Péchés cléricaux
La mauvaise conduite des pasteurs réformés et des prêtres catholiques aux xvie et xviie siècles
The misconduct of Reformed pastors and Catholic priests in the 16th and 17th centuries
p. 17-32
Résumés
La réforme du comportement clérical était l’un des principaux objectifs des autorités ecclésiastiques protestantes et catholiques aux xvie et xviie siècles. Elles s’accordaient généralement à reconnaître que, durant la fin du Moyen Âge, les prêtres et les moines n’avaient pas toujours vécu conformément aux normes morales prescrites. Pourtant, les efforts déployés pour améliorer la conduite des pasteurs protestants et des prêtres catholiques n’ont pas toujours été aussi fructueux que les responsables ecclésiastiques l’auraient souhaité. Les membres du clergé continuent de s’en prendre à des femmes vulnérables et de commettre toute une série d’autres délits allant des insultes verbales et des bagarres, en passant par de petits vols et l’ivresse. Si ces transgressions sont considérées comme graves, les mesures disciplinaires sont tout à fait inadéquates et insuffisantes. Les tentatives répétées de dissimuler les problèmes en réaffectant les coupables à une autre église ne suffisent guère. Les Églises ont donc payé un prix élevé pour éviter le scandale public.
The reform of clerical behaviour was one of the main objectives of Protestant and Catholic church authorities in the sixteenth and seventeenth centuries. It was generally agreed that during the late Middle Ages priests and monks had not always lived up to prescribed moral standards. Yet efforts to improve the conduct of Protestant pastors and Catholic priests have not always been as successful as church leaders would have liked. Clergy continue to prey on vulnerable women and to commit a range of other offences from verbal abuse and fights to petty theft and drunkenness. While these transgressions are considered serious, the disciplinary measures are wholly inadequate and insufficient. Repeated attempts to cover up the problems by reassigning the culprits to another church are hardly enough. Churches have thus paid a high price to avoid public scandal.
Texte intégral
1Un des principaux thèmes traditionnels de l’historiographie de la Réformation consiste à insister sur la crise des vocations dans le clergé de la fin du Moyen Âge. Les prêtres, les moines et les nonnes ont ainsi passé pour trop mondains, trop riches, trop désobéissants. Ils ne répondaient plus aux besoins spirituels des fidèles qu’ils étaient censés servir. De cette manière, les réformateurs protestants, et éventuellement catholiques, ont ciblé la réforme du clergé comme l’un de leurs objectifs majeurs. Toutefois, les défis ainsi soulevés se sont avérés extrêmement complexes, et les solutions étonnamment élusives. Modifier le comportement des clercs pour le bien commun n’était pas une tâche facile. Nous commencerons par un examen des efforts déployés par les autorités civiles et religieuses à Genève, une cité souvent considérée comme un modèle dans la mise en œuvre de la réforme des mœurs qui a accompagné la réforme de la doctrine. Quels ont été les problèmes rencontrés par les Genevois ? Quels remèdes ont-ils cherché à appliquer ? Et quelles ont été les difficultés rencontrées ailleurs et en d’autres périodes, tant avant qu’après la Réformation ?
Genève contre les pasteurs abuseurs
2En janvier 1555, Thèvene Romane, une nourrice exerçant au domicile du pasteur genevois Jean Fabri, se plaint au Petit Conseil que celui-ci s’est approché d’elle durant la nuit, et lui a caressé les seins, ainsi que le sexe (qu’elle qualifie de « parties honteuses »)1. Le pasteur nie ces accusations, et les magistrats du Petit Conseil, qui exercent la direction de la ville au quotidien et contrôlent en dernier ressort l’emploi et la carrière des ministres, acceptent sa version. Ils exigent alors que la nourrice implore le pardon de Dieu, de la justice et de Fabri (« crier miséricorde à Dieu et à la justice et audit Maistre Fabri »). Mais elle refuse fermement la demande consistant à déclarer que le pasteur serait un homme de bien. Pour cette raison, le Petit Conseil l’emprisonne, et comme elle persiste dans son refus, il la bannit de la ville.
3Un peu plus d’un an plus tard, en mars 1556, le consistoire de l’Église de Genève, organe disciplinaire composé de pasteurs et d’anciens, et étroitement associé aux Églises de tradition réformée2, se réunit en session extraordinaire pour examiner la plainte de Marguerite, épouse de Jean Jaquemoz (ou Jacquème), qui rapporte avoir elle aussi été agressée sexuellement par Fabri. Ce dernier comparaît devant le consistoire, ainsi que son accusatrice et son mari. Marguerite affirme qu’au cours des trois années écoulées, Fabri lui a fait des avances répétées, qu’il l’a pressée d’avoir des relations sexuelles avec lui, lui affirmant qu’il pourrait lui donner les enfants que son mari semblait alors incapable d’engendrer. En outre, Fabri l’avait embrassée de force et lui avait caressé les seins. La femme avait rapporté les faits à son mari. Celui-ci avait à son tour confronté le pasteur Fabri, qui avait demandé pardon pour ses actes. À ce moment de la procédure, l’accusé déclare au consistoire que la veille au soir, il avait reconnu devant les pasteurs genevois avoir succombé aux tentations de Satan (« Sathan l’a eu menner jusqu’à l’avoir sollicitée ») et avoir été beaucoup trop familier avec Marguerite. Cependant, il nie l’avoir embrassée et caressée de façon salace.
4Les membres du consistoire jugent l’affaire extrêmement scandaleuse. Ils affirment que les ministres ne sont pas comme les moines dont les fautes pouvaient être enterrées (« les ministres de la parolle de Dieu ne sont pas comme les moyne d’aultrefoys pour ensepvelyr leurs fautes »). Il s’agit d’une référence transparente aux rumeurs alors répandues, selon lesquelles les enfants nés de relations illicites entretenues par les moines et les moniales étaient secrètement enterrés dans le jardin claustral du couvent. Puis le consistoire renvoie les parties devant le Petit Conseil.
