Introduction
p. 7-13
Texte intégral
1Des hommes, des femmes et des enfants serpentent sur un chemin sinueux, portant de lourds paquets sur leurs épaules. Certains sont accompagnés de chevaux, de charrettes, d’animaux domestiqués. Beaucoup de personnes modestes, mais également un noble, épée au côté, sur son cheval, suivi de serviteurs portant ses affaires. Certains de ces « voyageurs » sont pourchassés et arrêtés par des soldats armés et à cheval, malmenés, leurs affaires sont confisquées ; certains sont enchaînés, contraints de faire marche arrière sous bonne garde. Les visages sont fermés, las. Au loin, un port, la mer, des navires. Au loin, une ville, de laquelle on s’éloigne, car elle est aux mains des soldats. Nombreux sont les protestants français à quitter le territoire à la suite de la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, en 1685. Ces protestants ne portent pas de signes distinctifs, on ne les reconnaît qu’à leur fuite. Ces protestants sont des femmes, des hommes, des enfants de leur temps, et pourtant leur présence est inacceptable au sein du royaume du « Roi Soleil ». Pourquoi ? Qui sont-ils ? Qui sont-elles ? Ces questions se trouvent au cœur du travail qu’a mené Yves Krumenacker tout au long de sa carrière, à laquelle il s’agit aujourd’hui de rendre hommage.
2Pendant du recueil d’articles préparé par Yves Krumenacker lui-même reprenant les travaux les plus marquants de ses recherches dispersées, ce volume-ci en reprend le titre principal, Un parcours en protestantisme, mais entreprend de collecter des travaux originaux réalisés par des collègues, d’anciens élèves et en tout cas des amis qui ont eu l’opportunité de travailler avec lui, à ses côtés ou sous sa direction. C’est pourquoi le sous-titre de cet opus est Compagnons de route, rappelant ainsi que le travail d’historien relève tout autant d’une démarche et d’un parcours personnels que de rencontres, d’échanges, de collaborations, de compagnonnages, et osons le dire, d’amitiés.
3Amitié qu’Yves Krumenacker nous a renouvelée en nous invitant à codiriger ce volume, nous, deux de ses anciens disciples ayant travaillé sous son patronage bienveillant, suivant aujourd’hui nos propres trajectoires plus ou moins ancrées dans la recherche universitaire. Touchés par cette demande, nous aurions pu être dithyrambiques, portés par un sentiment de reconnaissance, mais cela n’aurait pas été à l’image du personnage, modeste, loin de l’image du professeur-mandarin. Au nom de sa rigueur et de son honnêteté intellectuelle, exprimées tant dans les relations professionnelles qu’amicales, nous nous devons ici d’effectuer ce travail avec méthode et rigueur. Ce à quoi nous nous engageons.
Des questions tout au long du chemin
4Point de départ officiel de la carrière d’Yves Krumenacker, les protestants du Poitou au xviiie siècle incarnent un sujet d’étude annonciateur des intérêts du jeune historien pour le fonctionnement des groupes, leurs conditions de vie, le rôle des individus en leur sein et, bien sûr, l’importance de la religion et de ses manifestations dans la vie des personnes1.
5Si la religion constitue le cœur de ses travaux, c’est dans un sens très large et très ouvert, qui embrasse les discours et débats théologiques, les croyances et pratiques individuelles et collectives, le fonctionnement des institutions et les rapports sociaux qui s’y développent et en découlent.
6Jansénisme, École française de spiritualité, dévotions, piétisme, Yves Krumenacker n’a pas hésité à se plonger dans les textes théologiques et de controverse de l’époque moderne, afin d’en comprendre les enjeux, les ressorts, d’en identifier les références, avec la rigueur de l’étude théologique2. Ce sont surtout les courants minoritaires ou contestataires, les remises en cause où les appels à la réforme, nés et développés en périphérie du discours institutionnel dominant, qui ont retenu son attention.
7S’il a consacré d’importantes biographies aux grandes figures du protestantisme que sont Calvin et Luther3, proposant une approche renouvelée et accessible au grand public lors de dates anniversaires où la vulgarisation est plus nécessaire que jamais, il a également porté son intérêt sur des individus moins connus mais tout aussi intéressants, comme les pasteurs, figures centrales des communautés4. Restituer un nom, reconstituer une carrière, réinscrire dans un contexte des individus qui ont œuvré concrètement auprès des populations est une manière pour l’historien de réincarner une histoire par-delà les textes normatifs, grâce à un large panel de sources. Mais il s’est également agi de faire entendre des voix oubliées, parfois volontairement dissimulées, à l’instar de la théologienne Marie Huber, dont Yves Krumenacker est l’un des rares spécialistes, publiant ses textes et les interrogeant à la lumière de problématiques novatrices5.
