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La politique des chaires au Collège de France

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Wolf Feuerhahn

Intitulés et disciplines : jeux de masques

Usages, extensions et masques de l’intitulé « psychologie » au Collège de France

Jacqueline Carroy, Annick Ohayon et Régine Plas

Texte intégral

1En 1888, la psychologie entrait pour la première fois au Collège de France, sous l’intitulé de « Psychologie expérimentale et comparée », après de longs débats qui en firent presqu’une affaire d’État. Il s’agissait de la psychologie qui, à l’époque, se voulait scientifique, dont on sait qu’elle se développait à la fin du xixe siècle dans tous les pays industrialisés et qui, donc, trouvait une place au Collège. Comme l’a souligné Wolf Feuerhahn (2016), l’histoire de l’élection de Théodule Ribot à cette chaire est emblématique des enjeux sous-jacents au choix des intitulés des chaires.

2La chaire de Ribot inaugure une séquence qui dure, avec Pierre Janet, jusqu’en 1934, et elle incarne une nouvelle psychologie française qui sera représentée dans diverses institutions par des philosophes et des philosophes-médecins. De façon assez contournée, le flambeau sera repris en 1936 par un de ces philosophes-médecins, Henri Wallon, qui occupera jusqu’en 1949 la chaire de « Psychologie et éducation de l’enfance ». Mais, comme on va le voir, durant cette période la psychologie se masque sous d’autres intitulés de chaire : « Philosophie moderne », occupée de 1900 à 1904 par Gabriel Tarde, et surtout « Physiologie des sensations », occupée par Henri Piéron de 1923 à 1951. Réciproquement, le terme « psychologie » apparaît dans des intitulés qui servent de masque à d’autres disciplines, la sociologie avec la chaire de « Psychologie collective » attribuée à Maurice Halbwachs en 1944 et l’histoire de l’art avec celle de « Psychologie des arts plastiques » occupée par René Huyghe de 1951 à 1976.

3Après le départ de Piéron, l’héritage de cette psychologie d’un homme total, qui cherchait à conjuguer les dimensions physiologiques, psychiques et sociales, se restreint à la seule dimension physiologique, avec la chaire de « Neurophysiologie générale » qu’Alfred Fessard occupe de 1949 à 1971.

4Nous serons évidemment amenées à nuancer cette présentation au cours des différentes études de cas que nous allons exposer, dans lesquelles nous nous efforcerons de mettre en évidence les logiques électorales abouties et inabouties au sein d’un Collège qui, selon l’expression d’Antoine Compagnon, peut être aussi virtuel, et d’être attentives à la circulation de la mémoire des intitulés.

« Psychologie expérimentale et comparée » : compromis interne et cause internationale

5La première chaire de psychologie créée au Collège de France fut donc celle de Ribot. Ce dernier, fondateur en 1876 de la Revue philosophique qu’il dirigea jusqu’à sa mort, avait, en 1885, été chargé « à [son] corps défendant et à l’essai » (Ribot, 1885, p. 161) d’un cours de psychologie expérimentale à la Sorbonne, créé par décision ministérielle et sans concertation avec les universitaires non plus qu’avec l’intéressé d’ailleurs, par Louis Liard, alors directeur de l’Enseignement supérieur au ministère de l’Instruction publique. Cette nomination avait fait écrire au philosophe Lionel Dauriac (1885), un disciple de Renouvier, que « les portes du vieil édifice s’entr’ouvr[aie]nt pour laisser passer les dissidents et les hérétiques. » Ce très bref rappel pourra contribuer à faire comprendre pourquoi la création de la chaire de Ribot au Collège de France donna lieu à une aussi « rude bataille », comme il l’écrivit lui-même à William James le 10 mars 1888. On peut aussi penser que le Collège de France était mis ainsi au défi de faire mieux que la Sorbonne en matière de discipline internationalement émergente.

  • 1  Sur la démographie des chaires, voir la contribution de C. Surprenant à ce volume.

6En 1887, le philosophe cousinien Adolphe Franck, titulaire de la chaire de Droit de la nature et des gens depuis 1856, fut admis à la retraite. Dans l’assemblée des professeurs du 4 décembre 1887, une longue discussion oppose les partisans du maintien de l’intitulé à ceux qui, comme Marcelin Berthelot (titulaire de la chaire de Chimie organique), défendent le recrutement des professeurs en fonction de leur mérite et de « l’actualité de leurs travaux ». Renan, alors administrateur du Collège de France, met en avant les contraintes budgétaires qui ne permettent pas d’espérer la création de nouveaux enseignements et défend l’idée de transformations destinées à promouvoir « la science en train de se faire »1. Il propose la création d’un cours de psychologie expérimentale ainsi qu’un candidat, Théodule Ribot. Charles Lévêque, professeur de Philosophie grecque et latine, initialement partisan du maintien de l’intitulé, insiste alors pour que la nouvelle chaire s’appelle « Psychologie comparée ». Comme le signale Wolf Feuerhahn (2016), Lévêque, adversaire résolu du darwinisme, promeut à l’époque une psychologie comparée ayant pour vocation de mettre en évidence ce qui distingue l’homme de l’animal. Et c’est pour son disciple Henri Joly que Lévêque va faire campagne. L’assemblée vote la transformation par 19 voix pour et 9 contre.

  • 2  4 AP 251 (4 déc 1887), 4 AP 252 (22 janv 1888), 4 AP 253 (18 mars 1888).

7Le 22 janvier 1888, il est procédé à l’élection du titulaire de la nouvelle chaire. Alfred Maury, rapporteur de Ribot, fait l’éloge tant de ses travaux que de son caractère, qui est celui d’un « vrai philosophe ». Afin de soutenir la candidature de Ribot, son ami Alfred Espinas s’était présenté en seconde ligne. Il en allait de même pour Victor Egger, alors professeur de philosophie à la faculté de Nancy. De l’autre côté, Jules Émile Allaux, professeur de philosophie à Alger, s’était présenté en seconde ligne pour soutenir Henri Joly. Ribot fut élu au premier tour avec 20 voix contre 8 pour Joly2. Mais la nomination n’était pas acquise pour autant. Il fallait en effet que l’Académie des sciences morales et politiques soit consultée. Et c’est Adolphe Franck, qui n’aimait guère Ribot, depuis la parution de sa thèse sur L’Hérédité psychologique en particulier, qui présenta les candidats et plaça Joly en première ligne, classement que l’Académie entérina. Néanmoins, le ministre de l’Instruction publique ratifia la décision du Collège de France.

