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La politique des chaires au Collège de France

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Wolf Feuerhahn

Anciens et nouveaux régimes des chaires

Changer la destination des chaires

La mise en place d’une pratique, entre convenance personnelle et exigence de l’Université (1760-1780)

Jeanne Peiffer

Texte intégral

  • 1  Voir, pour exemple, Lefranc et al., 1932, p. 10.
  • 2  Pour une étude du discours indigène produit par le Collège, voir la contribution de Wolf Feuerhahn (...)

1Lucien Febvre, lorsqu’il s’est adressé le 11 mars 1951 à l’assemblée des professeurs pour défendre et la création d’une chaire d’Histoire de la pensée scientifique et la candidature d’Alexandre Koyré, a tenté d’adapter la vieille devise omnia docet aux réalités du Collège en proposant nova docet. « Il n’enseigne, il ne doit enseigner, notre Collège, que ce qui ne s’enseigne point ailleurs » (cité par Redondi, 1986, p. 133-134). Cette faculté d’innovation en marge des disciplines établies serait le résultat d’un mécanisme de sélection des enseignements fondé sur la liberté de changer les intitulés des chaires, en fonction de l’état des sciences et à condition que le budget global reste constant. Cette « liberté de transformation », souvent réaffirmée1, est considérée comme un « élément constitutif de l’institution du Collège » (Croiset, 1918, p. 154) ou comme l’un des traits caractéristiques de son identité. Constamment évoqué dans les discours d’auto-représentation du Collège et placé au cœur de ce que Marcel Bataillon a nommé une « création continuée » (Bataillon, 1962, p. 6) du collège, ce « mécanisme d’auto-adaptation » (Charle, 1986, p. 394) a pourtant été instauré à un moment clairement identifiable de son histoire. Dans cette contribution, nous allons nous interroger sur l’origine de cette pratique si prégnante pour l’image2 que le Collège donne de soi depuis le xixe siècle, puis examiner le contexte dans lequel elle est apparue, les débats qu’elle a suscités et les formes qu’a pu prendre sa mise en œuvre dans les premiers temps de son existence.

  • 3  Sédillot, 1869, p. 490-491 ; Lefranc, 1893, p. 253-268 ; Monod, 1905, p. 742-745 ; Bataillon, 1962 (...)

2En parcourant le « Registre des délibérations prises aux assemblées des lecteurs et professeurs royaux », on est frappé par la remarquable permanence de la plupart des chaires pendant plus de deux siècles. Puis, dans les années 1760 et 1770, la pratique de transformation des intitulés s’instaure progressivement pour s’inscrire finalement dans les fameuses lettres patentes signées par le roi le 16 mai 1772 et enregistrées au Parlement le 26 mars 1773, qui réorganisent le Collège3.

  • 4  Ces registres, conservés aux Archives du Collège de France, y portent la cote 2 AP 1 à 4.
  • 5  Les lecteurs sont attachés au service du roi, mais destinés en même temps à l’enseignement public (...)

3Transportons-nous donc dans l’atelier des intitulés, de 1760 à 1780, à la recherche des principaux acteurs, des arguments qu’ils avancent et des circonstances dans lesquelles les premières nominations dans les chaires converties ont eu lieu. Ma principale source sera institutionnelle, puisque c’est dans le Registre des assemblées des professeurs4 que j’ai d’abord cherché les traces de cette « réforme ». Malheureusement cette documentation est insuffisante pour une étude approfondie des ressorts intellectuels et personnels des nominations des lecteurs et professeurs royaux5 d’Ancien Régime, auxquelles très peu d’études – pour ne pas dire aucune – ont été consacrées. Au préalable, il est cependant nécessaire de rappeler le processus de nomination des professeurs au xviiie siècle.

Processus de nomination des professeurs : une assemblée gardienne des formes

  • 6  Ce sont des actes royaux par lesquels les officiers sont pourvus de leur charge. Ils sont établis (...)
  • 7  Depuis Colbert, le collège royal fait partie des attributions du secrétaire d’État, ministre de la (...)

4L’assemblée des professeurs, qui comptait dix-neuf membres dans la seconde moitié du xviiie siècle, présidée par le doyen, se réunissait deux fois par an, à dates fixes, le dimanche des Rameaux et le dimanche après la Saint-Martin, pour préparer les affiches de cours du semestre. C’est le roi qui nomme les professeurs qui se présentent ensuite devant l’assemblée, munis de leurs lettres de provision6 avec la date de leur obtention par la Grande Chancellerie, au bas desquelles on trouve la prestation de serment7 entre les mains du Grand Aumônier de France, avec sa date. Lecture est faite de cet acte, puis une date est assignée au nouveau lecteur pour son discours d’installation et deux censeurs sont nommés pour entendre ce discours avant qu’il soit prononcé en séance publique, devant le corps des professeurs « en Robes, Bonnets et Cornettes » (2 AP 2, p. 39), parfois en présence du Secrétaire d’État dont dépend le Collège. Il semblerait donc que pour l’essentiel l’assemblée des professeurs ait été réduite à enregistrer la nomination effectuée par le roi et à contrôler le discours inaugural du nouveau lecteur.

  • 8  Bénéficiaire d’une survivance d’une charge pour l’exercer après le décès de l’officier qui en est (...)
  • 9  Louis Phélypeaux (1705-1777), comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État ayant la Maison du roi d (...)

5Il est pourtant arrivé à cette assemblée de contester la forme des lettres de provision qui lui ont été présentées. C’était le cas notamment le 30 mars 1760 lorsque l’abbé Jean-Jacques Garnier (1729-1805) a été nommé survivancier8 de l’abbé Claude Sallier (1685-1761) dans la chaire d’Hébreu. « On lui a fait differentes observations sur la redaction d’icelles [les lettres de survivance], qui a paru contraire a la forme de semblables lettres precedemment accordées par sa majesté en pareil cas » (2 AP 2, p. 92), lit-on dans les Registres qui restent cependant muets sur le détail des critiques formulées à l’encontre de ces lettres. Conformément à l’usage, l’assemblée a néanmoins nommé deux censeurs et fixé le jour pour le discours d’installation que Garnier a prononcé le 17 avril 1760. Elle a pu formuler des protestations sans remettre en cause la nomination d’un protégé du comte de Saint-Florentin9 auquel Garnier avait rendu service (Goujet, 1815, p. 336-337).

  • 10  Bien que la date de décès soit partout indiquée comme 1767, il est encore question de lui au Collè (...)
  • 11  On appelait ainsi les élèves de l’École des jeunes de langues, créée en 1669 à l’initiative de Col (...)

6Lorsque Jean-Baptiste Hélin de Fiennes (1710-1767)10, incapable d’assurer sa charge, fut destitué par arrêt du Conseil d’État de la chaire d’Arabe qu’il occupait depuis 1748 (et le décès de son père), l’assemblée des professeurs du 10 janvier 1768 a chargé le syndic de protester auprès du ministre « sur la forme des lettres ». Dans sa réponse, Saint-Florentin (2 AP 2, p. 107) invoque le refus de Fiennes de démissionner et la nécessité de rendre un arrêt pour pouvoir lui donner un successeur en la personne de Denis Dominique Cardonne (1720-1783), ancien jeune de langues11, ayant séjourné pendant vingt ans à Istanbul. Soucieuse de ses prérogatives, l’assemblée des professeurs se contente d’émettre des protestations sur la forme sans remettre en cause les nominations qu’elle enregistre.

  • 12  Lettre du duc de la Vrillière à Garnier, datée du 18 décembre 1774, conservée dans le dossier de J (...)
  • 13  Selon Goujet, 1815, I, p. 336.
  • 14  Adressée à Lalande le 12 mai 1773, en pleine réforme du Collège, cette lettre mérite d’être citée  (...)
  • 15  Paris, Bibliothèque de l’Institut, ms 2466, fol. 216-217. Je remercie Irène Passeron d’avoir mis à (...)

