1Définir une ville est probablement aussi difficile que définir le concept de nature… Un regard sur des plans de Paris au xix^e siècle, par exemple celui de Xavier Girard en 18301, le fait comprendre : les limites réelles de l’espace urbain sont floues, c’est la porosité avec la campagne qui prévaut souvent. De la même manière, la nature végétale de la ville qui se devine sur ces plans se caractérise par sa diversité : des jardins, bien sûr, mais aussi des vergers, des potagers, des plantations d’arbres alignés dans les rues ou sur les esplanades, des terrains vagues, des marchés – avec leurs fruits et légumes –, le tout changeant au fil des saisons.

2L’organisation et le type de cette nature urbaine résultent de deux phénomènes. Tout d’abord, ils sont le produit d’évolutions propres au tissu urbain, qui varient selon la ville considérée. À partir du xix^e siècle, on peut néanmoins prendre en compte quelques évolutions générales et liées : la dilution de la frontière urbaine par l’abandon des fortifications (développement des faubourgs puis des banlieues) ; l’augmentation forte et continue de la population vivant dans les villes, qui explique cette dilution2 ; l’étalement urbain qui en est la résultante et qui est considérablement accru par des formes nouvelles d’urbanité au xx^e siècle3 (grands ensembles, pavillons et lotissements). Ce socle commun n’empêche évidemment ni la non-linéarité de ces évolutions (une densification urbaine peut être suivie d’un étalement, ou les deux peuvent se produire concomitamment), ni une grande diversité des cas selon les types de villes.

3Mais pour rendre compte de la végétalisation urbaine, il faut aussi considérer, outre ces transformations urbanistiques, les dynamiques écologiques des végétaux eux-mêmes. C’est tout l’intérêt justement du présent ouvrage que de remettre à l’honneur les pratiques naturalistes urbaines, présentes et passées, qui fournissent les données et savoirs nécessaires pour mieux connaître ces dynamiques et par là évaluer avec justesse et dans toute sa variété la naturalisation des villes françaises. Même dans l’espace contrôlé de la ville, les plantes échappent en effet aux logiques que les urbanistes pourraient vouloir leur imposer : Paul Jovet et Bernadette Lizet ont ainsi montré avec malice l’existence d’herbes folles nombreuses au sein du Jardin des Plantes à Paris, temple pourtant d’une nature éminemment surveillée4.

4Enfin, il convient d’insister sur le fait qu’à partir du xix^e siècle, et particulièrement du Second Empire, la nature végétale devient un élément explicite de la politique publique, ce qui était beaucoup moins le cas auparavant : c’est en ce sens aussi qu’Émilie-Anne Pépy et moi-même avons tant insisté sur le fait que la nature en ville permet de comprendre la nature de la ville et la façon dont on conçoit l’espace urbain5. Je vais donc tracer ici, à grands traits, forcément un peu caricaturaux puisqu’ils gomment la singularité de chaque ville, les évolutions générales du type de nature que ces politiques et mutations ont favorisé depuis le xix^e siècle.