8Outre les individus, les groupes ont constitué un autre pan captivant de son travail, au travers de l’étude du fonctionnement interne de structures plus ou moins larges (synodes nationaux et provinciaux, consistoires), et dans leur opposition ou leur articulation avec d’autres structures dans un contexte de coexistence ou de clandestinité6. Le façonnement et le développement des identités individuelles et collectives dans le face-à-face, l’échange ou la confrontation relèvent également de cet intérêt pour les individus et les groupes. La famille représente, dans cet ensemble, un sujet plus ponctuel mais néanmoins récurrent7. Relations familiales, amours, sexualité, rapports de genre continuent d’intéresser Yves Krumenacker, qui n’hésite pas à aller explorer les grilles de lecture proposées par d’autres courants historiographiques, comme l’histoire des femmes et plus largement l’histoire du genre8.
9Il y a les mots et les voix des individus, et il y a les vécus. La culture matérielle et les pratiques individuelles et collectives, en particulier leur rôle dans la construction d’une identité confessionnelle spécifique sont un chemin de réflexion suivi par Yves Krumenacker. Existe-t-il une culture matérielle et sensible spécifique aux protestants ? Où commence l’expérience religieuse par rapport à un quotidien profane ? Catholiques et protestants ont-ils une culture matérielle si différente ? Quelles ruptures chronologiques peut-on envisager de ce point de vue ? Autant de questions qui inscrivent Yves Krumenacker dans une réflexion riche sur la notion de « confessionnalisation » ou de la coexistence confessionnelle9, et qui l’ont amené à accompagner les évolutions historiographiques majeures du champ des études protestantes, comme la sensibilisation aux apports de l’anthropologie10.
10Enfin, en arrière-plan permanent, la question de l’histoire religieuse, de ses méthodes, de ses enjeux dans notre monde contemporain. Un souci permanent pour Yves Krumenacker de faire le lien avec notre société, de questionner la place des historiens et historiennes, leur fonction, leurs méthodes11. Toujours et encore, ne jamais s’endormir dans une routine bien rodée.
Initier au chemin, faire œuvre de transmission
11Cette ouverture aux historiographies et aux questionnements du monde contemporain se manifeste également dans la direction très nombreuse d’étudiantes et étudiants tout au long de sa carrière. Directeur de mémoire de maîtrise (et de master) puis de thèse, Yves Krumenacker se caractérise par son implication importante auprès des aspirants historiennes et historiens, et par sa grande ouverture quant à leurs désirs de recherche. Attentif à une grande diversité de sujets et de parcours, il a ainsi encadré des travaux d’étudiants d’âges et d’origines variées, sur des sujets portant sur différentes périodes et abordant des thématiques diverses, parfois au-delà de ses propres spécialisations, mais toujours en faisant de celles-ci un éclairage stimulant. Cette grande ouverture aux propositions des étudiants et étudiantes, et sa volonté de leur laisser une grande marge de manœuvre méthodologique sont le pendant de la diversité des recherches qu’il a lui-même menées, comme mentionné précédemment. Bien qu’avec le temps la liste des encadrés soit longue (plus de 60 maîtrises ou master 1, plus de 30 DEA ou master 2, 8 thèses), il a toujours su consacrer à chacun de ses disciples une attention pleine, n’accumulant jamais trop de directions simultanément.
12Transmettre et accompagner peut prendre plusieures formes, et il a là aussi multiplié les façons de faire. Par exemple en publiant un cours de licence sur un sujet dont il n’était peut-être pas directement spécialiste (la Guerre de Trente Ans), mais qui a permis à bien des étudiants (voire des collègues !) de démêler un écheveau événementiel touffu, en renvoyant à la bibliographie spécialisée12. Mais aussi en publiant des sources majeures mal connues, dont il s’est servi mais auxquelles il a voulu donner plus d’écho, comme les actes de synodes provinciaux – en l’occurrence ceux de la province de Bourgogne13– avec, là aussi, une réflexion méthodologique qui permet aux jeunes usagers de ces sources de s’y retrouver plus facilement14.
13Par-delà le monde universitaire, et en adéquation avec son intérêt pour le monde contemporain, Yves Krumenacker n’a pas hésité à se lancer dans des œuvres de vulgarisation, afin de rendre accessible au plus grand nombre le fruit de ses recherches. Ainsi en est-il de ses biographies déjà citées des « pères » de la Réforme, Calvin et Luther, qui font découvrir ces figures centrales du protestantisme au grand public, avec toute la rigueur et l’exigence de l’historien. C’est également par des prises de parole pour le grand public qu’il s’implique auprès de ses contemporaines et contemporains, proposant notamment des conférences sur le protestantisme dans différentes régions, à l’invitation de centres d’archives ou d’académies d’histoire régionales.