7Les Registres ne nous apprennent cependant rien de ce qui se passe en amont de ces nominations. En cas de vacance d’une chaire, comment s’opère la sélection du nouveau professeur ? Y avait-il plusieurs candidats proposés pour un poste, comme c’était le cas pour les membres de l’Académie des sciences où le roi choisissait parmi une liste restreinte de candidats, proposée par les académiciens ? Une lettre12 du ministre à l’inspecteur du Collège fait état d’une telle liste de personnes qui demandent une chaire vacante suite au décès d’un professeur. A-t-elle été transmise par l’inspecteur ou est-elle le résultat de savants qui se présentent spontanément au ministre ? Comme le Collège dépendait directement du roi, les savants qui avaient leurs entrées à Versailles – et ils semblent avoir été nombreux parmi les lecteurs royaux – avaient le pouvoir d’intervenir auprès du ministre ou de ses services pour formuler des propositions. Dans le dossier Lalande une lettre (15 CDF 165, n° 7) de Ménard de Chousy, premier commis de la Maison du roi13, oppose une fin de non recevoir à une demande14 de poste pour le physicien Sigaud de Lafond, élève de l’abbé Nollet. En l’absence d’études précises des nominations du xviiie siècle, c’est en effet dans les correspondances contemporaines qu’on doit pouvoir trouver des traces de ces interventions auprès du pouvoir royal. Ainsi une lettre non signée, attribuée par Charles Henry au comte d’Angiviller, et adressée le 9 janvier 1770 à Jean le Rond d’Alembert, fait état d’une telle intervention. Cherchant un poste en France pour le jeune Pierre Siméon Laplace, d’Alembert, dans une lettre perdue, avait visiblement suggéré qu’on transforme une chaire du Collège en chaire de Mathématiques. La réponse de son interlocuteur est on ne peut plus claire : « dans ce moment cy il n’y a nul changement à faire ». Ménard de Chousy, qu’il a consulté, « n’a même trouvé sur l’etat [du Collège] qu’une chaire en langue arabe à supprimer, mais il faut attendre la vacance, et alors il m’a dit qu’il feroit ses efforts pour la faire changer en une chaire de mathématiques et qu’elle fut donnée à Mr de la Place »15. Comme on le sait, la demande de d’Alembert n’a pas abouti, Laplace n’ayant jamais figuré sur aucune liste de professeurs du Collège.

  • 16  Sur ce personnage peu connu, voir Borowczyk, 2014.

8La démarche effectuée en 1745 par l’astronome Pierre Charles Le Monnier (1715-1799) montre que les candidatures spontanées étaient possibles pour des savants déjà introduits à Versailles. Membre de l’Académie des sciences, il a proposé au ministre, alors le Comte de Maurepas, « d’enseigner au College Royal ses Elemens d’Astronomie » (2 AP 2, p. 44-45). Maurepas en a informé l’inspecteur du Collège et a jugé cette offre de service « avantageuse, cette partie des Mathematiques nayant pas esté traitée depuis 20 ans » (ibid.). Par ailleurs, la chaire de Mathématiques de François Chevallier16 (1669-1748), très pris par ses fonctions de maître de mathématiques auprès du roi, ayant été occupée depuis 1738 par son coadjuteur Fontaine Descrates tout récemment décédé, Maurepas n’a pas besoin de lui « nommer un substitut », Le Monnier pouvant utilement le suppléer. Les professeurs l’ont accepté parmi eux et « luy ont déclaré qu’il pouvoit faire ses leçons et ses affiches conformément a l’ordre de Mr le Comte de Maurepas » (ibid.). Manifestement l’astronome avait bien choisi le moment pour présenter sa candidature. En 1748, il fut nommé titulaire de la chaire de Philosophie grecque et latine, chaire occupée d’ailleurs depuis la fin du xviie siècle par des mathématiciens, à savoir Pierre Varignon (de 1694 à 1722), Joseph Privat de Molières (de 1723 à 1742) et Jean-Paul Gua de Malves (de 1742 à 1749).

Effets de génération : débats et contestations dans les années 1760

  • 17  En 1761, plus de la moitié des lecteurs royaux ont entre 60 et 80 ans alors que les coadjuteurs su (...)

9Dès l’arrivée, en 1760, de l’abbé Jean-Jacques Garnier et, en 1761, de Joseph-Jérôme Lefrançois de Lalande (1732-1807), qui représentent la jeune génération dans une institution vieillissante17, la tenue bien réglée des assemblées routinières des professeurs royaux change.

10Garnier, boursier au collège de Séez, reçu maître ès arts en 1750, s’est spécialisé dans les langues orientales et était répétiteur au collège d’Harcourt lorsque Saint-Florentin lui obtint en 1760 la survivance de l’abbé Sallier au Collège royal (Cadilhon, 1999, 244-247). Le jeune lecteur se distingua dès 1765 par la publication d’un ouvrage, L’Éducation civile, dans lequel il expose, dans un style vif et revigorant, sa conception de l’éducation de l’honnête homme dont le royaume a besoin pour remplir les charges et fonctions publiques. Il y élabore un programme sur trois ans progressant des mathématiques, de l’astronomie, de l’histoire naturelle, de la chimie et de la physique expérimentale (enseignées en première année) vers « l’étude de la Morale pratique, de l’œconomique, de la politique qui comprendrait le Droit de la Nature, le Droit des gens et le Droit public » (Garnier, 1765, p. 32-33), qui forment la Science de l’homme civil jamais enseignée publiquement en France, en passant par la Logique et la métaphysique (deuxième année). Il indique les lectures à faire, les sources que les professeurs utiliseront et les formes d’exercices à mettre en œuvre, d’où il bannit avec vigueur les disputes (scolastiques). Sa réflexion participe du mouvement de réforme du système scolaire français, devenue nécessaire après la fermeture des collèges jésuites et qui passionnait alors ses contemporains. Hostile au savoir illusoire et à la littérature jugée trop badine de son temps, son approche fut sévèrement critiquée par les philosophes (Cadilhon, 1999, p. 250). Le projet de Garnier est d’établir son école nouvelle à Paris et il propose d’en faire le premier essai au Collège royal (Garnier, 1765, p. 146). On y trouve en germe les idées qui s’exprimeront dans le débat autour de la rénovation du Collège et parfois les termes-mêmes des mémoires rédigés par l’abbé.

11Lalande, lorsqu’il est nommé en 1761 au Collège de France, bien que le plus jeune de la compagnie, était depuis huit ans déjà membre de l’Académie des sciences. Une mission d’observation à Berlin en 1751, alors qu’il n’avait que dix-neuf ans, l’avait mis en contact avec Maupertuis et Euler qui ont sans doute favorisé sa nomination à l’Académie des sciences de Berlin et c’est aussi à la réussite de cette mission qu’il doit probablement d’entrer à l’Académie de Paris. Ainsi, lorsque le roi le nomma coadjuteur de son ancien professeur, Joseph-Nicolas Delisle (1688-1768), lecteur royal de mathématiques depuis 1718, Lalande était un astronome bien établi, lié en France à Delisle, La Caille, Le Monnier, et avec d’importantes connexions à l’étranger.

12Dès le début des années 1760, une certaine agitation s’empare du Collège royal, les assemblées extraordinaires des professeurs se multiplient, les griefs s’expriment publiquement, des contestations s’élèvent et des lettres de protestation sont adressées au ministre. On peut y voir une première manifestation d’une volonté de bousculer les anciennes traditions et d’une contestation des règles établies, notamment par rapport aux taxes à payer, au fonctionnement interne des assemblées des professeurs, mais aussi aux rapports avec la royauté.

  • 18  Le mémoire est conservé dans le dossier Lalande du Collège de France (15 CDF 165, n° 3). Garnier e (...)
  • 19  Jean-Claude Pecker situe l’initiation de Lalande plus tard, vers 1770 (Pecker, 1985, p. 4).

13Les gages des professeurs étant très faibles en ces années-là, une première contestation se développe au sujet du paiement des droits du sceau pour les actes délivrés par la chancellerie aux professeurs royaux. Il subsiste un brouillon de lettre rédigé par Garnier le 21 janvier 1761 et demandant de ne pas être assujetti à cette taxe (15 CDF 125, n° 1). Lalande, dès sa première visite à l’assemblée des professeurs, le 19 mars 1761, annonce avoir obtenu de ne pas payer le sceau scellant ses lettres de provisions. L’inspecteur note le fait dans le Registre, observe que Lalande n’a employé « aucune protection » et dit conserver dans ses archives le mémoire18 composé pour obtenir l’exemption (2 AP 2, p. 94). Notons que Saint-Florentin, franc-maçon comme Lalande19 et membre honoraire de l’Académie des sciences, assiste à son discours d’installation, ce qui témoigne d’une certaine proximité de Lalande avec le pouvoir et donc sans doute d’une protection royale.

  • 20  Dans le dossier Lalande du Collège de France (15 CDF 165, n° 6), on trouve quelques pièces relativ (...)