Politiques urbaines du végétal au xix^e siècle

Le végétal, outil de l’urbanisme

5Comme j’ai déjà tenté de le suggérer ailleurs6, la manière dont on conçoit et dont on gère la ville contemporaine se situe au croisement de deux principes. Le premier, ancien, conçoit la ville comme le lieu de l’artificialité, comme une anti-nature en quelque sorte. Le végétal n’y a sa place que contrôlé, sous la forme d’un mobilier urbain – bac de fleurs, arbre d’alignement dans une rue, etc. – ou d’une partie de la structure de la ville lorsqu’il s’agit de parcs ou de jardins. Le second principe naît avec les transformations industrielles et urbaines du xix^e siècle, et envisage la ville comme un condensé de maux – physiques et moraux – qui s’abattent sur les citadins, particulièrement les plus pauvres, du fait de son artificialité jugée excessive : l’absence de beauté, la pollution, la séparation d’avec la nature sont dénoncées comme autant d’atteintes à l’intégrité des corps et des âmes. Dès lors, le végétal est perçu comme un remède : son abondance aux abords des villes mais aussi en leur sein doit apporter un baume et guérir les citadins de leurs maux. Les pouvoirs publics s’en saisissent et trouvent dans les politiques de végétalisation une forme nouvelle de légitimité sanitaire : on sait l’importance que Napoléon III accordait à cela, et la volonté clairement affichée d’Alphand de donner accès, pour toutes les strates de la population parisienne, à des espaces de nature soigneusement hiérarchisés, du square au bois, en passant par les parcs7. Dans ce cadre, le végétal n’est donc qu’un outil de l’urbanisme, en quelque sorte dénaturalisé : on pense peu le milieu qu’il occupe. Certes, quelques interrogations surgissent sur les conditions pédologiques les plus propices à la croissance des arbres, mais on ne voit pas pour autant émerger une pensée systémique de la plante dans son milieu. Le signe le plus évident en est la circulation intense des végétaux au sein de l’espace urbain, qui témoigne de cette réification du végétal en mobilier :

On vous plante, à l’heure qu’il est, un marronnier de cinquante pieds de haut sans plus de gêne que s’il s’agissait d’un rosier du Bengale. C’est un peu plus cher, voilà tout. Mais, quant à la pratique, c’est devenu une opération courante. Vous êtes en visite chez un de vos amis modestement logé au troisième étage. Tout à coup, vous voyez passer un arbre devant la fenêtre : c’est quelque glorieux débris d’un ancien boulevard rasé qui s’en va peupler une avenue nouvelle. Que voulez-vous ? On bouleverse tellement Paris que les arbres en sont réduits à déménager.8

Le foisonnement végétal

6La politique de végétalisation des villes peut s’appuyer aussi sur un choix immense qui résulte de la collecte de plantes à travers le monde et de l’enrichissement des collections royales puis nationales mis en œuvre depuis le xvii^e siècle au moins. Jardins de la Marine puis jardins reposoirs, installés dans les principaux ports français, accueillent les plantes venues d’ailleurs pour les acclimater et leur offrir une étape avant leur destination finale – le plus souvent un des jardins botaniques du pays9. La diversité végétale qui afflue en métropole ne cesse ainsi de se renforcer, particulièrement lorsque l’aventure impériale en vient à trouver là l’une de ses justifications, et l’un de ses symboles, dans un désir de contrôle et de connaissance de la nature par les puissances européennes. Le jardin botanique de Rochefort comprend ainsi, en 1837, près de 1 500 espèces exotiques, dont un figuier des Indes, un dattier, des papyrus, ou des passiflores d’Amérique10.

7Ces plantes exogènes s’exposent certes dans les jardins botaniques, mais aussi dans les propriétés de quelques particuliers fortunés ou liés aux savants participant à des explorations. Elles pénètrent ensuite les jardins publics, où les paysagistes s’en emparent pour les mettre en valeur au cœur d’une pelouse nue, ou pour varier les ambiances au détour d’un sentier. Les jardins créés à l’occasion des expositions universelles sont un exemple de ce déploiement fastueux – ainsi du jardin japonais de celle de 190011. Si des capitales comme Paris sont pensées comme des villes-mondes, réunissant en leur sein toute la richesse végétale de la planète, cette variété s’insinue aussi dans des espaces moins prestigieux : le jardin public de Coutances ouvert en 1855 comprend par exemple un tulipier de Virginie, un magnolia, un araucaria, un cèdre du Liban, un séquoia et un ginkgo12. Les pépiniéristes jouent un rôle central dans ce processus de diffusion et cette diversification de l’offre – en 1859, un pépiniériste belge fournit ainsi, pour la décoration des Champs-Élysées, « un véritable musée de végétaux vivants », avec 1 250 rhododendrons, mille kalmias, trois cents azalées, des cèdres, des magnolias, des pins de plusieurs espèces13, etc.

