La crise du péché originel à l’heure du concile
Les réponses des conférences épiscopales au questionnaire du cardinal Ottaviani (1966)
The crisis of original sin at the time of the Council. The responses of the bishops' conferences to the questionnaire of Cardinal Ottaviani (1966)
p. 309-320
Résumés
Le questionnaire adressé en 1966 aux conférences épiscopales par le pro-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi Ottaviani sur les « opinions étranges et audacieuses » intègre la question du péché originel. Celle-ci pose problème depuis longtemps déjà à de nombreux théologiens que le pape Paul VI invite à défendre la doctrine traditionnelle lors d’un symposium romain en juillet de la même année. Le dossier de préparation de la réponse de la conférence épiscopale française confirme le malaise. Mais la réponse officielle reste en retrait pour ne pas compromettre les fruits du concile Vatican II. Les conférences de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne, de la Suisse et du Canada accordent peu de place à la question. Il n’en est pas de même pour celles de la Belgique et des Pays-Bas qui prennent leurs distances avec la thèse romaine. Cela n’empêche pas le pape de réaffirmer le dogme du péché originel dans son Credo de juin 1968.
The questionnaire sent in 1966 to the bishops' conferences by the pro-prefect of the Congregation for the Doctrine of the Faith, Ottaviani, on "strange and daring opinions" included the question of original sin. This had long posed a problem for many theologians, whom Pope Paul VI invited to defend traditional doctrine at a symposium in Rome in July of that year. The dossier preparing the response from the French Episcopal Conference confirmed the unease. But the official response remained on the sidelines so as not to compromise the fruits of the Second Vatican Council. The conferences of Germany, Italy, Spain, Switzerland and Canada devoted little attention to the question. The same cannot be said of the Belgian and Dutch conferences, which distance themselves from the Roman thesis. This did not prevent the Pope from reaffirming the dogma of original sin in his Credo of June 1968.
Texte intégral
1Il n’est pas excessif de parler d’une crise du péché originel dans le catholicisme des années 1960. Le fait n’a pas de lien immédiat avec le second concile du Vatican. Les difficultés sont anciennes et s’aggravent dans le climat intellectuel de la décennie, marquée par le succès des publications posthumes du Père Teilhard de Chardin, difficiles à concilier avec la formulation traditionnelle1. Alors que l’ère postconciliaire débute à peine, l’inquiétude doctrinale du pape Paul VI et de la curie romaine est manifeste au cours de l’été 1966. L’enquête ordonnée par la Congrégation pour la doctrine de la foi auprès des conférences épiscopales sur les « opinions étranges et audacieuses apparaissant ici ou là » intègre la question du péché originel. Les réponses permettent d’éclairer la perception de la crise par les théologiens et les évêques, qui se situent en priorité dans une perspective pastorale2.
Inquiétudes romaines
2Le 24 juillet 1966, le cardinal Ottaviani, pro-préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, successeur du Saint-Office, invite les présidents des conférences épiscopales à évaluer les « abus » dans l’interprétation du concile, six mois après sa clôture, à recenser les déviations doctrinales et à prévenir les « dangers ». Il identifie dix thèmes qui concernent l’Écriture sainte, la christologie, la théologie sacramentaire, la morale, l’œcuménisme et l’autorité du magistère. Le huitième vise le péché originel : « Il n’en manque pas qui minimisent la doctrine du concile de Trente sur le péché originel ou qui la commentent de telle manière que la faute originelle d’Adam et la transmission de son péché sont, pour le moins, mises en veilleuse3. »