14Dès le 3 avril 1762, « Monsieur de la Lande a lû un projet de memoire à présenter à Monsieur le Comte de St Florentin pour demander que les professeurs royaux soient établis sur l’état des officiers commensaux de la maison du roy » (2 AP 2, p. 96). Avoir la qualité d’officiers commensaux permettait d’être exempté de la taille d’exploitation20. On avait suspendu, pendant la guerre de Sept ans (1756-1763) et pendant les trois premières années de paix, tous les privilèges en matière de taille, privilèges rétablis en 1766, mais on s’efforça de les limiter (Clamageran, 1890, p. 392-393). Le Monnier, auquel l’opposaient de nombreuses querelles et avec lequel Lalande s’est brouillé dès 1756, semble avoir repris quelques années plus tard le combat, mais sans succès.

15Il est également arrivé que les professeurs contestent les règles de fonctionnement des assemblées. Ainsi, le 13 novembre 1763, le décanat de la compagnie aurait dû revenir à Delisle, âgé de 75 ans et ne remplissant plus la fonction de sa chaire. Rappelons que le doyen convoquait et présidait les assemblées des professeurs et occupait le premier rang dans une société régie précisément par le rang qu’on y tenait. Ce droit lui fut contesté par certains qui souhaitaient le voir considéré comme professeur honoraire, hors rang, mais ils n’ont pas pu s’imposer.

16La toute première demande de conversion d’une chaire dont il est fait état dans le Registre des assemblées émane d’un « particulier » qui a présenté un mémoire au ministre pour demander que « la chaire de Ramus créé dans le College Royal pour l’étude des mathématiques fut changée en une chaire de Grammaire générale et de langue françoise » (2 AP 2, p. 103). Rappelons que cette chaire n’était pas une chaire royale, mais avait été instituée par le testament de Ramus, avec la condition qu’elle soit mise au concours tous les trois ans. Tout au long du xviiie siècle, après la vacance de la chaire suite au décès de Laurent Pothenot (1650-1732), professeur en titre, le financement de la chaire était problématique, la rente établie par Ramus étant nettement insuffisante pour stipendier un professeur. Après lecture du mémoire dans l’assemblée extraordinaire des professeurs royaux du 21 juillet 1765, il a été décidé « qu’il seroit à propos d’exposer au ministre les raisons qui doivent empecher cette innovation » (ibid.). Le caractère inédit et innovant de ce changement a bien été reconnu, mais sa réalisation a été refusée. Malheureusement les procès-verbaux restent muets sur les raisons qui ont poussé l’assemblée à ne pas accepter cette proposition.

17Quelques années plus tard, le 10 février 1768, il sera de nouveau question de cette chaire lors de la nomination du mathématicien Antoine-René Mauduit (1731-1815). Les lecteurs royaux objectèrent que ses lettres de provision n’étaient pas conformes aux conditions stipulées par le testament du fondateur de la chaire et ont refusé d’installer Mauduit. Ils se sont, en cette occasion, sentis dépositaires des dernières volontés de Ramus et ont fait valoir leurs droits. Ils ont affirmé que « cette chaire s’étoit toujours donnée au concours et n’avoit jamais été regardée comme une chaire royale ni conférée par des lettres patentes » (2 AP 2, p. 107). Versailles, par la voix de Saint-Florentin, s’est incliné et a retiré ses lettres de provision pour y substituer celles qui étaient accordées par les professeurs royaux, avec l’accord des magistrats que Ramus a associés à l’attribution de la chaire. Au vu de la modicité des sommes disponibles pour le financement de la chaire et aussi de ses compétences mathématiques, Mauduit a été dispensé du concours auquel l’accès à la chaire était soumis. Deux ans plus tard, en 1770, il a pu obtenir une des deux autres chaires de Mathématiques, d’abord comme coadjuteur survivancier (le 8 avril 1770, 2 AP 2, p. 114) puis en tant que titulaire.

L’atelier des intitulés, 1768-1778

La chaire d’Astronomie de Lalande (1768)

18La première chaire qui a effectivement changé de titre est celle de Lalande, mais on n’en trouve aucune mention dans les Registres. Louis-Amélie Sédillot rapporte : « Déjà à la mort de Joseph-Nicolas Delisle arrivée le 12 septembre 1768, Lalande avait donné à sa chaire de mathématiques le titre de chaire d’astronomie » (Sédillot, 1869, p. 490). Le changement d’intitulé est présenté comme une initiative personnelle de la part de Lalande. Or, durant la longue absence de Delisle, qui a séjourné pendant vingt-deux ans en Russie, sur ses trois remplaçants les deux derniers, Joseph Privat de Molières (1677-1742) et Robert Benet de Montcarville (1698-1771) y avaient bien enseigné les mathématiques (Torlais 1983, 276). La démarche de Lalande, relayée par Garnier auprès des autorités royales, traduit sans doute une volonté d’ancrer la chaire dans son propre domaine d’étude et peut être interprétée comme un mouvement vers plus de spécialisation.

Premières traces d’un débat (1769)

19Les premières traces, ténues, d’un débat sur la liberté de transformation des chaires se trouvent dans un mémoire dont Garnier, nommé inspecteur en 1768, informe le 19 mars 1769 les professeurs royaux, après l’avoir déjà présenté au ministre compétent. Il vise à transformer deux chaires, celle d’Hébreu dont il est lui-même titulaire et une des deux chaires de Philosophie grecque et latine, dont Le Monnier est professeur en titre alors que son jeune coadjuteur, Jacques Antoine Joseph Cousin (1739-1800), y donne les cours les plus mathématiques.

20Il pourrait s’agir ici encore d’une initiative personnelle, puisque la mesure profite à son initiateur qui convertit sa chaire d’Hébreu en chaire d’Histoire, ce qui convient mieux à un futur historiographe de France. Quant à la seconde chaire concernée, elle est occupée de fait par des mathématiciens, comme nous l’avons signalé plus haut et, en la transformant en chaire de Physique universelle, il s’agit de mettre le titre en conformité avec l’enseignement réel dispensé par Le Monnier et Cousin. Comme pour la première, le professeur n’a pas changé.

21Quant aux arguments avancés pour établir la nécessité des transformations, Garnier commence par insister « sur le peu d’utilité dont étoient ces deux chaires, renfermées dans les limites de leur premiere institution » (2 AP 2, p. 112). Depuis qu’une chaire d’Hébreu a été fondée en 1751 par le duc d’Orléans à la Sorbonne, où les étudiants peuvent acquérir des grades, celle du Collège royal, qui ne fait pas partie de l’Université, est désertée. Le même argument concernant le faible nombre d’auditeurs vaut pour la seconde chaire : « depuis les découvertes des modernes dans la physique, la philosophie grecque et latine ne paroissent plus piquer la curiosité du public » (2 AP 2, p. 112). Garnier y ajoute un second argument : « depuis environ un siècle, les professeurs de cette chaire pour se rendre utiles, avoient eux-mêmes changé la destination de l’une de ces chaires en enseignant la physique de Newton quoi qu’ils conservassent le titre de professeur de philosophie grecque et latine, ce qui ne pouvoit qu’induire en erreur et nuire à la célébrité de cette chaire » (2 AP 2, p. 112). En effet, cette transformation tient compte du développement des mathématiques tout au long du xviiie siècle. Lorsque Jean Gallois occupait cette chaire à la fin du xviie siècle, il y commentait des textes de mathématiques anciennes qui nécessitaient une bonne connaissance du grec et du latin. Mais, après la découverte du calcul différentiel et intégral, que Pierre Varignon avait mis sur les affiches en 1722, l’année de son décès, et la publication des Philosophiae naturalis principia mathematica de Newton puis la constitution de la mécanique rationnelle, l’enseignement de la philosophie naturelle s’est émancipé de celui de la philosophie grecque et latine. Le changement de destination de la chaire est donc censé prendre acte de cette évolution et permettre une plus grande lisibilité des cours dispensés.

  • 21  Voir à ce sujet Chartier, Compère et Julia, 1976, chap. 7 ; Julia, 1983 ; Brockliss, 1987, dont le (...)

