1Le juriste Étienne Pasquier, grande figure intellectuelle du xvi^e siècle, rapporte qu’il s’était vu qu’un professeur du Roi avait fait de sa place une dot en faveur du mariage de sa fille, ou qu’un enfant fort jeune avait été pourvu de la chaire de feu son père, pour honorer sa mémoire, « comme si ce fust une chose patrimoniale et héréditaire »¹. Faisant référence à ce qui a été désigné comme l’affaire Charpentier, où celui-ci aurait été placé par favoritisme, l’éminent juriste affirme sans détour que les usages qui réglaient en ce temps l’attribution des chaires du Collège royal firent la part belle aux accords de connivence. Surtout, il suggère qu’une chaire pût constituer tantôt une dot, dont le professeur offrait le bénéfice à son gendre tout en se démettant de sa chaire, tantôt un patrimoine, recueilli par voie de succession et pourvu d’une forte charge symbolique puisqu’il s’agissait d’honorer la mémoire du défunt titulaire. Ainsi la question de la patrimonialité des chaires du Collège de France se trouve-t-elle soulevée. Dans quelle mesure une chaire ferait-elle partie d’un patrimoine familial qu’on tient à conserver, donc à transmettre ? Cette question se pose d’autant plus qu’à la lecture de la liste des professeurs du Collège de France depuis sa fondation on ne peut manquer de relever les occurrences de la mention fils de pour un certain nombre d’entre eux. Un examen plus fin permet de constater que certaines de ces chaires sont directement léguées de père à fils. Entre 1800 et 1932, on compte cinq transmissions de chaire de père en fils, ce qui pourrait demeurer un détail insignifiant dans le vaste tableau de la production et l’organisation des savoirs au sein du Collège de France². Cependant, ce détail est une invitation à élucider la place de la filiation paternelle dans le maintien ou le renouvellement des chaires. La présence de l’intitulé « père & fils » incite également à explorer les méandres d’une conciliation entre la singularité autoproclamée du Collège de France et les traditions familiales.

Nommer le fils pour honorer le père

2Presque deux siècles après les observations pénétrantes du magistrat humaniste, l’instauration du titre d’administrateur, avec le règlement du 19 juin 1800, permet d’appréhender l’hérédité d’une chaire et de régler la transmission du bien patrimonial dans toute la lumière de l’assemblée des professeurs, plutôt que dans l’ombre d’une entente secrète. En 1833, Antoine Caussin de Perceval (1759-1835), titulaire depuis presque un demi-siècle de la chaire d’Arabe, a plus de soixante-dix ans. Il est affaibli par des problèmes de santé. Aussi, songeant à sa succession, écrit-il à Silvestre de Sacy, l’administrateur du Collège :

J’ai l’honneur de vous transmettre une lettre que j’adresse à Monsieur le Ministre de l’instruction publique, pour lui annoncer que de graves infirmités ne me permettant plus de faire mon cours, je désire me démettre de ma chaire d’arabe. Il y a quarante-neuf ans que je l’occupe. J’en fais aujourd’hui le sacrifice dans l’espoir que mes confrères, dont j’ai souvent reçu des témoignages d’intérêt affectueux, jugeront mon fils qui me remplace depuis cinq années, digne de me succéder et donneront, en réunissant sur lui leurs suffrages, une dernière marque d’attachement au plus ancien professeur du Collège de France³.

La chaire que le professeur voulait voir attribuée à son fils en vertu d’une forme de droit d’ancienneté, ou comme la marque d’une gratitude collégiale, constituerait donc une récompense des mérites du père. Il est remarquable que, en deçà de la chaire en elle-même, le bénéfice de la reconnaissance des qualités intellectuelles et morales du père soit susceptible d’être transmis au fils. En effet, on comprend, au pied de la lettre, qu’Armand-Pierre Caussin de Perceval se devrait d’hériter du mérite de son père avant même d’hériter de la chaire d’Arabe.

