie dans sa préface :
Toute circonstance vraie ou probable ou possible devait donc avoir sa place dans ma narration, avec sa nuance de probabilité. Dans une telle histoire, il fallait dire non-seulement ce qui a eu lieu, mais encore ce qui a pu vraisemblablement avoir lieu. L’impartialité avec laquelle je traitais mon sujet m’interdisait de me refuser une conjecture, même choquante ; car sans doute il y a eu beaucoup de choquant dans la façon dont les choses se sont passées.20
12Le refus du miracle, l’hypothèse d’un Jésus « charmeur » ont été autant d’événements « choquant[s] », tout comme la simple publication, par un Français, de surcroît ancien séminariste, du projet d’une biographie scientifique et critique de Jésus. Ce qui fait le scandale est donc principalement rattaché à l’éthos savant de l’historien – et, une fois destitué du Collège de France, Renan n’aura de cesse de rappeler les règles administratives, l’autonomie nécessaire des savants et sa propre éthique, notamment dans une conférence de campagne législative, intitulée « Les services que la Science rend aux peuples »21. Leur statut hypothétique tire les travaux de l’historien vers l’essai ; la Vie de Jésus est en outre assez allégée de son appareil bibliographique, et une édition populaire, Jésus, paraîtra encore plus accessible dès 1864. Parfois reçue comme un roman, cette biographie critique n’est pas intégralement chronologique, mais aussi thématique, et elle contient, dans l’introduction, la préface et l’« Appendice sur le quatrième Évangile », de nombreuses réflexions sur les sources et l’écriture de l’ouvrage. La forme hybride de la Vie de Jésus, comme son style, tour à tour qualifié de doux ou, plus négativement, de fuyant, est ainsi à l’image de son auteur : la critique se revendique comme hypothétique, et donc paradoxalement plus sûre que les assertions, ce qui permet au savant de se mettre en avant par sa modestie apparente et par la sûreté de sa méthode. Traité d’histoire, biographie romancée, ouvrage savant ? La difficulté à définir Vie de Jésus s’est renforcée avec le temps : la péremption des sources et des méthodes scientifiques, comme le soin apporté au style, ont écarté les travaux de Renan du corpus des textes scientifiques. L’écriture essayiste de Renan, déjà entraînée dans les publications journalistiques, comme, dès 1848 (mais l’ouvrage ne sera publié qu’en 1890), dans la rédaction de L’Avenir de la science, trouve une nouvelle forme dans ses Dialogues philosophiques de 1876, qui auraient été rédigés à partir de 1871, pendant la Commune de Paris. La vieille tradition des Dialogues lui permet alors, selon les mots de la préface, de faire jouer des idées, des « abstractions » :
Les vrais interlocuteurs de ces dialogues sont des abstractions ; ils représentent des situations intellectuelles existantes ou possibles, et non des personnes réelles. Ce ne sont pas ici des conversations comme les anciens se plaisaient à en supposer entre des hommes célèbres vivants ou morts ; ce sont les pacifiques dialogues auxquels ont coutume de se livrer entre eux les différents lobes de mon cerveau, quand je les laisse divaguer en toute liberté. Le temps des systèmes absolus est passé.22
13Le progressif pessimisme renanien se manifeste textuellement par l’impossibilité des systèmes, comme des assertions : les dialogues constituent alors un pivot dans ces textes essayistes, pivot vers une pratique littéraire plus affirmée avec ses Drames philosophiques (1888). Découpés en « Certitudes », « Probabilités » et « Rêveries », les Dialogues montrent (assez schématiquement) le passage d’une écriture savante à une écriture franchement littéraire – les frontières génériques floues de l’essai permettent de définir ces textes hybrides. Dans cet ensemble, la pratique de l’« Examen de conscience philosophique », affichée dans la Revue des Deux Mondes en 1888, et reprise en 1892 dans les Feuilles détachées, montre l’aboutissement d’une pratique textuelle, la synthèse philosophique, amorcée autour de 1848 avec L’Avenir de la science, et pratiquée tous les dix ans en moyenne, comme le rappelle Renan à Berthelot en lui proposant une lettre, publiée en 1863 dans la Revue des Deux Mondes, intitulée « Les sciences de la nature et les sciences historiques ». Les Dialogues philosophiques appartiennent à ce genre des examens de conscience philosophiques renaniens, dont la forme n’est aucunement arrêtée, mais dont le propos est d’abord soi-même – c’est-à-dire, non un examen de conscience spirituel, mais de soi-même par ses idées. En 1888, Renan est une célébrité nationale et internationale, ce qui légitime que cette synthèse, toute personnelle, puisse être publiée dans un journal dont la diffusion est assez large : la pratique essayiste reste ainsi attachée à la singularité d’une plume, position qu’a pu gagner le philologue à la fin de sa vie. Cette pratique de l’examen de conscience philosophique sécularise la pratique de l’examen de conscience chrétien, mais Renan ne prolonge que partiellement l’exercice : il écarte en effet autant le secret de cet examen, préalable à la confession, que l’analyse des péchés. L’examen de conscience philosophique renanien tend ainsi à se rapprocher d’une synthèse philosophique, bilan d’une philosophie peu présentée comme personnelle. Comme pour ses recensions, Renan pratique un élargissement du thème traité, élargissement souvent considérable. Il ne s’agit pas pour lui de s’inscrire dans un renouvellement de la pratique essayiste, mais de mettre à profit les libertés supposées du genre, en l’affranchissant des contraintes inhérentes aux travaux savants, sans qu’il retrouve pour autant d’autres contraintes bien fixes. L’examen de conscience philosophique qu’il invente pour son propre usage a alors la souplesse des règles que l’on se donne : il s’agit bien plus, pour Renan, de fixer ses savoirs, présentés d’une manière si impersonnelle qu’ils semblent être ceux d’une époque, et une vision de l’histoire.