22Un autre groupe d’arguments, promis à une longue postérité, vise à rétablir la continuité avec l’intention du fondateur. Garnier, selon le procès-verbal du 19 mars 1769, rappelle que François Ier entendait que « ses sujets trouvassent dans ledit college des secours sur toutes les branches des connoissances humaines qui ne s’enseignoient point ou qui ne s’enseignoient qu’imparfaitement dans l’université et que tous les changemens qu’il seroit a propos de faire dans les etudes publiques fussent annoncés et exécutés d’abord dans son college Royal » (2 AP 2, p. 112), puis applique cet argument à sa propre spécialité, l’histoire, « une des branches de la litterature la plus utile à tous les ordres des citoyens, la plus propre à former des sujets pour remplir des places à l’académie des inscriptions » (ibid.), et rappelle qu’elle s’enseigne déjà dans toutes les universités d’Allemagne, de Hollande, de Suède et du Danemark. La comparaison avec les universités étrangères n’est pas en faveur de la France et Garnier craint que les familles les plus distinguées n’envoient leurs enfants étudier à l’étranger. Gabriel Monod, décrivant la création de la chaire d’histoire au Collège (Monod, 1905, p. 742-745) en la replaçant brièvement dans le contexte du xviiie siècle, marqué par de vifs débats sur l’enseignement public21 en France, souligne que Garnier fait ici référence à l’Université de Strasbourg, encore considérée comme étrangère, où il existait depuis 1720 un Institutum historico-politicum, fondé par Jean-Daniel Schoepflin et destiné à former les élites européennes. Notons que Garnier, qui a choisi cette école comme modèle de l’enseignement de l’histoire au Collège royal, succédera en 1771 à Schoepflin dans la très convoitée fonction d’historiographe du roi.

  • 22  Pour les attendus, voir Charle, 1986, p. 393-394, qui les cite.

23Toujours d’après le procès-verbal, l’assemblée des professeurs royaux a approuvé la démarche de Garnier et loué son zèle. L’arrêt22 pris en Conseil d’État par Louis XV, en date du 17 février 1769, c’est-à-dire un mois avant que Garnier en informe ses collègues, ordonne le changement des deux chaires, en reprenant les termes mêmes du mémoire de Garnier. Il stipule que les deux chaires « seront et demeureront dès à présent et à perpétuité converties » (2 AP 2, p. 113). Il semblerait donc que le procédé ne concerne que la destination de ces deux chaires particulières, sans qu’un processus plus général s’appliquant à d’autres chaires ne soit envisagé. La suite de l’arrêt précise que « les fonds et revenus destinés auxdites deux chaires leur soient appliqués comme par le passé et que ceux qui sont ou seront à l’avenir nommés auxdites deux chaires jouissent de tous les droits, honneurs, privilèges et prérogatives dont jouissent ou doivent jouir les autres professeurs dudit college Royal » (ibid.).

24Revenons un instant à la lettre de d’Alembert citée ci-dessus et qui se situe moins d’un an après cet arrêt. Visiblement bien informé, celui-ci vise à tirer profit d’un mécanisme inédit et limité pour l’étendre au bénéfice de son protégé, Pierre Siméon Laplace.

Le mécanisme de transformation des chaires institué sur demande de l’Université (1772-1773)

  • 23  Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (BIS), manuscrit MS 964 intitulé « Université contr (...)

25Garnier ne s’arrête pas à ces premiers changements, mais vise une réforme plus ambitieuse qu’il entreprend avec Saint-Florentin, devenu en 1770 duc de la Vrillière et bien disposé à l’égard du Collège. Je ne peux pas revenir ici en détail sur cette réorganisation profonde, qui a été décrite à plusieurs reprises dans la littérature (voir Sédillot, 1869, p. 490-491 ; Lefranc, 1893, p. 253-268 ; Bataillon, 1962, p. 10-11 ; Monod, 1905, p. 742-744 ; Charle, 1986, p. 393-394), mais qui mériterait une étude plus complète dans le contexte de l’histoire de l’enseignement supérieur en France. C’est en tout cas dans ce cadre que le mécanisme de conversion des chaires a été institué et, d’après nos recherches dans les archives de l’Université23, le rôle de cette dernière a été déterminant.

  • 24  Je n’ai pas eu connaissance de ce premier état des lettres patentes qui n’a pas été recopié dans l (...)
  • 25  Ce bâtiment, dont la construction a été confiée à l’architecte Chalgrin, est celui qu’on voit enco (...)
  • 26  Un exemplaire de ces « Éclaircissements sur les Lettres patentes concernant le Collège royal de Fr (...)
  • 27  Ces lettres (BIS, MS 964, fol. 31-131) semblent, selon une note du fol. 64v, être des pamphlets ré (...)
  • 28  « Lettre de Mr. L’ab. Le B. professeur Royal, à Mr. L’ab G. son confrere », BIS, MS 964, fol. 67-8 (...)
  • 29  « ive Lettre d’un Professeur Royal à son confrère Mr l’ab. G. », BIS, MS 964, fol. 120-131.
  • 30  BIS, MS 964, fol. 3-10, p. 17-30, p. 135-211. Voir aussi le Ms 3310 de la bibliothèque Mazarine, n (...)
  • 31  « Bravo ! bravo ! le prof. d’hebreu, Garnier, qui ne scavoit point d’hebreu, a fait changer son he (...)
  • 32  BIS, MS 964, fol. 120-131.

26Dès décembre 1763, deux ans après sa nomination et à la première occasion favorable (la volonté du roi de réunir tous les boursiers au collège Louis-le-Grand attribué à l’Université de Paris après le départ des jésuites), Garnier avait fait valoir les droits des professeurs royaux sur les collèges de Tréguier et de Cambrai et s’était attaqué au problème des bâtiments en suspens depuis deux siècles. Il adressait mémoires après mémoires au roi, dont le « Mémoire sur le Collège royal de France » daté du 15 janvier 1770 et signé de Garnier, inspecteur et syndic (Lefranc, 1893, p. 253), qui était « le triste bilan de l’établissement » (Torlais, 1983, p. 264), un véritable « cri d’alarme » et qui fut entendu (Lefranc, 1893, p. 255). Le ministre demande, en 1771, des mémoires détaillés sur l’état du Collège « tant par rapport aux revenus que par rapport à la discipline » (2 AP 2, p. 118). Garnier a construit sa réponse en revenant à l’intention première du fondateur du Collège et à son fonctionnement d’avant la séparation de l’Université (décidée par un arrêt de 1633), encore que cette interprétation de l’histoire ait été objet de débat dans ces années 1771-1773. C’est Garnier qui a été chargé d’élaborer un projet de lettres patentes (2 AP 2, p. 118), repris avec quelques changements par le Conseil d’État24 en date du 16 mai 1772. Le roi est prêt à doubler le budget de l’institution et à entreprendre la construction d’un bâtiment25 digne du Collège, à condition que ce dernier soit agrégé à l’Université. Le roi n’a pas prévu la forme de cette réunion et laisse à l’Université « la Liberté de présenter des mémoires sur la maniére d’y procéder la plus Conforme à ses usages, et la plus utile au progrès des Etudes » (bibl. Mazarine, Ms 3310, 279). Garnier en informe les professeurs réunis en assemblée extraordinaire le 11 juin 1772 et lit un mémoire de sa plume intitulé « Éclaircissement sur les nouvelles lettres patentes »26. Il a divisé les professeurs royaux, à en croire des lettres27 au statut ambigu, lettres dont le chancelier Maupeou a empêché la publication et qui sont aujourd’hui conservées parmi les manuscrits de la bibliothèque de la Sorbonne. Certains (dont Le B[eau] et M[auduit]) se seraient désolidarisés avec Garnier et l’auraient accusé d’incohérence et de « mille faussetés »28. Les réactions de l’Université à l’« Éclaircissement » de Garnier ont été très violentes et décrites comme « un orage [qui s’élève] sur nos têtes » ou encore comme « un volcan [qui] s’ouvre sous nos pieds »29. L’enjeu était d’abord financier, l’Université ne voulant pas partager ses revenus avec le Collège sauf si celui-ci acceptait de se soumettre à ses règles. Elle a cependant fini par proposer un « mémoire d’accomodement », dont des versions préliminaires30, qui constituent des commentaires ligne à ligne de l’« Éclaircissement », n’hésitent pas à attaquer nommément Garnier31 et son « coup d’autorité » (BIS, MS 964, fol. 27v). Dans ce mémoire, l’Université pose ses conditions à l’intégration de celui-ci en son sein. La première concerne la suppression de certaines chaires devenues « entièrement inutiles par l’objet de leurs leçons » (BIS, MS 964, fol. 9) et le remplacement de certaines par d’autres. L’Université souhaite limiter le nombre de chaires, conservées ou de nouvelle création, à une dizaine. Voici la proposition32 de l’Université telle qu’elle a circulé en été 1772 :