8C’est dans ce contexte, où la plante est pensée avant tout comme un objet de décoration et d’ostentation, comme un outil des politiques d’urbanisme, et dont la naturalité est en quelque sorte ignorée, que se développent les premières flores urbaines.

Les flores urbaines

Un intérêt nouveau pour les plantes des villes ?

9De plus en plus au xix^e siècle, les flores des environs des villes intègrent des éléments sur la flore urbaine proprement dite, sans doute du fait de l’effacement des limites municipales, qui facilite l’entremêlement du bâti et de la végétation. C’est le cas dans la seconde édition de la Flore des environs de Paris, d’Ernest Cosson et de Germain de Saint-Pierre, en 1861, qui donne ainsi déjà quelques indications proprement parisiennes, par exemple la présence d’arabettes blanches sur les murs du jardin du Luxembourg14. Frédéric Kirschleger, en 1852, évoque également dans le premier volume de sa Flore d’Alsace les plantes poussant dans certains espaces urbains, par exemple la stellaire des marais que l’on trouve dans les fortifications de Strasbourg, mais aussi à Guémar, Ribeauvillé ou Benfeld15. De la même manière, Amédée de Fonvert, dans une mal nommée Flore d’Aix-en-Provence en 1882, qui s’occupe plutôt des plantes des environs de la ville, évoque malgré tout quelques spécimens urbains, comme une espèce de tétraphyllum que l’on trouve dans les cours pavées et certaines rues isolées16.

10C’est à Pascal Jourdan, un ingénieur civil, que l’on doit la première flore essentiellement urbaine avec la publication en 1872 de sa Flore de Vichy. Jourdan est un habitué de cette démarche, qu’il a pratiquée auparavant pour l’Algérie, en établissant une flore « murale » de la ville de Tlemcen en 186617. Aucun espace ne doit échapper à son regard en effet :

À l’œuvre donc ! Il est temps d’explorer avec ordre et méthode et de la manière la plus consciencieuse, les parcs, les jardins, les rochers des Célestins, les bords de l’Allier et du Sichon, l’écorce des arbres, les vieilles ruines, les boulevards, les avenues thermales, les chemins, les bornes-fontaines, les sources minérales et thermales, les galeries souterraines de l’établissement thermal, les monuments, les murs, les toitures, les plâtras des démolitions, les bois pourris, les rues, les joints des pavés, etc., etc., en un mot le TOUT du vieux et du nouveau Vichy.18

11Il faut pourtant attendre Joseph Vallot, riche botaniste et alpiniste, fasciné par les plantes croissant dans les espaces de Paris incendiés par la Commune, pour voir paraître la première flore exclusivement urbaine en 1884, intitulée Essai sur la flore du pavé de Paris, qui décrit 209 espèces situées sur la voie publique19.

12Si l’histoire de ces flores urbaines reste à faire, on peut noter qu’elles se multiplient entre la fin du xix^e siècle et le début du xx^e siècle : un article sur la flore des rues d’Amiens est publié en 1904 par un employé des Ponts et Chaussées, Virgile Brandicourt20 ; une Petite histoire et flore des rues d’Aix-en-Provence paraît en 1920 sous la plume d’Émile Lèbre21 ; un certain M. F. Gagnepain écrit en 1920 un bref article sur la flore de Portrieux22. De tels travaux se poursuivent très avant dans le xx^e siècle : par exemple, les articles que Paul Jovet publie en 1945 sur les plantes des lignes de métro non utilisées pendant l’Occupation – il continue par la suite ces recherches sur les « sauvages » dans la ville d’Athis-Mons ou au Jardin des Plantes de Paris23. Une « Flore du pavé de Lyon » ne paraît qu’en 195624.

