Chapitre 2
L’essai-utopie comme archi-genre contemporain. Enjeux et contours d’une forme transmédiatique
p. 51-64
Note de l’éditeur
Sébastien Fevry est professeur à l’École de communication de l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) et coordinateur du GIRCAM (Groupe Interdisciplinaire de Recherche sur les Cultures et les Arts en Mouvement). Il travaille dans le champ des Memory Studies et des cultures visuelles. En 2021, il coordonne avec Emmanuelle Fantin et Katharina Niemeyer l’ouvrage collectif Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies. Il est par ailleurs l’auteur de nombreux articles dans des revues comme Image & Narrative, Cahiers Mémoire et Politique, EspacesTemps.net, Studies in French Cinema, Memory Studies, Intermédialités…
Texte intégral
1Le propos de ce chapitre est de définir les enjeux discursifs et médiatiques de l’essai-utopie, qui constitue à mon sens une forme décisive de l’essai dans l’espace médiatique contemporain. Pour ce faire, je procéderai par cadrages successifs en commençant par examiner l’horizon historique dans lequel s’inscrit l’essai-utopie, puis en zoomant progressivement vers des considérations plus spécifiques qui viendront mettre l’accent sur la dimension transmédiale de l’essai-utopie contemporain. C’est à ce niveau que je m’arrêterai plus longuement sur une constellation transmédiatique particulière, celle du collectif Catastrophe, en analysant à la fois le sujet d’énonciation et les affects mobilisés, deux aspects qui participeront à définir l’élan utopique des productions du collectif.
De l’essai-mémoire à l’essai-utopie
2D’un point de vue historique, la réflexion sur l’essai-utopie comme archi-genre contemporain prolonge et déborde la position de Marielle Macé qui, dans le même temps qu’elle historicise certaines grandes périodes de l’essai, consacre la prédominance actuelle de l’essai-mémoire et des affects qui lui sont liés comme la nostalgie ou la mélancolie : « L’essai-mémoire, voilà peut-être l’archi-genre contemporain, comme l’essai lyrique fut celui des années vingt, la situation le genre des années quarante, l’essai théorique celui des années soixante. »1 Autant cette périodisation de l’essai par archi-genre est utile en ce sens qu’elle permet de dégager certaines dominantes stylistiques et thématiques en fonction des époques considérées, autant se focaliser sur la dominante mémorielle pour la période contemporaine – ici limitée à 2006, date de sortie de l’ouvrage de Macé – me paraît réducteur, puisque comme l’avance justement Irène Langlet, on restreint alors « à la veine somptueuse et mélancolique de l’essai mémoriel, “penché sur le Jadis” (Macé), un genre aussi profus que l’essai »2.
3Sans vouloir entrer dans la question épineuse d’une périodisation trop tranchée, je voudrais porter l’hypothèse qu’à partir des années 2010, on entre dans une autre dynamique essayistique, celle de l’essai-utopie, qui entre en concurrence ou, plus subtilement, en dialectique avec l’essai-mémoire sans évidemment faire totalement disparaître ce dernier.
4Pour expliquer l’émergence de cette forme utopique, on pourrait convoquer comme facteurs aussi bien la crise environnementale, impliquant la nécessité de penser autrement notre façon d’être au monde, que la révolution numérique favorisant l’épanouissement de l’intelligence collective et la naissance de nouvelles communautés virtuelles, dont certaines sont mues par la volonté de proposer de nouveaux modes de participation et d’engagement dans les débats sociétaux3.