3Rappelons que le règlement de 1800 ne mentionnait ni le choix des candidats ni celui des enseignements. Le règlement de 1829, alors en vigueur, faisant montre d’un effort de codification de la procédure de sélection des enseignements, spécifie bien que l’assemblée « chois[it] les candidats pour les chaires vacantes » (Compagnon et al., 2015, p. 38). Armand Pierre Caussin de Perceval (1795-1871), le fils du vénérable professeur, a amplement fait ses preuves ; il a aussi été le suppléant de son père pendant plusieurs années. Lors de l’assemblée du 2 mars, il ne s’est pas présenté pour cette chaire de langue arabe d’autre candidat que M. Caussin de Perceval fils. Suivant le règlement, l’assemblée arrête qu’il sera donné connaissance au public de la vacance de la chaire d’Arabe par un avis inséré dans le Moniteur et continué au 17 du même mois la délibération relative à la présentation d’un candidat. Armand-Pierre Caussin de Perceval demeure le seul prétendant à la succession de son père, et c’est sans grande surprise qu’il est élu à l’unanimité, lors de l’assemblée des professeurs réunie le 17 mars 1833⁴. Les professeurs présents, très attachés à leur confrère devenu professeur honoraire, témoignent une seconde fois de leur considération respectueuse envers le plus ancien professeur du Collège : sans hésitation, ils lui conservent son logement, « en considération de [son] état de santé et [de ses] longs services ». Cette deuxième manifestation de la reconnaissance des professeurs envers le doyen de leur assemblée laisse supposer que la transmission de la chaire d’Arabe peut être comprise comme une pratique où se mêlent la gratitude aussi bien que l’obligation.

L’érudition : un patrimoine familial

4Ce jour-là, l’assemblée était composée de vingt-deux professeurs, dont Burnouf père – comme cela est mentionné sur le procès-verbal –, et son fils Eugène. On y trouve aussi André-Marie Ampère (chaire de Physique générale et expérimentale), dont le fils Jean-Jacques ne va pas tarder à être élu à la chaire de Littérature française (1833-1853). La filiation paternelle n’est donc pas à l’époque chose exceptionnelle au Collège de France. Il est d’ailleurs hautement probable que Jean-Louis et Eugène Burnouf marchèrent ensemble jusqu’à la place de Cambrai pour siéger à l’assemblée réunie ce dimanche de mars. Entre les Burnouf père et fils, entre le père philologue et le fils indianiste, ce n’est pas une chaire qui fut transmise, mais un talent pour l’étude et un goût pour le savoir, l’un et l’autre d’abord partagés dans l’enceinte de la vie familiale. « L’intimité la plus douce unissait ces deux grands esprits ; aussi, lorsqu’il eut perdu sa femme, Jean-Louis alla s’établir définitivement chez son fils pour ne plus le quitter.[…] Les cabinets des deux savants [étaient] séparés seulement par une porte toujours ouverte, où l’on se trouvait si heureux de travailler l’un auprès de l’autre, où l’on s’inspirait réciproquement sans se parler, où l’on s’entr’aidait quelquefois sans se distraire », ainsi que l’a rapporté le secrétaire perpétuel de l’Académie qui avait été reçu dans l’appartement familial⁵.

5La « chose patrimoniale », pour reprendre l’expression de Pasquier, revêt ici les traits de la rigueur intellectuelle, de la disposition au labeur érudit, du mode de vie savant⁶, ce qui conduit à nuancer certaines interprétations parfois hâtives qui s’empressent de n’y voir que le népotisme. « Burnouf (fils) appartenait d’ailleurs à une de ces familles chez lesquelles, “comme à la renaissance de l’Antiquité classique, les Lettres étaient une dignité et l’érudition une puissance” »⁷. La notion d’un patrimoine culturel familial à constituer, à préserver, à transmettre et à faire fructifier, permet de saisir une relation filiale – comme celle des Burnouf père et fils –, dans un cadre plus large que celui défini par Christophe Charle, où la parenté serait favorisée par des propriétés intrinsèques au Collège de France⁸.