14Quand, pour ses recensions, Renan trouve son point de départ dans un événement scientifique ponctuel (décès, publication, etc.), en l’inscrivant dans un contexte historique ou historiographique bien plus large, il pratique un raisonnement par induction, qu’il théorise par ailleurs comme un des moyens d’élaboration de l’histoire des origines à laquelle il s’adonne dans ses sommes historiques. Il livre autant des analyses savantes dans une langue accessible qu’il montre la pratique de la méthode scientifique, qu’il peut en outre expliciter. Ce passage du particulier de l’ouvrage à recenser ou de sa propre philosophie à une présentation bien plus large de la science et de son avenir entérine la vision qu’a Renan de la science, pensée comme un édifice séculaire, dont les pierres sont autant de monographies. Ses articles et examens de conscience lui permettent de livrer une pensée par fragments et par comptes rendus, comme il a « débité » et livré en morceaux L’Avenir de la science avant la publication en 1890. Renan pratique ainsi l’essai par métonymie : le particulier, réel ou inventé comme dans les Dialogues philosophiques, donne accès, non à l’universel, mais au tout d’un ensemble (la science), dont Renan déploie inlassablement la méthode, comme il en présente l’idéal. À ce titre, le passage de l’article, détaché dans un journal, au volume dans lequel il est replacé, par la présence des autres articles comme par l’introduction, dans un ensemble plus large, est significatif de son statut provisoirement fragmentaire. Il ne s’agit pas de simple recyclage : les articles soigneusement choisis fonctionnent eux-mêmes comme des métonymies, faisant toujours signe vers le vaste édifice de la science.
Conclusion : l’essai par métonymie
15Au terme de ce bref survol des différents textes ni littéraires, ni complètement scientifiques de Renan, est-il possible de dégager une poétique renanienne de l’essai ? Hostile à tout système, ce qui favorise sa pratique essayiste, Renan s’est bien gardé de commettre un traité d’écriture ou une quelconque théorisation de l’essai, voire de l’écriture ou de la littérature – c’est de science qu’il s’occupe principalement. Celui qui a été considéré comme le plus grand prosateur du xixe siècle par ses contemporains reprend les premiers principes de l’écriture sulpicienne, école qui l’a formé ; mais il les détourne, les transforme et les sécularise. Ce souci d’une écriture et d’une vie de prêtre, dont il a gardé toute sa vie le « pli », a contribué à faire de lui un apôtre de la science, toujours vu comme un provocateur lors de l’érection de sa statue à Tréguier en 1823. Figure médiatique, Renan le fut incontestablement au xixe siècle : il est alors le plus gros vendeur de textes de non-fiction avec Vie de Jésus, toujours édité au format poche aujourd’hui, et dont plus de 150 000 exemplaires ont été vendus dès l’année de la parution. Sa pratique essayiste, proche du journalisme, a sans doute participé à l’élaboration de sa notoriété, puis de son autorité : c’est ce qui lui a permis, après avoir été le candidat malheureux des législatives de 1869, de revenir au Collège de France avec la Troisième République, et d’être considéré à partir de 1882 et de son discours « Qu’est-ce qu’une nation ? » comme le penseur de ladite nation – c’est de ce texte qu’est issue la notion de « vivre-ensemble ». Ce n’est qu’après l’affaire Dreyfus que se dresse, en France, la figure de l’intellectuel : mais c’est Renan qui a fourni les linéaments de ce modèle, semi-engagé, semi- pris par les abstractions de ses travaux – le fait que sa fille, sa petite-fille et son gendre aient été des dreyfusards de la première heure, ainsi que des proches des fondateurs de la Ligue des Droits de l’Homme, n’y étant probablement pas pour rien. La publication des textes les plus anecdotiques à la fin de sa vie et dans les années qui ont suivi sa mort en 1892, montre en tout cas l’importance du moindre mot de l’historien intronisé penseur – on trouve ainsi des discours pour des remises de prix de vertu ou au lycée Louis-le-Grand, comme des inédits de ses années de jeunesse, jusqu’à sa dissertation d’agrégation, tous textes régulièrement annoncés ou placés en première page des journaux.