8Dans la lettre à William James mentionnée ci-dessus, Ribot expliquait que l’Académie des sciences morales, « composée de spiritualistes et de Cousiniens », l’avait « combattu avec fureur » et que « le Collège de France [était] en dehors de l’Université et représentait “la science hétérodoxe” » (Ribot, 2016, p. 565-566). James lui répondit que sa nomination était une chance pour la cause. Ce vocabulaire guerrier montre que la bataille pour la création de la chaire de Ribot au Collège de France s’inscrit dans l’affrontement au long cours qui opposa les philosophes spiritualistes et ceux qui défendaient l’esprit positif tout au long du xixe siècle en France et ailleurs.

9D’un point de vue international en effet, ce que l’on appelait « psychologie expérimentale » avait à l’époque un sens plus large que ce que nous désignerions actuellement sous ce terme et renvoyait à une cause scientifique autant qu’à une discipline de laboratoire. S’autorisant de la méthode de Claude Bernard, Ribot montrait que la psychologie pathologique qu’il défendait et mettait en œuvre était une expérimentation invoquée permettant de comprendre les fonctions psychiques normales à partir de leurs « maladies » (Ribot, 1881). Même s’il s’était spécialisé dans le domaine de la psychologie pathologique, il pouvait, en s’inspirant de son maître Spencer, considérer les fous, les enfants et les primitifs comme autant d’objets d’étude témoignant d’une régression, d’une origine ou d’un arrêt par rapport à une loi d’évolution identifiée à un progrès (Carroy et Plas, 1993, 1996). L’intitulé de sa chaire, s’il renvoyait à des compromis internes, n’était pas entièrement de circonstance. Il faisait écho à des standards internationaux en même temps qu’il correspondait à ce qui deviendra ensuite un style français identifiant la psychologie pathologique à une psychologie expérimentale et privilégiant les idées de régression et d’évolution (Carroy, Ohayon et Plas, 2006). C’est pourquoi il n’y aura presque pas de débats sur l’intitulé « Psychologie expérimentale et comparée » lorsque Janet posera sa candidature pour la succession de Ribot. Remarquons que l’attribution de la plupart des chaires ne donne quand même pas lieu à de telles joutes même si l’on trouve posées, dans cet épisode, bien des questions qui sont à l’origine de cet ouvrage.

10À l’époque, l’élection de Ribot fit du bruit au-delà du monde académique, puisqu’elle fut commentée dans la Revue des deux mondes. Paul Janet, spiritualiste influent, oncle de Pierre Janet et professeur de philosophie en Sorbonne, y défendit le choix du Collège de France, dans une optique éclectique et libérale. Il s’agissait de faire une place à la psychologie expérimentale et comparée, à condition qu’elle ne verse pas dans le matérialisme (Paul Janet 1888). Ribot et la discipline qu’il représentait étaient ainsi intronisés par un professeur à la Sorbonne, sur un territoire prestigieux mais sans étudiants. Car, rappelons-le, la nouvelle psychologie était entrée à la Sorbonne par la petite porte, puisque Ribot n’y était que chargé de cours. Il faudra attendre 1912 pour qu’une véritable chaire, de Psychologie expérimentale et pathologique, y soit créée et occupée par Georges Dumas, philosophe et médecin, qui y était déjà chargé de cours depuis 1902.

11Dans la mémoire disciplinaire de la psychologie actuelle, cette première chaire revêt un caractère fondateur (Nicolas et Charvillat, 2001). Tout se passerait comme si, ensuite, s’était ouverte une voie royale pour une nouvelle science. En fait, l’appellation « psychologie » a désigné des enseignements et des approches assez différents et il a pu y avoir de la psychologie hors de cet intitulé, comme l’illustre le cas de Gabriel Tarde.

La psychologie sous le masque de la « Philosophie moderne » (Gabriel Tarde)

12Ribot a contribué à deux élections, la première en 1900 pour un outsider et la seconde pour sa propre succession en 1902, qu’il a largement préparée.

13En 1899, deux opportunités se présentent : la chaire de « Philosophie moderne » de Jean Nourrisson est vacante et celle de Charles Lévêque s’apprête à l’être. Ribot est contacté par Louis Liard, qui le prévient de ce que l’intitulé de la chaire de Nourrisson ne doit pas être philologique mais sociologique ou demeurer philosophique et qu’il a sondé en ce sens quelques « gros bonnets » du Collège (Ribot, 2016, p. 575). C’est en effet en ces termes que, le 21 mars 1899, Ribot en parle confidentiellement à Tarde, auquel il pense, dans une correspondance qui éclaire, en amont, les débats du Collège de France et nous renseigne sur la surveillance discrète exercée par le ministère. Le magistrat Gabriel Tarde, autodidacte polygraphe (auteur de travaux philosophiques, criminologiques, psychologiques, sociologiques) a été soutenu, à ses débuts, par la Revue philosophique. Tarde est devenu célèbre internationalement, notamment lorsqu’il a publié en 1890 Les Lois de l’imitation. Étude sociologique. En 1898, il s’est réclamé d’une « psychologie sociale ». On l’a fait venir de sa province pour lui offrir, en 1894, un poste au ministère de la Justice à Paris, mais il n’a ni thèse ni insertion académique. Il est ainsi un candidat tout désigné pour un Collège de France correspondant à l’idéal de Renan : une institution d’avant-garde sachant au besoin passer outre aux diplômes. Son œuvre multiforme peut convenir à plusieurs profils. Celui que propose Ribot à Liard, « Psychologie sociologique » au lieu de « Sociologie », permettrait de situer Tarde du côté des nouvelles disciplines qui cherchent à s’émanciper de la philosophie, en même temps qu’il ferait exister, peut-on penser, une sociologie différente de celle de la nouvelle école durkheimienne.