Fils, suppléant, élu

6Revenons vers cette porte ouverte, dans l’appartement des Burnouf, qui ouvre un passage entre deux disciplines, mais surtout d’une génération à l’autre : deux éminents savants la franchissent encore au cours de ce même siècle, où l’exercice de la paternité et l’initiation à la vie de l’esprit vont se confondant pour constituer les prémisses de la « chose patrimoniale ». Gaston Paris (1839-1903) reprend en 1872 la chaire de Langue et littérature française du Moyen Âge, laissée vacante par la retraite de Paulin Paris (1800-1881) ; Louis Havet (1849-1925) hérite en 1885 de la chaire d’Éloquence latine précédemment occupée par Ernest Havet (1813-1889), et nouvellement intitulée « philologie latine ». À l’orée du xx^e siècle, l’histoire des religions voit Jean Réville (1854-1908) succéder à son père Albert Réville (1826-1906) ; trois décennies plus tard, Léon Brillouin (1889-1969) prend la suite de son père à la chaire de Physique générale et mathématique qui arbore dorénavant le titre nouveau de Physique théorique. Excepté Léon Brillouin, chacun des fils a d’abord exercé la suppléance de la chaire paternelle, avant d’y être élu professeur. Un tel exercice constitue vraisemblablement une forme d’adoubement qui consacre le fils au service du Collège de France : il convient de rappeler que les décisions concernant le remplacement ou la suppléance étaient d’abord votées par l’assemblée des professeurs et ensuite soumises à ratification par l’État. Dans son essai sur les filiations intellectuelles, Françoise Waquet reconnaît la suppléance comme un mode « naturel » pour amener une succession de maître à disciple. Elle rappelle que cette pratique n’était pas spécifique au Collège de France puisqu’elle existait aussi à l’École des chartes. Le professeur se faisait remplacer dans son enseignement, tout en restant en possession de sa chaire et de son salaire. Ce remplacement était donc une sorte de « placement » : le remplaçant occupait une position privilégiée pour briguer la chaire lorsque celle-ci devenait vacante (Waquet, 2008, p. 109). Ainsi, après le cas de la chaire d’Arabe de Caussin de Perceval, suivent encore deux opérations de placement qui se réaliseront avec succès : il s’agit de la chaire « Paris père & fils » pour la langue et littérature française du Moyen Âge, et de la chaire « Havet père & fils » pour l’éloquence et la philologie latine.

7Comme lors de la succession de Caussin de Perceval, rien n’est mentionné explicitement en ce qui concerne la question du maintien – ou de la transformation – de la chaire laissée vacante par la retraite de Paulin Paris⁹. Le 20 juin 1872, à quelques jours de la réunion de l’assemblée, Gaston Paris adresse sa lettre de candidature à Stanislas Julien, alors administrateur :

J’ai l’honneur de vous informer que je me porte candidat à la chaire de Langue et littérature française du Moyen-Âge au Collège de France, vacante par la retraite de mon père, et je viens vous demander votre bienveillant appui auprès de Messieurs les professeurs. Mon titre principal est d’avoir exercé pendant un an d’abord (1866-67), puis pendant trois ans consécutifs (1869-70, 1870-71, 1871-72) la suppléance de cette chaire. J’ajouterai qu’après avoir obtenu une première fois de l’Académie des Inscriptions le premier prix Gobert pour un ouvrage sur l’ancienne littérature française, je viens de recevoir la même distinction pour un livre sur la langue française du moyen-âge¹⁰.

Pour le savant dont Ferdinand Brunetière rappelait que le « premier maître et non le moins écouté […] fut son père, Paulin Paris »¹¹, le prix Gobert de l’Académie des inscriptions et belles lettres, reçu par deux fois, ne vient qu’en deuxième place dans l’ordre de présentation des titres. L’exercice de la suppléance de la chaire de son père pendant quatre années constitue encore une fois l’argument décisif – décisif parmi les arguments ostensiblement brandis – pour obtenir la cooptation collégiale. Gaston Paris, archiviste-paléographe, docteur ès lettres, directeur-adjoint à l’École pratique des hautes études, fut un remplaçant de choix. Lors de l’assemblée réunie le 30 juin 1872, il est donné lecture des décrets qui portent sur l’admission de Paulin Paris à la retraite et sur sa nomination comme professeur honoraire, avant de passer à la présentation des deux candidats pour la chaire de Langue et littérature française du Moyen Âge : Gaston Paris et Paul Meyer (1840-1917). Ce sont Ernest Renan et Michel Bréal qui prennent chacun la parole avant que l’on procède au scrutin : Gaston Paris obtient 29 voix contre une donnée à Meyer ; voilà une succession bien réglée, dont on peut supposer qu’elle a été préparée sous les auspices de quelques bienveillants notaires.