5Plus fondamentalement, ainsi que le souligne l’historien des idées François Cusset, le tournant des années 2000 aux années 2010 marque le passage d’une période caractérisée par un imaginaire de la fin à une période où les nécessités de changement se font sentir :
Le discours de la fin, il y a trente ans, au moment de la chute du mur de Berlin, justifiait de ne rien faire, surtout ne plus rien changer. Nous vivons une inversion de cette logique. La fin n’est plus un fantasme, mais un risque – économique avec la prochaine crise financière, environnemental avec le compte à rebours, politique avec la crise de la démocratie qui à nouveau porte au pouvoir des fascistes. Du coup, on réagit.4
6C’est dans cet intervalle entre la nécessité d’agir et l’action proprement dite que se loge l’essai-utopie. Alors que l’essai-mémoire est par définition tourné vers le passé, l’essai-utopie se trouve lui orienté vers le futur. Comme l’explique Paul Ricœur, l’utopie ne se désigne pas tant par ses contenus, qui peuvent être multiples, que par sa fonction, qui est d’ouvrir le champ des possibles :
Ce développement de perspectives nouvelles, alternatives, définit la fonction de base de l’utopie. Ne pouvons-nous pas dire que l’imagination elle-même – à travers sa fonction utopique – a un rôle constitutif en nous aidant à repenser la nature de notre vie sociale ? N’est-ce pas par l’utopie – ce pas de côté – que nous pouvons radicalement repenser ce qu’est la famille, ce qu’est la consommation, ce qu’est l’autorité, ce qu’est la religion, etc. ?5
7Il est intéressant de remarquer que Ricœur lie dans cet extrait la faculté imaginative à la capacité de repenser notre quotidien, si bien qu’on peut soutenir que la fonction utopique trouve sans peine à s’actualiser dans le registre de l’essai, dans la mesure où celui-ci permet de donner forme à une pensée nouvelle et encore inusitée. Dans l’espace médiatique contemporain, ce lien entre utopies et registre essayistique se trouve pleinement concrétisé par l’ouvrage à succès de l’historien et journaliste Rutger Bregman, intitulé Utopies réalistes (2017). Dans cet ouvrage, traduit en dix-sept langues, présenté par l’éditeur français comme un « essai vif, pédagogique et amusant », l’auteur s’attache à défendre une conception de l’utopie qui n’est pas celle d’une utopie planifiée. Il s’agit plutôt de mobiliser des principes directeurs, de créer « une tentative d’ouvrir en grand les fenêtres de notre esprit »6, en plaidant par exemple pour la réduction du temps de travail ou l’abolition des frontières.
Essai et transmédia
8Cette première esquisse de l’essai-utopie demande à être complétée par la prise en compte de certaines de ses spécificités médiatiques. Si l’on pense à des films comme Demain (2015) ou aux nombreuses productions que l’on trouve sur la plateforme vidéo gratuite Imago7 consacrée aux films sur la transition écologique, on peut déceler sans peine une connexion entre une dimension utopique liée au contenu des œuvres (ouvrir de nouvelles possibilités pour le futur) et une dimension utopique liée à leur mode de transmission, l’idée étant de médiatiser ces possibilités dans le but de toucher le plus grand nombre et de susciter alors un changement environnemental conséquent8.
9Dans cette perspective, on pourrait soutenir que l’essai-utopie, bien qu’il connaisse un pic contemporain, s’inscrit dans une histoire plus vaste dont Hans Richter constituerait sur le terrain du cinéma un étonnant précurseur. Dans son article consacré à l’essai cinématographique publié dans le National-Zeitung en 1940, Richter défend l’idée que la forme de l’essai, particulièrement au cinéma, a pour vocation de rendre compte de sujets difficiles ou abstraits – comme le fonctionnement de la Bourse auquel Richter consacra un film – et de rendre ceux-ci accessibles à un grand nombre :
L’essai cinématographique peut puiser dans un réservoir incomparablement plus étendu de moyens d’expression que le pur cinéma documentaire. En effet, l’essai cinématographique ne se trouve pas contraint par l’exposition de phénomènes apparents ou par une organisation chronologique, mais il requiert au contraire de faire intervenir le matériau de sa démonstration de toutes parts, de sorte que l’on puisse sauter librement dans l’espace et le temps […]. Au travers de cette richesse de moyens, les pensées « sèches », les idées « difficiles » peuvent elles-mêmes recevoir la couleur et le divertissement dont le public a besoin pour apprécier le contenu.9
10Outre le fait que cette citation peut s’appliquer sans difficulté à des films comme Demain qui cherchent précisément à rendre visibles, par le moyen de schémas ou d’animations, des phénomènes comme le réchauffement climatique ou la circulation des monnaies, les propos de Richter laissent aussi entrevoir un devenir transmédiatique de la forme essai. On pourrait en effet traduire la formule « de sorte que l’on puisse sauter librement dans l’espace et le temps », qui s’entendait chez Richter comme des bonds à l’intérieur d’un même film, en une invitation à démultiplier les supports et les plateformes dans notre espace médiatique contemporain.