5Une enquête plus approfondie du Petit Conseil révèle plusieurs détails supplémentaires à propos du comportement agressif de Fabri et de la réaction de Marguerite : lorsqu’il lui avait proposé de lui donner les enfants que son mari ne pouvait pas avoir, elle lui avait répondu que Dieu ne voulait pas qu’elle conçoive un enfant avec un autre homme que son époux. Elle ajoute également des détails sur les agissements de son agresseur : à un moment, il avait cherché à coucher avec elle en la jetant sur le lit. En réponse à ces affirmations, Fabri cherche à rejeter la faute sur la victime, expliquant qu’elle l’aurait attiré par sa lascivité. Mais le Petit Conseil voit d’un très mauvais œil ce système de défense, et le suspend de son ministère, lui interdisant de prêcher. Les ministres doivent en effet être des exemples pour la communauté des fidèles, et rien dans leur comportement ne doit encourager l’adultère. Les décisions du Conseil ne mettent toutefois pas fin à la carrière pastorale de Fabri, puisqu’environ un an et demi plus tard, il revient devant le Conseil et demande la permission d’accepter une invitation à desservir une Église du Piémont. Malgré ses antécédents et son comportement inacceptable, le Petit Conseil, mais aussi Jean Calvin et les autres pasteurs, accèdent à sa demande et lui permettent de répondre positivement à l’appel3.
6Si la conduite du pasteur Jean Fabri était particulièrement choquante, il n’était pas le seul ministre genevois dont le comportement inacceptable a justifié une censure et, dans certains cas, la déposition du pastorat. Entre 1542 et 1609, le consistoire de Genève a ainsi sanctionné pas moins de dix-huit pasteurs. Leurs délits allaient de l’adultère et de la fornication aux bagarres et querelles, en passant par la négligence de leurs devoirs pastoraux et la rébellion contre les magistrats et leurs collègues. Diverses actions scandaleuses, telles que le mensonge, l’avarice et l’usure entraînaient également des sanctions. Ces dernières ont pu n’être que de simples réprimandes, comme dans six cas. Mais une demi-douzaine de pasteurs ont été suspendus de la cène et trois définitivement excommuniés. Dans trois autres cas enfin, la sanction reste inconnue. Les magistrats genevois, qui supervisaient les pasteurs et avaient le pouvoir de les engager ou de les démettre, en ont renvoyé quatorze durant la même période4. Pour reprendre les mots de Scott M. Manetsch, les ministres réformés n’étaient « pas seulement des agents de la discipline morale, ils en devenaient aussi parfois les objets5. » Pourtant, au moins six des hommes censurés par le consistoire de Genève ont ensuite poursuivi leur carrière ecclésiastique, en France voisine ou dans divers cantons suisses. Plusieurs d’entre eux ont même reçu le soutien des pasteurs genevois pour obtenir leurs nouvelles fonctions6.
7Ces événements, et d’autres semblables, étaient à la fois familiers et inquiétants pour les premiers dirigeants de l’Église réformée. Familiers, parce qu’il y avait une longue histoire médiévale d’abus cléricaux, tradition à laquelle le consistoire fait d’ailleurs explicitement référence au cours de l’enquête sur Fabri. Mais inquiétants aussi, parce que les autorités ecclésiastiques avaient, pensaient-elles, mis en œuvre tout ce qui était nécessaire pour éradiquer ces problèmes. Les sources suggèrent donc un succès moindre que celui qu’elles auraient pu espérer. Un lecteur du xxie siècle trouve inévitablement la réaction des élites politiques et religieuses désespérément prévisible. Les événements révèlent une fois de plus le caractère terriblement misogyne de l’Église et de l’État en Europe au début de l’époque moderne.
Un clergé protestant marié
8Les protestants de toute l’Europe ont dès le départ estimé que l’abandon du célibat clérical et la promotion d’un clergé marié servirait à éliminer nombre de cas de transgressions sexuelles graves. Le mari fidèle, le père respecté et le chef de famille honorable faisaient partie, dans leur esprit, de l’ordre naturel voulu par le Tout-Puissant. Pourtant, les problèmes persistaient, même s’ils étaient désormais d’une nature légèrement différente ; et le statut matrimonial du clergé est rapidement devenu une ligne de démarcation entre Églises catholique et protestante. Aujourd’hui encore, cela reste l’une des différences les plus identifiables entre ces familles confessionnelles7.
9Les réformations du xvie siècle, tant dans leurs manifestations protestantes que catholiques, ont tenu compte de la négligence des devoirs et du relâchement des mœurs du clergé médiéval, en conséquence de quoi les dirigeants ecclésiastiques se sont efforcés de le réformer et de lui imposer un comportement convenable. Les fautes détectées étaient considérées comme particulièrement graves dans le domaine des comportements sexuels. Les Églises protestantes ont donc opté pour un clergé marié, considérant cela comme l’arrangement le plus naturel et conforme à la Bible. Lorsque Martin Luther et Katharina von Bora, une ancienne nonne, se marient en juin 1525, leur union devient immédiatement l’un des événements fondateurs de la Réforme et c’est à partir de ce moment que se constitue la ligne de démarcation évoquée et une question controversée entre les deux camps. Le pasteur protestant était censé être un chef de famille modèle, donnant un exemple vertueux à sa congrégation sur les questions conjugales, familiales et domestiques8. Les catholiques, eux, choisissent de conserver le célibat clérical et, à partir du concile de Trente, cherchent à renforcer la clôture des régulières. D’autres mesures ont visé à inculquer la continence aux moines et aux prêtres. L’Église catholique rappelle également explicitement aux évêques leur devoir de surveillance et de contribution à l’amélioration morale du clergé de leurs diocèses. Pourtant, ces deux approches, catholique et protestante, ont chacune leurs limites, et les autorités ecclésiastiques de part et d’autre de la frontière confessionnelle étaient souvent déçues, malgré leurs efforts pour discipliner les prêtres et les pasteurs.