Hériter et s’écarter : de l’éloquence à la philologie latine

8L’ancienne chaire d’Éloquence latine (1542-1885), occupée par Ernest Havet, sera transmise à son fils Louis : elle affichera désormais le titre de « Philologie latine ». En effet, lors de l’assemblée du 18 janvier 1885, Ernest Renan fait part du décret admettant M. Havet, professeur d’Éloquence latine, à faire valoir, sur sa demande, ses droits à une pension de retraite à partir du 1^er janvier 1885. Au nom de tous ses collègues, le président exprime le regret que l’assemblée doive être désormais privée des lumières d’un esprit aussi éminent que celui de M. Havet père ; la proposition de nommer ce dernier comme professeur honoraire est adoptée à l’unanimité. Conformément au règlement en vigueur, l’assemblée est invitée à faire connaître au ministre de l’Instruction publique les considérations scientifiques qui peuvent justifier le maintien du titre de la chaire vacante, ou en nécessiter la transformation. Gaston Boissier, titulaire de la chaire de Poésie latine, préconise que cette chaire porte désormais le nom de « philologie latine »¹². Les deux propositions dont Boissier expose les motifs sont adoptées à l’unanimité¹³. Afin d’élucider les principes qui ont pu présider à l’élection successorale, il convient d’examiner la première demande de remplacement émise par Ernest Havet, deux années avant de prendre sa retraite. En novembre 1882, il adresse une lettre à l’administrateur pour demander à se faire remplacer par son fils¹⁴. À l’heure où il écrit, Havet compte vingt-huit ans de professorat dans sa chaire, et il avait déjà professé la même chaire dix ans à la Faculté des lettres. Il prie donc l’assemblée d’agréer son fils Louis Havet pour remplaçant, dans l’espoir que ses anciens maîtres qui siègent dans l’assemblée rendront de lui un témoignage favorable. C’était une pratique ordinaire, largement admise, que celle de se faire remplacer : lors de l’assemblée du 19 novembre 1882, conformément aux articles 9 et 10 du règlement du Collège, M. le président invite ceux de MM. les professeurs qui, se trouvant dans le cas prévu par les dits articles, désireraient se faire suppléer ou remplacer, à faire connaître les noms des candidats qu’ils proposent ; il n’y aura pas moins de six demandes de suppléance et quatre demandes de remplacement, dont celle de Havet. En 1882, on compte 39 chaires. C’est donc un bon quart de l’ensemble des chaires qui, plutôt que d’être occupées par leurs titulaires, seront tenues par un suppléant ou un remplaçant.

9Le 27 février 1885, Louis Havet, fils de son père, suppléant pour la troisième année consécutive, fait parvenir sa lettre de candidature à l’administrateur¹⁵. Dans cette lettre, le jeune savant énumère, comme il se doit, ses titres et travaux. Et, suivant en cela Gaston Paris, il ne manque pas de rappeler aux professeurs du Collège de France qu’ils ont bien voulu l’agréer, trois années de suite, comme remplaçant puis suppléant de son père dans la chaire d’Éloquence latine, nouvellement intitulée chaire de Philologie latine ; on reconnaît là un argument de poids, qui a déjà fait ses preuves.

10C’est en tant que remplaçant que Louis Havet avait prononcé une première leçon d’ouverture le 7 décembre 1882. Devant les fidèles auditeurs « qui s’étaient promis de venir suivre assidûment au Collège de France les leçons » de son père, le fils délivre trois hommages bien distincts. À son père bien sûr, privilégiant la sphère privée plutôt que publique : « Pour ce qui est de cette chaire en particulier, tout autre que moi serait à l’aise pour rendre, en y prenant place, hommage au professeur titulaire. Je garderai le silence sur l’enseignement public de mon père. Permettez-moi seulement de le remercier devant vous de deux choses que je lui dois, d’abord quelques connaissances sur les choses antiques, ensuite et surtout le plus précieux des biens pour ceux qui vivent du travail de l’esprit, la pensée libre ». Puis il rend hommage au « petit collège de France », car c’est ainsi qu’il désigne la section philologique et historique de l’École des hautes études, école de sa première jeunesse, établie à peu de distance de la maison qui l’accueille désormais. Enfin, il adresse un hommage, plus attendu, aux valeurs du « grand » Collège de France, célébrant les louanges, devenues traditionnelles, de l’amour du savoir pour le savoir et de la liberté de l’esprit¹⁶.

