Introduction – L’essai mis à nu par ses médias même
p. 15-20
Texte intégral
1Le livre qu’on va lire présente les résultats d’un effort collectif pour penser l’essai en régime médiatique. Aussi rebelle à la définition qu’il soit, l’essai en effet s’épanouit, se transforme et poursuit depuis plus de quatre siècles la dynamique d’un genre de la prose d’idées aussi plastique qu’indiscutablement ancré dans notre culture. Désormais pleinement actif dans la sphère médiatique, l’essai se développe au gré de l’interaction des supports, des modes de signification et des régimes de parole qui la caractérisent, tout comme de ses pratiques de consommation, qui vont de la distinction lettrée aux produits de diffusion massive. L’interrogation de la part littéraire de l’essai connaît régulièrement des avancées bienvenues, qui cumulent désormais un outillage critique imposant permettant de saisir, malgré leur plasticité et leurs paradoxes, les caractères de ce « non-genre », « anti-genre » ou, plus sobrement, « quatrième genre ». L’état de l’art le plus complet des travaux en langue française, que l’on doit à Patrick Née, évoque La Parole pamphlétaire de Marc Angenot (1982), les thèses de Claire de Obaldia et d’Irène Langlet (1995, publiées respectivement en 2005 et 2015), les publications issues des séminaires de Pierre Glaudes et Jean-François Louette (1999, 2002). Une anthologie en format de poche éditée par François Dumont met les textes fondateurs de la théorie de l’essai à la portée de tous dès 2003 ; la même année, la thèse de Marielle Macé établit l’histoire littéraire de l’essai au xxe siècle (publiée en 2006), et dix ans plus tard celle de Vincent Ferré clarifie les rapports de l’essai et de la fiction (L’Essai fictionnel, 2013). C’est également à Pierre Glaudes que l’on doit deux publications sur l’essai au xixe siècle, en 2014. Un colloque intitulé Le Quatrième genre synthétise et redispose ces éléments d’étude et de théorie à Poitiers en 2013, et se voit publié sous la direction de Patrick Née sous le même titre en 2018. La recherche visant à lier essai et univers des images, fixes ou animées, avance en ordre dispersé. L’essai filmique ou cinématographique a donné lieu à bon nombre d’études de synthèse (Timothy Corrigan, The Essay Film. From Montaigne, after Marker, Oxford-New York, Oxford University Press, 2011 ; Murielle Gagnebin et Suzanne Liandrat-Guigues (dir.), L’Essai et le cinéma, Seyssel, Champ Vallon, 2004). Les créateurs ont été les pionniers de cette théorisation : après Eisenstein, avant Godard ou Marker, Hans Richter lui consacrait, en 1940, un article fondateur, « L’essai cinématographique. Une nouvelle forme du cinéma documentaire », récemment republié dans un volume collectif qui a le mérite de poser la question dans le contexte d’une hybridité entre documentaire et fiction, entre cinéma et art contemporain (Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann, Véronique Terrier Hermann (dir.), Jeux sérieux. Cinéma et arts contemporains transforment l’essai, Genève, HEAD/Mamco, 2015). Le photo-essay, quant à lui, premièrement circonscrit au domaine de la presse, peut être approché dans ses formulations plus variées (en livre, sur les cimaises) dans de récentes publications consacrées au phototexte (Charlotte Foucher Zarmanian et Magali Nachtergael (dir.), Le Phototexte engagé, Dijon, Presses du Réel, 2021 ; Andy Stafford, Photo-texts. Contemporary French Writing of the Photographic Image, Liverpool, Liverpool University Press, 2010). L’essai numérique et l’essai dessiné, quant à eux, sont des catégories plus émergentes, comme nous le signalons, avec quelques pistes de réflexion, dans le carnet de recherche du cycle « l’essai médiatique » (https://essaimedia.hypotheses.org/argument).
2Ces approches font la part du vertige qu’il y a à analyser des objets aussi labiles qu’en prise avec leur époque, tendus entre discours de savoir, projet esthétique, subjectivité et réflexivité. Ancré dans le registre du factuel, l’essai ne se permet-il pas aussi, entre mises en scène discursives, recherche d’effets et aspirations utopiques, des excursus imaginaires ou fictionnels ? Intime, libre, inassignable, l’essai ne se montre-t-il pas également transitif, engagé, portant son questionnement culturel vers la sphère publique et politique ? Dans son principe réflexif, qui met en cohérence cette amplitude kaléidoscopique de formes et de sujets, l’essai laisse apparaître qu’il ne réfléchit pas seulement le sujet intime et les objets dont il s’empare, mais aussi sa propre écriture et son propre support : le paragraphe montaignien augmenté de ses « farcissures » ; la « feuille » inspirée d’Addison et Steele dont Marivaux fait l’espace de sociabilité de son Spectateur français ; la contingence de la note (Valéry) ou du carnet (Mauriac)... Cette typologie des supports qui de fait existe déjà pour l’imprimé, tant l’essai s’articule aux genres connexes (traité, article, discours, pamphlet, exposé, chronique), notre projet a consisté à la prolonger en une première cartographie des médias (ainsi que de procédés transmédiaux) qui peuvent intéresser toute étude essayistique soucieuse de son caractère situé.