3Le décret tridentin du 17 juin 1546 affirmait, on le sait, la désobéissance volontaire du premier homme, père de tous les hommes (péché originel originant), et la perpétuité de son héritage dans ses descendants (péché originel originé). Mais la représentation traditionnelle apparaît de moins en moins tenable au regard des données de la science et des fondements de la morale. Comment concilier l’enseignement biblique avec les hypothèses sur l’unicité ou la pluralité des souches humaines (monophylétisme ou polyphylétisme) comme avec les hypothèses sur l’unicité ou la pluralité des couples dans une même souche (monogénisme ou polygénisme) ? Comment penser un homme parfait aux origines de l’humanité quand la théorie de l’évolution postule un long processus d’hominisation ? Comment admettre le retentissement de la faute d’un individu à travers les générations, alors que la notion de responsabilité personnelle triomphe ? Pour répondre à ces questions, les théologiens doivent tenir compte de l’avertissement formulé en 1950 par Pie XII dans l’encyclique Humani Generis qui exclut le polygénisme sans rejeter toute évolution : « On ne voit absolument pas comment pareille affirmation peut s’accorder avec ce que les sources de la vérité révélée et les actes du magistère de l’Église enseignent sur le péché originel, lequel procède d’un péché réellement commis par une seule personne, Adam, et, transmis à tous par génération, se trouve en chacun comme sien4. » À l’heure du concile cependant, nombre de théologiens s’autorisent à explorer l’hypothèse polygéniste en estimant que l’encyclique ne donne pas de définition irréformable sur ce point et ne refuse pas la conciliation en cas de solution satisfaisante5. Les propositions, qui réévaluent les références scripturaires (Genèse 2-3 ; Romains 5), sont variées. Certains, comme les jésuites de la Grégorienne Alszeghy et Flick, tentent de sauvegarder la substance du dogme en exprimant le message chrétien dans une vision évolutionniste qui répond à une nécessité kérygmatique. D’autres, comme leur confrère néerlandais Schoonenberg, vont au-delà en réduisant Adam à une figure de l’humanité et en identifiant son péché au péché du monde, réalité universelle6.
4L’ampleur des débats et leur écho dans le grand public cultivé, séduit par les thèses teilhardiennes, expliquent l’inquiétude de Paul VI qui ne se sépare pas radicalement du cardinal Ottaviani en ce domaine7. Le 11 juillet 1966, deux semaines avant la signature de la lettre du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il transmet ses convictions aux membres du symposium qu’il a lui-même convoqué pour étudier « le péché originel devant la science et la pensée contemporaine ». Il entend ainsi orienter leurs travaux en précisant le rôle du magistère et celui des théologiens8.
5Le pape consacre la première moitié de son discours à relever la présence du péché originel dans les textes du récent concile. Il ne nie pas le fait que l’assemblée « n’a pas cherché à approfondir et à compléter la doctrine catholique » après l’abandon du schéma préparatoire De deposito fidei qui incluait un chapitre sur le sujet. Elle est du reste « suffisamment explicitée et définie » par les conciles de Carthage, Orange et Trente. Vatican II a donc « seulement voulu la confirmer et l’appliquer dans la mesure où le demandaient ses buts, avant tout pastoraux ». Il l’a fait dans la perspective paulinienne du Christ nouvel Adam. C’est le cas, brièvement, de la constitution dogmatique Lumen Gentium qui peint les hommes « pécheurs en Adam » et sauvés en Christ. C’est le cas aussi, un peu plus longuement, de la constitution pastorale Gaudium et Spes qui explore le « mal dans l’humanité » en soulignant les « tristes conséquences du péché originel » et le « déséquilibre » habitant « le cœur même de l’homme9 ».
6Paul VI invite en conséquence les exégètes et les théologiens à ne pas oublier que la doctrine du péché originel « est une vérité révélée par Dieu dans différents passages des livres de l’Ancien et du Nouveau Testament ». Cette affirmation n’interdit pas de rechercher une « définition et une présentation […] qui soient plus modernes, c’est-à-dire qui satisfassent davantage aux exigences de la foi et de la raison telles qu’elles sont ressenties et exprimées par les hommes de notre temps », conformément aux principes posés par Jean XXIII dans l’allocution inaugurale du concile. Mais sans exclure « la théorie de l’évolutionnisme », elle interdit de cautionner des thèses qui partent du « présupposé du polygénisme », écartent « la création immédiate de toutes et chacune des âmes humaines par Dieu », relativisent les effets du péché d’Adam, transmis par « voie, non pas d’imitation, mais de propagation », sur « les destinées de l’humanité », c’est-à-dire la « privation, et non pas simplement la carence, de sainteté et de justice, même chez les enfants nouveau-nés ».