16Si sa figure a été progressivement médiatisée, surtout par le scandale de ses mises à l’Index et de sa destitution comme par la diffusion de portraits ou de caricatures, Renan lui-même semble avoir paradoxalement favorisé l’émergence de la figure de l’intellectuel par un détachement progressif, non comme Mickiewicz ou Tolstoï, bien plus lyriques, mais plutôt comme Goethe. Le dernier Renan est ainsi marqué par un pessimisme relatif, mais gai et ironique, qui se révèle par ces petits textes de circonstance comme par le caractère fragmentaire de ses dernières ébauches essayistes, dont le dernier volume, Feuilles détachées, constitue l’exemplaire chant du cygne.
Bibliographie
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Les œuvres d’Ernest Renan listées ci-dessous se trouvent dans l’édition de ses Œuvres complètes par Henriette Psichari.
Renan Ernest, Œuvres complètes, édition d’Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, 1947-1961 :
Renan Ernest, Conférences d’Angleterre, t. VII, 1955 [1880].
Renan Ernest, Dialogues philosophiques, t. I, 1947 [1876].
10.1522/030174825 :Renan Ernest, Discours et conférences, t. I, 1947 [1887].
Renan Ernest, Essais de morale et de critique, t. II, 1948 [1859].
Renan Ernest, Études d’histoire religieuse, t. VII, 1955 [1857].
Renan Ernest, Feuilles détachées, t. II, 1948 [1892].
Renan Ernest, L’Antéchrist, t. IV, 1950 [1873].
Renan Ernest, La Réforme intellectuelle et morale, t. II, 1947 [1871].
Renan Ernest, « Les sciences de la nature et les sciences historiques » [1863], Dialogues et fragments philosophiques, t. I, 1947 [1876].
Renan Ernest, Mélanges religieux et historiques, t. VIII, 1958 [1904].
Renan Ernest, Nouvelles études d’histoire religieuse, t. VII, 1955 [1884].
Renan Ernest, Questions contemporaines, t. I, 1947 [1868].
Renan Ernest, Vie de Jésus, t. IV, 1950 [1864, 1867].
Renan Ernest, « Les services que la Science rend aux peuples » [1869], Mélanges d’histoire et de voyages, t. II, 1948 [1878].
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Notes de bas de page
1 Léon Daudet, Le Stupide xixe siècle. Exposé des insanités meurtrières qui se sont abattues sur la France depuis cent trente ans. 1789-1919, Paris, Nouvelle Librairie nationale, 1922, p. 99.
2 Voir Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, Les Intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 1866. On trouve quelques mentions du substantif « intellectuel » dans les Cahiers de jeunesse de Renan, rédigés entre 1845 et 1846, mais publiés seulement en 1906 et sans la connotation d’engagement médiatique qu’a aujourd’hui le terme.
3 Le projet est conscient, comme il l’écrit à sa sœur Henriette : « il n’est guère probable qu’on vienne me chercher, si je n’avertis point de mon existence. » Lettre d’Ernest Renan à Henriette Renan, 25 mars 1847, dans Correspondance générale, t. II, textes réunis, classés et annotés par Anne-Marie de Brem, Paris, Honoré Champion, 1998, p. 348.
4 Probablement lecteur de la Revue des Deux Mondes, dans laquelle il publie régulièrement. Il signale en marge de L’Antéchrist (1873) qu’il s’adresse « avant tout aux curieux et aux artistes ». Ernest Renan, Œuvres complètes, t. IV, éd. de Henriette Psichari, Paris, Calmann-Lévy, 1950, p. 1123. La préface des Dialogues philosophiques (1876) opte pour une captatio benevolentiæ paradoxale : « Je n’écris que pour des lecteurs intelligents et éclairés », dans lesquels chacun aura à cœur de se reconnaître, Ernest Renan, Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1947, p. 552.
5 Sur cette question, voir notamment la vaste somme de Georges Gusdorf, Les Sciences humaines et la pensée occidentale, en particulier les tomes IX à XIV, Paris, Payot, 1966-1993.
6 Voir Lise Andries (dir.), Le Partage des savoirs (xviiie-xixe siècles), Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologies », 2003.
7 J’exclus ici les préfaces, quand bien même leur proximité avec l’essai (entre autres dans le cas de Renan) est soulignée par Marie-Catherine Huet-Brichard dans « L’avant-texte de l’Essai (xixe-xxe siècles) », dans Pierre Glaudes (dir.), L’Essai : métamorphoses d’un genre, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, coll. « Cribles », 2002, p. 33.