11Prolongeant la réflexion de Richter, il est alors possible de proposer une première définition de l’essai en mode transmédia en insistant sur le fait qu’il s’agit d’une définition provisoire qui aura surtout pour but d’être mise à l’épreuve par les analyses à venir. Par essai transmédiatique, il faut donc entendre l’engagement d’une pensée à travers différents supports, sachant que chaque support contribue, grâce à ses spécificités médiatiques, à donner un tour spécifique à cette pensée10. Cette définition est proche de celle que Henry Jenkins donne du storytelling transmédia. Pour paraphraser Jenkins, on dira que l’essai transmédia représente un processus dans lequel les éléments d’une pensée sont dispersés systématiquement à travers de multiples plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de pensée unifiée et coordonnée. Idéalement, chaque médium apporte sa propre contribution pour le développement de cette pensée11.
Essai-utopie et transmédia
12Défini de la sorte, l’essai en mode transmédia ne comporte pas nécessairement de traits utopiques. Mon propos ne consiste pas d’ailleurs à soutenir que l’essai-utopie se déploie nécessairement sous une forme transmédiatique, ce qui reviendrait à ignorer que certaines utopies militantes maintiennent la prédominance du livre imprimé, à l’instar, par exemple, des manifestes du Comité invisible (parus aux Éditions de La Fabrique). Par ailleurs, il ne s’agit pas non plus de défendre l’idée que toute écriture essayistique de type transmédiatique comporte une dimension utopique. Le transmédia peut tout à fait s’adapter à d’autres registres de l’essai, particulièrement celui de l’essai-mémoire, qui trouve aujourd’hui à se décliner sous des formes hybrides combinant films, site Internet et ouvrage imprimé.
13L’idée est plutôt de mettre en évidence que l’essai-utopie trouve un terrain d’expression particulièrement fécond au sein des synergies transmédiales dans la mesure où le transmédia est porteur, chez Jenkins, mais aussi chez les précurseurs d’une construction en réseau des savoirs12, d’une dimension utopique affirmée. Celle-ci consiste à penser que les dynamiques entre différents médias sont gages d’émancipation et d’éducation pour les publics auxquels elles s’adressent et qu’elles permettent de propager efficacement le contenu utopique d’un message donné. Autrement dit, des utopies sociétales comme la culture de la participation se voient renforcées par l’utopie technologique du transmédia lui-même. Comme exemple de ce phénomène, on peut revenir sur les constellations médiatiques en lien avec les pensées de l’écologie et de la décroissance comme Demain de Mélanie Laurent et de Cyril Dion. En plus du film réalisé en 2015, cet essai documentaire se décline sous la forme d’un ouvrage (2015), paru dans les « Essais, Documents » chez Actes Sud, et d’un site donnant aux internautes l’occasion de partager leur projet environnemental.