13Il faut souligner que ces travaux surgissent souvent au moment où le tissu urbain est transformé, par des travaux par exemple, ou quand les usages de la ville et de ses infrastructures changent – ainsi pour Vichy, dont Jourdan s’occupe alors que le thermalisme est en plein essor et que la ville est étendue et bouleversée ; ainsi de Paris après la Commune bien entendu, ou pendant l’Occupation. C’est donc au moment où le sens donné à une ville est questionné que l’on s’interroge sur la place de la végétation en son sein. Peut-être aussi est-ce une liberté végétale retrouvée qui intéresse, à l’occasion des friches et délaissés suscités par ces transformations : on partirait ainsi en quête de plantes endogènes, d’une sorte d’état primitif de l’environnement, non (ou moins) modifié par l’artifice et les hommes.

Un « désensauvagement » des villes ?

14Ces auteurs se désolent souvent des pratiques nouvelles qui détruisent ces plantes interstitielles ; Vallot en particulier regrette l’usage du bitume et le « curage » des rues et des pavés, qui laisse peu d’espoir aux plantes sauvages :

Depuis le commencement du siècle Paris a bien changé de face : on n’y trouverait pas un coin qui ne soit pavé, bitumé ou macadamisé. Une armée d’ouvriers, munis de lances d’arrosage et de balayeuses mécaniques, exécutent un nettoyage journalier des rues, et si quelque petite plante se risque à pousser entre deux pavés, des préposés, soucieux de la propreté des voies, s’empressent de l’arracher à l’aide d’instruments spéciaux. Les berges des quais même n’échappent pas à ce système régulier de curage.25

15Qu’en est-il vraiment ? Assiste-t-on en effet au déploiement d’une gestion urbaine plus stricte des « mauvaises » herbes et du végétal incontrôlé dans la deuxième moitié du xix^e siècle ? C’est probable, même si les travaux sont rares sur le sujet et si les archives donnent peu d’information sur le désherbage des villes entre 1850 et la Première Guerre mondiale. Plus que de nouvelles pratiques de gestion de la voirie, c’est le développement du bitume qui semble le premier pointé du doigt dans la disparition des végétaux interstitiels – on trouve même des plaintes sur les effets des poussières de bitume sur les fleurs des jardins et les arbres26.

16Une hypothèse reste ainsi à valider : le contrôle accru de l’espace social urbain à partir du Second Empire se ferait en parallèle d’un contrôle accru de l’espace environnemental urbain. En effet, l’inquiétude sociale est vive dans les grandes villes vis-à-vis des classes laborieuses, qu’il s’agit de domestiquer – ce sont des sauvages qu’il faut civiliser, et l’on sait que la nature des bois, parcs et squares parisiens a précisément cet objectif. C’est d’ailleurs une mission universelle de la nature, intra ou extra-muros, en France comme ailleurs en Europe, que, paradoxalement, de policer les mœurs, de rendre les citadins plus urbains en leur offrant beauté et oxygène. Dès lors, il s’agit d’offrir une nature contrôlée, voulue, encadrée, et d’empêcher au contraire la prolifération des sauvages urbains. Plus de nature, certes, mais paysagée et orchestrée.

Le paradoxal appauvrissement végétal des villes

17Ces évolutions aboutissent, entre le début du xx^e siècle et les années 1970, à un appauvrissement végétal des villes, qui peut paraître paradoxal alors que les choix de plantes n’ont, potentiellement, jamais été si grands27. Plusieurs raisons sans doute peuvent l’expliquer.