11Le terrain était donc déjà bien préparé lorsqu’à l’ordre du jour de l’assemblée du 1^er mars 1885 se trouve inscrite la discussion des titres des candidats pour la chaire nouvellement intitulée « Philologie latine ». Il y a deux candidats : en première ligne, Louis Havet, maître de conférence à la Faculté des lettres et à l’École des hautes études ; en seconde ligne, Émile Chatelain, également maître de conférence à l’École des hautes études¹⁷. C’est Gaston Boissier qui expose les titres des candidats. Se déclarant suffisamment éclairée, l’assemblée décide de passer immédiatement au vote. Le scrutin pour la présentation en première ligne est ouvert avec 25 votants : Louis Havet obtient 24 suffrages (un seul bulletin blanc) ; Émile Chatelain réalise un score identique pour la présentation en deuxième ligne.

12Louis Havet prononce sa leçon d’ouverture le 14 avril 1885. En choisissant d’intituler sa leçon « Éloquence et philologie », il tient à rappeler que la chaire de Philologie latine dont il a l’honneur d’inaugurer le titre nouveau est l’ancienne chaire d’Éloquence latine. Dans ce cérémonial, le fils ne manque pas d’honorer sa dette : il donne du poids non seulement aux travaux de son père, mais aussi à une longue tradition, puisque la chaire d’éloquence latine avait été fondée en 1534, remontant aux origines du Collège de France. Ainsi reconnaît-il ce qui appartient désormais à un passé glorieux, pour laisser le champ libre à l’expression de sa singularité affichée sous les traits plein de promesses de la philologie. Le fils se donne sa place, et même beaucoup de place : il est symbolique que, sur la page de garde de la leçon imprimée, la philologie se voie attribuer une taille de caractère deux fois supérieure à celle qui est octroyée à l’éloquence¹⁸. Le règlement de la succession de cette chaire latine, pimentée par le passage de l’éloquence à la philologie, montre aussi un fils qui a su habilement et brillamment faire fructifier le patrimoine familial.

Deux fils en conflit

13Il faut attendre le début du siècle suivant, lorsque la concurrence devient plus rude au Collège de France, pour voir la filiation paternelle subir quelques avanies. La chaire d’Histoire des religions, dont Albert Réville fut le premier titulaire (1880-1906), a bien failli échapper à son fils Jean Réville, contrairement aux deux opérations relatées précédemment où la succession avait suivi les rouages de la mécanique bien huilée du placement. Lors de l’assemblée du 16 décembre 1906, peu après le décès d’Albert Réville, l’ordre du jour appelle la discussion sur le maintien ou la transformation de la chaire d’Histoire des religions. Grégoire Wyrouboff (1843-1913) propose sa transformation en chaire de Numismatique et glyptique¹⁹. La proposition est appuyée par René Cagnat, Maurice Croiset et Sylvain Lévi, alors que Louis Havet, Philippe Berger, Marcelin Berthelot, Élie Mascart et Émile Levasseur se prononcent pour le maintien de la chaire. On vote : avec seulement 5 voix pour la transformation et un bulletin blanc, c’est le maintien de la chaire qui l’emporte (30 voix sur 36). Lors de l’assemblée suivante a lieu l’habituelle discussion des titres des candidats. Ceux-ci sont au nombre de cinq et parmi eux se trouve Georges Foucart, présenté par son père Paul Foucart ; Jean Réville l’est par Berger, Maurice Vernes par Havet, Marcel Mauss par Lévi et Arnold van Gennep par Meillet. Mauss reçoit les appuis de Pierre Janet et Camille Jullian²⁰. Cependant Jean Réville demeure le principal candidat à la succession de son père, premier titulaire de la chaire et président de la section des sciences religieuses de l’École pratique. Réville fils est déterminé à poursuivre l’œuvre paternelle et il formera dès les premières lignes de sa leçon inaugurale « le ferme dessein de maintenir dans [son] enseignement la pleine liberté spirituelle, la généreuse tolérance, la passion désintéressée de la vérité, la scrupuleuse fidélité à la conscience scientifique, [dont il a reçu] l’exemple et qu’il [lui] sera d’autant plus facile de perpétuer que dès [ses] premières années [il a] été élevé par [son père] dans ses principes »²¹.