3En opérant le transfert d’une notion littéraire à des objets ou des pratiques qui ne le sont pas, nous avons voulu faire entrer l’étude de l’essai dans l’écologie discursive des ères médiatiques : celle du journal (au xixe siècle), de l’audiovisuel (au xxe), celle du numérique au xxie. Par « essai médiatique » on entendra donc, dans cet ouvrage, toute forme essayiste qui ne peut se comprendre sans tenir compte précisément de son support et du régime sémiotique impliqué, dans le vaste écosystème intermédial qui caractérise la culture contemporaine, où nul locuteur n’a autant écrit « ce qu’il en pense ».
4Le cinéma et la photographie ont visiblement opéré ce transfert (photo-essay, essai filmique), en lien avec les genres du documentaire ou du reportage, en allant également sur les terres inconditionnellement esthétiques du cinéma expérimental et de l’art contemporain. Les cultures visuelles ont notablement gagné, avec la notion d’essai, la reconnaissance de l’irréductible subjectivité et relativité de l’image, venant discuter et parfois mettre en difficulté l’imaginaire d’enregistrement du réel qui lui reste attaché. L’image photographique se voit dès lors arrachée au document et à la presse. L’essai filmique invente une forme capable de montrer ce qui est difficile à voir. Étonnamment, la bande dessinée et la sphère d’internet, qui regorgent, à l’évidence, de productions de type essayiste, n’ont pas adopté le terme. L’expression « essai dessiné » est rare (malgré les multiples exemples de « BD du réel », ou les formes souvent imprégnées de subjectivité de la vulgarisation illustrée), et celle d’« essai numérique » ne recouvre pas (encore ?) l’immense ensemble des productions numériques non-fictionnelles et personnelles (les blogs de journalistes, d’écrivains ou de scientifiques ; les publications Facebook ; les posts des forums de critique culturelle), dans toute leur diversité et l’extensivité que leur procure le réseau internet à ses différentes étapes de développement, de l’hypertexte initial aux réseaux sociaux actuels, en passant par la blogosphère et les dispositifs transmédia.
5Au sein de cette écologie, le statut des créateurs, des publics, de la valeur et de la légitimité nécessite une redéfinition toujours également contextualisée. L’expérience consistant à appliquer le terme d’essai à toutes sortes de productions médiatiques, multimédiatiques et transmédiatiques n’a, en effet, évidemment pas pour but ici de relancer la machine culturelle servant à distinguer ce qui relèverait, d’une part, des discours estampillés légitimes et, d’autre part, des industries culturelles, voire de supposés bas-fonds numériques du commentariat. Parler d’essai médiatique implique de se voir doublement concerné par la question de la légitimité : légitimité (encore) fragile de certains médias comme la télévision, le web, peut-être la bande dessinée, mais aussi légitimité esthétique ou épistémologique incertaine du discours essayiste lui-même, dûe à son lien étroit avec la subjectivité de celui ou de celle qui le produit. La réponse peut être postmoderne, faite de recyclages savants, d’ironie et d’hybridité assumée. Elle peut aussi aboutir au constat que l’auteur d’un essai médiatique, surdéterminant encore la posture de l'essayiste littéraire, de l'autobiographe ou du poète lyrique, se constitue par et dans ses travaux en imposant la figure de l’amateur, de l’utilisateur, du surfeur, du collectionneur... ou du curateur : à Berne en 1969, Harald Szeeman invitait déjà à combiner intimité, liberté, et esprit critique dans l’exposition « Quand les attitudes deviennent formes », assemblage collaboratif et revendicatif d’œuvres conceptuelles qui a marqué un tournant dans l’histoire de l’art en contribuant à élaborer cette figure du curateur. L’essai ne serait certes pas à contresens de cette démarche curatoriale, et de la phrase « Live in your head » qui complétait le titre de l’exposition.