1° Qu’ils [les professeurs royaux] consentent à voir diminuer le nombre de leurs chaires par le retranchement de celles que mille circonstances ont rendu inutiles, et que le public a jugé telles en les laissant presque desertes. […] On pourroit indiquer quelques unes de ces chaires inutiles : celles de medecine chirurgie, chimie et botanique ; les Ecoles de Medecine L’accademie Royale de chirurgie, le Jardin Royal des plantes suffisent pour ces objets : La chaire d’hebreu ; Il y en a une de la fondation du Duc d’Orleans en Sorbonne : celle de Phisique ; Il y en a une de fondation Royale à Navarre : Celle de Mathematiques ; il y en a une au College Mazarin, et les Mathematiques sont de plus de 30 ans une partie fondamentale de la Philosophie qui s’enseigne dans L’Université : Celle de Grec ; le College des Grassins en a une remplie avec distinction par L’un de Mrs les profrs Royaux [Jean-François Vauvilliers] qui a toujours bien mérité du Public et de l’Université : celle de Philosophie Grecque et Latine ; il y en a 20 dans l’Université de cette espéce et qui joignent de plus La Philosophie moderne à la Philosophie ancienne : Celles d’Eloquence Latine ; il y en a dix dans l’Université ou L’on Enseigne, par Théorie et par pratique L’Eloquence grecque, latine et francoise : celles de droit Canon ; Cette partie s’enseigne dans la faculté de droit. Pourquoy deux chaires d’Arabe ? une seule suffiroit. Voilà seize chaires inutiles ; restent trois une de Syriaque, une d’arabe, une d’histoire. On pouroit cependant en porter le nombre jusqu’à dix en assignant aux Sept autres des matieres plus utiles, Comme de droit public de france, de droit public Etranger, de quelques Sciences Economiques, de quelques Langues modernes, d’Allemand, etc. (BIS, MS 964, fol. 124-126).

  • 33  Lettres patentes du Roi concernant le Collège royal. Données… le 16 mai 1772, Paris, Imprimerie ro (...)

La version des lettres patentes33, qui a finalement été enregistrée par le parlement le 26 mars 1773, reprend pour partie cette demande de l’Université, ou du moins l’esprit qui l’anime, sans suivre dans le détail les propositions de transformation de chaires. Le nombre de chaires n’est pas abaissé à dix, mais reste stable, et l’article VI institue explicitement un mécanisme qui permette de modifier l’intitulé des chaires en fonction de leur utilité :

Le college de nos lecteurs continuera d’etre composé d’un inspecteur chargé de veiller à la discipline et d’en rendre compte au secrétaire d’etat de notre maison et de dix-neuf professeurs savoir un d’hebreu un de syriaque deux d’arabe deux de grec, deux déloquence latine un de mathematique, un d’astronomie, un de physique, un de philosophie grecque et latine, un de medecine pratique un d’anatomie un de chymie un de Botanique deux de droit canon un d’histoire. Lesdites chaires aiant été principalement instituées pour mettre dans notre université les genres d’instruction qui ne s’y trouvoient point, nous nous réserverons de changer l’objet de celles qui paroîtroient le moins necessaires a mesure qu’elles viendront a vaquer sur les memoires qui pourront nous étre presentés (2 AP 2, p. 122).

Il est notable que l’initiative de transformer des chaires vacantes peut revenir aux professeurs susceptibles d’adresser des requêtes argumentées au roi, qui garde le pouvoir de décision et de nomination.

Le premier grand mouvement de transformations

  • 34  « Sans augmenter le nombre des chaires et sans retrancher aucune des branches de litterature ou de (...)

27La même année 1773, un premier grand mouvement de transformations, qui concerne d’ailleurs des chaires déclarées inutiles par l’Université, est initié par un arrêt du Conseil d’État, daté du 20 juin et dont Garnier fait la lecture le 25 juillet. Il y est question de mémoires qui ont été présentés au roi, conformément à l’article VI ci-dessus, « touchant les changemens qu’il conviendroit de faire dans la destination de quelques unes des chaires […] pour suppléer a ce qui peut encore manquer a l’education publique » (2 AP 2, p. 125). Les raisons avancées en faveur de ces conversions ont probablement été reprises, du moins partiellement, dans les attendus de l’arrêt et nous les citerons ci-dessous lorsque nous étudierons les premières transformations. Celles-ci doivent se faire sans modifier le nombre de chaires et en respectant l’équilibre entre les chaires dites de littérature et celles de sciences34. On voit ici apparaître une distinction entre deux grands types de savoir permettant de classer l’ensemble des enseignements dispensés au Collège royal.

  • 35  Ces cinq chaires se trouvent dans la liste des chaires inutiles établie par l’Université.

28En tout, dix chaires sur dix-neuf seront concernées par ce mouvement, ce qui donne une idée de son ampleur. Cinq chaires sont censées changer d’intitulé et de titulaire35 ; deux des quatre chaires de Médecine sont dites déjà converties ; les deux chaires d’Éloquence latine changent leur destination sans modifier ni intitulé ni titulaire. Une division du travail est suggérée entre les deux professeurs, dont le premier pourrait enseigner les écrits des philosophes anciens et le second les poètes. Finalement, il est déclaré que la chaire de Physique serait plus utile si l’on fournissait au professeur « des machines qui la missent a portée de confirmer les explications par des experiences » (2 AP 2, p. 125). Autrement dit, le Collège est censé doter la chaire de Physique d’un équipement qui permette au titulaire d’enseigner la physique expérimentale. Ce vœu ne deviendra réalité qu’au début du xixe siècle. Dans ces trois derniers cas, l’autorité royale s’immisce de fait dans le choix des enseignements que les professeurs sont censés dispenser.

29La volonté de la royauté est bien de donner plus de moyens au Collège à condition que la discipline y soit respectée, que l’enseignement soit modernisé et surtout que la palette des cours offerts soit moins figée, plus flexible et diversifiée. Il est aussi beaucoup question d’utilité des sciences enseignées et de succès d’audience. Cette volonté a-t-elle été suivie par les professeurs du Collège ? De fait, l’arrêt a été rapidement appliqué, puisqu’à la fin de la même année 1773, le 5 décembre, trois nouveaux professeurs ont présenté leurs lettres de provision, après démission volontaire des titulaires des chaires à transformer, et ont pu prononcer leur discours d’inauguration avant la fin de l’année (les 22, 23 et 24 décembre 1773).

Chaire de Mécanique (1773)

30Dans les attendus de l’arrêt du 20 juin 1773, on lit que le syriaque, différant peu de l’hébreu, un seul professeur pourrait se charger de l’enseignement des deux langues qui de toute façon n’attirent plus grand monde. Les fonds pouvaient en être plus utilement employés pour doter une chaire de mécanique qui, jointe à celles de géométrie et d’astronomie, déjà établies au collège, complèterait l’enseignement des sciences mathématiques. En conséquence, les fonds attachés à la chaire de Syriaque, occupée depuis 1757 par Joseph de Guignes (1721-1800), démissionnaire, ont été transférés à la nouvelle chaire de Mécanique, à laquelle a été nommé l’abbé Georges Girault de Kéroudou (17**-1786), professeur de philosophie au collège de Navarre, où il enseigna les mathématiques et la physique entre autres à Condorcet dont il a été le mentor et qui lui aurait obtenu cette chaire (Cohn, 2011, p. 237).

Chaire de Droit de la nature et des gens (1773)

  • 36  Voir la lettre de La Vrillière à Garnier, datée du 22 avril 1771 (15 CDF 285, n° 2), où le ministr (...)
  • 37  Voir, dans le dossier Bouchaud, les « Provisions de professeur de Droit de la Nature et des gens a (...)
  • 38  Leçon inaugurale, faite le jeudi 29 mars 2001, p. 2.
  • 39  85. Voir Chappey, 2002, et aussi la contribution de Jean-Luc Chappey et Julien Vincent au présent (...)

31La deuxième transformation, dès 1773, concerne une des deux chaires de Droit canon, libérée par la démission volontaire d’Antoine Terrasson (1705-1782) qui l’occupait depuis près de vingt ans et qui avait dès 1771 demandé un coadjuteur. Sa demande était restée sans réponse, car La Vrillière36, se rappelant les projets de conversion que Garnier avait pour cette chaire (donc dès 1771), avait voulu le consulter au préalable. Après l’enregistrement des lettres patentes en mars 1773 (et la disparition des coadjuteurs), Terrasson démissionne (15 CDF 285, n° 3) et sa chaire est convertie non en chaire de grammaire française mais de Droit de la nature et des gens37, discipline « tres propre a former ceux qui sont destinés a remplir un jour des fonctions publiques soit dans les negociations soit dans la magistrature » (2 AP 2, p. 125) et qui devait former l’aboutissement de l’éducation civile chère à Garnier. Plus de deux siècles après, P. Descola qualifiera ce domaine de « composé de philosophie morale et d’histoire des institutions »38 et s’appuiera sur l’existence de cette chaire pour attribuer une profondeur historique à l’anthropologie sociale de son maître Lévi-Strauss. Le récipiendaire de la nouvelle chaire est Mathieu-Antoine Bouchaud (1719-1804), petit-neveu de Gassendi, ami de d’Alembert et collaborateur de l’Encyclopédie, ce qui lui aurait valu une longue mise à l’écart (Kafker, 1964, p. 25-26) de la part de ses collègues juristes. Élu membre de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres en 1766, Bouchaud sera plus tard un des membres fondateurs de la Société des observateurs de l’homme (1799-1804)39.