14Enfin, Yves Krumenacker n’hésite pas à effectuer des pas de côté sur des sujets qui lui tiennent à cœur, par exemple en codirigeant en 2018 un ouvrage sur l’histoire d’un syndicat, la CFDT, à l’occasion des 50 ans de l’organisation15, organisation à laquelle il a consacré une partie de son énergie, au service des autres et du bien commun.
Cheminer de concert : compagnonnes et compagnons de route
15Tous ces cheminements et ces rencontres qui constituent aujourd’hui la trame d’une carrière dense et riche ont conduit de nombreux et nombreuses collègues et amis d’Yves à réaliser un travail original pour ce volume, en souvenir de leurs collaborations passées (et sans préjuger de futures publications !). Ces travaux font écho aux différentes approches et thématiques auxquelles Yves a consacré son travail, ou sont des clins d’œil à des intérêts partagés.
16Une première partie s’intéresse donc aux racines du protestantisme réformé et aux premiers temps d’institutionnalisation des Églises, au xvie siècle. Raymond Mentzer propose ainsi une approche comparative de la régulation des comportements chez les prêtres catholiques et les pasteurs réformés, tandis que Nathalie Szczech questionne les pratiques d’évangélisation dans leur dimension collective, aux premiers temps de la Réforme. Mais on s’intéresse également dans cette partie aux grandes figures des réformateurs avec Quentin Roca, en mettant en lumière les relations d’amitié liant Calvin, Farel et Viret à Théodore de Bèze (une histoire d’amitié entre maîtres et disciple…).
17Dans un deuxième temps, c’est au protestantisme établi, et aux enjeux auxquels il se trouve confronté que les contributeurs et contributrices ont proposé de s’intéresser. La controverse menée par les catholiques contre les protestants s’incarne dans les écrits du cardinal Guido Bentivoglio, auquel Simona Neggruzzo consacre son article. Mais à cette époque de stabilisation des communautés, il convient également de s’intéresser aux protestants eux-mêmes et en particulier aux pasteurs, comme le suggère la contribution de Didier Boisson, qui porte sur le ministre Élie Péju. Il ne faut néanmoins pas oublier que derrière le terme « protestant » existent encore au xviie siècle des clivages importants et de forts débats, notamment entre luthériens et réformés, comme le rappelle Julien Léonard, qui enquête sur les remous provoqués par la conversion de la princesse réformée Anne de Coligny au protestantisme luthérien.
18Le xviiie siècle est marqué par la consolidation des identités confessionnelles, mais aussi par les stratégies de résistance et de résilience de communautés protestantes malmenées. Ainsi, Maria-Cristina Pitassi mène-t-elle une recherche minutieuse sur la place de l’histoire, de l’apologétique et de la raison dans l’herméneutique de Jean-Alphonse Turrettini, tandis que Céline Borello interroge la référence à Israël dans les sermons clandestins du Désert. Hubert Bost étudie le cas précis de La Beaumelle, révélant un parcours en équilibre entre nicodémisme et militance. Sarah Rouvière, quant à elle, nous raconte les stratégies d’évasion des détenus protestants dans le Vivarais.
19Mais un volume en hommage à Yves Krumenacker ne pouvait s’achever sans une partie méthodologique, consacrée à l’historiographie. Historiographie protestante de l’époque moderne, tout d’abord, avec l’étude de Christian Grosse sur les rites réformés de « dédicace » des nouveaux temples, mais aussi avec le travail de Wenjing Wang, qui examine le rôle joué par l’histoire des cathares dans la construction de l’identité protestante moderne. Historiographie contemporaine ensuite, grâce à l’article coécrit par Christine Chadier et Pierre-Jean Souriac, sur l’usage des listes et leur traitement informatique en histoire du protestantisme.
20Toutes ces contributions, aussi variées soient-elles, répondent les unes aux autres, et révèlent l’importance, dans la recherche historique, de faire communauté et d’y faire vivre un dialogue sans cesse renouvelé.
Notes de bas de page
1 Yves Krumenacker, Les Protestants du Poitou au xviiie siècle (1681-1789), Paris, Honoré Champion, 1998.
2 Voir par exemple sur ces sujets respectifs Yves Krumenacker, Du Jansénisme à la secte. Vie de Monsieur Claude Germain, curé de Lacenas (1750-1831), Paris, Publisud, 1998 ; id., L’École française de spiritualité. Des mystiques, des fondateurs, des courants et leurs interprètes, Paris, Cerf, 1998 ; id. (avec Gilles Deregnaucourt, Philippe Martin et Frédéric Meyer) (dir.), Dorsale catholique, Jansénisme, Dévotions : xvie-xviiie siècles. Mythe, réalité, actualité historiographique, Paris, Riveneuve, 2014 ; id., « Piétisme », dans Régine Azria, Danièle Hervieu-Léger, Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 918-923.