Moines et prêtres laxistes à la fin du Moyen Âge
10Les transgressions cléricales n’étaient pas toutes de nature sexuelle. À la fin du Moyen Âge et à la Renaissance, les moines, en particulier, étaient fréquemment dépeints comme trop peu rigoureux dans leur tenue vestimentaire, excessifs dans leur consommation de nourriture et de boisson, mais aussi trop attentionnés vis-à-vis des femmes. Le moine qui figure parmi les trente pèlerins des Contes de Canterbury de Chaucer avoue ainsi son penchant pour l’équitation et la chasse, ainsi que pour les vêtements de luxe. Le Décaméron de Boccace est également hanté de moines mangeant et buvant trop, s’habillant avec les derniers atours, tout en cherchant à séduire les femmes. Convoiter des femmes est un trait saillant de la représentation des clercs dans le Décaméron. L’histoire la plus célèbre en ce sens est peut-être celle d’un jeune moine nommé Rustico qui séduit l’inexpérimentée Alibech en lui faisant croire qu’elle pourrait mieux servir le Seigneur en ayant des rapports sexuels9. La satisfaction de besoins naturels et charnels, que ce soit à la taverne, chez le tailleur ou dans la chambre à coucher, était donc présente chez les moines de Boccace, malgré leurs vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Les fidèles laïcs semblent avoir reconnu au moins quelques-uns des clercs de leur entourage dans ces récits populaires et romancés. Les moines étaient censés prier, étudier et travailler, mais ils s’adonnaient donc souvent à des activités mondaines et agréables, dont beaucoup leur étaient interdites par les règles monastiques, et au xvie siècle, le moine fornicateur était devenu un personnage récurrent des discours protestants.
11Au-delà des constructions littéraires et polémiques, le comportement monastique médiéval dans sa réalité quotidienne offre de nombreuses preuves de l’incapacité vaste et profonde de ces individus à honorer des idéaux auxquels ils étaient théoriquement attachés. Au Moyen Âge, le monastère pouvait être un environnement extrêmement violent, abritant des personnes dont la vocation religieuse semblait douteuse. L’enquête d’Élisabeth Lusset sur les crimes et les châtiments dans les monastères médiévaux, principalement en France et en Angleterre, offre un large éventail d’exemples de comportements répréhensibles. Elle a rassemblé un corpus impressionnant de 1 266 cas lui permettant d’établir une typologie des crimes commis par les membres des différents ordres religieux entre le xiie siècle et les années 1530. Les agressions physiques constituaient l’infraction la plus courante, suivies des homicides et des vols. La falsification, l’incendie criminel et la sorcellerie étaient plus rares10. Ces crimes et délits très graves allaient totalement à l’encontre des principes moraux des vœux. Les autorités, tant monastiques que séculières, étaient conscientes du problème, mais la volonté de réforme ne s’est renforcée qu’avec l’apparition du défi protestant au xvie siècle et les appels à la réforme interne au sein du monde catholique.
La prédation des adolescents
12Les cas d’abus sexuels impliquant des hommes plus âgés, principalement des moines, et des adolescents sont tout aussi terribles, sinon plus. On ignore encore à quel point cette exploitation des mineurs était répandue et systématique. Néanmoins, un modèle de mauvais traitements est perceptible tout au long du Moyen Âge et au début de la période moderne. Les autorités ecclésiastiques médiévales semblent avoir été préoccupées par les cas de sodomie, une accusation qui avait une signification assez extensive à l’époque. Mais les autorités étaient peu enclines à prendre des mesures concrètes contre les coupables. Les moines et les prêtres fautifs étaient rarement cités à comparaître devant les tribunaux ecclésiastiques. La prédation sexuelle de garçons par des clercs plus âgés était odieuse, pécheresse et criminelle, mais le scandale public potentiel rendait difficile l’idée de poursuites ouvertes, malgré la conviction ancrée chez bien des laïcs que certains moines avaient des penchants homosexuels. Les affaires n’étaient apparemment portées devant la justice que si l’inaction faisait encourir le risque d’un scandale encore plus grand, mais il était rare que ces poursuites soient considérées comme le moindre mal, et ainsi les moines et prêtres étaient rarement accusés ouvertement du « vice détestable de sodomie »11. Au lieu de cela, une solution courante et consacrée consistait à transférer les accusés dans un autre monastère ou une autre paroisse, laissant donc se maintenir une forme d’omerta. La hiérarchie ecclésiastique a ainsi choisi de ne rien dire des abus commis par le clergé sur de jeunes gens, aggravant la tragédie en réduisant les victimes au silence et à l’invisibilisation. En effet, même si les autorités catholiques ont commencé, au xvie siècle, à organiser une campagne de sensibilisation au respect plus strict du célibat et à punir les clercs ayant des relations sexuelles avec des femmes, elles ont généralement fermé les yeux sur les infractions internes, y compris homosexuelles et pédophiles12.
Une étude de cas : le diocèse de Novare
13Dans les années qui ont suivi le concile de Trente (1545-1563), l’Église catholique a lancé un programme ambitieux, quoique diversement appliqué, de transformation du comportement des clercs. Le perfectionnement moral était un élément essentiel du projet tridentin de réforme de l’Église. Pourtant, l’entreprise s’est avérée difficile. Un examen attentif du diocèse de Novare, dans le nord-ouest de l’Italie, au cours des années 1563-1615 met en évidence certains problèmes fondamentaux et les défis auxquels la hiérarchie était alors confrontée. Au cours du demi-siècle qui suit le concile et son appel à la réforme, les évêques successifs de Novare ont courageusement tenté d’améliorer la vie paroissiale et la desserte des communautés locales. Toutefois, cela n’a pas été un franc succès et l’ampleur des mauvaises conduites comme l’irréductibilité des curés se sont révélées grandement décourageantes.
14Le tribunal épiscopal du diocèse de Novare agissait indépendamment des autorités séculières milanaises pour discipliner le clergé, en particulier les curés13. Il consacrait beaucoup de temps et d’énergie à la poursuite des délits sexuels et des crimes violents chez les curés, les chapelains, les chanoines ou les moines. Il y avait, bien sûr, d’autres infractions, telles la négligence pastorale, l’ivrognerie, le jeu, le vol, le blasphème, l’hérésie ou la magie. Mais aucune d’entre elles ne prenait au tribunal autant de temps que les questions de sexe et de violence. Les crimes et délits sexuels représentent la moitié des affaires portées devant ce tribunal. Cela va de contacts jugés inconvenants à des cas de concubinage et de filiation, en passant par des tentatives de séduction, des attouchements inappropriés, des liaisons, des fréquentations de prostituées. Les accusations d’homosexualité sont rares, tout comme celles de pédophilie. Ce sont les cas de concubinages – des relations sur le long terme entre un prêtre et une femme – qui sont les plus fréquents dans les archives novaraises. L’histoire inextricable du vicaire Domenico Zuffo et de Maria del Satore, bien que constituant un cas limite, est révélatrice. Zuffo a comparu devant les tribunaux à de nombreuses reprises à la fin du xvie siècle et au début du xviie pour s’expliquer au sujet de sa relation avec Maria del Satore. Cette dernière était décrite comme une pauvre veuve qui s’était rendue chez le vicaire à l’origine pour mendier de la nourriture. Malgré des convocations répétées devant le tribunal, l’aveu franc qu’il était le père de ses enfants et de multiples promesses de s’amender, le prêtre a poursuivi sa relation avec cette femme. On lit qu’elle lui a donné neuf enfants, dont la plupart sont morts en bas âge. Ses paroissiens ont fini par être extrêmement mécontents de son comportement, affirmant qu’il buvait avec excès, qu’il négligeait ses ouailles et qu’il avait des relations sexuelles avec trois ou quatre autres femmes en plus de del Satore. Pourtant, il ne semble pas avoir été corrigé ou puni, si ce n’est un bref emprisonnement et quelques amendes. Il a continué à exercer ses fonctions de vicaire de la paroisse jusqu’à l’âge de 70 ans, soit plus de deux décennies après les premières accusations portées contre lui.