8 Ernest Renan, « Préface », Essais de morale et de critique, dans Œuvres complètes, op. cit., t. II, 1948 [1859], p. 11.
9 Pierre Glaudes et Jean-François Louette, L’Essai, nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, « Lettres Sup. », 2011 [1999], p. 10.
10 Sur ce type de textes, voir Guilhem Farrugia, Pierre Loubier et, Marie Parmentier (dir.), Promenade et flânerie : vers une poétique de l’essai entre les xviiie et xixe siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « La Licorne », no 124, 2017. Sur les débuts d’une vulgarisation scientifique présentée sous la forme d’un voyage, voir la thèse de Jeremy Chateau, Représentations de l’homme immobile. Inaction et réclusion dans la littérature occidentale des xviiie et xix siècles, thèse de doctorat en littérature générale et comparée, sous la direction de Gérard Peylet et Odile Gannier, Université Bordeaux-Montaigne, 2016 et l’exemple des vulgarisateurs Pierre Boitard et Alphonse Karr dans mon article, Azélie Fayolle, « La vulgarisation excentrique pour tous : les leçons d’histoire naturelle de Pierre Boitard dans le Musée des familles », dans Thomas Klinkert et Gisèle Séginger (dir.), Littérature française et savoirs biologiques au xixe siècle. Traduction, transmission, transposition, Berlin/Boston, De Gruyter, 2019, p. 213-231.
11 Ernest Renan, « Préface », Essais de morale et de critique, op. cit., p. 16.
12 Cette métaphore est courante chez Renan pour désigner la science ; elle est d’origine néo-testamentaire, voir mon article, Azélie Fayolle, « La science en sociétés. Renan et les “laborieux travailleurs” de la science », Études renaniennes, « Ernest Renan. Comment se construit une mémoire ? I ‒ La transmission », Colloque international du cinquantenaire de la Société des Études renaniennes, 16-17 novembre 2018, Collège de France & Sorbonne, no 120, 2020, p. 101-120.
13 La religiosité des termes employés par Renan pour parler de la science et des savants est particulièrement forte ; science et foi sont appelées à se confondre dans l’eschatologie qu’il programme dans L’Avenir de la science (1848, 1890) et qu’il imagine dans ses Dialogues philosophiques (1876), voir Laudyce Rétat, Religion et imagination religieuse : leurs formes et leurs rapports dans l’œuvre d’Ernest Renan, Paris, Klincksieck, 1977 et ma thèse Ernest Renan : savoirs de la nature et pensée de l’histoire, Paris, Honoré Champion, « Romantisme et Modernité, no 203, 2023.
14 Dans un article paru dans le Journal de l’Instruction publique, le 15 octobre 1853, repris dans les Essais de morale et de critique, t. II des Œuvres complètes, op. cit. Il s’agit de la recension du volume Discoveries in the Ruins of Nineveh and Babylon: With Travels in Armenia, Kurdistan and the Desert: Being the Result of a Second Expedition Undertaken for the Trustees of the British Museum, d’Austen Henry Layard, Londres, 1853.
15 Renan suppose en effet que la tâche du Collège de France est de montrer la science en train de se faire, plutôt que de restituer des résultats déjà acquis ou, bien pire à ses yeux, d’attirer les foules par un spectacle rhétorique. Cette devise est devenue celle du Collège de France.
16 Le terme est récurrent. Ces « généralités » permettent (grâce à la philosophie) la synthèse entre les différents savoirs, comme le postule L’Avenir de la science.
17 E. Renan, « Préface de la treizième édition » (1867), Vie de Jésus, dans Œuvres complètes, op. cit., t. IV, 1950 [1864], p. 25.
18 Ibid., p. 26.
19 Jean Gaulmier, « Préface », dans Ernest Renan, Vie de Jésus, éd. de Jean Gaulmier, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1974, p. 26.
20 Ernest Renan, « Préface de la treizième édition », Vie de Jésus, op. cit., 1950 [1867], p. 34.
21 Ce discours n’a pas été repris en volume du vivant de Renan, mais publié seulement dans La Grande Revue le 1er mai 1901 ; il a été inclus par Henriette Psichari dans les Mélanges religieux et historiques contenus dans le t. VIII des Œuvres complètes. Il a provoqué une certaine déception en Seine-et-Marne (une attaque contre l’Empire était attendue), comme le relate Émile Ollivier, « Les Élections de 1869 », Revue des Deux Mondes, 5e période, t. 33, 1906, livraison du 1er juin, p. 575-613.
22 Ernest-Renan, « Préface », Dialogues philosophiques, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, 1947 [1876], p. 552.
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