Tite-Live et les premiers siècles de Rome
|Conclusion
Texte intégral
1Au terme de cette étude, on aura pu constater la richesse et la profondeur des informations qui surgissent de l’exégèse du texte de Tite-Live. A côté des problèmes que soulèvent les incertitudes provoquées par le grand éloignement des temps et des souvenirs, et qui concernent avant tout le domaine de la vie politique et militaire, toute une série de données de première importance, touchant aux origines de la civilisation même de Rome, vient percer à travers les lignes. Certes, on l’a vu, il faut restituer souvent les faits par la critique serrée des déformations dues à l’orgueil gentilice ou national. Mais, une fois ce travail accompli, Rome naissante apparaît avec des traits qu’elle partage souvent avec les peuples italiques apparentés à elle et qui resteront ensuite les caractéristiques de son visage.
2De cela, je voudrais, pour finir, donner un dernier exemple qui me semble revêtir une grande importance et aller loin dans le génie de Rome. Les souvenirs des guerres et des batailles, trop nombreuses et trop souvent répétées, n’avaient pu, on l’a vu, subsister avec exactitude dans le récit annalistique qui contient, à cet égard, bien des fantaisies et des anachronismes. Mais, en deux chapitres extrêmement denses (I, 24 et 31), Tite-Live dépeint avec une grande précision, la naissance et le caractère du droit de la guerre, du ius fetiale, qui commandera ensuite ses entreprises extérieures avant de tomber en désuétude.
3A côté des prêtres et des collèges responsables du culte public, Rome, comme d’autres peuples italiques, possédait des confréries, des sodalités anciennes et qui étaient en possession de rituels archaïques et efficaces. Les Luperques étaient chargés, à l’origine, au cours de leurs Lupercalia du 15 février, de protéger efficacement le berceau initial de Rome, le Palatin, autour duquel les entraînait leur course pastorale et tumultueuse. Ces « prêtres loups » aux lointaines origines, trouvaient leurs parallèles en dehors de Rome, dans les hirpi du Soracte. Les frères Arvales, dans le bois sacré de la Dea Dia, à moins de dix kilomètres au sud de Rome, sur la via Campana, accomplissaient les rites d’un culte agraire, seul susceptible d’assurer la fécondité de la terre. Des prêtres danseurs, les Saliens, qui étaient constitués par deux groupes, celui du Palatin et celui du Quirinal, rythmaient, par leurs danses cadencées et leurs chants, les saisons de la guerre. Ils en marquaient l’ouverture, en mars, et ils la clôturaient en octobre, par leur tripudium pesant que les Anciens eux-mêmes observaient avec étonnement et curiosité. Bien des villes italiques du centre de la péninsule avaient aussi leurs Saliens, dont l’antiquité ne le cédaient en rien à ceux de Rome.
- 1 Denys d’Halicarnasse, II, 72.
4A côté de ces confréries, tenantes du secret de rituels magiques et indispensables, une autre concernait également la guerre mais avec des caractères bien différents : les Fetiales, les vingt Fétiaux de Rome représentaient une institution originale. Ils étaient en possession du droit de la guerre. Déclaration de la guerre et conclusion du traité étaient leur fait. Leur rituel, minutieux, précis et compliqué, assurait la base religieuse, puis morale et juridique, qui était indispensable à la bonne marche des expéditions de Rome au delà de ses frontières et sans laquelle celles-ci n’eussent même pas été concevables. C’est là une création originale. Rien de tel n’apparaît en Grèce où la guerre se présente, à l’origine, comme la pure et simple loi du plus fort. Quand il s’agit de traduire en grec le nom même des Fétiaux, il a fallu créer un terme qui n’envisage, du reste, qu’une partie de leur activité, εἰρηνοδίϰαι, ceux qui sont chargés du droit de la paix1.
5Les rites des Fétiaux remontent à la protohistoire italique. Selon la tradition qu’évoque Tite-Live, ils auraient été empruntés par Rome à une tribu èque, « à l’antique nation des Equicoles » (I, 32, 5). Sur le sol de Rome, ils sont présents aux premiers temps de son histoire. Ce rituel italique et très ancien est révélateur d’une psychologie particulière pour des peuples encore dans leur enfance et, à ce titre, il est bien digne d’attention. Certes il est plein d’éléments magiques et il baigne, à ce titre, au plus profond de croyances religieuses primitives. Celui qui doit représenter l’ensemble du collège, le Père patrat, est installé dans son rôle par le Fétial verbenarius qui lui touche la tête au moyen d’un rameau sacré. Ce dernier a cueilli, sur un lieu saint du Capitole, des herbes saintes, dites verbenae parce que précisément elles servent à frapper le Père patrat et à frapper le traité, ou encore sagmina en raison de leur caractère sacré.