6En se faisant companion, combinant le sens (toujours possible) de somme critique et pédagogique, et le sens d’un quasi-prolongement de soi, d’un journal direct ou indirect, d’une seconde vie mêlant la vie professionnelle et personnelle, l’essai auto-délimite sa fonction et sa zone d’expression, qui peut se déployer dans un à-côté, une marge de l’existence et des activités – avec un effet de déport accentué dans le cas où les médias sont multiples. Au gré de ce déport se fait l’articulation entre le moi et le monde, entre la subjectivité et la société ou la culture, et se dessine la dimension collective et politique de l’essai.
7La pratique intermédiale, par son pouvoir amplificateur, son tropisme utopique, sa recherche communicationnelle, souligne ces dispositifs toujours singuliers. Le recours fréquent au recyclage des images, à la circulation des contenus, permet la mise en perspective, la reformulation productive. Une question est vue de plusieurs façons, sous des formes diverses, par des supports inattendus ou décalés, sans s’interdire le recours à l’humour ou à la parodie. Bien des œuvres abordées dans ce livre, qui se caractérisent par leur volonté de tirer profit de la visibilité de leurs formes et de la dissonance produite par celles-ci, non seulement élaborent un mix médiatique toujours singulier dans ses dispositions et ses significations, mais participent aussi d’une stratégie médiatique, au sens de la volonté de projeter des idées dans l’espace du débat public. L’intermédialité en effet peut rencontrer l’anti-méthode essayiste, mais elle peut aussi être une recherche d’efficacité : fut-il dispersé, circulant, l’essai médiatique déconstruit quelque chose du sens commun, des préjugés, des idéologies, des formes culturelles dominantes, de l’esprit dogmatique. Le recours à la diversité des supports forme une chambre d’échos multiple, subsume l’expression intime en un nous collectif et polyphonique (au sens strict de la coprésence de messages parfois contradictoires).
8L’œuvre de Boulet, auteur de bandes dessinées, offre un exemple frappant de cette stratégie médiatique évoluant en dynamique essayiste : dans « Boulet et l’essai dessiné », Henri Garric le montre en suivant à la trace la manière dont la succession de billets de son blog dessiné se transmue en recueils de courts essais quand ils se voient imprimés (sous le titre de Notes, quasiment chaque année depuis 2008). Le bénéfice du terme « essai dessiné » se mesure ici pleinement aux effets de sens qui se dégagent des textes, soit pris isolément, soit dans le fil du blog, soit saisi dans celui des arcs thématiques et subjectifs de chaque recueil. L’essai dessiné, ainsi défini dans la première partie de notre ouvrage collectif consacrée aux différents systèmes de signes où peut s’incarner l’essai, est également interrogé par Anne Grand d’Esnon (« Enjeux d’une esthétique mineure dans les essais de bande dessinée de Liv Strömquist »), ainsi que par Émeline Chauvet et Chloé Conant-Ouaked (« Formes médiatiques de l’essayisme pro-sexe (Virginie Despentes, Ovidie) »). Une table ronde fait entendre la parole de trois hommes auteurs et éditeur d’essais dessinés, qui discutent l’intérêt du nom de genre pour leur création et leur production. L’essai dessiné, de fait, est à l’honneur dans l’ouvrage, puisqu’il reçoit enfin six échos créatifs « Au fil du crayon » à travers les vues obliques que procurent les planches d’un reportage dessiné par Fabrice Erre pendant le colloque « L’essai médiatique » – telle une mise en images subjective de l’essayisme comme discours, objet de discours, architexte et imaginaire de genre.
9Une partie d’ouverture rappelle combien l’architexte essayiste relève d’une utopie du discours et des savoirs (Irène Langlet, Sébastien Fevry). L’ouvrage apporte ensuite des définitions dans la première partie (« Développements médiatiques de l’essai »), puis des études mettant l’accent sur des stratégies discursives en deuxième partie (« Stratégies essayistes en régime médiatique »), et enfin des approches de l’essai en contexte multimédiatique dans la troisième partie (« Productivités (multi)médiatiques de la pratique essayiste »). À son terme auront ainsi été passés en revue l’essai dessiné, mais aussi le photo-essay (Andy Stafford, Matilde Manara), l’essai télévisuel (François Jost, Sylvie Périneau-Lorenzo), l’essai filmique (Sébastien Fevry, Bamchade Pourvali, Magali Nachtergael), le video-essay (Guido Mattia Gallerani & Federico Pagello, Manara), l’essai numérique (Gala Hernández López, Sarah Neelsen), ainsi que l’essai-performance, selon les mots de Magali Nachtergael.
