Conclusion
p. 187-189
Texte intégral
1Au terme de cette analyse, on est étonné de la fréquence et de l’ampleur des réticences, des tentations qui entravent le projet héroïque, et, se faisant jour à travers les images, risquent à chaque instant de le pervertir, ou de le faire échouer. Tout ceci tend à faire sortir l’Enéide des chemins de l’Epopée traditionnelle, en accordant beaucoup de place aux réactions subjectives par rapport aux structures collectives, et à l’orienter vers ce que G. Lukacs considère comme le domaine du roman, lorsqu’il écrit : « L’épopée façonne une totalité de vie achevée par elle-même, le roman cherche à découvrir et à édifier la totalité secrète de la vie1. » « La totalité secrète de la vie » : c’est bien le propos que se fixe Virgile, en refusant la trajectoire trop droite des héros de l’Epopée qui se projettent dans l’action, en se condamnant à n’être que des créatures sommaires, sans profondeur psychologique véritable. Or Virgile joue le jeu de la complexité, en même temps que de l’authenticité. Nous voyons dans son Enéide se poser tous les problèmes qui sont aux antipodes de l’Epopée traditionnelle : le doute, le découragement, l’angoisse, la peur de la solitude, la folie, dont Lukacs nous dit que « l’épopée l’ignore totalement, si ce n’est comme l’incompréhensible langage d’un surmonde qui ne possède pas d’autre moyen de se manifester »2, le suicide, la tentation de multiples perversions, dont le recours à la magie, et, de façon générale, la mise en valeur de toutes les contradictions qui contribuent à faire apparaître les personnages de l’Enéide comme anxieux et égarés. L’épopée virgilienne est tout le contraire d’une construction manichéenne : personne n’y est complètement bon — ni complètement mauvais —, et B. Otis écrit à ce propos : « In addition to Virgil’s obvious moralism..., there is his humanity, his feeling for what is humanly admirable in the “bad” characters and for what is humanly blameworthy in the “good”. »3 La leçon qui s’en dégage est que rien n’est simple dans une vie d’homme : l’Enéide sera sans doute l’Epopée de Rome et d’Auguste ; toutefois, elle ne trichera pas avec la complexité des mécanismes psychologiques.
2Car ne nous y trompons pas : si tous les visages de l’Homme sont représentés dans l’épopée virgilienne, il n’y en a pas moins une hiérarchie des valeurs ; et la conclusion ultime de l’Enéide n’a rien de commun avec celles qui se dégagent de certains portraits esquissés dans la littérature latine, et mis en valeur par H. Bardon, notamment à propos du portrait par Tacite de Tibère partant pour Capri, ou d’Othon avant Bédriac, ainsi que de la mort de Néron racontée par Suétone : après l’analyse des mobiles, qui se perd dans une brume d’incertitudes, Tacite ne conclut jamais. Et, écrit H. Bardon, il a raison : les hommes voient-ils si clair en eux-mêmes ? Les raisons obscures émanent de ce qu’il y a d’inexplicable et de mouvant chez l’individu. De même, « dans l’âme de Néron, comme en toute âme humaine, les contraires se concilient, et nous ne saurons jamais le sens de ses dernières paroles. »4
3Rien de tel chez Virgile : il ne nous a plongés dans une situation aussi trouble, aussi apparemment désespérée, pleine d’impuissance et de contradictions, que pour mieux nous montrer d’où l’Homme pouvait revenir5. Le poète stylise la vie, la prolonge par-delà les limites où l’honnêteté commande à l’historien de s’arrêter. Ses personnages puisent dans la fiction une complexité qui leur permet d’aller jusqu’au bout de leur être. Les extrêmes se côtoient sans cesse dans l’Enéide : après cette descente dans les profondeurs souvent ténébreuses du Moi, Virgile construit, parallèlement, d’autres séries d’images, de symboles, participant d’une volonté de dominer l’informe, et montrant que, même quand il se croit abandonné, quand il a peur, l’Homme aurait tort de douter, car ce monde d’apparent aveuglement est sous-tendu par une volonté transcendante, à laquelle nous donnerons provisoirement le nom de « destin », tout en sentant très bien l’imprécision de ce terme, et que nous tenterons d’expliciter dans la deuxième partie de ce travail ; comme l’écrit W. R. Johnson, « at this moment, on the edge of defeat and despair, an affirmation of coherence and virtus is possible because Vergil has completed his imagination of what we have to fear and what we have to fight against that fear with. »6. Cet édifice de certitudes se construit très lentement, au rythme de révélations fragmentaires, mais il s’élève peu à peu, toujours plus solide, et fortifié par cette pesanteur psychologique, cet enracinement que lui confèrent toutes les errances, les tentations, les hésitations de cette « Nachtseite » de l’action héroïque : ainsi, au travers d’apparentes contradictions, se dégage une image à la fois exacte et attachante de la condition humaine. Par le jeu capricieux et compliqué, mais riche d’enseignements, des images, nous avons vu se projeter dans l’épopée les substructures inconscientes de la pensée virgilienne ; la création imaginaire sera aussi le véhicule du symbole, la base de toute une architecture tendant à dominer l’informe, à expliquer l’irrationnel dans un monde où, enfin, tout n’est plus possible par hasard, mais toujours avec la même liberté vis-à-vis des systèmes et des doctrines.
Notes de bas de page
1 Cf. G. Lukacs, La Théorie du Roman, p. 54.
2 Ibid. p. 55.
3 B. Otis, Virgil. A Study in civilized poetry, p. 391.
4 H. Bardon, Le Génie latin, p. 258.
5 En ceci, nous nous séparons des conclusions de W. R. Johnson (Darkness visible..., p. 149), qui accorde finalement plus d’importance à l’aspect négatif qu’à l’aspect positif et constructif dans l’Enéide, tout en reconnaissant la coexistence des deux.
6 W. R. Johnson, op. cit. p. 149.
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