15Les accusations d’agressions et de comportements violents, à des degrés divers de gravité, constituent la deuxième catégorie d’infractions les plus courantes pour le clergé. Plus de cent prêtres et clercs novarais différents ont été impliqués dans ce genre de cas, incluant des accusations d’homicides ou de tentatives d’homicides. Près de la moitié des agressions se sont faites à main armée, avec des bâtons, des couteaux ou même des armes à feu. En 1586, un vicaire est accusé d’avoir empoisonné le mari d’une femme avec laquelle il avait eu une relation sexuelle, mais il semble avoir échappé à toute sanction sérieuse. Dix ans plus tard, un autre vicaire est arrêté pour avoir tué un soldat, après que ce dernier a découvert que le clerc couchait avec sa femme. Le prêtre est absous du meurtre, mais on le change de paroisse.
16Bien que la cour épiscopale de Novare se soit efforcée de transformer le clergé de son diocèse en un corps professionnel tel que l’ambitionnait la hiérarchie réformatrice, des limites apparaissent. Compte tenu de la pauvreté de nombreuses paroisses et du manque criant en prêtres, les évêques successifs ont dû pragmatiquement permettre à des délinquants de continuer à exercer leur ministère, parfois malgré des infractions répétées. Les sanctions étaient alors minimes, allant de pénitences légères, d’injonctions à éviter le péché et de petites amendes, à la suspension du droit à célébrer la messe et à la privation du bénéfice ecclésiastique détenu. Dans la majorité des cas, les punitions étaient étonnamment clémentes, et de très nombreuses sentences consistaient simplement en une absolution14.
L’Inquisition et au-delà
17Alors que les responsables ecclésiastiques s’efforçaient de mettre en œuvre le programme de réforme formulé par le concile de Trente, les résultats pouvaient s’avérer inattendus. En effet, la législation tridentine appelant à un célibat clérical strict et à l’abandon des relations concubinaires, mais aussi à une plus grande fréquence de la réception du sacrement de pénitence par les laïcs, semble avoir conduit à une augmentation du nombre de sollicitations par des prêtres de femmes pénitentes qui cherchaient l’absolution pour les péchés révélés en confession auriculaire. Bien que relativement rares au xvie siècle, ces sollicitations augmentent ensuite, si l’on en juge par les registres de l’Inquisition dans les péninsules ibérique et italienne. Les femmes se confessant apparemment plus souvent, cela offrait aux prêtres prédateurs davantage d’occasions de les harceler.
18La juridiction de l’Inquisition ne se limitait pas à l’arrestation et au jugement des hommes et des femmes qui professaient des croyances religieuses erronées ou s’adonnaient à des pratiques superstitieuses et hétérodoxes. Elle convoquait et interrogeait également des individus pour ce que l’on pourrait qualifier de fautes de comportement : pratique de la magie, blasphème, bigamie, sollicitations lors de la confession ou sodomie. Les inquisiteurs du territoire de Venise, ainsi que de Naples et de Sicile, ont ainsi jugé un nombre important de personnes pour ces crimes. Même les juges siégeant dans ces tribunaux de l’Inquisition n’en étaient pas exempts. Dans le Sud-Ouest de la France, un inquisiteur et son assistant sont ainsi exécutés pour sodomie en 153815. En revanche, la sollicitation de femmes pénitentes par des prêtres constituait un crime bien plus courant que la sodomie. En Espagne, l’Inquisition avait une compétence exclusive sur la sollicitation en confession. En outre, elle a laissé des dossiers détaillés, longs et révélateurs sur les prêtres accusés et interrogés. La sollicitation incluait le langage obscène, provocateur et sexuellement suggestif, les baisers, les attouchements, les caresses et effleurement sur le visage, les seins, les cuisses et les organes génitaux, la masturbation individuelle et mutuelle, parfois le sexe oral et, sans surprise, le rapport sexuel16. Le nombre de procès de l’Inquisition impliquant des confesseurs solliciteurs a augmenté de façon spectaculaire dans l’Église post-tridentine. Stephen Haliczer a ainsi montré que l’importance accrue accordée au sacrement de la pénitence et au célibat clérical avait conduit à l’érotisation du moment de la confession auriculaire. La surveillance croissante de la conduite sexuelle des prêtres, combinée à la fonction disciplinaire et consolatrice de la confession, a intensifié les tensions sexuelles, l’anxiété et la culpabilité parmi les prêtres et parmi les pénitentes et pénitents. Le sacrement est donc devenu chargé sexuellement et, parfois, profané17.
19Au xviiie siècle, les comportements ne semblent pas s’être sensiblement améliorés. Entre 1700 et 1790, la police parisienne surprend ainsi plus de 800 ecclésiastiques catholiques en flagrant délit avec des prostituées. Les registres attestent que des prêtres et des moines se livrent donc au coït, aux caresses, à la nudité, à la masturbation et à la flagellation. En tant que telles, ces déviances sexuelles ne semblent pas différer de celles des laïcs ordinaires. En ce qui concerne les sanctions, seuls une poignée de clercs ont été sanctionnés par des peines sévères. Les tribunaux ont tout de même condamné trois prêtres à mort pour sodomie. Six autres ont été condamnés aux galères à perpétuité et quelques autres à des peines de prison. Le bannissement était plus répandu, mais la plupart des clercs arrêtés pour des crimes sexuels dans le Paris du xviiie siècle étaient discrètement remis entre les mains de l’Église. La volonté d’éviter que les affaires deviennent publiques et constituent en conséquence des scandales était primordiale. Les autorités ecclésiastiques demandaient donc la clémence de la police et de la justice. La nécessité de préserver l’honneur et le respect de l’institution dominait18.