14Bien plus que Mauss, le principal opposant à Réville est l’égyptologue Georges Foucart, qui enseigne l’histoire et les religions de l’ancien Orient à Aix-en-Provence. Ce dernier est aussi le fils de Paul Foucart, titulaire de la chaire d’Épigraphie et d’antiquités grecques, qui, on l’a vu, n’a pas hésité à présenter en personne le dossier de son fils, insistant sur le caractère « purement scientifique et dégagé de toute préoccupation confessionnelle » de la candidature²². Il est difficile de saisir avec précision ce que cette chaire pouvait signifier pour la famille Foucart, mais il s’agissait manifestement d’un patrimoine qu’on tenait à conserver par tous les moyens : telle une épouse sensible à la réussite de son mari, Mme G. Foucart s’est également impliquée et n’a pas ménagé sa plume pour défendre la cause familiale. Dans une lettre datée du 13 décembre 1906, adressée sans détour à l’administrateur, la belle-fille de Paul Foucart évoque de lointains souvenirs : « le temps où son père le Commandant Le Clerc [lui] demandait de précieux conseils pour ses travaux et ses cartes ; [le] temps encore où les leçons de dessin nous réunissaient Madame votre fille et moi chez nos communs amis les Delagrave ». L’épouse du candidat ne lésine pas sur la flatterie : « Depuis mon mariage avec le fils de votre collègue M. Paul Foucart, j’entends de nouveau bien souvent parler de vous et vous le pensez dans les mêmes termes d’admiration pour le savant, de profonde estime de la part de mon beau-père pour l’éminent Administrateur de son cher Collège de France. » À l’instar de Caussin de Perceval, Mme Foucart plaide pour une reconnaissance des bons et loyaux services de son beau-père, alors âgé de soixante-dix ans : « Cette candidature […] est pour son père la plus grande joie de la vieillesse, le couronnement des longues années qu’il a consacrées au Collège »²³. Hélas, la lettre ne produira pas les effets escomptés et les espoirs du père et de sa belle-fille seront déçus : à l’assemblée du 17 février 1907, Jean Réville est élu au deuxième tour, grâce, semble-t-il, au déplacement en sa faveur des votes obtenus au premier tour par Mauss et Vernes. Mauss qui se présente en seconde ligne contre Foucart fils, Van Gennep et Vernes, obtiendra la majorité au second tour²⁴.

15Après cette bataille électorale, Jean Réville occupera sa chaire à peine plus d’un an. Ce père de sept enfants meurt le 8 mai 1908, probablement victime de surmenage intellectuel, « affaibli par la fatigue physique d’un incessant labeur »²⁵. La place est à nouveau libre et Paul Foucart a de la constance dans ses idées : il y aura donc une deuxième tentative pour faire rentrer son fils au Collège de France. S’il est loisible de noter que ce dernier n’a jamais exercé de suppléance, rien ne permet cependant d’affirmer que c’est la raison pour laquelle sa candidature échouera. Pourtant, cette fois encore, Foucart n’aura pas ménagé sa peine. À peine plus d’un mois après le décès de Jean Réville, Foucart père adresse une lettre à l’administrateur, dans laquelle il sollicite une seconde fois l’appui de son « cher collègue ». Il n’hésite pas à glisser quelques allusions malveillantes, affirmant que Mauss et Loisy apparaissent « les plus sérieux à cause des patrons qui poussent leur candidature avec ardeur » ; donnant un petit coup de griffe à Loisy, « que M. Havet a décidé à se présenter et pour lequel il avait demandé sans succès à notre Académie le second prix Lefèvre-Daumier (8 voix sur 40) » ; ne se privant pas non plus d’égratigner Mauss, qui « a comme titres quatre articles, écrits en collaboration et qu’il a signés en second ; on ne s’est jamais expliqué sur la part réelle qu’il y a prise »²⁶.