14Sur un plan plus analytique, l’articulation de l’essai-utopie et du transmédia invite à cerner plus finement les contours du sujet de l’énonciation ainsi que le type d’affect mobilisé, surtout si l’on essaie de différencier l’essai-utopie de l’autre archi-genre contemporain que constitue l’essai-mémoire. Contrairement aux essais mémoriels ou post-mémoriels13 fréquemment centrés sur la figure d’un « je » se souvenant, les essais-utopies sont souvent le fruit d’un sujet d’énonciation pluriel qui ne s’exprime pas dans un seul texte médiatique, mais dans plusieurs, ce qui oblige à penser le sujet collectif comme une entité à la fois cohérente et évolutive. Par ailleurs, alors que l’essai-mémoire consacre la nostalgie et la mélancolie comme affects dominants (il suffit de penser aux Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard), l’essai-utopie mobilise davantage des sentiments positifs comme la joie ou l’espoir, qui encouragent le passage de l’idée à sa réalisation effective, ce qui nous renvoie au titre de Bregman « utopies réalistes ». Dans une approche spinozienne14, de tels sentiments positifs s’avèrent être des incitants à l’action et soutiennent une démarche centrifuge pouvant s’appuyer sur la multiplication des plateformes.
15Ces questions sont analysées plus en détail à travers la constellation transmédiatique du collectif Catastrophe.
L’utopie transmédia du collectif Catastrophe15
16Le collectif Catastrophe est un groupe artistique fondé en octobre 2015, composé d’une quinzaine de membres de moins de trente ans, avec comme principaux coordinateurs Blandine Rinkel et Pierre Jouan. Ce collectif apparaît dans l’espace public par le biais d’une tribune parue dans Libération le 22 septembre 2016, tribune intitulée « Puisque tout est fini, alors tout est permis ». Auparavant, le groupe avait déjà sorti sous le label Tricatel un premier EP, Dernier Soleil, comportant des titres comme « Le Message » ou « Party in my Pussy », deux singles mis en images et tournant sur les réseaux sociaux16. À la rentrée 2017, le collectif publie chez l’éditeur Pauvert (un département de Fayard) l’essai La nuit est encore jeune. Portant un titre identique, leur premier album sort en janvier 2018, toujours sous Tricatel. Le collectif se produit également en concert et dans des performances multidisciplinaires. Il dispose de son propre site17 et d’une page Facebook.
17En termes utopiques, le propos de ce collectif illustre assez bien les propos de François Cusset sur la nécessité de se tourner vers l’avenir en prenant acte des utopies déçues. Comme les auteurs l’écrivent, « nous renaissons aujourd’hui, vulnérables, mais attentifs aux lueurs qui pourraient surgir dans un monde brutalement rappelé au tragique, où il n’y a plus une seconde à perdre. Tout change à chaque instant : c’est une chance »18.
18D’un point de vue énonciatif, la question posée par le collectif est celle du pronom ‘nous’. Sans nul doute, il y a aujourd’hui, particulièrement dans les nouvelles formes d’engagement dans l’espace public comme le mouvement Nuit Debout, un usage accru et une multiplication du pronom « nous »19. Le collectif Catastrophe n’échappe pas à cette tendance. Dès les premières lignes de la tribune de Libération, ce mode d’énonciation est clairement posé : « Nous avons grandi dans une impasse. Cernés d’un réseau de petites phrases anxiogènes qui s’aggloméraient comme des narcotiques dans nos cerveaux en formation. Enfants, nous avons pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente. »20
19Si l’on essaye de mieux définir ce « nous » en régime transmédiatique, l’une des premières observations que l’on peut poser, c’est que ce pronom ou plutôt son référent est toujours défini et remodelé par le type de support dans lequel il s’actualise. Cela veut dire que chaque média, en vertu de ses contraintes médiatiques mais aussi de ses usages socioculturels, participe à donner dans son énoncé une image spécifique de ce sujet d’énonciation.