Les pasteurs réformés en France
20Les pasteurs réformés des provinces densément protestantes du sud du royaume de France présentaient un ensemble de manquements similaires à ceux révélés dans les procédures consistoriales genevoises contre leurs confrères. Ils étaient condamnés à différents degrés de censure et de punition, en fonction de la gravité perçue de leur offense, même si, bien entendu, le blanchiment était aussi une possibilité supplémentaire. Si les questions relatives au mauvais comportement d’un pasteur se posaient généralement dans le contexte de l’Église locale et de son consistoire, l’examen des preuves et la détermination de la culpabilité ou de l’innocence de l’accusé, ainsi que la décision de la sanction (en cas de besoin) relevaient du colloque ou du synode provincial, rassemblant régulièrement les députés des Églises voisines. Ces cas étaient naturellement délicats, et nécessitaient l’intervention d’une institution arbitrale, plus impartiale, ayant des liens moins directs avec la congrégation locale, pour un jugement et une décision appropriée. Cette procédure réduisait également, mais sans l’éliminer complètement, le risque de scandale.
21Dans son étude pionnière sur les Églises réformées du Sud-Ouest de la France durant la seconde moitié du xvie siècle, Janine Garrisson a identifié 42 pasteurs – soit 10 % de son échantillon – qui ont été soit censurés, soit destitués au cours de leur carrière. Certains ont été blâmés pour avoir manqué à leurs devoirs pastoraux. Dans quelques cas beaucoup plus graves, des pasteurs ont été démis de leurs fonctions pour cause d’apostasie et d’hérésie, ou censurés pour « mauvaise doctrine ». D’autres présentaient des défauts de comportement plus courants. Les synodes provinciaux ont ainsi censuré des ministres pour leur intransigeance dans leurs relations avec des membres de leur famille ou des fidèles de la communauté. Certains étaient blâmés pour avoir été querelleurs, pour avoir semé la discorde parmi leurs ouailles, ou avoir agi avec dureté. Certaines infractions étaient beaucoup plus vagues et comprenaient un mauvais comportement en général, des « activités scandaleuses », une « inconduite notoire », des discordes conjugales ou des paroles inappropriées. Le colloque de Clairac a ainsi suspendu un pasteur de sa charge pour une durée de deux mois en raison d’un mariage irrégulier et pour avoir autorisé des danses dans sa maison. Un autre a été temporairement écarté du ministère en raison d’une rancune tenace envers un collègue. Enfin, cinq hommes ont été censurés et, dans un cas renvoyé du pastorat, pour avoir pratiqué la médecine. Les pasteurs devaient en effet se consacrer entièrement à leur vocation et éviter toute compromission morale dans l’exercice de leurs fonctions. Les affaires civiles et ecclésiastiques devaient rester strictement étanches19.
22L’étude des censures des pasteurs desservant l’Église de Nîmes et les villes voisines, ainsi que les Églises du Béarn est tout aussi instructive pour mieux cerner les mécaniques mises en branle en cas de mauvaise conduite des clercs, ainsi que les mesures prises pour la corriger. L’enquête minutieuse de Philippe Chareyre sur ces communautés et sur les décisions prises en coordination entre Églises et synodes permet de dégager l’essentiel20. Étant donné leur importance au sein de la communauté, les membres du corps pastoral étaient sélectionnés et formés avec un soin particulier, contrairement à la manière souvent très informelle dont les hommes accédaient au sacerdoce au Moyen Âge. Pourtant, certains pasteurs réformés ont commis des infractions dans leur conduite personnelle ou dans l’exercice de leur ministère. La censure contre eux suivait les mêmes règles que celles qui s’appliquaient aux simples fidèles, même s’il y avait bien sûr une exigence supplémentaire due à l’exemplarité attendue d’eux. Si les fautes étaient finalement assez peu nombreuses, elles entraient dans toutes les catégories générales créées par la discipline des Églises réformées de France. La gravité de leurs fautes était renforcée par leur caractère scandaleux, puisque la plupart des membres de la communauté étaient au courant de ces transgressions, elles ne pouvaient pas être facilement cachées. La sanction la plus courante était la suspension des fonctions pastorales, ainsi que la suspension de la participation à la cène. Une éventuelle réaffectation à une autre Église suivait généralement. Bien que les accusations de mauvaise conduite aient généralement été lancées au sein du consistoire local, l’enquête et le jugement qui suivaient étaient donc, on l’a dit, pris en main par le synode provincial. La discipline des pasteurs était, sans surprise, un sujet particulièrement sensible qui pouvait conduire à diverses tentatives d’influencer les décisions, ainsi qu’à des luttes de pouvoir entre pasteurs, consistoires et synodes. Quoi qu’il en soit, comme dans le cas de toutes les femmes et hommes de la congrégation ayant commis une faute, la censure visait avant tout à encourager la pénitence et à obtenir une amélioration rapide du comportement.