7La doctrine du péché originel, au même titre que celle de la transsubstantiation traitée un an plus tôt par l’encyclique Mysterium Fidei, permet à Paul VI de réprouver une « liberté excessive dans l’interprétation des dogmes ». S’il ne refuse pas la « liberté de recherche et de jugement » liée au « caractère scientifique » des études et à leur fin pastorale, il trace des « limites infranchissables » : « [Elles] sont indiquées par le magistère vivant de l’Église, qui est la norme prochaine de vérité pour tous les fidèles. » Défenseur de la primauté, angoissé par le péril doctrinal, le pape appuie son propos sur la constitution dogmatique Dei Verbum qui insiste sur le « lien intime » entre « la tradition sacrée, la Sainte Écriture et le magistère de l’Église10 » : « Ayez le plus grand soin, lorsque vous approfondissez et précisez le sens des textes bibliques, de vous en tenir aux règles données par l’analogie de la foi, les déclarations et les définitions des conciles […] et les documents émanés du Siège apostolique. »
8Le conservatisme du pape sur le péché originel surprend néanmoins les auditeurs, même les moins audacieux, au point que le Saint-Siège modifie légèrement le texte du discours avant sa publication pour atténuer la censure du polygénisme et l’affirmation de l’historicité adamique11. Ces faits ne manquent pas de peser sur les réponses des conférences épiscopales au questionnaire du cardinal Ottaviani, et en premier lieu la réponse française qui demeure la mieux documentée en l’état du dossier archivistique12.
Le cas français
9L’épiscopat français ne découvre pas la question du péché originel en 1966. Au lendemain de la guerre, deux assemblées provinciales au moins ouvrent le dossier à la suite de la charge du Père Garrigou-Lagrange contre la nouvelle théologie et ses affirmations hasardées13. Tranchante, la province de Sens rejoint le dominicain en évoquant le « foisonnement des doctrines équivoques » et « l’autorité de l’Église enseignante dont on se défie et que l’on bafoue parfois ouvertement ». Plus hésitante, la province de Paris parle de la difficulté pour nouer des contacts avec les « milieux scientifiques ou cultivés » et formuler une « pensée exacte et sûre » des origines : « On ne sait pas à qui renvoyer14. »
10En 1959, seuls quelques évêques soulèvent la question dans leurs vota sur le programme du futur concile. Ils le font pour demander un rappel doctrinal. « Peccatum originale existit ! », s’écrie Mgr Dubois (Besançon). Mgr Richaud (Bordeaux) déplore l’oubli de ses conséquences, notamment dans le champ social et médical. Mgr Guerry (Cambrai) espère des précisions pour contrer les erreurs des réformés et refréner les ambitions de l’homme moderne sur la nature et le cosmos. Le cardinal Roques (Rennes), Mgr Lefebvre (Bourges), Mgr Cazaux (Luçon) et Mgr Chevalier (Le Mans) s’expriment dans le même sens. Pour Mgr Ancel (Lyon), sans nier absolument l’existence du péché originel, trop de chrétiens « l’expliquent de telle façon qu’ils en évacuent la signification ». De son côté, Mgr Flusin (Saint-Claude) plaide pour une « synthèse positive » en mesure de pallier les difficultés des adolescents qui prennent conscience de l’écart entre la doctrine de la création et les études scientifiques15.