L’indifférenciation du végétal

18La première tient sans doute au succès de la notion d’espace vert, qui émerge progressivement dans l’entre-deux-guerres avant de s’imposer après 1945, dans la continuité de la logique sanitaire née au siècle précédent : si le jardin ou le parc vise avant tout à régénérer physiquement et moralement les populations citadines, la « verdure » suffit ; une approche quantitative peut prendre le pas sur l’attention à la qualité esthétique des espaces aménagés. C’est particulièrement vrai alors que l’on insiste de plus en plus sur la dimension physique de la dégénérescence des citadins et sur la nécessité d’une pratique sportive, dont les espaces « libres » semblent être le lieu tout désigné. Pour courir, jouer au football ou faire de l’athlétisme, de vastes pelouses sont attendues. On réfléchit ainsi de manière croissante, à partir du début du xx^e siècle, à l’aménagement rationnel des villes, notamment par la loi Cornudet du 14 mars 1919, première à imposer aux villes de plus de 10 000 habitants d’établir un plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension : c’est sur cette base législative que le verdissement des villes françaises se fait. Elle est complétée par la circulaire du 8 février 1973 de Robert Poujade, ministre en charge de la Protection de la nature et de l’Environnement, qui prescrit aux municipalités un objectif de 10 m² d’espace vert par habitant. C’est acter en quelque sorte le primat du quantitatif sur le qualitatif : accroître autant que faire se peut la surface de verdure dans la ville, quelles qu’en soient la forme et la qualité esthétique. Une étude récente de l’Atelier parisien d’urbanisme laisse entrevoir cette évolution, avec une quasi-disparition des espaces verts productifs (maraîchages par ex.) au profit d’un accroissement significatif des espaces dédiés aux activités récréatives depuis 173028. Cette évolution accompagne les transformations de l’urbanisme au cours des deux premiers tiers du xx^e siècle.

Les évolutions de l’urbanisme

19Si les cités-jardins du début du xx^e siècle cherchaient à combiner l’extension des espaces de verdure avec une certaine recherche esthétique, cette dernière se perd peu à peu, particulièrement en suivant deux tendances urbanistiques de l’après-Seconde Guerre mondiale. Les grands ensembles tout d’abord, construits jusqu’au milieu des années 1970, représentent ainsi 6 millions de logements. Environ 40 % de leur surface est constituée d’espaces verts : il y a là, a priori, une attention évidemment bienvenue à l’environnement naturel. Bernadette Blanchon-Caillot a montré par ailleurs que l’on peut distinguer plusieurs phases dans la pratique paysagiste de ces grands ensembles et réhabilite certains d’entre eux, notamment ceux construits à partir du milieu des années 1950, qui tiennent davantage compte des conditions pédologiques par exemple et de la qualité de vie des habitants, en allant plus loin donc qu’une simple approche quantitative. Pourtant, elle souligne également que les paysagistes n’étaient que très rarement consultés en amont des projets : ils devaient faire avec ce que les architectes et maîtres d’œuvre leur laissaient29 – d’où, souvent, une certaine pauvreté de conception, et surtout une absence de suivi dans l’entretien, menant à ces pelouses râpées, ces arbres malingres et ces aménagements sans grâce auxquels cet urbanisme est souvent associé.

20Les décennies d’après-guerre voient aussi le démarrage d’un étalement urbain sans précédent qui se poursuit aujourd’hui30. La nature urbaine s’en trouve certes augmentée, essentiellement au profit des jardins privatifs, qui occupent une surface plus importante que les squares et parcs publics : trois quarts des Français déclarent aujourd’hui avoir accès à un espace de jardinage personnel. Or, les jardins de cette marée pavillonnaire, là encore, s’intéressent assez peu au milieu dans lequel ils se développent : les pelouses impeccables naissent dans une profusion d’engrais et de pesticides, et la diversité des espèces endémiques, du moins jusque dans les années 1970-1980, reste faible. C’est l’artificialisation des sols et la pauvreté biologique, parfois esthétique (au sens d’une certaine uniformité des jardins), qui prévalent.