14Les débats au Collège de France pour l’intitulé déjouent les espérances de Ribot et, en sous-main, de Liard. Car le profil de « Psychologie sociale », qu’il avait finalement proposé, n’est pas accepté et finalement, celui de « Philosophie moderne », plus neutre et plus polyvalent, au sens de l’époque, est conservé par 21 voix sur 30 votants, lors de l’assemblée du 5 novembre 1899. Cet intitulé peut convenir au philosophe en renom de l’époque, Bergson, soutenu par Charles Lévêque, mais aussi à Tarde. Certains avancent qu’il peut aussi convenir à un spécialiste d’anthropologie physique, comme Léonce Manouvrier, qui est présenté par Jules Marey, professeur d’histoire naturelle des corps organisés.

  • 3  4 AP 311 (5 novembre 1899), 4 AP 312 (7 janvier 1900).

15L’intitulé n’excluant aucun des candidats principaux, le débat se poursuit au cours d’une assemblée suivante, le 7 janvier 1900. En fait, comme le révèle une lettre de Ribot à Tarde en date du 16 octobre 1899, une négociation a eu lieu en amont entre Lévêque et lui (Ribot, 2016, p. 576). C’est donc Ribot qui remplace Lévêque, malade, et qui présente Bergson et Tarde, en donnant la préférence au second. Tout en prenant soin de rendre hommage à Bergson, il souligne que Tarde est « un autodidacte » remarquable par l’originalité de son esprit et son aura internationale. « Pour son absence de titres universitaires », conclut Ribot, « il est tout désigné pour le Collège de France. » Tarde ayant obtenu plus de voix en première ligne (13, contre 8 pour Bergson), les voix se reportent sur lui au second tour, tandis que la lutte se concentre pour la seconde ligne entre Bergson et Manouvrier, qui obtiennent respectivement 15 et 8 voix3. Ribot peut donc aussitôt adresser à Tarde un pneumatique proclamant la victoire. La même année, Bergson sera élu à une chaire de Philosophie grecque et latine après le décès de Charles Lévêque, le 4 janvier 1900, avant d’être muté à sa demande à celle de Philosophie moderne devenue vacante après la mort de Tarde en 1904.

16Au titre de sa chaire de Philosophie moderne, Tarde enseignera donc brièvement, au Collège de France, ce qu’il appelle l’interpsychologie (Tarde, 1909). Ces enseignements entretiendront une mémoire qui sera réactivée lorsque le durkheimien Maurice Halbwachs obtiendra une chaire de Psychologie collective en 1943. Cette mémoire est sélective, puisqu’on oubliera alors que Tarde s’était opposé à Durkheim et que sa chaire n’avait pu être intitulée « Psychologie sociologique » ou « Psychologie sociale », comme l’aurait souhaité Ribot.

La Psychologie expérimentale et comparée, suite : Pierre Janet, digne successeur de Théodule Ribot

17Autant le vote de l’intitulé destiné à Ribot a pu faire problème autant ce même intitulé, « Psychologie expérimentale et comparée », fait consensus en 1902, lorsqu’il prend sa retraite, à la notable exception d’un isolé (Izoulet, le vainqueur de Durkheim au Collège de France), qui ne vote pas lui-même pour le changement qu’il a proposé. La lutte se joue alors, entre deux candidats. D’un côté Pierre Janet, philosophe et médecin, spécialiste de psychologie pathologique, qui a été mis en situation de successeur puisqu’il assure depuis 1895 la suppléance puis le remplacement de Ribot. Janet était à l’époque internationalement connu et considéré comme le représentant de la psychologie pathologique française. De l’autre, Alfred Binet, physiologiste de formation, qui dirigeait le laboratoire de Psychologie physiologique de l’École pratique des hautes études, ainsi que la revue qu’il avait fondée en 1894 avec Henry Beaunis, L’Année psychologique, ce qui lui valait également une réputation internationale. Binet était le gendre du professeur d’embryogénie comparée au Collège de France, Édouard Balbiani, qui venait de mourir en 1899, et son nom avait déjà été prononcé à propos de la chaire de Philosophie moderne cette même année.

  • 4  4 AP 323 (10 novembre 1901), 4 AP 324 (19 janvier 1902).

18C’est Bergson qui défend l’intitulé et présente la candidature de Janet en insistant sur ses travaux de psychologie pathologique et sur sa mise en avant de la notion de subconscient. Il fait cependant une réserve quant à la nouveauté des découvertes de Janet, mais il la tempère par l’affirmation que celui-ci n’est pas seulement un savant mais aussi un professeur et qu’il a déjà obtenu un « réel et légitime succès » comme suppléant de Ribot (Binet, 2011, p. 372). À l’inverse, Marey, qui présente Binet, insiste sur l’ampleur et la diversité de ses recherches. Il souligne que celles-ci concernent le domaine plus large de la psychologie normale en sous-entendant que ce n’est pas le cas de Janet. Il se réfère à Wundt, figure emblématique de la psychologie expérimentale de laboratoire allemande, pour montrer que Binet a fondé la psychologie individuelle, une « science nouvelle » qui pourrait avoir une utilité sociale. Binet pourrait promouvoir dans ses enseignements au Collège une psychologie à caractère « hautement expérimental », utilisant « les méthodes des sciences naturelles », recourant à des instruments et ayant par là même « une forme réellement scientifique » (ibid., p. 373-374). La présentation est très sélective car Binet est loin d’être un pur psychologue de laboratoire. Marey force le trait pour opposer deux conceptions de ce que peut être une psychologie expérimentale, l’une en continuité avec la psychologie de Ribot et l’autre censée être plus proche d’une conception physiologique et naturaliste alignée sur la science allemande. Il est probable que Binet a bénéficié du vote de scientifiques et du réseau de son beau-père. En tout cas, il obtient 13 voix contre 16 à Janet qui atteint tout juste la majorité absolue des 29 votants4. En 1904, Binet ne pourra pas obtenir que la chaire de Philosophie grecque et latine laissée vacante par Bergson soit transformée en chaire de Science de l’éducation. La proposition n’aura que trois voix. En fait elle n’était défendue par aucun des membres de l’assemblée du 27 novembre 1904, durant laquelle l’administrateur fit état d’une demande émanant de savants extérieurs au Collège de France. Peut-être s’agissait-il de Ferdinand Buisson, homme influent proche d’Alfred Binet. Buisson avait fondé en 1899 la Société libre pour l’étude psychologique de l’enfant et il avait demandé à Binet d’en faire partie. Devenu député, il lui en avait laissé la présidence en 1902.