Une succession dans la famille des sciences mathématiques

16Quelques années plus tard, l’élection de Léon Brillouin (1889-1969) à la suite de son père Marcel Brillouin (1854-1948), pour la chaire de Physique générale et mathématique (1900-1931), est beaucoup moins mouvementée²⁷. Léon Brillouin est non seulement le fils de Marcel Brillouin mais il est aussi le petit-fils d’Élie Mascart (chaire de Physique générale et expérimentale). Marcel Brillouin prend sa retraite à partir du 1^er décembre 1930. À l’assemblée du 15 novembre 1931, il convient donc de décider de l’affectation des crédits de la chaire de Physique générale et mathématique laissée vacante. Sur la proposition du mathématicien Jacques Hadamard, celle-ci est renommée chaire de Physique théorique avec 37 voix sur 38. Lors de la séance suivante de l’assemblée (17 janvier 1932), deux candidatures sont présentées : Léon Brillouin en première ligne, Edmond Bauer en deuxième ligne. Les titres des candidats sont exposés par Hadamard. C’est Paul Langevin qui a rédigé le rapport de présentation²⁸ pour Léon Brillouin²⁹. Une vingtaine d’années plus tôt, c’était le père, Marcel Brillouin, qui avait composé le rapport pour la candidature de Langevin³⁰. Cependant, dans le rapport écrit par Langevin, contrairement aux cas étudiés précédemment, aucune allusion n’est faite au père du candidat³¹. Le fils Brillouin, qui est professeur à la Sorbonne pour la chaire de Théorie physique, créée à l’Institut Henri-Poincaré, a été le sous-directeur du laboratoire de Langevin, lui-même très lié à son grand-père, Éleuthère Mascart. Au moment de l’élection, c’est Bauer qui est le sous-directeur du laboratoire de physique générale et expérimentale au Collège. Personne ne demande la parole avant le vote. Il est précisé que le règlement (décret du 24 mai 1911) exige, pour la validité du vote, la présence des deux tiers des professeurs en exercice. Avec 42 professeurs en exercice le quorum est largement atteint ; il y a 37 votants. Le scrutin pour la présentation en première ligne est ouvert : le fils Brillouin obtient la majorité des suffrages avec 35 voix (1 voix pour Bauer et 1 bulletin blanc). Bauer passera en deuxième ligne avec 34 voix. La suite de la carrière de ce dernier suggère que la direction du laboratoire de Langevin ne pouvait être une condition suffisante pour assurer son placement au Collège³². La succession « Brillouin père & fils », sans heurt avéré, apporte ainsi une dernière touche heureuse au tableau des chaires transmises de père en fils que nous nous sommes appliqués à reconstituer³³.

Épilogue

17La transmission familiale a-t-elle jamais disparu du Collège de France ? Au-delà de la transmission d’une chaire, la filiation paternelle prend un tout autre relief, dès lors que l’on saisit, dans les leçons inaugurales des fils, l’expression de la reconnaissance envers celui qui a transmis un précieux patrimoine. Un patrimoine que les fils ont su d’autant mieux accroître qu’il avait été dûment pesé : c’est le fils devenu disciple qui honore l’« initiateur à la vie de l’esprit, le maître dont il […] a été doux de [s]’inspirer »³⁴, quand l’appréciation de l’œuvre accomplie pourrait être laissée à d’autres. Si « l’indépendance absolue du développement de l’esprit » est ce pour quoi Louis Havet a dit qu’il était le plus reconnaissant à son père, il demeure que chacun honore sa dette envers son prédécesseur et géniteur, pour s’offrir la possibilité de mieux s’en distancier et trouver une juste ampleur entre « [la] gratitude pour le passé et [le] zèle du progrès »³⁵. Dans ces leçons délivrées par des fils qui succèdent à leur père, et qui pour la plupart, ayant bénéficié de l’instruction paternelle, se retrouvent à devoir gérer un patrimoine intellectuel, on observe sans surprise le travail d’appropriation typique des élèves et disciples qui doivent établir une distance bien mesurée par rapport à leurs maîtres : entre le père et le fils, le maître et le disciple, le prédécesseur et le successeur dans une chaire, il s’agit constamment de négocier la place qui va être nouvellement occupée en donnant du poids à l’histoire qui a précédé³⁶.