20Par exemple, dans leur essai La nuit est encore jeune, le collectif éprouve la nécessité de définir en note de bas de page le « nous » qui constitue le sujet d’énonciation de l’ouvrage :
Ce « nous » qui reviendra tout au long du livre désigne tantôt la nuée des individus qui ont contribué à l’esprit du texte, tantôt ses rédacteurs principaux, tantôt une politesse de l’intime. En aucun cas il ne prétend parler pour ceux qui ne s’y reconnaîtraient pas.21
21Enfin, le « nous » peut avoir un visage. Sur la page du site, en dessous de la rubrique « Qui sommes-nous ? », le collectif adresse une photo de groupe d’une quinzaine de jeunes personnes dont on suppose qu’elles constituent les membres du collectif.
22Dans tous les cas, l’actualisation du « nous » est tributaire du support médiatique dans lequel il s’actualise et des dispositifs qui sont à sa disposition, qu’il s’agisse d’un chapeau, d’une note de bas de page ou d’une photographie. Cependant, si l’on se place en régime transmédiatique, il est clair que le « nous » du collectif n’est pas réductible à une seule de ses actualisations médiatiques, pas plus qu’à leur simple addition. Il ne suffit pas de dire que le « nous Catastrophe », c’est le « nous » du journal additionné à celui de l’essai ou de la photographie. Un autre processus est en jeu et il convient de réfléchir au sens de ce « nous » de façon plus dynamique afin de saisir le mouvement d’un sujet d’énonciation collectif qui se déplace et se reconfigure d’un média à l’autre.
23Une première manière de réfléchir à la question de ce pronom serait d’en faire un nous inclusif (je + vous) suivant la définition proposée par Émile Benveniste, un nous qui intègre les auditeurs ou les spectateurs dans l’acte d’énonciation. Cependant, je voudrais soutenir que le « nous » inclusif revêt ici un tour singulier du fait du mouvement transmédia de l’ensemble. Afin de mieux saisir cette singularité, je propose de l’appeler un « nous » expansif.
24Cette appellation se justifie pour trois raisons au moins. La première est d’ordre sémantique, puisque l’un des sens de l’adjectif désigne « le mouvement par lequel une personne épanche, communique ses pensées, ses sentiments »22, ce qui nous renvoie au domaine de l’essai et de l’expression d’une pensée. La deuxième raison est d’ordre plus pragmatique, puisque l’appellation vise à désigner l’organisation à géométrie variable du collectif, son expansion à travers différents médias, de sorte qu’à un niveau organisationnel, ce « nous » expansif ne sollicite pas nécessairement les mêmes individus selon qu’il faille rédiger un essai, tourner un clip vidéo ou enregistrer une chanson.
25Mais la raison la plus importante tient dans le fait que l’adjectif « expansif » permet de désigner le mouvement d’une énonciation en acte. Ainsi, le collectif Catastrophe vise, par son expansion médiatique, à élargir le cercle de son « nous », c’est-à-dire à faire entrer dans le cercle toute personne qui pourrait s’y reconnaître. Loin d’être un cercle fermé sur lui-même, le « nous » expansif correspond à l’image d’un cercle ouvert dont le périmètre se redéfinit constamment et qui tend à attirer une part de plus en plus grande d’individus qui pourraient s’approprier ce sujet d’énonciation en apportant leur propre singularité.
26Cette dynamique du nous « comme un envoi qui se propage »23 a été décrite par Marielle Macé dans un numéro de la revue Critique : « “Nous” ne signifie pas : tous ceux qui sont comme moi, mais : tous ceux qui pourront être le “je” de ce “nous”, l’endosser, le reprendre à leur compte, tous ceux qui pourront parler au nom de “nous” : tous ceux que noue une cause. »24 Or, c’est précisément cette dynamique énonciative, rendue visible par l’essai en mode transmédia, qui permet d’articuler de manière ferme ce type de dispositif énonciatif à l’essaimage (spreadability25) d’une pensée de type utopique trouvant dans les possibilités technologiques du transmédia une façon de rendre sensibles de nouvelles manières d’être au monde.