19Le vote de 1902 en faveur de Janet a été obtenu de justesse. Il n’en consacre pas moins la prééminence d’un intitulé et d’un personnage qui était déjà un véritable professeur et dont les cours à la Sorbonne avaient une audience comparable, sinon égale, à ceux de Bergson au Collège. Alfred Binet, qui deviendra une icône de la psychologie scientifique dans l’historiographie hagiographique disciplinaire, n’aura réussi à imposer ni une candidature ni un nouvel intitulé. Nous pouvons dire qu’il appartient à un Collège virtuel.

Une « Physiologie des sensations », ou comment obtenir une deuxième chaire de psychologie

  • 5  Dans une lettre précédente, en date du 6 novembre 1922, Janet lui avait écrit : « la situation n’e (...)

20Le 15 novembre 1922, lors de l’assemblée des professeurs, la création d’une chaire de Physiologie des sensations avait été demandée par Pierre Janet, par transformation de la chaire d’Histoire des sciences laissée vacante par le décès de Pierre Boutroux. À cette occasion, Janet avait précisé que son enseignement de psychologie expérimentale portait essentiellement sur « l’étude de la pathologie mentale, laissant de côté celle des fonctions normales des organes des sens ». Il avait également fait valoir que la physiologie des sensations s’était développée pendant la guerre et que la création d’une telle chaire permettrait de rattacher au Collège de France le laboratoire de psychologie physiologique, qui dépendait alors de l’École pratique des hautes études et était dirigé par Henri Piéron. En dépit du soutien apporté à Janet par le biologiste Émile Gley, la chaire vacante fut affectée au rétablissement de la chaire d’Égyptologie, supprimée en 1916. Ce même jour, Janet écrit une longue lettre à Piéron, dans laquelle il lui affirme qu’il ne s’agit que d’un « retard momentané » et qu’ils avaient été « près du succès ». Et il lui détaille le résultat du scrutin, auquel il avait été procédé après une « lutte très vive » et une « interminable discussion »5. De fait, au premier tour, l’égyptologie et la physiologie des sensations avaient obtenu chacune 11 voix (l’histoire des sciences, 9 et l’économie politique, 2) et il avait fallu trois tours pour départager les deux intitulés ex-aequo.

21En 1923, la chaire d’Épigraphie et antiquités sémitiques fut déclarée vacante à la suite du décès de son titulaire depuis 1890, Charles Clermont-Ganneau. Au cours de l’assemblée des professeurs du 18 mars 1923, parmi les 5 propositions formulées pour « l’affectation des crédits laissés vacants », on trouve un nouvel intitulé, celui de « Psychologie physiologique ». On peut supposer qu’il a été proposé par Janet pour assortir le nom de la chaire à celui du laboratoire de Piéron. Il semble que l’assemblée ait jugé qu’elle manquait d’informations pour délibérer, puisque la discussion fut ajournée pour ce motif qui n’est peut-être qu’officiel.

22Lors de l’assemblée des professeurs du 15 avril 1923, enfin, parmi les propositions, revient l’intitulé « Physiologie des sensations », proposé par le physicien Paul Langevin. Pour soutenir cet intitulé, Janet reprend dans ses grandes lignes l’argumentation qu’il avait développée lors de l’assemblée de novembre 1922, à ceci près qu’il rappelle que Binet, prédécesseur de Piéron à la tête du laboratoire de psychologie physiologique, s’était « rendu indépendant de la chaire du Collège de France », d’une part, et que d’autre part la physiologie des sensations avait contribué à améliorer la sélection des aviateurs et la détection des surfaces camouflées, référence aux travaux de Piéron pendant la guerre. Il laisse ensuite la place à une longue intervention de Jean Nageotte, titulaire de la chaire d’histologie comparée, qui présente de façon détaillée le champ d’études de la physiologie des sensations.

  • 6  4 AP 409 (15 novembre 1922), 4 AP 411 (18 mars 1923), 4 AP 412 (15 avril 1923), 4 AP 413 (10 juin (...)

23Finalement la chaire de Clermont-Ganneau est transformée en une chaire de Physiologie des sensations. Piéron sera élu par l’assemblée du 10 juin 1923 par 29 voix sur trente votants. Le médecin et philosophe Ignace Meyerson, secrétaire du Journal de psychologie normale et pathologique de Janet et Georges Dumas, qui se présentait en seconde ligne, en obtiendra 266.

24Ainsi, en 1923, l’intitulé « physiologie » devient l’un des noms de la psychologie au Collège de France. Car Henri Piéron était déjà un acteur important de l’institutionnalisation de la psychologie française. Depuis 1907, il était maître de conférences à l’École pratique des hautes études. Il ne venait donc pas de la Sorbonne, contrairement à Ribot et Janet, mais il était cependant, comme eux, agrégé de philosophie, et cette élection, en lui donnant une position moins marginale, lui permettra de mieux développer la psychologie scientifique telle qu’il l’entendait, y compris dans ses applications, comme nous allons le voir. Elle lui permettra aussi de tenter d’organiser un champ des sciences humaines dont la physiologie et une certaine sociologie seraient parties prenantes. Piéron, tel qu’il apparaît dans les archives du Collège de France, se révèle plus ouvert que les caricatures de rat de laboratoire, auxquelles il a eu droit, ne le laissent à penser.

Psychologie et éducation de l’enfant : une étiquette académique pour le Front populaire

25Une première tentative d’introduire la psychologie de l’enfant au Collège de France avait eu lieu en 1925 : Henri Sellier, sénateur de la Seine, futur ministre de la santé du Front populaire, avait demandé une chaire municipale de « Psychobiologie infantile ». Consultée par le ministre, l’assemblée des professeurs du 7 juin 1925 avait donné un avis défavorable, « estimant qu’une chaire destinée à vulgariser la psychologie de l’enfant n’a[vait] pas sa place dans cet établissement ». Car, malencontreusement, les auteurs du rapport avaient employé le terme « vulgariser », qui, très clairement, avait provoqué ce refus. Il est très probable que le candidat auquel Sellier pensait était Henri Wallon, dont il était proche et dont le profil correspondait parfaitement à l’intitulé proposé.