23Une fois de plus, les mauvais comportements des pasteurs – par opposition aux questions théologiques qui pouvaient donner lieu à des accusations d’hérésie21 – s’inscrivent dans un large spectre et ne sont pas totalement différents de ceux des autres fidèles. Le synode du Bas-Languedoc suspend ainsi le pasteur Étienne Quenot en 1578 pour son ivresse persistante, qui nuit à sa capacité à prêcher. Il finit par se convertir au catholicisme, abandonnant sa femme et ses enfants pour entrer dans un monastère. En 1596, Josué Rossel est gravement censuré par le même synode pour avoir fait appel de sa précédente censure par le colloque de Florensac, qui exigeait « l’abaissement des cheveux » de sa femme. Les coiffures ornées étaient jugées contraires à la modestie sur laquelle l’Église insistait, mais elles étaient un défaut courant, en particulier chez les femmes de la bourgeoisie22. À la fin des années 1590, le pasteur Moynier est accusé de ne pas avoir su tenir son foyer en ordre. Son fils, en particulier, s’adonnait à la boisson et aux jeux frivoles, voire au duel, et était en conflit ouvert avec sa mère. Daniel Laban pasteur de l’Église de Nousty en Béarn, est pour sa part accusé, entre autres, d’avoir volé la caisse des pauvres. Le synode national de Charenton, lui, doit déposer Gabriel Tuffan en 1631 « pour s’être attaché à des occupations basses et indignes de son caractère »23. Il avait vraisemblablement cherché à compléter son maigre traitement de pasteur dans une petite ville près de Nîmes en s’adonnant à d’autres activités plus lucratives. Le synode de Bas-Languedoc révoque de son côté le pasteur Castanier en 1674 pour avoir vécu trois ans avec une femme sans l’épouser. En 1677, Arnaud Davin est suspendu du ministère pour deux ans, en raison de ses aventures sexuelles (« paillardise »)24. D’autres manquements, moins graves, comme les querelles, les petits vols, la danse, la participation à diverses fêtes locales, méritent une censure, et plus rarement une suspension temporaire de la cène. Si ces manquements et leur sanction sont similaires aux défauts des laïcs, que le consistoire châtie régulièrement, la situation des pasteurs contrevenants n’en remet pas moins en question leur capacité à servir de boussoles morales à leurs ouailles. Les réputations ternies étant très difficiles à rétablir, si l’objectif était de réintégrer le délinquant au corps pastoral, la solution pragmatique consistait généralement à le replacer dans une autre Église.
La mauvaise conduite parmi les proposants
24Le processus disciplinaire et les tentatives pour inculquer un comportement correct commencent dès la formation au pastorat. Les autorités des différentes académies réformées de France surveillaient de près les étudiants en théologie se destinant au ministère, appelés « proposants »25, qui entreprenaient une préparation académique en vue de la soutenance de thèse, accompagnée d’exercices réguliers à la prédication (« propositions »). En avril 1647, les pasteurs et anciens de Nîmes réunis en consistoire enquêtent ainsi sur la conduite de six étudiants en théologie de l’académie de la même ville. Ils s’adonnaient en effet à des beuveries et des bagarres dans une taverne locale. Plusieurs mois plus tard, le conseil académique de l’institution se réunit en session extraordinaire pour discuter de leur « débauche ». En effet, malgré les efforts de l’administration de l’académie, l’ivresse et la fête excessive au cabaret constituaient des fautes assez courantes. En 1667, un proposant passe ainsi un dimanche après-midi entier à la taverne : le consistoire le suspend de la cène et le renvoie de ses études, entravant ses espoirs d’accès au ministère. Un autre jeune homme a tellement bu qu’il en vomit deux ou trois fois en public. Plus généralement, le consistoire censurait et, le plus souvent, suspendait temporairement de la cène les proposants qui fréquentaient les tavernes donc, mais aussi ceux qui jouaient aux cartes, se querellaient, paradaient en ville avec de jeunes femmes, assistaient à des mascarades ou des danses, et composaient des vers satiriques. En 1657, le consistoire de Nîmes réprimande par exemple un étudiant pour avoir assisté à une représentation d’Andromède de Corneille. À deux reprises, il censure deux proposants pour avoir entretenu des contacts jugés dangereux avec le catholicisme, la présence aux funérailles d’un évêque de Nîmes dans un cas et la participation à la messe de minuit de Noël dans l’autre26.
25Les étudiants de la célèbre académie réformée de Saumur pouvaient être aussi indisciplinés que turbulents. Philippe Duplessis-Mornay, capitaine huguenot, auteur prolifique et gouverneur de Saumur, avait permis la création de l’institution au tournant des xvie et xviie siècles. Les premiers professeurs sont nommés en 1599-1600, mais la cérémonie d’inauguration officielle n’a lieu qu’en 1606. L’académie proposait surtout une formation en théologie pour les futurs pasteurs, mais aussi un collège qui offrait une instruction générale pour les plus jeunes27. Deux conseils académiques, un conseil ordinaire et un conseil extraordinaire, assistaient le recteur, généralement un pasteur, dans la direction des affaires de l’académie jusqu’à sa dissolution en janvier 1685, quelques mois avant la révocation de l’édit de Nantes. Le conseil ordinaire était composé des pasteurs, des professeurs et du principal du collège, tandis que le conseil extraordinaire leur adjoignait des anciens choisis par le consistoire, ainsi que des « personnes notables et recommandées pour leur piété »28.
26Les archives de l’académie, et en particulier le Papier et registre des affaires de l’Académie royale établie à Saumur, offrent un panorama précis des affaires quotidiennes de l’institution, ainsi que des contours de la vie étudiante29. Les deux registres qui subsistent aujourd’hui couvrent les périodes allant du 23 octobre 1613 au 29 mars 1673, et du 23 juin 1683 au 6 décembre 1684. Mis bout à bout, ils comprennent 247 folios. Le registre de la décennie 1673-1683 a malheureusement disparu. Néanmoins, ce qui reste s’avère très instructif pour étudier la mauvaise conduite de certains étudiants. Bien que le nombre de contraventions et d’enquêtes soit relativement faible par rapport à la taille de la population estudiantine, certains cas, et notamment lorsqu’ils impliquaient des violences, préoccupaient les administrateurs et les professeurs qui siégeaient aux conseils académiques30.