- 2 Cf. G. Dumézil, Remarques sur le ius fetiale, dans la Revue des Études latines, XXXIV, 1956, p. 93 (...)
- 3 Cf. J. Bayet, Le rite du fétial..., article cité supra p. 110, note 3, et A. Alföldi, Hasta-Summa i (...)
6Une lointaine origine indo-européenne n’est ici pas douteuse car le rite a justement été mis en rapport avec l’utilisation d’un bouquet de tiges sacrées par le prêtre de l’Inde au cours de son office2. Au moment de la déclaration de guerre, le jet d’une lance à bout de fer ou en bois de cornouiller sanguin et durcie par le feu, hastam ferratam aut sanguineam praeustam, n’est pas seulement prise de possession symbolique du territoire ennemi, mais porte en lui un charme magique redoutable3. Au moment de la conclusion du traité (foedus ferire), le sacrifice du porc assommé par une pierre, saxo silice, appelle et détermine de façon décisive le coup mortel que Jupiter Feretrius, alors invoqué solennellement, portera avec sa foudre dont le silex est le symbole à tout transgresseur du traité conclu. C’est dans son temple du Capitole que la pierre était conservée.
7Mais ces gestes de magie efficace s’insèrent dans un rituel complexe qui, en même temps, fonde en morale et en droit ces actions décisives pour l’ensemble de la cité qu’étaient l’entrée en guerre et la conclusion de la paix. Tous les moments, clairement distincts, de la rerum repetitio, de l’indictio belli, de la conclusion du foedus sont soumis à des règles extrêmement strictes qui visent à donner à la guerre, quand elle est inévitable, une allure de justice et de raison. Et nous sommes ainsi bien loin des expéditions de razzias et de rapines. Le Père patrat avec son compagnon, le verbenarius, vient tout d’abord demander aux offenseurs réparation, en affirmant hautement et à plusieurs reprises le bon droit de Rome et en invoquant les Dieux qui en sont garants. En cas de refus des revendications présentées, il déclare la guerre, mais dans un délai d’un mois. De retour à Rome il rapporte les nouvelles et le roi consulte le Sénat. L’accord pour la guerre obtenu, le Père patrat retourne aux frontières, à présent ennemies, pour y lancer sa lance. Dans la conclusion du foedus, à la procédure bien réglée s’ajoute la menace terrible : la foudre de Jupiter est appelée sur le peuple romain s’il violait, le premier, les clauses établies.
8Ainsi une base extrêmement solide, un fondement religieux, juridique et moral (fetialis repose sur la même racine indo-européenne que le grec θέμις) est donnée à toute expédition extérieure de Rome, dès que celle-ci a pris naissance. Aucune guerre n’est concevable sans être conforme à ce droit, sans prendre figure de bellum pium iustumque. Cela est révélateur du tempérament romain. L’action, et surtout l’action au delà des frontières, est impossible sans l’accord préalable des Dieux, sans le respect des règles sacrées et de la justice. La piété romaine débouche ainsi directement sur le droit et sur la morale. A une date très haute, Rome établit donc la structure d’un droit international. Cela n’empêchera pas, bien sûr, les violences de la conquête. Mais il n’est pas indifférent que Rome ait placé, dès l’origine, au premier rang des vertus, la pietas qu’incarne son fondateur et qui commande, dans les relations avec les autres peuples, le respect de règles fondées en droit.
9Rome aura su ainsi concevoir et formuler, à peine était-elle née, les règles fondamentales mettant la guerre sous la protection des Dieux et dans le cadre de la justice. Même si les faits n’ont pu toujours se conformer aux principes, c’est là un de ses grands mérites, et Tite-Live, dès le début de son ouvrage, a tenu à situer en vive lumière cette procédure louable qui s’était élaborée dans les ténèbres de la protohistoire italique et ces rites qui visaient à donner justice et fondement moral à la lutte entre peuples où la violence, la brutalité et l’oubli de tous freins ont été, jusqu’à nos jours, la règle.
Notes
1 Denys d’Halicarnasse, II, 72.
2 Cf. G. Dumézil, Remarques sur le ius fetiale, dans la Revue des Études latines, XXXIV, 1956, p. 93 à 111.
3 Cf. J. Bayet, Le rite du fétial..., article cité supra p. 110, note 3, et A. Alföldi, Hasta-Summa imperii. The spear as embodiment of Sovereignty in Rome, dans American Journal of Archaeology, vol. 63, n 1, janvier 1959.
© Les Belles Lettres, 1965