Chaire de Littérature française (1773)

  • 40  C’est dans les mêmes termes que Garnier a décrit cet enseignement dans son ouvrage De l’éducation (...)
  • 41  Sur Aubert, voir la notice de Robert Granderoute dans (Sgard, 1999, I, p. 26-29) et (Feyel, 2000, (...)

32Finalement, les deux chaires de grec subsistent à condition que l’une d’elle inclue dans son programme un commentaire des philosophes anciens. Les fonds de la chaire de Philosophie grecque et latine peuvent alors être utilisés pour établir une chaire de Littérature française qui doit s’adresser à un double public : les étrangers attirés dans la capitale par le désir de connaître les meilleurs écrivains français, et les Français souhaitant perfectionner leur style et acquérir une connaissance raisonnée de leur langue40 (2 AP 2, p. 125). L’abbé Charles Batteux (1713-1780) avait accepté de démissionner au profit de son ancien élève, l’abbé Jean-Louis Aubert (1731-1814)41. Protégé de La Vrillière, celui-ci deviendra le premier titulaire de la nouvelle chaire. C’est la consécration d’un journaliste, grand pourfendeur du clan philosophique, et censeur royal chargé de la police des journaux étrangers.

Chaire de Turc et de persan (1773)

33En plus de ces trois nouvelles chaires créées dès la fin de l’année, l’arrêt de juin 1773 stipulait qu’« en reservant une seule chaire pour la langue arabe la seconde pouroit etre convertie en une chaire de Turc et de persan en faveur des enfants de langue et de tous ceux qui se destinent a des emplois relatifs au commerce dans les echelles du levant » (2 AP 2, p. 125). Cardonne enseignait l’arabe depuis 1750 et a conservé sa chaire après 1773, tout en acceptant de faire des cours de turc et de persan. Il semblerait, d’après la liste officielle des professeurs du Collège de France, qu’il s’était chargé de ces enseignements dès 1768 ; l’arrêt royal se serait contenté d’entériner un état de fait en conférant à la chaire le titre correspondant à l’enseignement effectivement dispensé. Alain Messaoudi considère cette transformation non « comme un signe de déclin de l’étude de l’arabe », mais la comprend « comme l’expression d’un processus de spécialisation » (Messaoudi, 2015, p. 29). Il souligne aussi que ces professeurs, qui forment les enfants de langue, sont nourris de l’expérience d’un long séjour dans le Levant et restent en contact direct avec le monde de la diplomatie et du commerce. Ce sont sans doute ces contacts que le Collège a voulu renforcer en opérant cette conversion.

Chaires de Chimie et d’Histoire naturelle (1775-1778)

  • 42  Sur les chaires de médecine au Collège, voir la contribution de Rafael Mandressi à ce volume.

34Finalement, l’arrêt de 1773, constatant que des quatre chaires de Médecine42 deux avaient déjà été converties, l’une en chaire d’Anatomie, l’autre en chaire de Chimie, ordonnait qu’une troisième fût transformée sans délai en chaire d’Histoire naturelle « pour enseigner cette science sous les rapports qu’elle a avec la pharmacie » (2 AP 2, p. 125). Si Antoine Portal (1742-1832), titulaire depuis 1769 d’une chaire de Médecine y a souvent enseigné l’anatomie (comme stipulé dans le décret), les choses semblent plus compliquées pour les chaires de Chimie et d’Histoire naturelle. Florent Charles Bellot (1724-1774), médecin, a obtenu en 1756 une chaire de Médecine, chirurgie, pharmacie et botanique, dans laquelle il enseigna surtout la pharmacie, mais aussi les préparations chimiques convenant à la pratique médicale (en 1761, 1765-1766,1769-1770), ou « Explication des éléments chimiques et confirmation expérimentale » (1770-1774). Dans les Registres, Bellot est dit avoir été, pendant la dernière année de sa vie, en 1774, professeur de chimie et d’histoire naturelle. C’est ce titre que mentionnent les lettres de provisions de son successeur, le médecin Jean Darcet (1725-1801). Lorsqu’il les a présentées à l’assemblée des professeurs du 3 novembre 1775, ceux-ci ont constaté que l’arrêt du conseil du 20 juin 1773 destinait cette chaire à la seule chimie et lui ont demandé s’il était disposé à n’enseigner que cette matière. Une lettre de La Vrillière à Garnier, datée du 18 décembre 1774 et conservée dans le dossier Darcet (15 CDF 82, n° 1), explique le choix de ce dernier parmi une liste de « médecins professant la médecine à Paris ». Il ne fallait confier la chaire « qu’à un sujet uniquement occupé des sciences ». Ce n’est donc pas un professeur qu’on cherchait, mais un chimiste à la pointe de sa science. Darcet, dans une note manuscrite intitulée « Notes sur le College roïal et sur la chaire de chymie expérimentale que j’y possède » (1783), dit d’ailleurs du Collège royal : « On y Enseigne, non les Elemens des Sciences, mais les Sciences memes » (15 CDF 82, n° 2).

  • 43  On trouve aussi la date du 3 janvier 1778 comme date de décès.

35La cinquième transformation de chaire, qu’en 1773 le roi avait jugée expédiente, ne put se faire que cinq ans plus tard, lorsque la chaire de Médecine dont les fonds devaient financer la nouvelle chaire d’Histoire naturelle se libéra par la mort de Paul Jacques Malouin (1701-1777)43, lié comme son successeur au Jardin du roi où il enseignait la chimie. Louis Jean-Marie Daubenton (1716-1800) aurait sollicité cette conversion dont il put bénéficier en présentant le 3 mai 1778 ses lettres de provision. Cette nomination compléta le premier mouvement de créations de chaires par transformation.

***

36Les enseignements du Collège royal ont connu différentes formes de diversifications. L’intitulé d’une chaire, même stable sur une longue période, n’en figeait pas pour autant l’enseignement effectivement donné. Les contenus des cours dispensés sous un même titre pouvaient varier considérablement, comme en témoignent les affiches semestrielles. Ils s’adaptaient de fait à l’état du développement des sciences, sans que les intitulés soient modifiés (exemple de la chaire de Philosophie grecque et latine). Lorsque la pratique a commencé à être mise en œuvre à partir de 1768, elle l’est dans des circonstances très précises, liées non pas à un plan préconçu, mais à des soucis de cohérence personnels, sans que les titulaires des chaires soient remplacés (Lalande, Garnier, Le Monnier). Instituées cinq ans plus tard dans les lettres patentes de 1773, les premières conversions de chaire ont pu s’effectuer rapidement, suite à la démission volontaire des titulaires. Elles concernaient surtout des chaires doubles dont une pouvait être libérée pour accueillir un enseignement nouveau. Ensuite, il a fallu attendre que les chaires soient vacantes (par décès ou démission de leurs titulaires) pour envisager d’en changer la destination. Le premier mouvement, décrété dès 1773, n’a abouti que cinq ans plus tard, en 1778.

  • 44  Le rôle précis joué par Garnier mériterait d’être élucidé. Il semble que ce soit lui qui ait propo (...)

37La réforme a été menée sous la direction du secrétaire d’État Louis Phélipeaux, comte de Saint-Florentin puis duc de la Vrillière, et a été appliquée sous celle de Malesherbes qui lui a succédé. Au Collège, le principal initiateur et acteur de cette réforme fut sans conteste l’abbé Garnier dont les idées ont amplement nourri les débats qu’elle a suscités. Dès 1768, il a modifié le titre de sa propre chaire et songeait à d’autres transformations, comme il ressort d’une lettre de La Vrillière écrite en 1771 (15 CDF 285, n° 2). Ces deux hommes ont travaillé la main dans la main pour élaborer les lettres patentes de 1772-1773. Le roi a volé au secours de son Collège royal, dont l’état de délabrement était avancé, à condition qu’il intègre l’Université de Paris et se soumette à ses règlements. Celle-ci en posant ses conditions a joué un rôle déterminant dans la mise en place du mécanisme de transformation des chaires. En effet, ce mécanisme répond à la première exigence de l’Université qui juge nombre de chaires royales inutiles et exige qu’on les remplace par d’autres plus adaptées aux demandes du public. De fait, il y a alliance objective entre l’Université et Garnier, qui semble adhérer au moins pour des raisons stratégiques44 à l’incorporation du Collège royal dans l’Université, même si dans leurs discours ces deux protagonistes ont tendance à marquer leurs oppositions.