27Certaines infractions étaient relativement mineures. Le conseil a ainsi souvent statué pour rappeler aux proposants qu’ils devaient réfréner leur goût pour l’ostentation. On les exhortait alors à observer « la simplicité, modestie et retenue de leur profession »31. Le recteur devait rappeler à plusieurs reprises que les proposants étaient censés « répandre une si bonne odeur de leurs mœurs et comportements que l’Église de Dieu en soit édifiée »32. Pourtant, en juillet 1667, plusieurs étudiants en théologie suscitent le scandale au sein de l’Église pour avoir assisté à la représentation d’une comédie. Plus graves étaient les querelles en public, tant verbales que physiques. Bien que les épisodes réellement violents aient été relativement rares, ils étaient toujours immédiatement l’objet d’une enquête, et étaient traités avec fermeté. Fin juillet 1615, cinq proposants sont ainsi sévèrement réprimandés pour avoir échangé des insultes et des coups au grand jour. Une autre fois, deux proposants se battent à coups de poing. Tous deux finissent par être suspendus temporairement de leurs études à l’académie. En juillet 1667 encore, plusieurs étudiants en théologie sont impliqués dans une bagarre de rue avec des étudiants en philosophie. Le fait qu’ils aient été armés d’épées (pourtant explicitement interdites par l’académie) constitue alors bien entendu une circonstance aggravante. Dans un autre incident, des proposants sont punis pour avoir fait la fête dans les rues de Saumur et avoir crié des insultes aux passants. Porter des armes (surtout en public), hurler des injures et se livrer à la bagarre n’est pas seulement moralement répréhensible : les auteurs de ces actes font également honte à la profession qu’ils visent et à l’académie, une situation qui devrait au contraire les pousser à adopter un comportement exemplaire. En outre, ces épisodes violents, mais aussi les querelles et les désaccords plus secondaires, nuisent aux relations harmonieuses que l’on doit donner à voir, et qui sont essentielles au bien-être, au bon fonctionnement et à la réputation de l’académie33. Quels que soient les détails des différents actes répréhensibles, les responsables de la surveillance et de la punition s’efforçaient de préserver cette réputation de l’institution et, dans la mesure du possible, d’empêcher le bruit de ces affaires honteuses de franchir les murs de l’académie. Éviter le scandale est, ici comme ailleurs, la préoccupation dominante.
Conclusion
28La mauvaise conduite du clergé, qu’il soit catholique ou protestant, était donc omniprésente et persistante dans l’Europe du début de l’époque moderne, et les tentatives pour y remédier étaient largement inefficaces ou inadaptées. La désillusion populaire et le mécontentement à l’égard du clergé, tant séculier que régulier, remontaient bien avant l’ère des réformes, et ont perduré ensuite, jusque dans les xviie et xviiie siècles. Dans les cas de relations homosexuelles entre prêtres et moines ou de pédophilie, une sorte de code du silence clérical prévalait. Le simple déplacement du délinquant ou criminel constituait un recours fréquent et un moyen simple et rapide d’éviter les répercussions sur l’institution, et de dissimuler un scandale embarrassant. Les évêques ont ainsi continué à dissimuler les écarts de conduite des prêtres placés sous leur juridiction jusqu’au xviiie siècle. Les agressions sexuelles ou les viols de femmes pénitentes par des prêtres confesseurs semblent avoir été monnaie courante si l’on en croit la masse des preuves recueillies en Espagne.
29Les protestants, pour leur part, étaient tout aussi frustrés par la réforme des mœurs de leur clergé. Bien qu’ils aient généralement espéré que l’introduction d’un corps pastoral marié et donc la restauration d’un ordre vu comme naturel servirait à réduire la fréquence des abus sexuels, les résultats se sont avérés décevants. Des pasteurs ont continué à s’attaquer à des femmes vulnérables et à commettre toute une série d’autres délits. Les jeunes hommes destinés au ministère pastoral pouvaient aussi s’avérer incontrôlables. Dans l’ensemble, ces transgressions étaient considérées comme graves, mais les mesures visant à les corriger manquaient pour la plupart leur cible. La tentative de dissimuler le problème en déplaçant le pasteur dans une autre Église ne faisait que repousser le problème.
30En fin de compte, l’adhésion aux principes moraux et religieux que les clercs prêchaient et enseignaient aux fidèles s’est avérée être un défi, au moins pour une partie d’entre eux, tant chez les catholiques que chez les protestants. La mauvaise conduite du clergé, malgré des tentatives répétées de réforme, était donc répandue et les réponses apportées n’ont pas répondu aux attentes et n’ont pas endigué la menace endémique qui pesait sur les fidèles. Les Églises ont payé cher leurs efforts pour éviter les dommages causés par des scandales publics.
Notes de bas de page
1 Jeffrey R. Watt et Isabella M. Watt (éd.), Registres du consistoire de Genève au temps de Calvin, vol. 11, 20 février 1556 – 4 février 1557, Genève, Droz, 2017, p. xii.
2 Les consistoires dans les Églises réformées hors de Genève ont aussi fonctionné comme des corps administratifs. Chaque Église locale avait un consistoire, composé des pasteurs, des anciens, et dans de nombreux cas des diacres. Ensemble, ces hommes exerçaient la responsabilité du gouvernement ecclésiastique, le contrôle moral et l’assistance sociale. Raymond Mentzer, « Local Contexts and Regional Variations : Consistories », dans Charles Parker et Gretchen Starr-LeBeau (dir.), Judging Faith, Punishing Sin. Inquisitions and Consistories in the Early Modern World, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 15-27.
3 Jeffrey Watt et Isabella M. Watt (éd.), Registres du consistoire, op. cit., vol. 11, p. xii-xix, p. 30-31.
4 Scott M. Manetsch, Calvin’s Company of Pastors. Pastoral Care and the Emerging Reformed Church, 1536-1609, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 194-196 ; Id., « Ministers Misbehaving. The Discipline of Pastors in Calvin’s Geneva, 1559-1596 », dans Didier Poton et Raymond Mentzer (dir.), Agir pour l’Église. Ministères et charges ecclésiastiques dans les Églises réformées (xvie-xixe siècle), Paris, Les Indes Savantes, 2014, p. 31-42.
5 Scott M. Manetsch, « Ministers Misbehaving », op. cit., p. 32.
6 Ibid., p. 41.
7 Marjorie Elizabeth Plummer, From Priest’s Whore to Pastor’s Wife. Clerical Marriage and the Process of Reform in the Early German Reformation, New York, Routledge, 2016, offre une analyse renouvelée et nuancée des débats à propos du mariage des clercs durant les premières décennies de la réformation luthérienne.
8 Sur cette question, voir Marjorie Elizabeth Plummer, op. cit. et Amy N. Burnett, « A Protestant Pastor should set an Example for his Community. Johannes Brandmüller of Basel gets into Trouble », dans Ute Lotz-Heumann (dir.), A Sourcebook for Early Modern European History. Life, Death and Everything in Between, New York, Routledge, 2019, p. 40-42.
9 Giovanni Boccacio, The Decameron, éd. et trad. G. H. McWilliam, Baltimore, Penguin, 1972, p. 314-319.
10 Élisabeth Lusset, Crime, châtiment et grâce dans les monastères au Moyen Âge (xiie-xve siècle), Turnhout, Brepols, 2017, p. 123-135.