  • 7  Janet, « Lettre à Henri Piéron, 16 décembre 1934 », bibliothèque du Centre Henri-Piéron, Institut (...)

26Lorsque Janet prend sa retraite en 1934 en même temps que trois autres de ses collègues, le ministère supprime trois postes. Dans une lettre du 16 décembre 1934, Janet demande à Piéron de s’efforcer de conserver la chaire de Psychologie. Il évoque le fait que Charles Blondel et Henri Wallon lui ont fait savoir qu’ils souhaitaient se porter candidats à sa succession et il ajoute que « le choix est fort embarrassant »7. Le seul intitulé vacant fait l’objet d’un vote le 13 janvier 1935. Au quatrième tour, l’intitulé « Antiquités nationales », défendu par l’archéologue Henri Breuil obtient 22 voix au détriment de celui de « Psychologie expérimentale », défendu par Piéron, qui en obtient 19. On pourrait dire que c’est à la suite de ce vote serré que prend fin une séquence inaugurale. Il y aura cependant un « rattrapage » grâce à une chaire municipale.

27Cette même année 1935 deux chaires sont rendues vacantes par le décès de leurs titulaires : celle d’Edouard Fuster (Assistance et prévoyance sociale), et celle de François Simiand (Histoire du travail). Maurice Halbwachs, qui s’est déjà présenté en seconde ligne lors de l’élection de Mauss à une chaire de Sociologie en décembre 1930, a annoncé sa candidature à la chaire de Simiand, si elle est maintenue sous l’intitulé « Histoire du travail », et le sociologue Maxime Leroy s’est porté candidat sur celle de Fuster.

  • 8  4 AP 422 (7 juin 1925), AP 464 (13 janvier 1935), 4 AP 467 (26 octobre 1935), 4 AP 467 (3 novembre (...)

28Lors de l’assemblée des professeurs du 3 novembre 1935, est lue une lettre du 26 octobre de Joseph Bédier, alors administrateur du Collège, qui annonce que ces deux chaires sont vacantes. On délibère alors sur leurs intitulés. Langevin présente le projet de la chaire de la Ville de Paris qui se nomme désormais « Psychologie et éducation de l’enfant ». Cet intitulé est manifestement destiné à Henri Wallon. Wallon vient, comme Piéron, de l’École pratique des hautes études où il est directeur d’études. Philosophe, médecin, neurologue et psychiatre, il est un spécialiste reconnu du développement psychobiologique de l’enfant. Il vient de publier Les Origines du caractère chez l’enfant (Wallon, 1934) et est en train d’organiser le tome 8 de L’Encyclopédie française consacré à la « vie mentale ». Ce projet est soutenu notamment par Piéron et Nageotte (dont Wallon avait été l’assistant à Bicêtre). De l’autre côté, le maintien de la chaire d’Histoire du travail est soutenu par Marcel Mauss et Lucien Febvre. Ce sont ces deux intitulés qui sont choisis par l’assemblée. Ce n’est qu’un an plus tard, lors de l’assemblée des professeurs du 22 novembre 1936, qu’on élira Henri Wallon (présenté par Piéron) en tant que titulaire de cette chaire avec 31 voix sur 358. Le psychologue Paul Guillaume s’est porté candidat, en seconde ligne.

29Ainsi, l’histoire interne des chaires au Collège de France, qui fait de Wallon un héritier indirect de Fuster, et l’histoire contemporaine, avec la victoire du Front populaire, se rejoignent. En effet, la chaire de Fuster, financée par la Ville de Paris, était la première chaire qu’on pourrait, de nos jours, nommer chaire de Travail social, et on peut noter la permanence de ce souci d’hygiène sociale et d’éducation des chaires municipales du Collège de France. L’élection de Wallon semble d’autre part couronner une alliance progressiste : Piéron, Langevin et lui sont tous trois membres du Groupe français pour l’éducation nouvelle et ils élaboreront ensemble, à la fin de la guerre, le plan Langevin-Wallon de réforme de l’éducation.

Faute de Sociologie, une chaire de Psychologie collective pour un durkheimien sous Vichy

30En 1941, Halbwachs est devenu professeur à la Sorbonne après avoir enseigné à Strasbourg où il a été collègue et ami de Lucien Febvre et du psychologue Charles Blondel. Il a mené des débats avec ce dernier sur la psychologie collective. Halbwachs a acquis une certaine notoriété grâce à son ouvrage Les Cadres sociaux de la mémoire publié en 1925. Dans son compte rendu de l’ouvrage pour L’Année psychologique, Piéron, son ami d’enfance, s’est alors violemment opposé à l’intrusion d’Halbwachs sur le thème de la mémoire, traditionnellement réservé au pré carré de la psychologie, si possible physiologique selon lui (Piéron, 1925).

  • 9  4 AP 507 (14 mars 1943), 4 AP 510 (27 février 1944).