38Lalande, l’ami de Garnier, dont Goujet prétend qu’il l’a puissamment secondé (Goujet 1805, I, p. 341), a certainement été actif dans la transformation du Collège, mais il est plus difficile d’appréhender son rôle. Jeune professeur fougueux, il a essayé de bousculer les habitudes du Collège, mais l’intérêt collectif semble ne pas toujours avoir été son principal moteur d’action. C’est plus tard, lorsqu’il remplissait la fonction d’inspecteur, que son engagement en faveur du maintien du Collège pendant la Révolution a été décisif (Pepe, 1996, p. 8 et p. 11-17).

39La référence à la période fondatrice du Collège a été constante chez Garnier qui en a fait un argument central pour obtenir de l’administration royale la réorganisation du Collège. Ce retour au moment inaugural et l’idée d’« histoire continuée » du Collège, comme si les germes de son devenir étaient déjà présents en 1530, a eu une longue postérité. Il fera en 1789 considérer les professeurs que le collège « n’a véritablement atteint le but de son institution qu’à l’époque de sa reconstruction en 1773 » (Lefranc, 1893, p. 276). Toutefois, la liberté de transformation des chaires en tant que processus d’adaptation au développement des sciences n’est pas pleinement acquise en 1773, les professeurs pouvaient certes transmettre des mémoires au ministre pour suggérer des conversions, mais le pouvoir de décision restait fermement entre les mains du ministre. Ceci changea avec la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802), qui accorde aux professeurs du Collège de France l’initiative de présentation des candidats (Horeau, 2008, p. 11). Dans les années 1770, le pouvoir royal intervient même dans la définition du contenu des enseignements afin d’obtenir la libération de chaires. Christophe Charle, dans son analyse de la réforme, voit converger les intérêts des professeurs royaux et de leur royal protecteur. Pour lui, le Collège de France « devient la preuve d’un despotisme éclairé possible dans le domaine intellectuel pour peu que les savants et le pouvoir y aient intérêt » (Charle, 1986, p. 394). C’est une représentation que Garnier ne rejetterait certainement pas, lui qui a démissionné de son poste lorsqu’en 1792 il s’est agi de prêter serment sur la nouvelle Constitution qui ne trouvait pas son adhésion.

40Parmi les autres arguments mis en avant par les professeurs pour changer la destination des chaires et repris dans les arrêts royaux, on trouve la concurrence avec les universités étrangères, ainsi que la nécessité pour le Collège de s’ouvrir sur le monde et notamment le commerce et la diplomatie qui requièrent des personnels bien formés en langues étrangères, en histoire et en droit public. Face au développement des sciences notamment expérimentales tout au long du xviiie siècle, les professeurs y aspirent à les enseigner au plus haut niveau (sans toujours en avoir les moyens matériels). C’est ainsi que les enseignements de chimie et d’histoire naturelle dispensés par Darcet et Daubenton, sont en parfaite complémentarité avec ceux, plus élémentaires, qu’ils donnent au Jardin du roi. L’espace architectural créé par l’architecte Chalgrin pour le Collège est partiellement en conformité avec ces aspirations, puisqu’il comporte, sans doute sous la pression de Lalande, un observatoire et une salle d’astronomie (qui servait aussi à l’anatomie), mais pas encore de laboratoire de chimie. Lorsque Darcet qui pratiquait une chimie très orientée vers l’industrie fut nommé, Malesherbes lui avait promis l’installation d’un laboratoire. La promesse ne fut pas tenue et Darcet paya sur ses propres fonds l’équipement nécessaire pour un cours de chimie expérimental (800 livres sur un salaire de 1 300 livres) (15 CDF 82, n° 2 et Gillispie, 2004, p. 136-137).

  • 45  Jérôme de Lalande, « Mémoire des professeurs du College de France, sur l’indivisibilité de leurs t (...)

41Un des arguments souvent avancés dans la littérature pour expliquer les changements intervenus, mais absent du discours des acteurs, concerne la spécialisation accrue de la seconde moitié du xviiie siècle, à laquelle répondrait la diversification des chaires. Il me semble, bien au contraire, que la réforme telle qu’elle fut menée par Garnier est encore nourrie d’une vision plus encyclopédique des sciences. Dans un mémoire45 d’août 1793 adressé à la Convention, au moment de la suppression des académies et à un moment où l’unité du Collège est menacée, Lalande adhère à un idéal encyclopédique et explique comment chaque chaire spécialisée est connectée aux autres, dans un ensemble allant de la connaissance méthodique de l’univers à celle de l’homme et de ses capacités mentales et intellectuelles. « Ce College est le seul établissement qui, dans toute la république, embrasse le cercle entier de la science. On ne peut le diviser, sans rompre quelques-uns des anneaux qui forment de l’enseignement une chaîne continue… » (Pepe, 1996, p. 32). Lalande y décrit, sous la forme d’un tableau des études, un curriculum rudimentaire où les cours de disciplines proches se suivent au profit d’une complémentarité stimulante (Cadilhon, 1999, p. 257). C’est cette organisation des études, ce « régime » (Gillispie, 2004, p. 140), qui distingue le Collège à la fin de l’Ancien Régime.

42Contrairement à l’image véhiculée par le discours indigène du Collège de France, le mécanisme de transformation des intitulés de chaire n’est pas né avec l’institution au xvie siècle dans un geste de défi aux traditions de l’Université, mais lui a été imposé au xviiie siècle, au moment même où le Collège perd son indépendance et doit se soumettre aux règles dictées par sa vieille rivale. Ce qui est aujourd’hui présenté comme une « liberté » a vu le jour dans la contrainte, comme une adaptation à des circonstances contraires. C’était le prix à payer pour assurer la survie du Collège, plus qu’un mécanisme d’auto-adaptation à l’état changeant des sciences. Le reste de ce livre permettra de comprendre quand, au xixe siècle, la rhétorique de liberté et d’autonomie s’est imposée au Collège de France jusqu’à faire oublier ce qui serait plus justement considéré comme un indice de son hétéronomie.

Notes

1  Voir, pour exemple, Lefranc et al., 1932, p. 10.

2  Pour une étude du discours indigène produit par le Collège, voir la contribution de Wolf Feuerhahn à ce volume.

3  Sédillot, 1869, p. 490-491 ; Lefranc, 1893, p. 253-268 ; Monod, 1905, p. 742-745 ; Bataillon, 1962, p. 10-13 ; Torlais, 1986, p. 63-65 ; Charle, 1986, p. 393-394 ; Pepe, 1996, p. 5-6 ; Gillispie, 2002, p. 132-140.

4  Ces registres, conservés aux Archives du Collège de France, y portent la cote 2 AP 1 à 4.

5  Les lecteurs sont attachés au service du roi, mais destinés en même temps à l’enseignement public en qualité de professeurs, d’où la double désignation de lecteurs et professeurs royaux (2 AP 2, p. 112).

6  Ce sont des actes royaux par lesquels les officiers sont pourvus de leur charge. Ils sont établis en Grande Chancellerie sur parchemin et scellées du grand sceau de cire jaune sur double queue de parchemin. C’est ainsi qu’ils sont parfois décrits dans les Registres. Un certain nombre de ces lettres ont été conservées au Collège. Voir, pour exemples, les dossiers Bouchaud (15 CDF 43, n° 2) et Terrasson (15 CDF 285, n° 1). Elles furent l’objet de publications sous le titre d’Extrait des registres du Conseil d’État. Pour un exemple, voir le dossier Cousin (15 CDF 76, n° 5).

7  Depuis Colbert, le collège royal fait partie des attributions du secrétaire d’État, ministre de la Maison du roi. Auparavant les grands aumôniers en avaient la charge, mais à partir de 1671 ils n’ont plus d’autre fonction que celle de recevoir les serments des professeurs lorsqu’ils prennent possession de leur office. Par ce serment le professeur jure sur les saints Évangiles fidélité au roi (Sédillot, 1869, p. 480).