18Plutôt que de chercher une spécificité à la filiation paternelle, je propose donc de disposer un jeu de miroir entre les deux types de transmission : celle de père à fils et celle de maître à disciple, le devoir de protection appelant le devoir de piété dans l’une comme dans l’autre des deux configurations : la piété filiale exprimée par les disciples envers leurs maîtres lors des filiations dites intellectuelles est loin d’être moindre que celle d’un fils envers son père. De la même façon, lorsque l’on s’intéresse à la question de l’hérédité des chaires, dans l’un et l’autre type de filiation, on se frotte pareillement à la difficulté de faire la part entre ce qui est hérité et mérité, d’autant plus que le mérite et le prestige – ou plus précisément le bénéfice de ce mérite et de ce prestige – est aussi susceptible d’être hérité. L’hérédité des chaires n’étant pas habituelle et reconnue comme légitime, il est loisible d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une trace encore opérante d’une tradition d’Ancien Régime. La notion actuelle de chaire vient s’opposer à celle d’officium, c’est-à-dire de charges inamovibles, la plupart du temps vénales, qui se transmettaient héréditairement : une charge était conférée à vie et le titulaire avait le droit de présenter des successeurs (Ferté, 2000). Notre étude des transmissions de chaire de père en fils permet de mettre en lumière la dimension patrimoniale des chaires du Collège de France et de poser la question de l’hérédité des chaires, dans un cadre plus large que celui de l’héritage familial.

19La suppléance pratiquée au xix^e siècle, avec une visée de « placement », pouvait être un moyen de veiller sur un patrimoine soigneusement constitué. Il fallait par exemple assurer la conservation d’une chaire récemment créée. On doit concevoir le principe de la suppléance (ou du remplacement) comme une étape préparant l’héritage, à la manière d’une « donation », alors que le titulaire de la chaire est toujours en vie et en exercice. On peut se demander quel serait, de nos jours, l’équivalent de cette pratique pourtant contraire aux principes fondateurs du Collège. Il n’est pas toujours aisé de transmettre et faire fructifier le patrimoine. En effet, la question de l’hérédité des chaires appelle, à son inverse, celle de l’extinction définitive ou de la disparition temporaire d’un champ de savoir ou d’une famille de pensée. Gilbert Dagron (1932-2015), administrateur du Collège entre 1997 et 2000, se souvenait de Pierre Bourdieu – avec qui il était très lié – comme l’un des professeurs qui l’avait mis dans l’embarras parce qu’il voulait que sa chaire de Sociologie soit pérennisée. L’éminent sociologue s’était désigné un successeur en la personne de l’historien Christophe Charle, défiant le principe de liberté de transformation et d’innovation propre au Collège. Charle n’a pas été élu ; Bourdieu en a été très affecté. Dagron a fait valoir que « cette faiblesse de grand homme » avait été la seule divergence qu’il ait jamais eue avec Bourdieu³⁷. Réservant à la filiation une fortune plus heureuse, la chaire d’Anthropologie sociale inaugurée par Claude Lévi-Strauss en 1959 a vu jusqu’à aujourd’hui se succéder deux héritiers, Françoise Héritier, puis Philippe Descola, dûment intronisés.

20Dans ses Souvenirs, Paul Veyne évoque ce rapport embarrassé que le Collège de France entretient avec la pratique de la succession :

Lorsqu’une des cinquante chaires devient vacante par le décès du professeur qui l’occupe ou par son départ à la retraite […], on élit un nouveau professeur. Ou plutôt on transforme la chaire. Car le Collège est d’un avant-gardisme puritain (i.e. très attaché au principe). Si le professeur de tibétain, pour prendre cet exemple, a atteint l’âge de la retraite, il serait de mauvais goût de lui donner aussitôt un successeur : il convient de suivre au plus près le mouvement de la science en train de se faire. […] Ce qui serait inexpiable serait de chercher à faire élire son propre disciple. Car cela reviendrait à prétendre perpétuer un stade déjà atteint par la science, le stade que le maître (du disciple) lui-même avait atteint³⁸.

André Miquel, administrateur du Collège entre 1991 et 1997, souligne qu’« on ne dit pas succéder à mais prendre la chaire de : le terme succéder est un terme proscrit à l’assemblée des professeurs »³⁹.

21Proscrire un terme est une chose. Blâmer une pratique en la taxant de faiblesse de grand homme en est une autre. Le principe de succession s’en trouve-t-il pour autant condamné ? Pour peu que l’on donne à la notion de « famille » un sens plus large, la transmission familiale n’a jamais disparu du Collège de France. Ainsi, dans un authentique souci d’« avant-gardisme puritain », pour reprendre la formule de Veyne, il est possible que la singularité de l’illustre institution tienne aussi à ce qu’elle abrite en son sein l’une des traditions de l’Ancien Régime, sous la forme du principe d’hérédité, fort éloignée de l’idée simpliste que l’on se fait depuis peu de la légitimité savante.