31Comme on l’a vu, Halbwachs pense de longue date au Collège de France. En 1942 son heure semble venue : la chaire de Sociologie de Marcel Mauss – dont l’intitulé avait fait en son temps débat – est déclarée vacante puisque ce dernier, révoqué en 1940 en tant que juif, a atteint l’âge de la retraite. La sociologie, assimilée à une science juive liée aux noms de Durkheim et de Lévy-Bruhl, est suspecte aux yeux du gouvernement de Vichy : une réforme de la licence de philosophie remplace ainsi le certificat de licence de morale et sociologie, instauré par Durkheim, par un certificat de morale et psychologie. Dans une lettre à Piéron en date du 8 octobre 1942, Halbwachs envisage de se présenter sur un autre intitulé, et Faral, l’administrateur du Collège, avec lequel il a un entretien, lui déconseille de candidater au titre de la « Sociologie » (Hirsch, in Halbwachs 2015, p. 38-39). Après avoir pensé à l’intitulé « Psychologie collective et statistiques », Maurice Halbwachs choisit celui de « psychologie collective », correspondant au cours qu’il vient de professer en Sorbonne et qui a été réédité en 1942. Lors de l’assemblée des professeurs du 14 mars 1943, durant laquelle une discussion s’engage sur la chaire de Mauss, Piéron propose donc ce dernier intitulé, moins provocant que celui de Sociologie, aussi bien dans le contexte du Collège qu’a fortiori dans celui du régime de Vichy. Le ralliement de Maurice Halbwachs et de Piéron à la « Psychologie collective » a donc valeur de compromis politique et de résistance masquée, mais assez transparente, à la suppression de la sociologie du Collège. C’est cet intitulé qui l’emporte contre celui d’« Histoire de l’humanisme moderne » soutenu par Lucien Febvre pour l’historien Auguste Renaudet et celui d’« Histoire des sciences morales à l’époque moderne » porté par Étienne Gilson pour le philosophe Henri Gouhier. Cet intitulé permet aussi à Piéron d’avoir une légitimité pour présenter Halbwachs. Piéron défend son ami en rappelant opportunément que la psychologie collective avait été enseignée autrefois par Tarde au Collège de France. Il présente Halbwachs comme un durkheimien ouvert, contrairement à son maître9. La lecture du cours de psychologie collective professé par Halbwachs en Sorbonne (Halbwachs, 2015) montre que, pour celui-ci, comme pour Auguste Comte dont il se réclame, les seules disciplines réellement consistantes sont la physiologie et la sociologie et qu’entre les deux il n’y a pas ou très peu de place pour une psychologie individuelle ou interindividuelle sur le modèle de celle de Tarde. Ce fond positiviste est sans doute ce qui lie Piéron et Halbwachs, en dépit de leurs différends antérieurs sur la mémoire.

32Dans cette histoire, Halbwachs est pris entre deux amitiés, l’une, avec Febvre, liée à des affinités intellectuelles publiques, et l’autre, plus privée, avec Piéron. Dans le document particulièrement intéressant où il raconte avec humour et causticité sa campagne, Halbwachs indique comment il s’adapte à chacun de ses interlocuteurs en les mettant en valeur et en sacrifiant au rite de la visite (in Mucchielli et Pluet-Despatin, 1999). Il parle de sociologie mais aussi de psychologie aux uns et aux autres, sans savoir souvent qui votera pour lui. L’histoire et la politique infiltrent le rite académique, car beaucoup de visites débutent ou se terminent par des échanges au cours desquels les interlocuteurs se confortent ou se sondent sur leurs prises de position. Au bout du compte, lorsque Maurice Halbwachs fait avec Piéron le décompte des voix qui se sont portées sur lui, outre celle, prestigieuse, de Paul Valéry, sa candidature aurait obtenu les voix des gens de gauche, de la plupart des scientifiques et des érudits positivistes au sens large. Les catholiques, les cléricaux et les hommes de droite s’accommodant du régime, l’auraient, dans l’ensemble, boudé. La nomination officielle de Maurice Halbwachs intervient en mai 1944, contre toute attente, compte tenu de sa réputation d’homme de gauche. Max Bonnafous, ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement, voyant venir la débâcle du régime de Vichy, démissionne pour trouver un point de chute en Sorbonne et occuper le seul poste susceptible d’y devenir rapidement vacant, la chaire d’Économie sociale d’Halbwachs (Hirsch, in Halbwachs, 2015, p. 40-41).

33Ensuite, en dépit de son élection et de sa nomination au Collège de France, Halbwachs est arrêté en raison des faits de résistance de son fils et déporté à Buchenwald, où il meurt. On peut penser que la fin imminente du régime de collaboration et d’occupation a paradoxalement hâté la nomination d’Halbwachs, mais elle a aussi provoqué une accélération des déportations qui lui a été fatale.

Piéron, ou comment maintenir une science positive de l’homme au Collège

  • 10  4 AP 531 (28 novembre 1948), 4 AP 532 (13 février 1949).

34À l’assemblée du 28 novembre 1948, la chaire de Biologie générale est déclarée vacante, à la suite du départ à la retraite de Jacques Duclaux. Piéron encore, appuyé par Emmanuel Fauré-Frémiet, professeur d’Embryogénie comparée, propose sa transformation en une chaire de Neurophysiologie générale. Cette proposition recueille 33 voix sur 35. À l’assemblée du 13 février 1949, Piéron présente Alfred Fessard, qui fut son élève et qui est élu « dans un fauteuil », avec 39 voix sur 4010. La nouvelle chaire conforte le pôle de psychologie physiologique incarné par Piéron, mais c’est sa dernière victoire.

35À l’assemblée du 27 novembre 1949, l’administrateur Faral aborde la « question posée par la mise à la retraite d’Henri Wallon ». Notons d’abord qu’Henri Piéron s’est battu pour que Wallon ne soit pas mis à la retraite, mais prolongé, car il lui avait été interdit d’enseigner par le gouvernement de Vichy, en tant que résistant et communiste, et donc sa chaire avait été suspendue de 1941 à 1944. Mais ceci en pure perte. L’obsession de Piéron est d’abord que la chaire de Wallon ne soit pas perdue par la psychologie, du moins telle qu’il la conçoit. À défaut, il est prêt à soutenir une discipline connexe et d’orientation positive.

36Faral rappelle que la chaire émarge au budget de la Ville de Paris, et une discussion s’engage sur son futur intitulé. Deux propositions sont en concurrence, l’une de Psychologie des arts plastiques, soutenue par le successeur de Paul Valéry, Jean Pommier, et par André Siegfried. L’autre, présentée par Piéron, tend à la création soit d’une chaire de Psychologie pathologique, soit d’une chaire de Sociologie comparée.

  • 11  Les lettres de Lévi-Strauss à Piéron sont conservées à la bibliothèque du centre Henri-Pieron, Ins (...)