10La seconde partie s’attache à lire l’essai comme moteur ou, selon les cas, comme effet d’une stratégie médiatique, en suivant l’ordre grosso modo chronologique de cinq études de cas, dont celle de A. Grand d’Esnon sur les BD de Strömquist. Dans « Essais d’essai : petite poétique de l’essai renanien », Azélie Fayolle retrace la figure de l’un des plus médiatiques auteurs du xixe siècle, Ernest Renan ; S. Neelsen, celle de la prix Nobel Elfriede Jelinek et de sa négociation originale des flux médiatiques, à travers ses blogs et ce qu’ils engagent de suspension de sa posture (« Les essais en suspension d’Elfriede Jelinek »). Avec le « continent noir » des fictions de genre policières, Natacha Levet met à l’épreuve « Ce que le polar fait à l’essai : littérature de genre et essai médiatique » : d’un côté, emprunts d’une stratégie transgressive et déconstrutrice ; de l’autre, et à rebours, transfert de codes d’écriture qui dramatisent la prose d’idées comme une enquête, au moyen parfois d’une contamination fictionnelle. Sur un objet non moins populaire et mass-médiatique, S. Périneau-Lorenzo se demande plutôt comment l’essai prolonge le geste de Zinedine Zidane, dans un film / téléfilm qui réinvente, commente et déconstruit les éléments du reportage sportif et du portrait de vedette (« Médiatisation de l’essai à la télévision ou comment prolonger le geste »).
11La troisième partie se consacre à la productivité d’une lecture essayiste dans quatre séries de productions multi- et intermédiatiques. Dans « Vidéo-essais : la vidéo-critique cinématographique et littéraire comme outil pédagogique », G. M. Gallerani et F. Pagello l’entendent au sens et avec toute l’ambition pédagogique du terme, en examinant comment la pratique de la vidéo sur les plates-formes commerciales démocratise le commentaire du texte ou du film, et lui fait franchir un pas décisif en lui fournissant les outils d’une intermédialité visuelle et auditive. Les deux études suivantes, quant à elles, déplient les mix médiatiques de plusieurs œuvres prenant pour thème le deuil (« En deuxième “persona”. Réflexions sur l’essai, le deuil et sur leurs médias », M. Manara) ou le féminisme pro-sexe (« Formes médiatiques de l’essayisme pro-sexe (Virginie Despentes, Ovidie) », É. Chauvet et C. Conant-Ouaked) : textes, films ou vidéos, photos, dessins ou créations numériques composent des œuvres à la fois fragmentaires et composites où l’hypothèse de l’essai médiatique se montre pleinement productive. À cette judicieuse notion de mix médiatique fait écho la notion d’essai-performance, grâce à laquelle M. Nachtergael se saisit d’œuvres issues de la sphère des arts plastiques et vivants, qui mêlent la parodie, le commentaire, le discours critique et l’exposé conceptuel. Replacées dans l’histoire de l’art contemporain et de son tropisme conceptuel, ces expériences se voient avantageusement scrutées comme des essais, des « “théories tentatives” transmédiatiques ».
12Sans faire l’objet d’une partie spécifique, l’ouvrage scrute en temps voulu le rôle de la fiction dans l’effet-essai, à travers un téléfilm sur Flaubert (F. Jost, « Qu’est-ce qu’un essai télévisuel ? »), un film de Godard (B. Pourvali, « L’essai de fiction au cinéma : 2 ou 3 choses que je sais d’elle (1967) de Jean-Luc Godard »), les codes narratifs du polar (N. Levet, « Ce que le polar fait à l’essai : littérature de genre et essai médiatique ») ou de la science-fiction (M. Nachtergael, « L’essai dans l’art contemporain : des “théories tentatives” transmédiatiques »).
13En bref, on se propose ici à la fois de reconsidérer la tradition de l’essai et de tester la valeur heuristique de son nom de genre sur des productions et pratiques médiatiques et multimédiatiques. Inscrit tout autant dans la perspective des études sur l’essai que dans celle des études médiatiques et intermédiales, on a fait le pari de ce que l’essai médiatique offre à penser – ou, pour paraphraser Duchamp, le pari de l’essai mis à nu par ses médias même.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Animalhumanité
Expérimentation et fiction : l’animalité au cœur du vivant
Gisèle Séginger (dir.)
2018
Les métamorphoses, entre fiction et notion
Littérature et sciences (xvie-xxie siècles)
Juliette Azoulai, Azélie Fayolle et Gisèle Séginger (dir.)
2019
Femmes à l’œuvre dans la construction des savoirs
Paradoxes de la visibilité et de l’invisibilité
Caroline Trotot, Claire Delahaye et Isabelle Mornat (dir.)
2020
La nature en ville
Sociétés savantes et pratiques naturalistes (xixe-xxie siècles)
Patrick Matagne (dir.)
2022