8  Bénéficiaire d’une survivance d’une charge pour l’exercer après le décès de l’officier qui en est pourvu. Sallier étant âgé de 75 ans en 1760, Garnier a repris son enseignement dès sa nomination.

9  Louis Phélypeaux (1705-1777), comte de Saint-Florentin, secrétaire d’État ayant la Maison du roi dans son département et, à ce titre, directeur du Collège royal, de 1757 à 1775.

10  Bien que la date de décès soit partout indiquée comme 1767, il est encore question de lui au Collège royal en janvier 1768.

11  On appelait ainsi les élèves de l’École des jeunes de langues, créée en 1669 à l’initiative de Colbert pour former les futurs interprètes en langues orientales. Au xviiie siècle, elle fut annexée au Collège de Clermont, futur lycée Louis-le-Grand.

12  Lettre du duc de la Vrillière à Garnier, datée du 18 décembre 1774, conservée dans le dossier de Jean Darcet au Collège de France (15 CDF 82, n° 1).

13  Selon Goujet, 1815, I, p. 336.

14  Adressée à Lalande le 12 mai 1773, en pleine réforme du Collège, cette lettre mérite d’être citée : « Il y a actuellement un professeur de physique au college royal qu’il ne s’agit que de mettre en État de faire des expériences, et on s’occupe actuellement des moyens. A l’egard des autres chaires qui peuvent vacquer incessamment au college Royal, il y a des changements très intéressants à y faire, et sur lesquels le Ministre est déjà déterminé » (15 CDF 165, n° 7).

15  Paris, Bibliothèque de l’Institut, ms 2466, fol. 216-217. Je remercie Irène Passeron d’avoir mis à ma disposition une copie de la lettre manuscrite.

16  Sur ce personnage peu connu, voir Borowczyk, 2014.

17  En 1761, plus de la moitié des lecteurs royaux ont entre 60 et 80 ans alors que les coadjuteurs survivanciers Garnier et Lalande n’en ont l’un que 32 et l’autre 29.

18  Le mémoire est conservé dans le dossier Lalande du Collège de France (15 CDF 165, n° 3). Garnier et Lalande seront suivis dans leur démarche, quelques années plus tard, par André Rat de Mondon (17** - 1791), nommé en 1764 professeur de droit canon. Les officiers du sceau ont refusé d’exempter celui-ci des droits d’enregistrement et fait des difficultés pour expédier ses lettres de provision (2 AP 2, p. 101).

19  Jean-Claude Pecker situe l’initiation de Lalande plus tard, vers 1770 (Pecker, 1985, p. 4).

20  Dans le dossier Lalande du Collège de France (15 CDF 165, n° 6), on trouve quelques pièces relatives à cette démarche.

21  Voir à ce sujet Chartier, Compère et Julia, 1976, chap. 7 ; Julia, 1983 ; Brockliss, 1987, dont le Collège de France est cependant quasi absent. Pour l’extrait complet des Registres, voir Monod, 1905, p. 744.

22  Pour les attendus, voir Charle, 1986, p. 393-394, qui les cite.

23  Bibliothèque interuniversitaire de la Sorbonne (BIS), manuscrit MS 964 intitulé « Université contre C[ollège] royal, 1772 ».

24  Je n’ai pas eu connaissance de ce premier état des lettres patentes qui n’a pas été recopié dans les Registres. Selon S. Dumont (2007, p. 120), qui ne cite pas ses sources, Lalande aurait été chargé de les faire enregistrer en parlement, mais aurait échoué. Elles ne l’ont été que le 26 mars 1773 sous une forme qui n’est pas celle de mai 1772.

25  Ce bâtiment, dont la construction a été confiée à l’architecte Chalgrin, est celui qu’on voit encore aujourd’hui (actuelle place Marcelin-Berthelot). Pour une description très détaillée de l’état du bâtiment tout juste achevé, voir Lalande, 1777.

26  Un exemplaire de ces « Éclaircissements sur les Lettres patentes concernant le Collège royal de France » est conservé à la bibliothèque Mazarine, Ms 3310, p. 275-288, à ne pas confondre avec les « Éclaircissements sur le Collège royal de France » de 1789.

27  Ces lettres (BIS, MS 964, fol. 31-131) semblent, selon une note du fol. 64v, être des pamphlets rédigés par un membre de l’Université.

28  « Lettre de Mr. L’ab. Le B. professeur Royal, à Mr. L’ab G. son confrere », BIS, MS 964, fol. 67-84 (80 pour la citation).

29  « ive Lettre d’un Professeur Royal à son confrère Mr l’ab. G. », BIS, MS 964, fol. 120-131.

30  BIS, MS 964, fol. 3-10, p. 17-30, p. 135-211. Voir aussi le Ms 3310 de la bibliothèque Mazarine, n° 24, p. 291-293, n° 25, p. 295-310, n° 27, p. 331-334 et n° 30, p. 411-441.

31  « Bravo ! bravo ! le prof. d’hebreu, Garnier, qui ne scavoit point d’hebreu, a fait changer son hebreu en histoire ; mais comme l’histoire est encore de l’hebreu pour lui il faut commencer par detruire la chaire d’histoire » (BIS, MS 964, fol. 27v). Notons que, dans le mémoire d’accommodement, la chaire d’Histoire est parmi les trois auxquelles l’université ne touche pas.

32  BIS, MS 964, fol. 120-131.

33  Lettres patentes du Roi concernant le Collège royal. Données… le 16 mai 1772, Paris, Imprimerie royale, 1773, 8 pages in-4°. Le texte en a également été recopié dans les Registres (2 AP 2, p. 121-124).

34  « Sans augmenter le nombre des chaires et sans retrancher aucune des branches de litterature ou de science qui s’enseignent aujourd’hui dans ledit college, il étoit possible de multiplier les genres d’instruction en appliquant à des professions nouvelles et d’une utilité reconnue les fonds de celles de ces chaires qui se trouvent doubles et qui peuvent etre commodement supplées par des professions analogues » (2 AP 2, p. 125).

35  Ces cinq chaires se trouvent dans la liste des chaires inutiles établie par l’Université.

36  Voir la lettre de La Vrillière à Garnier, datée du 22 avril 1771 (15 CDF 285, n° 2), où le ministre évoque le projet d’appliquer les revenus de cette chaire à une chaire de grammaire française « qui n’existe point au College Royal ni dans l’université et qui seroit aussi utile aux français qu’aux étrangers ».

37  Voir, dans le dossier Bouchaud, les « Provisions de professeur de Droit de la Nature et des gens au College Royal. En faveur du S. Bouchaud » (15 CDF 43, n° 2).

38  Leçon inaugurale, faite le jeudi 29 mars 2001, p. 2.

39  85. Voir Chappey, 2002, et aussi la contribution de Jean-Luc Chappey et Julien Vincent au présent volume.

40  C’est dans les mêmes termes que Garnier a décrit cet enseignement dans son ouvrage De l’éducation civile (Garnier, 1765, p. 27).

41  Sur Aubert, voir la notice de Robert Granderoute dans (Sgard, 1999, I, p. 26-29) et (Feyel, 2000, p. 815-927).

42  Sur les chaires de médecine au Collège, voir la contribution de Rafael Mandressi à ce volume.

43  On trouve aussi la date du 3 janvier 1778 comme date de décès.

44  Le rôle précis joué par Garnier mériterait d’être élucidé. Il semble que ce soit lui qui ait proposé le rapprochement avec l’Université, comme c’est aussi lui qui a effectué les premières conversions de chaire, avant même que l’Université les réclame.

45  Jérôme de Lalande, « Mémoire des professeurs du College de France, sur l’indivisibilité de leurs travaux, aout 1793 », conservé à la BnF, Fds fr. 12273, p. 213-222, publié par Luigi Pepe (1996, p. 31-41).

Auteur

Jeanne Peiffer est directrice de recherche émérite au CNRS, Centre Alexandre-Koyré, à Paris. Historienne des mathématiques, elle a récemment dirigé, avec M. Conforti et P. Delpiano, L’Europe des journaux savants (xviie-xviiie siècles). Communication et construction des savoirs / Scholarly journals in early modern Europe. Communication and the construction of knowledge, numéro spécial des Archives internationales d’histoire des sciences, fasc. 170-171, vol. 63 (juin 2013) ; et, avec P. Nabonnand et H. Gispert, Circulations et échanges mathématiques. Études de cas (xviiie-xxe siècle), Cahier thématique de Philosophia scientiae, 19/2 (juin 2015).

© Les Belles Lettres, 2017

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