37En effet, Piéron avait manifestement en tête deux candidats susceptibles d’occuper ces chaires, le psychiatre et phénoménologue Eugène Minkowski pour celle de Psychologie pathologique et le jeune anthropologue Claude Lévi-Strauss, alors secrétaire général de l’Institut d’ethnologie, pour celle de Sociologie comparée. C’est Minkowski qui, le 18 juillet 1949, avait écrit à Piéron pour se porter candidat à la succession de Wallon et lui demander son appui. Quant à Lévi-Strauss, il avait été mis en relation avec Piéron par l’intermédiaire d’Henri Laugier, alors secrétaire général adjoint de l’ONU (Loyer, 2015, p. 353). Piéron avait, semble-t-il, donné des espoirs à Lévi-Strauss, comme l’attestent les nombreuses lettres que ce dernier lui adressa entre 1949 et 195011. Ainsi, le 30 octobre 1949, Lévi-Strauss, qui a déjà entrepris des visites auprès des membres du Collège, mais qui doute du soutien effectif de Piéron, lui rappelle qu’il est « l’initiateur de son projet ». Cet ensemble de lettres donne l’impression que Piéron est ambigu et ambivalent et que Lévi-Strauss cherche à lui faire prendre parti. Minkowski correspondait à la tradition de la psychologie pathologique française, mais il semble que son image n’était pas très bonne auprès des professeurs du Collège. Il était très critique vis-à-vis de la psychanalyse et on peut supposer que Piéron pensait qu’il pouvait faire contrepoids au médecin, philosophe et psychanalyste Daniel Lagache, récemment élu à la Sorbonne en 1947. Lagache avait entrepris d’introduire en France ce qu’il appelait la « psychologie clinique », qu’il présentait comme une approche humaniste et éclectique très inspirée par la psychanalyse. En dépit de sa leçon inaugurale très politique, intitulée L’Unité de la psychologie. Psychologie expérimentale et psychologie clinique, il y a de bonnes raisons de penser que cette élection n’avait pas été bienvenue pour Piéron, lui-même plutôt opposé à la psychanalyse (Ohayon, 1999 ; Carroy et Ohayon, 1999).

  • 12  Lettres du 18 juillet 1949 et du 1er janvier 1950, Archives Henri-Piéron, Archives nationales, 520 (...)

38Le vote de l’assemblée du 27 novembre 1949 donna la majorité à la Psychologie des arts plastiques (21 voix), suivie par la Sociologie comparée (16 voix). La Psychologie pathologique obtint une voix. La correspondance de Lévi-Strauss laisse à penser que Piéron n’a pas su prendre clairement parti et a, de ce fait, commis des erreurs tactiques. Cette impression est corroborée par une lettre que Minkowski ne lui adresse que le 1er janvier 1950 – donc plus d’un mois après l’assemblée –, dans laquelle il s’excuse d’avoir tardé à répondre à ses lettres et où il qualifie sa candidature d’« aventure de collégien » et fait état de « blessures qui l’ont profondément secoué ». Si le ton de la lettre reste policé, il ne remercie pas Piéron pour son soutien et se borne à lui présenter ses vœux pour la nouvelle année12. Il est patent que ce dernier n’était pas en mesure de proposer un psychologue proche de ses options scientifiques dont l’envergure aurait justifié qu’il se présentât au Collège, ce qui pourrait expliquer sa valse-hésitation entre Minkowski et Lévi-Strauss. En effet, si la continuité avec la chaire de Wallon semble formellement assurée par le terme de psychologie, car Jean Pommier, dans son rapport, évoque la psychologie des sensations à travers le rôle du regard dans l’art, il est cependant évident qu’il ne s’agit pas de la psychologie défendue par Piéron. Cette chaire était destinée à René Huyghe, ancien conservateur du département des peintures du musée du Louvre, qui avait assuré l’évacuation des tableaux sous l’Occupation et était ensuite entré dans la Résistance.

  • 13  4 AP 535 (27 novembre 1949), 4 AP 538 (5 juin 1950), 4 AP 539 (26 novembre 1950).

39En dépit de l’opposition de la Ville de Paris qui privilégiait soit l’option du maintien de l’intitulé de la chaire de Wallon soit celle d’une chaire de Sociologie comparée, les crédits furent attribués après une longue négociation et René Huyghe obtint la chaire en 1950. La longueur des débats sur l’intitulé de la chaire laisse à penser que les enjeux étaient hautement politiques. On peut penser qu’il s’agit là d’un double échec de Piéron car, si l’assemblée des professeurs du 26 novembre 1950, dans la foulée de l’élection de Huyghe, demanda à la Ville la création d’une seconde chaire, elle choisit de l’intituler « Histoire et structures sociales de Paris et de la Région parisienne », par 22 voix contre 13 à l’intitulé « Sociologie comparée », défendu par Piéron et Émile Benveniste13. Cette chaire sera attribuée à l’historien et démographe Louis Chevalier en décembre 1951. Quant à Lévi-Strauss, on sait qu’il obtiendra une chaire d’Anthropologie sociale au Collège de France en 1959.

Après 1970, la psychologie à l’âge des neurosciences

  • 14  Archives Henri-Piéron, Archives nationales, carton Collège de France, 520 ap 11.

40En 1951, Piéron prend sa retraite, ce qu’il vit comme une « mise au rancart » ainsi qu’il l’écrit à Faral le 10 septembre 195114. Sa chaire donne lieu à une véritable curée. Elle est transformée en une chaire de « Physique mathématique » qui sera attribuée à André Lichnerowicz. Il semble qu’une ère s’achève même si, en 1975, l’élection du neuropsychiatre de l’enfant Julian de Ajuriaguerra sur une chaire de Neuropsychologie du développement semble la perpétuer. Ajuriagurra est un clinicien très proche de Wallon dans sa conception d’une ontogénèse des fonctions mentales relevant à la fois et simultanément du domaine biologique, lié à la maturation du système nerveux, et du domaine social, constitué par les interactions de l’enfant avec son milieu de vie.

  • 15  4 AP 641 (24 novembre 1974), 4 AP 643 (16 mars 1975).

41Et, en effet, dans son rapport du 24 novembre 1974 pour l’intitulé de la chaire, le neurophysiologiste Yves Laporte regrette que le Collège n’ait plus « d’enseignement ni de travaux destinés à faire la synthèse des contributions provenant de nos deux groupes », celui des biologistes et celui des « sciences philosophiques et sociologiques ». Il réactive aussi dans ce rapport la mémoire des grands ancêtres des chaires de psychologie du Collège de France, Wallon, Ribot, Janet et Piéron15.