11Le silence de la majorité des évêques n’exclut pas des interrogations qui trouvent un écho dans le cycle de conférences organisé à Rome à l’automne 1962 pour les aider dans leur rôle de Pères conciliaires. L’exposé sur le péché originel est confié au dominicain Labourdette dont la prudence déçoit plusieurs auditeurs16. Il est « classique », remarque Mgr Michon (Chartres). « C’est bon, mais le chrétien 1962 reste un peu sur sa faim », ajoute Mgr Ferrand (Tours). Il est « à la surface des difficultés graves », confirme le recteur de l’Institut catholique de Paris Blanchet17. « Je préfère ma foi d’Auvergnat à celle des savants. Mais il est bien évident qu’il est du devoir de l’Église d’envisager tous ces problèmes et de ne pas craindre de poser ce qui est vraiment article de foi et de laisser de côté tout ce qui peut être du domaine de la supposition », note Mgr Vignancour (Valence18). Nombre d’évêques semblent cependant incapables de s’ouvrir aux thèses nouvelles, si l’on en croit l’auxiliaire de Reims Béjot qui se réfère à l’enseignement du sulpicien Antoine Verriele19 :
Le Père [Labourdette] manque vraiment de souffle pour affronter les difficultés évoquées. La vraisemblance du polygénisme ne me gêne en rien […]. Le Père ne veut pas entrer dans la perspective surnaturelle de M. Verriele, lequel voyait le projet de Dieu dans la solidarité de toute la race humaine dans le premier péché. Il considère que ce serait du manichéisme de faire de Dieu l’auteur d’un état de péché ! Mais il ne s’agit pas de cela. L’état de péché a pour seul auteur la volonté perverse du démon et du premier homme. Rien de surnaturel n’est dû à la race humaine et la privation dont il s’agit se situe dans l’économie surnaturelle, propositum Dei, toute gratuite. Pas d’injustice. Au regard de l’homme, cette meurtrissure est un gain, un état de surnature frustré, un appel, une disposition surnaturelle à l’accueil de la grâce. O felix culpa ! La solidarité dans le nouvel Adam place dans sa vraie lumière cette privation de l’Alliance voulue par le Dieu vivant. La discussion de ce soir à Sainte-Marthe me révèle combien ces vues sont étrangères à l’épiscopat français, strictement fermé dans des conceptions scolastiques de nature et de surnature […]. Ces vues sont pourtant libératrices par rapport au monogénisme. Car il importe peu que la race humaine soit d’une même souche. Il suffit que la race humaine se trouve solidairement engagée dans le péché du premier homme. Car il y eut un premier homme dans le cours du temps, comme il y eut un Sauveur au temps marqué par Dieu20.
12Les réactions à la conférence du Père Labourdette éclairent les remarques des théologiens et des évêques consultés à l’automne 1966 par Mgr Veuillot, chargé par le bureau du conseil permanent de l’épiscopat de préparer la réponse au questionnaire du cardinal Ottaviani. Le dossier du péché originel apparaît toutefois secondaire par rapport aux difficultés liées au sens du péché actuel et au recul du sacrement de pénitence : morale de situation, fautes personnelles et fautes sociales, réconciliation avec Dieu et réconciliation avec l’Église, place de l’aveu, choix divergents ou désintérêt des confesseurs21.
13Les théologiens notent le désaccord entre la Bible et la science (Dheilly, Bro), le refus de la « réalité historique » du péché originel (Daniélou), ses « représentations trop simples » (Liégé), les « incertitudes sur la manière de le comprendre et de le présenter » (Colnet). L’abbé Pézeril constate qu’on « laisse officiellement énerver, jusque parmi les théologiens les mieux admis, la doctrine » et relie cet « escamotage » à la « question du rapport entre le naturel et le surnaturel » qui mérite un réexamen. Pour le dominicain Nicolas et son confrère Labourdette, dont les positions commencent à évoluer, le dogme est « difficile à enseigner avec précision » et constitue un « grave écueil pour la foi » : « L’invention suppose l’hypothèse. » L’abbé Denis est plus tranchant en parlant de « faute apologétique » : « Le christianisme sera-t-il encore croyable tant qu’on liera le dogme – si important – du péché originel au couple primitif et tant que l’on fera croire que la foi doit se prononcer sur ce qui relève exclusivement de la science ? » Pour l’abbé Cazelles, en revanche, il est incompréhensible que les fidèles « ne voient pas que seule cette doctrine évite d’attribuer au Dieu bon et tout-puissant le mal et la misère de l’homme créé libre dans un monde gouverné par la Providence » et qu’elle « explicite la solidarité dans la condition humaine22 ».