27Cette capacité d’élargir le cercle du « nous » en passant de média en média trouve une métaphore dans le long travelling arrière ouvrant le clip « Party in my Pussy »26 qui, à mesure que la caméra recule, inclut de plus en plus de participants dans le cadre. Par ses brusques changements de rythme, ce clip permet de mettre l’accent sur la dernière question qui est celle des émotions.
28Alors que des constellations transmédiatiques comme Demain entretiennent des sentiments à dominante positive, la dynamique émotionnelle mise en place par le collectif Catastrophe semble plus nuancée en ce sens qu’elle montre assez nettement le passage de la mélancolie à la joie, ce qui renvoie à l’idée que c’est précisément pour dépasser l’état mélancolique que se met en place l’élan utopique27. Sur le site Internet, à la question « Que croyons-nous ? », les auteurs répondent : « Dans un monde où tout est en l’air, Catastrophe danse. Un monde s’achève et tout tremble, mais dans la nuit nous puisons des forces. Plutôt que la résignation, nous choisissons la joie. » Ce passage entre motifs mélancoliques et explosions de joie s’exprimait déjà dans le clip lorsque, après un récitatif plutôt pessimiste, explosait le beat de la musique et que le refrain se faisait entendre.
29Plus largement, dans une dynamique transmédiatique, on s’aperçoit que la tonalité mélancolique s’exprime par la reprise de certains motifs28 qui réapparaissent modifiés d’un média à l’autre, comme par exemple l’image d’une planète vue de l’espace qui apparaît dans le clip, en couverture de l’essai, mais aussi sur la pochette de l’album. Une telle image relève bien d’un imaginaire mélancolique29, renvoyant notamment à l’influence de Saturne sur ce type d’humeur. En plus de telles images, le collectif use aussi d’un chromatisme récurrent (le bleu nuit) qui participe à rendre son style identifiable tout en l’associant à une certaine forme de tristesse mélancolique.
30Cependant, plus qu’un procédé de citation, il faut voir dans la multiplication des images un processus de propagation et de renouvellement, comme si le mouvement énonciatif du collectif consistait à reprendre, à disséminer, à renouveler ces images selon un processus d’appropriation toujours changeant. Ainsi, entre la couverture de l’essai et la pochette de l’album, se produit un léger glissement : à chaque fois, on découvre une planète sur fond de nuit, mais alors que la première couverture représentait la Terre, la seconde présente une planète de forme allongée, en forme d’œuf, ce qui consiste à subvertir la dimension mélancolique en la liant à la possibilité d’une nouvelle naissance ou éclosion. On pourrait même soutenir que ce mouvement de reprise évite précisément à l’humeur mélancolique de se clore sur elle-même en une sorte de ressassement et que la dynamique utopique, profondément joyeuse, du collectif s’exprime avant tout dans l’élan vital qui le conduit à passer d’une plateforme à l’autre, d’une expérience médiatique à une autre, contrecarrant ainsi la répétition mélancolique :
31Catastrophe se produit la nuit et ne fait jamais deux fois la même chose. Dans des cabarets et des anciens abattoirs, dans des foyers de théâtre, des cafés fermés, sur les murs de la ville, dans les forêts et les musées, sur des disques ou des livres, au 7e sous-sol d’un parking ou sur des plages vides, Catastrophe imagine.30
Conclusion
32À travers cet article se dessinent donc les contours de l’essai-utopie, qui constitue à mon sens l’une des formes prédominantes de l’essai dans l’espace médiatique contemporain et dont les dynamiques transmédiales apparaissent comme l’un des champs d’expression privilégiés. Cette première approche demanderait évidemment à être poursuivie en ouvrant l’analyse à d’autres productions que celle du collectif Catastrophe et en distinguant plus finement les connexions intermédiales entre l’essai-utopie et des genres médiatiques comme le film militant ou le documentaire scientifique, dans une perspective proche de celle de Timothy Corrigan qui montre comment le mode essayistique vient « contaminer » des genres tels que le journal de voyage ou l’éditorial31.