42Quatre décennies plus tard, la tradition qu’incarnait Ajuriaguerra n’existe plus au Collège. Durant les trois dernières décennies du xxe siècle, la psychologie française s’est clivée autour de deux pôles, la psychanalyse et les psychologues cliniciens d’une part et le cognitivisme de l’autre (Plas, 2004, 2011). Par ailleurs, le cognitivisme a fait alliance avec les neurosciences, et toute psychologie se disant « scientifique » se réclame désormais du cognitivisme et des neurosciences. Preuve en est l’affirmation de Stanislas Dehaene, actuel titulaire de la chaire de Psychologie cognitive expérimentale, dans sa leçon inaugurale du 27 avril 2006 : « si l’assemblée des professeurs a souhaité qu’après des décennies d’absence la psychologie soit de nouveau enseignée au Collège de France, je veux y voir la reconnaissance des progrès sans précédent que connaissent les sciences cognitives ».

43Au terme de ce parcours, on pourrait dire que le Collège de France a joué pendant près d’un siècle un rôle important, sinon fondateur, pour la reconnaissance d’une nouvelle discipline. Ce cheminement n’a pas été rectiligne, comme on l’a vu. La consultation des archives permet de faire ressortir une mémoire des intitulés qui subit des éclipses et des réactivations au cours du temps, au gré des opportunités de candidatures et des rapports de forces internes. Mais les votes et les élections sont immergés aussi dans des contextes plus larges, institutionnels, intellectuels, politiques, que l’on peut décrypter à partir des archives de l’institution elles-mêmes et retrouver ou reconstruire à partir d’autres documents. Ils mettent en jeu des acteurs et des institutions extérieurs, que nous avons tenté, autant que faire se peut, de mettre en scène. Tel quel, un parcours à partir des intitulés constitue un observatoire intéressant pour mener l’histoire, ou les histoires, d’une discipline en France.

Notes

1  Sur la démographie des chaires, voir la contribution de C. Surprenant à ce volume.

2  4 AP 251 (4 déc 1887), 4 AP 252 (22 janv 1888), 4 AP 253 (18 mars 1888).

3  4 AP 311 (5 novembre 1899), 4 AP 312 (7 janvier 1900).

4  4 AP 323 (10 novembre 1901), 4 AP 324 (19 janvier 1902).

5  Dans une lettre précédente, en date du 6 novembre 1922, Janet lui avait écrit : « la situation n’est pas mauvaise, l’histoire des sciences n’a plus d’importance et je ne crois pas que l’Égypte en prenne beaucoup » (Janet, « Lettres à Henri Piéron, 6 et 15 novembre 1922 », bibliothèque du Centre Henri-Piéron, Institut de psychologie, Boulogne-Billancourt).

6  4 AP 409 (15 novembre 1922), 4 AP 411 (18 mars 1923), 4 AP 412 (15 avril 1923), 4 AP 413 (10 juin 1923).

7  Janet, « Lettre à Henri Piéron, 16 décembre 1934 », bibliothèque du Centre Henri-Piéron, Institut de psychologie, Boulogne-Billancourt.

8  4 AP 422 (7 juin 1925), AP 464 (13 janvier 1935), 4 AP 467 (26 octobre 1935), 4 AP 467 (3 novembre 1935), 4 AP 475 (22 novembre 1936).

9  4 AP 507 (14 mars 1943), 4 AP 510 (27 février 1944).

10  4 AP 531 (28 novembre 1948), 4 AP 532 (13 février 1949).

11  Les lettres de Lévi-Strauss à Piéron sont conservées à la bibliothèque du centre Henri-Pieron, Institut de psychologie, Bonlogne-Billancourt.

12  Lettres du 18 juillet 1949 et du 1er janvier 1950, Archives Henri-Piéron, Archives nationales, 520 ap 8.

13  4 AP 535 (27 novembre 1949), 4 AP 538 (5 juin 1950), 4 AP 539 (26 novembre 1950).

14  Archives Henri-Piéron, Archives nationales, carton Collège de France, 520 ap 11.

15  4 AP 641 (24 novembre 1974), 4 AP 643 (16 mars 1975).

Auteurs

Jacqueline Carroy, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales et membre honoraire du Centre Alexandre-Koyré, travaille sur l’histoire des sciences humaines, de la psychologie et, notamment, sur l’histoire des rêves comme objets de savoir. Elle a publié, avec Annick Ohayon et Régine Plas, Histoire de la psychologie en France (xixe-xxe siècles), Paris, La Découverte, 2006 ; elle a dirigé, avec Nathalie Richard et François Vatin, L’Homme des sciences de l’homme. Une histoire transdisciplinaire (Paris, Presses universitaires de Paris-Ouest, 2013).

Annick Ohayon est historienne de la psychologie. Maître de conférence honoraire à l’université de Paris VIII, elle est membre correspondant du Centre Alexandre-Koyré, Centre d’histoire des sciences et des techniques (CNRS – EHESS – MNHN). Elle a publié entre autres Psychologie et psychanalyse en France. L’impossible rencontre, 1919-1969, La Découverte, 1999 ; L’Éducation nouvelle, histoire, présence et devenir, Peter Lang, 2004, rééd. 2007 (avec Dominique Ottavi et Antoine Savoye) ; Histoire de la psychologie en France. xixe-xxe siècles, La Découverte, 2006 (avec Jacqueline Carroy et Régine Plas) ; La Psychologie en questions. Idées reçues sur la psychologie, Le Cavalier bleu, 2011 (avec Régine Plas).

Régine Plas est professeur honoraire en histoire de la psychologie à l’Université Paris Descartes. Ses recherches portent sur l’émergence de la Psychologie comme discipline à visée scientifique en France à la fin du xixe siècle et sur l’histoire de la psychologie cognitive. Elle a notamment publié Naissance d’une science humaine : la psychologie. Les psychologues et le « merveilleux psychique », Presses universitaires de Rennes, 2000 ; Histoire de la psychologie en France. xixe-xxe siècles, La Découverte, 2006 (avec Jacqueline Carroy et Annick Ohayon).

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