14Les propos des évêques qui se prononcent sur le dossier (une minorité) révèlent le même malaise. Plusieurs constatent les difficultés du clergé, des fidèles et des catéchistes et souhaitent des précisions. « On comprend que, par prudence, quelques prêtres n’insistent pas trop sur ce dogme », remarque le cardinal Richaud, plus réservé qu’en 1959. Il est « opportun de le faire sentir à Rome », ajoute-il dans un second courrier. Pour Mgr Ménard (Rodez), « le dogme du péché originel n’est plus enseigné […], la plupart de nos missionnaires diocésains ne le prêchent plus ». « Le monde étudiant y achoppe beaucoup », ajoute Mgr Boillon (Verdun). Mgr Ancel affirme n’avoir pas trouvé de faculté de théologie pour présenter la doctrine : « Lyon, Lille, Strasbourg se sont récusées. » Mgr Kervéadou (Vannes) souhaite que « l’autorité ecclésiastique oblige de grands théologiens à confronter très nettement la formulation des dogmes que nous utilisons à la pensée de Bultmann » pour aider les professeurs des grands séminaires. Le cardinal Lefebvre est plus mesuré en demandant que les formulations nouvelles, justifiées par Jean XXIII au nom de l’urgence de s’adresser aux « hommes du temps présent », expriment « de façon précise, et sans équivoque possible, la substance inchangée du dogme ». Mgr Renard partage la même préoccupation, en phase avec Paul VI qui s’apprête à le promouvoir à Lyon et à le nommer cardinal : « Les formules dogmatiques sont dites dépendantes d’une formulation d’une époque, mais on va jusqu’à leur enlever leur sens objectif et substantiel […]. Le péché originel est beaucoup moins enseigné, de même – et c’est logique – la rédemption, puis le renoncement. On prêche l’épanouissement, notion confuse, instinctive, non traditionnelle. » Seul l’ancien aumônier jociste Béjot avance une proposition originale dans la ligne de ses réflexions de 1962 : « Les chrétiens d’aujourd’hui se sentent solidaires de ce monde de péché, les meilleurs ayant vive conscience de leurs servitudes, et ne récusent pas la participation à la croix du Christ pour le salut du monde. Se vouloir solidaire de son milieu de vie pour le gagner à Jésus-Christ, c’est une manière de vivre la doctrine du péché originel23. »
15Au final, la réponse de la Conférence épiscopale évite les affirmations tranchées pour rester sur la ligne pastorale qui inspire l’ensemble du document : « Le péché originel (point 8), ainsi que les fins dernières et le jugement, sont des points de la foi catholique directement liés au salut en Jésus-Christ et dont la présentation aux fidèles fait effectivement difficulté à beaucoup de prêtres chargés de les enseigner. On se tait, faute de savoir comment en parler. Le travail théologique est indispensable en ces domaines pour être capable de présenter la vraie doctrine d’une manière exacte, complète et assimilable24. » En soulignant la réalité des problèmes sans entrer dans le débat de fond, l’épiscopat français se garde de valider les accusations du cardinal Ottaviani à l’encontre des théologiens et des prédicateurs et retient l’invitation du pape à poursuivre la réflexion.
Tour d’horizon
16Les modalités d’accès aux archives du Saint-Siège ou des conférences épiscopales et l’état de la recherche ne permettent pas d’avoir une vue exhaustive des autres réponses nationales au questionnaire du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Mais les données disponibles suggèrent l’existence de deux types de démarches.
17La première fait une place limitée à la question du péché originel, tout en laissant entrevoir la sensibilité dominante des évêques. La conférence espagnole, qui a choisi de ne pas aborder tous les points, n’en parle pas et se concentre sur le sacrement de pénitence et la morale conjugale et sexuelle. La conférence allemande, critique à l’égard de l’initiative romaine, se contente de faire remarquer à propos du magistère que « l’influence des sciences profanes modernes » a replacé « la doctrine du péché originel et la nécessité du salut au centre de la discussion ». La conférence italienne nie l’existence de critiques contre la doctrine tridentine, mais reconnaît la perplexité de quelques-uns à propos du monogénisme et du polygénisme et l’actualité de « la tentation éternelle d’exalter les valeurs naturelles, au point de donner l’impression d’oublier la réalité du péché originel ». Les évêques suisses, qui ne sont pas parvenus à un texte commun, ne parlent pas du péché originel dans leurs réponses individuelles. La conférence canadienne, qui traite de chaque point du questionnaire, se situe sur la même ligne que la réponse française, la seule rendue publique officiellement : « Des difficultés existent, en particulier dans la catéchèse. La pensée scientifique moderne atteint maintenant tous les milieux et exige que la formulation dogmatique se clarifie et se précise de façon adaptée. […] La recherche doit être encouragée car, à son défaut, la confusion ne pourra qu’augmenter, à la fois chez les pasteurs et les fidèles25. »
18Deux conférences épiscopales développent plus longuement la question du péché originel, celles des Pays-Bas et de la Belgique. Ce choix tient à l’ampleur donnée aux réponses et plus encore à la place décisive des théologiens dans leur rédaction, en l’occurrence les Pères Schoonenberg et Schillebeeckx d’un côté, Mgr Philips de l’autre.