33Plus largement, dans une cartographie de l’essai médiatique contemporain, il apparaît aussi que l’essai-utopie se distingue nettement de l’essai-mémoire par une série de traits essentiels qui en font presque son double inversé. Au « je » de l’essai mémoriel se substitue tout d’abord un « nous » pluriel dont la force essayistique repose le plus souvent sur la mise en œuvre d’une intelligence collective, supposant l’engagement de diverses expertises. Ensuite, alors que l’essai-mémoire mobilise des émotions qui sont le plus souvent de l’ordre de la mélancolie ou de la nostalgie, l’essai-utopie déploie des affects plus positifs (joie, espérance…), incitant au mouvement et au changement. Enfin, tandis que l’essai-mémoire valorise surtout le film comme œuvre unique cristallisant le sentiment mélancolique, l’essai-utopie tend à faire du film l’élément central d’un dispositif transmédiatique plus large visant une sensibilisation et une transformation de la société.
34Pour schématiques qu’ils soient, ces traits distinctifs permettent de mieux comprendre la difficulté qu’ont certains critiques à attribuer une qualité essayistique à des films comme Demain ou Merci Patron ! (François Ruffin, 2016), pour citer une production à la tonalité plus militante. On peut ainsi faire l’hypothèse que l’essai-mémoire a d’une certaine façon aimanté l’appellation « essai » en corrélant étroitement cinéma d’auteur, posture autoréflexive et affect mélancolique. Dès lors, si l’on s’accorde pour dire que « le changement d’émotion mobilisé dans une œuvre » peut influer « radicalement sur sa qualification générique »32, on comprend que les sentiments plus euphoriques suscités par les essais-utopies contribuent à empêcher que ceux-ci soient considérés comme des formes essayistiques légitimes, cela d’autant plus lorsqu’ils émanent du champ de la culture populaire et qu’ils ne font pas valoir la posture d’un essayiste valorisé en tant qu’auteur unique et singulier. Au final, la reconnaissance de l’essai- utopie comme archi-genre spécifique se joue donc sur la fine frontière séparant culture savante et culture populaire tout en interrogeant, question utopique s’il en est, ce que serait une conception collective et plurielle de la pensée.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Marielle Macé, Le Temps de l’essai. Histoire d’un genre en France au xxe siècle, Paris, Belin, 2006, p. 289.
2 Irène Langlet, L’Abeille et la Balance. Penser l’essai, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 332.
3 Voir à ce propos Henry Jenkins, Sam Ford et Joshua Green, Spreadable Media: Creating Meaning and Value in a Networked Culture, New York, New York University Press, 2013.
4 François Cusset, interview donnée aux Inrockuptibles, publiée en ligne le 19 novembre 2019 : https://www.lesinrocks.com/cheek/francois-cusset-on-assiste-a-une-poussee-emancipatrice-189555-19-11-2019/ (consulté en août 2022).
5 Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, Paris, Seuil, 1997, p. 36. C’est moi qui souligne.
6 Rutger Bregman, Utopies réalistes, Paris, Seuil, 2017, p. 20.
7 https://www.imagotv.fr/ (consulté en août 2022).
8 On rejoint par là l’un des traits de l’utopie libérale-humanitaire développée par Karl Mannheim, qui repose « sur la confiance dans le pouvoir de la pensée conçue comme processus d’éducation et d’information » (Paul Ricœur, L’Idéologie et l’Utopie, op. cit., p. 365).
9 Hans Richter, « L’essai cinématographique. Une nouvelle forme du cinéma documentaire », dans Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann et Véronique Terrier Hermann (dir.), Jeux sérieux. Cinéma et arts contemporains transforment l’essai, Genève, HEAD/Mamco, 2015, p. 478-479.
10 Pour une mise en contexte plus développée de cette première définition, voir Sébastien Fevry, « L’essai en mode transmédia. Le cas du collectif Catastrophe », dans Anne-Sophie Collard et Stéphane Collignon (dir.), Le Transmédia, ses contours et ses enjeux, Namur, Presses universitaires de Namur, 2020, p. 19-30.