3 Yves Krumenacker, Calvin. Au-delà des légendes, Paris, Bayard, 2009 ; id., Luther, Paris, Ellipses, 2017.
4 Yves Krumenacker (dir.), Dictionnaire des pasteurs dans la France du xviiie siècle, Paris, Honoré Champion, 2008.
5 Marie Huber, Un Purgatoire protestant ? Essai sur l’état des âmes séparées des corps, éd. Yves Krumenacker, Genève, Labor et Fides, 2016. Parmi ses études sur cette théologienne, citons par exemple Yves Krumenacker, « Marie Huber, une théologienne entre piétisme et Lumières », dans Hubert Bost et Claude Lauriol (dir.), Refuge et Désert. L’évolution théologique des huguenots de la Révocation à la Révolution française, Paris, Honoré Champion, 2003, p. 99-115.
6 Voir par exemple Yves Krumenacker, « Le Refuge protestant urbain au temps de la révocation de l’Édit de Nantes », dans Sylvie Aprile et Emmanuelle Retaillaud-Bajac (dir.), Clandestinités urbaines. Les citadins et les territoires du secret (xvie-xxe), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 199-215.
7 Voir par exemple cet aspect dans une source publiée comme Jean Migault, Journal de Jean Migault ou malheurs d’une famille protestante du Poitou victime de la révocation de l’édit de Nantes (1682-1689), éd. Yves Krumenacker, Paris, Les Éditions de Paris, 1995.
8 Yves Krumenacker, « Anonymat et interrogations sur le genre : le cas de Marie Huber », Œuvres & Critiques, t. XXXVIII-1, 2013, p. 49-60 ; id. (avec Noémie Recous), « Le consistoire et les femmes, les femmes et le consistoire. L’exemple de la province synodale de Bourgogne au xviie siècle », Revue d’histoire du protestantisme, t. 6-1, 2021, p. 81-107.
9 Yves Krumenacker et Didier Boisson (dir.), La Coexistence confessionnelle à l’épreuve. Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne, Lyon, Chrétiens et Sociétés – Documents et Mémoires 9, 2009.
10 Yves Krumenacker et Olivier Christin (dir.), Les Protestants à l’époque moderne. Une approche anthropologique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017.
11 Voir par exemple, Yves Krumenacker (dir.), Sciences humaines, foi et religion, Paris, Classiques Garnier, 2018, ou encore id. (avec Raymond Mentzer) (dir.), Penser l’histoire religieuse au xxie siècle – Thinking about Religious History in the 21st Century, Lyon, Chrétiens et Sociétés – Documents et mémoires 42, 2020.
12 Yves Krumenacker, La Guerre de Trente Ans, Paris, Ellipses, 2008.
13 Yves Krumenacker (éd.), Actes des synodes provinciaux. Bourgogne (1601-1682), Genève, Droz, 2022.
14 Yves Krumenacker, « Les actes des synodes des Églises réformées de France au xviie siècle : édition imprimée ou numérique ? », dans Fabienne Henryot (dir.), L’historien face au manuscrit. Du parchemin à la bibliothèque numérique, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2012, p. 267-283.
15 Yves Krumenacker et Jean-François Cullafroz (dir.), CFDT 1968-2018. Transformer le travail. Transformer la société ? Des luttes autogestionnaires au réformisme, Lyon, Chronique Sociale, 2018.
Auteurs

Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International - CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L’Anticléricalisme intra-protestant en Europe continentale (xviie-xviiie siècles)
Yves Krumenacker (dir.)
2003
Antiromanisme doctrinal et romanité ecclésiale dans le catholicisme posttridentin (xvie-xxe siècles)
Sylvio De Franceschi (dir.)
2009
La coexistence confessionnelle à l’épreuve
Études sur les relations entre protestants et catholiques dans la France moderne
Didier Boisson et Yves Krumenacker (dir.)
2009
Le ministère des prêtres et des pasteurs
Histoire d’une controverse entre catholiques et réformés français au début du xviie siècle
Bruno Hübsch
2010
Le pontife et l’erreur
Anti-infaillibilisme catholique et romanité ecclésiale aux temps posttridentins (xviie-xxe siècles)
Sylvio De Franceschi (dir.)
2010