11 Dyan Elliott, The Corrupter of Boys. Sodomy, Scandal, and the Medieval Clergy, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2020, p. 182.
12 Ibid. pour une réflexion générale sur les abus sur enfants durant le Moyen Âge.
13 Le tribunal épiscopal pouvait aussi poursuivre dans certains cas des laïcs.
14 Thomas B. Deutscher, Punishment and Penance. Two Phases in the History of the Bishop’s Tribunal of Novara, Toronto, University of Toronto Press, 2013, p. 10-11 et p. 40-82.
15 Raymond Mentzer, Heresy Proceedings in Languedoc, 1500-1560, Philadelphie, American Philosophical Society, 1984, p. 31-33.
16 Stephen Haliczer, Sexuality in the Confessional. A Sacrament Profaned, New York, Oxford University Press, 1996. Jaime Contreras et Gustav Henningsen, « Forty-four Thousand Cases of the Spanish Inquisition (1540-1700). Analysis of a Historical Data Bank », dans Gustav Henningsen et John Tedeschi (dir.), The Inquisition in Early Modern Europe. Studies on Sources and Methods, Dekalb, Northern Illinois University Press, 1986, p. 100-129. E. William Monter et John Tedeschi, « Toward a Statistical Profile of the Italian Inquisitions, Sixteenth to Eighteenth Centuries », dans ibid., p. 130-157. William Monter, Frontiers of Heresy. The Spanish Inquisition from the Basque Lands to Sicily, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
17 Stephen Haliczer, Sexuality in the Confessional…, op. cit.
18 Myriam Deniel-Ternant, Ecclésiastiques en débauche (1700-1790), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2017. L’autrice a poursuivi l’exploration de ces thèmes dans son ouvrage récent, Une histoire érotique de l’Église. Quand les hommes de Dieu avaient le diable au corps, Paris, Payot, 2021. Elle y présente une histoire des moines paillards, des prêtres licencieux et des curés sodomites du xve au xixe siècle. La réalité est très loin de l’image du « bon prêtre » diffusée par l’Église catholique qui privilégie le pardon à la condamnation de ses clercs.
19 Janine Garrisson, Protestants du Midi, 1559-1598, Toulouse, Privat, 1980, p. 146-147. Selon la Discipline des Églises réformées de France, ch. 1, art. 19, un pasteur « ne pourra […] exercer la médecine, ou la jurisprudence ». François Méjan (éd.), Discipline de l’Église réformée de France, Paris, « Je Sers », 1947, p. 202.
20 Philippe Chareyre, « “Maudit est celui qui fait l’œuvre du Seigneur lâchement”. Les pasteurs face à la censure », dans Raymond Mentzer, Françoise Moreil et Philippe Chareyre (dir.), Dire l’interdit. The Vocabulary of Censure and Exclusion in the Early Modern Reformed Tradition, Leyde, Brill, 2010, p. 65-102.
21 Le cas le plus spectaculaire d’hérésie à Nîmes concerne le pasteur Jérémie Ferrier. Voir Joël Poivre, Jérémie Ferrier (1576-1626). Du protestantisme à la raison d’État, Genève, Droz, 1990.
22 Raymond Mentzer, « Disciplina nervus ecclesiae : La réforme calviniste des mœurs à Nîmes », dans Raymond Mentzer, La construction de l’identité réformée aux xvie et xviie siècles : le rôle des consistoires, Paris, Honoré Champion, 2006, p. 39.
23 Philippe Chareyre, « “Maudit est celui”… », op. cit., p. 70-71.
24 Ibid., p. 69, p. 71-72, p. 82-84.
25 Sur les proposants, voir Thomas Guillemin et Julien Léonard, « Une identité d’entre-deux. Les proposants sous le régime de l’édit de Nantes », Revue d’histoire du protestantisme, t. 7-1, 2022, p. 9-64.
26 Philippe Chareyre, « Les derniers feux de l’Académie de Nîmes », dans Roger Grossi (dir.), Le collège royal et l’académie protestante de Nîmes aux xvie et xviie siècles, Nîmes, Atelier occitan, 1998, p. 257-297. Voir aussi Françoise Moreil, « Les maîtres, les proposants et les jésuites », dans ibid., p. 74, p. 78.
27 Il y avait aussi un cursus de philosophie. Les « philosophes » préparaient une maîtrise ès arts. Voir Jean-Paul Pittion, « L’enseignement : les travaux et les jours », document en ligne http://archives.ville-saumur.fr/_depot_amsaumur/_depot_arko/articles/800/l-enseignement-les-travaux-et-les-jours_doc.pdf, consulté le 03/02/2022.
Sur l’académie de Saumur en général, voir les ressources mises en ligne : http://archives.ville-saumur.fr/r/58/academie-protestante-de-saumur/, consulté le 03/02/2022.
28 Papier et registre des affaires de l’Académie royale établie à Saumur, fol. 249, http://archives.ville-saumur.fr/f/acaprotestante/mosaique/, consulté le 03/02/2022.
29 Papier et registre des affaires de l’Académie royale établie à Saumur : http://archives.ville-sa umur.fr/f/acaprotestante/mosaique/, consulté le 03/02/2022, désormais simplement Papier et registre. Le fonds numérisé est conservé aux archives municipales de Saumur.
30 Jean-Paul Pittion, « Surveiller, édifier et punir : la discipline au collège et à l’académie de Saumur », http://archives.ville-saumur.fr/_depot_amsaumur/_depot_arko/articles/814/surveiller-edifier-punir-la-discipline-au-college-et-a-l-academie-de-saumur_doc.pdf, consulté le 03/02/2022. Voir aussi Gaëtan Vaudron, La violence à Saumur au xviie siècle, d’après les registres de l’académie protestante, mémoire de master en histoire, dir. Didier Boisson, université d’Angers, 2011.
31 Papier et registre, fol. 179 (mai 1661).
32 Ibid., fol. 149 (juillet 1661).
33 Ibid., fol. 16-17 (juillet 1615), fol. 149 (juillet 1661), fol. 179 (mai 1661), fol. 211 (mai 1667).
Auteur
-
Raymond Mentzer
University of Iowa – Daniel J. Krumm Family Chair in Reformation Studies

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