Les « kits végétaux »

21La conception de la nature urbaine comme mobilier, comme un « kit végétal », pour reprendre la juste expression de Caroline Mollie31, est alors à son apogée – le cas des « enkagazons » de Bercy en étant sans doute l’un des exemples les plus révélateurs32. On peut, à proprement parler ici, évoquer un végétal déraciné. Le choix immense de plantes aboutit, paradoxalement, à une palette finalement assez réduite. Du fait de la vogue du platane au xix^e siècle, il représente 70 % à 80 % des arbres urbains dans les années 1980. À présent, ce sont les oliviers en pot qui semblent le summum du chic – et du lieu commun, qu’on les trouve exposés, rachitiques, dans des grandes surfaces ou devant des restaurants, jusque dans le Nord ou l’Est de la France, dont le climat, même changeant, leur est peu propice évidemment… Ces effets de mode permettent même parfois de dater les constructions qui accompagnent certaines plantations, la combinaison vert/rouge d’un érable Acer negundo et d’un Prunus pissardii étant par exemple typique des années 1975-198533. Cette approche artificielle s’appuie bien entendu sur un usage important d’herbicides et de produits phytosanitaires : la consommation de pesticides double ainsi tous les dix ans en France (usages urbains et ruraux confondus) entre 1945 et 198534.

Conclusion. Vers une gestion et une connaissance plus horizontales de la nature urbaine ?

22Un troisième moment de cette transformation de la nature végétale des villes débute dans les années 1970. Il se manifeste par une nouvelle pensée paysagiste qui se développe alors, autour de personnalités comme Michel Corajoud ou Gilles Clément. Il s’agit de penser autrement la nature urbaine, non seulement dans son adéquation à son environnement, en favorisant les plantes endogènes, mais aussi dans son libre développement, à travers le concept de « jardin en mouvement »35. Ces réflexions trouvent une traduction institutionnelle dans les changements, toujours en cours, de gestion des espaces verts, qui s’arrachent progressivement à leur dépendance aux produits phytosanitaires – la loi Labbé, votée en 2014, y interdit leur usage depuis 2017. Des jardins et parcs « sauvages » voient ainsi le jour, comme le jardin Saint-Vincent à Paris, en 1988. Le public, pour sa part, est toujours plus sensibilisé à ces questions. Les pratiques subversives de la guérilla jardinière, née dans les années 1970 aux États-Unis, et qui connaissent un regain d’intérêt et de théorisation en Europe depuis le début du millénaire, sont progressivement récupérées par les pouvoirs publics36. Depuis 2012, des « Park(ing) Days » organisés dans 180 villes dans le monde, dont 55 en France, permettent à des citoyens, artistes et activistes de transformer temporairement des places de parking payantes en espaces végétalisés. Des permis de végétaliser sont aussi attribués par des municipalités telles que Paris, Marseille, Grenoble ou Strasbourg pour encadrer les pratiques de plantation, encouragées par la distribution, notamment aux écoliers, de graines lors de « Green/Graine Days ». C’est une autre manière de concevoir la végétalisation urbaine : non plus imposée verticalement par les édiles ou les autorités administratives, mais conçue en association avec les citadins. Cette relative horizontalité se retrouve au niveau de la construction du savoir.

23En effet, on constate aujourd’hui un intérêt plus grand du public pour les flores urbaines. Comme le souligne Pierre Donadieu : « Ce qui est notable […] est le passage historique, et presque imperceptible, de la connaissance scientifique, discrète et érudite de la nature sauvage à sa reconnaissance active par le public. »37 Cet intérêt se manifeste notamment par le développement des sciences participatives qui facilitent le déploiement de ces flores urbaines, par exemple avec le projet d’observatoire « Sauvages de ma rue » (2011) inséré dans le programme Vigie-Nature du Muséum national d’histoire naturelle. C’est dire à quel point l’intérêt naturaliste pour la végétation des villes et les pratiques savantes accompagnent en fin de compte l’évolution de la nature urbaine, voire en sont indissociables – ce dont le présent ouvrage témoigne pleinement.