11 Henry Jenkins, « La licorne origami contre-attaque. Réflexions plus poussées sur le transmedia storytelling », Terminal, no 112, 2013, p. 11-28, en ligne : http://journals.openedition.org/terminal/455 (consulté en août 2022) (DOI : https://doi.org/10.4000/terminal.455).
12 Voir à ce sujet les écrits de Paul Otlet, créateur du Mundaneum, particulièrement son Traité de documentation paru initialement en 1934.
13 Voir notamment Sébastien Fevry, « Au-delà de l’ère du témoin. Post-mémoire et intermédialité », dans Frank Schroeder (dir.), Questions sur l’avenir du travail de mémoire, actes du colloque international à Esch-sur-Alzette, 20-21 janvier 2017, Esch-sur-Alzette, Musée national de la Résistance, 2017, p. 166-188.
14 À ce sujet, voir notamment Frédéric Lordon, La Société des affects. Pour un structuralisme des passions, Paris, Seuil, 2013.
15 Ce point reprend sous une forme révisée les développements consacrés au collectif Catastrophe présents dans un article paru précédemment. Sébastien Fevry, « L’essai en mode transmédia. Le cas du collectif Catastrophe », article cité.
16 Pour plus d’informations sur les débuts du collectif, voir par exemple : « Le collectif Catastrophe, ambitieux et poétique », dans Le Mag de l’été, France Inter, émission du 15 août 2017, en ligne : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-mag-de-l-ete/le-collectif-catastrophe-ambitieux-et-poetique-1841473 (consulté en août 2022).
17 Voir le site Internet : http://lacatastrophe.fr/ (consulté en août 2022).
18 Catastrophe, La nuit est encore jeune, Paris, Pauvert, 2017, quatrième de couverture.
19 Voir Tristan Garcia, Nous, Paris, Grasset, 2016.
20 Catastrophe, « Puisque tout est fini, alors tout est permis », Libération, tribune publiée le 22 septembre 2016, en ligne : http://www.liberation.fr/debats/2016/09/22/puisque-tout-est-fini-alors-tout-est-permis_1506625 (consulté en août 2022).
21 Catastrophe, La nuit est encore jeune, p. 13.
22 Alain Rey et Josette Rey-Debove (dir.), Le Petit Robert de la langue française, Paris, Le Robert, 2022, p. 980.
23 Marielle Macé, « “Nouons-nous”. Autour d’un pronom politique », Critique, no 841-842, 2017/6, p. 469-483, p. 475.
24 Ibid., p. 480.
25 Au sujet de cette notion, voir H. Jenkins, S. Ford et J. Green, Spreadable Media…, op. cit.
26 Le clip peut être visionné en ligne sur YouTube, publié par Catastrophe le 12 septembre 2016 : https://www.youtube.com/watch?v=VouyUJKsZdM (consulté en août 2022).
27 Au sujet des relations entre mélancolie et utopie, voir Wolf Lepenies, Qu’est-ce qu’un intellectuel européen ? Les intellectuels et la politique de l’esprit dans l’histoire européenne, Paris, Seuil, 2007.
28 On peut aussi songer à l’image du jardin en friche qui revient de manière récurrente.
29 Voir Jean Starobinski, L’Encre de la mélancolie, Paris, Seuil, 2012.
30 Voir le site Internet : http://lacatastrophe.fr/ (consulté en août 2022).
31 Timothy Corrigan, The Essay Film. From Montaigne, After Marker, Oxford et New York, Oxford University Press, 2011.
32 Mathilde Bernard et Lorraine Dumenil, introduction aux actes du colloque « Les genres littéraires, les genres cinématographiques et leurs émotions », université de Paris 3, 26-27 septembre 2014, en ligne sur Fabula : https://www.fabula.org/colloques/sommaire4087.php (consulté en août 2022).
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