Conclusion de la IIe Partie
p. 355-357
Texte intégral
1Au terme de ces six chapitres, si nous récapitulons ces constantes de l’univers héroïque, nous constatons qu’un des principes essentiels qui président à la structure symbolique de l’Enéide est, comme nous l’annoncions dans le Ier Chapitre de cette IIe Partie, la complémentarité de structures binaires et de structures ternaires. Virgile rejoint ici la pensée symbolique traditionnelle : à travers la signification des personnages, des couleurs, de l’espace, du temps, des nombres, nous avons montré la permanence de deux schémas :
Une dualité, et une différenciation (monter, progresser vs tomber, sombrer ; signe vs absence de signe ; orientation vs incohérence ; lumière vs ténèbres), que nous avons qualifiée d’« aspect héroïque » de l’Enéide.
Une structure ternaire, fondée sur une synthèse, et un principe dialectique (les trois parties de l’Enéide ; les trois divinités majeures dans l’Enéide, si l’on excepte Jupiter et Junon : Apollon, Vénus, Hercule, définissant les trois voies de la progression héroïque, etc...), que nous avons nommée l’« aspect gnostique » de l’Enéide. A cette structure est associé un mouvement évolutif (cf. la progression à travers les douze signes du Zodiaque), conciliant fatum et liberté individuelle1, et caractéristique de la démarche héroïque et gnostique, qui est remontée vers l’unité originelle, à partir des épreuves de l’incarnation. Nous résumons cette dialectique à travers le schéma suivant, qui est une des clefs essentielles pour la lecture symbolique de l’Enéide :

(L’apparent retour à l’unité, au terme de l’évolution, marque en fait un état ontologiquement différent de l’état initial, qui était un processus de genèse, alors qu’au terme doit être pris en compte tout l’enrichissement lié au processus d’élaboration spirituelle.)
2La complémentarité de ces deux structures est une des grandes constantes de la pensée symbolique traditionnelle, qui pose le principe de la prééminence de la structure ternaire sur la structure binaire, mais aussi de l’indissociabilité des deux ; comme l’écrit R. Allendy, « la différenciation arme le mécanisme cosmique en quelque sorte ; le Ternaire en déclenche le fonctionnement. Le Ternaire est un agent essentiellement dynamique qui met en œuvre l’activité de l’individu ou du système et lui permet de réaliser ainsi son unité. C’est pourquoi on a pu définir le Ternaire comme « l’unité parfaitement manifestée »... Tout être doué d’une existence une se révèle à la fois triple dans son mécanisme et double dans les tendances de sa polarité2. »
3Ainsi, à travers tous ces réseaux signifiants qui convergent, nous nous confirmons dans la conviction que non seulement Virgile connaissait parfaitement les préoccupations mystiques de son temps, mais qu’il les a vécues profondément et appliquées3 : cette magnifique architecture de l’Enéide, qui parcourt intacte les siècles pour nous révéler son sens profond, aussi fort et stimulant qu’au premier jour, en est la meilleure preuve. On voit toute l’injustice qu’il y a à faire de Virgile un métaphysicien médiocre, un compilateur de traditions éparses4 : par l’originalité de sa création, il rejoint Platon, Pythagore, et les grands noms de la pensée antique. Finalement, à travers les structures que nous avons mises en évidence, nous constatons que la pensée de Virgile n’est réductible à rien : ni à une philosophie, ni à un courant religieux ; ceux qui l’ont jugée superficielle5 n’ont pas senti toute sa richesse : elle rejoint celle des plus grands, elle ne leur ressemble pas, car elle a son rythme, son unité, elle est le fruit d’une longue reconstruction personnelle, comme toute œuvre de grande spiritualité.
Notes de bas de page
1 Cf. pp. 280 sqq.
2 R. Allendy, Le Symbolisme des Nombres, pp. 40-41. Cf. la même tradition chez Nicomaque, Theologoumena, montrant dans son chapitre sur la triade que si deux est le chiffre de l’antithèse, trois est celui de la synthèse ; idem chez Philon, Quaest. in Genes., IV 8, et Lydus, De Mensibus, II 8.
3 Contra, cf. J. Cousin, Etudes sur la poésie latine, Paris, Boivin, 1945.
4 Cf. en particulier C. Bailey, Religion in Virgil.
5 Cf. par exemple les commentaires d’A. Cartault, op. cit. p. 490, et A. Bellessort, éd. de l’Enéide, tome I p. 192 note 1, jugeant l’eschatologie virgilienne « pas très claire » ! Le nouveau commentaire de l’Enéide (Belles Lettres, 1978) par J. Perret est autrement éclairant sur ce point.
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