19Le discours est clairement théologique aux Pays-Bas. Les auteurs proposent une évaluation des textes magistériels. Ils estiment que le corpus tridentin doit être interprété « à la lumière de l’Écriture sainte et de toute la tradition », antérieure et postérieure à saint Augustin, orientale et occidentale, en distinguant entre « l’affirmation » et la « manière de la présenter ». Le concile, du reste, a « seulement exprimé l’avis » que « tous les hommes descendent d’un seul père primitif » sans engager « sa plus haute autorité ». Il en est de même pour l’encyclique Humani Generis qui ne ferme pas « la voie à des recherches ultérieures ». Quant au concile Vatican II, il n’a pas abordé la question. Dans le prolongement des travaux du Père Schoonenberg, l’accent est mis dès lors sur la nécessité de déplacer le questionnement des enjeux biologiques vers « une anthropologie de la communauté des hommes dans le bien et le mal » :
Comment les hommes situent-ils leur liberté réciproque pour le bien et pour le mal ? La constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps a donné un point de départ à cette confrontation (voir const. Gaudium et Spes, n° 13). À la lumière de cette confrontation, des théologiens se sont demandé si l’Écriture sainte ne révèle pas une influence peccamineuse plus grave que celle de la seule personne d’Adam et si elle considère Adam exclusivement comme un homme individuel. Certains théologiens ont abouti ainsi à une théorie “sur le péché du monde” et sur la disposition intérieure de chaque homme qui, dès son origine, se trouve marqué par les péchés des autres. Des discussions plus poussées devront mettre en lumière les avantages et les inconvénients de cette conception26.
20La réponse belge fait plus de place à la réflexion pastorale. Si le « fait » du péché originel doit être « tenu avec fermeté et avec prudence », en raison de « sa relation intime à la rédemption universelle par le Christ », des explications sont nécessaires. Il s’agit d’abord de « déterminer ce qui, dans l’intelligence de ce dogme, appartient au dogme ou bien à la théologie ». Il s’agit ensuite de répondre aux objections des « hommes cultivés » en quatre domaines. Par la thèse de l’évolution, les sciences naturelles interrogent sur les dons préternaturels de « l’homme primitif », la transmission du péché originel par génération et la compatibilité avec le polygénisme. La philosophie, qui envisage trop souvent la « faute originelle en dehors du contexte de la rédemption », soulève le problème de la « responsabilité morale et personnelle » des hommes « pour un péché commis sans qu’ils y aient eu aucune part personnelle » : « Les multiples explications de la “solidarité” prouvent déjà par leur nombre combien le problème est difficile. » L’exégèse doit encore relire les références scripturaires en précisant les intentions des auteurs, « affirmer que Dieu n’est pas la cause du mal » pour Genèse 2-3 ou « traiter avant tout de l’universalité de la rédemption du Christ » pour Romains 5. Quant à la théologie, elle doit réévaluer le « sens des conciles » en tenant compte de leur « note théologique » et de « l’intention précise des Pères27 ».
21Le cardinal Ottaviani n’attendait pas de telles propositions en envoyant sa lettre, tournée vers la réaffirmation des leçons traditionnelles. Celle-ci, du reste, ne semble avoir eu aucun effet sur l’orientation des publications consacrées au péché originel, nombreuses à la fin de la décennie28. De son côté, Paul VI, de plus en plus inquiet pour l’intégrité de la doctrine, demeure fidèle à ses positions dans le « Credo du Peuple de Dieu » qu’il proclame au terme de l’« année de la foi », le 30 juin 1968, à partir d’un schéma rédigé par Jacques Maritain :
Nous croyons qu’en Adam tous ont péché, ce qui signifie que la faute originelle commise par lui a fait tomber la nature humaine, commune à tous les hommes, dans un état où elle porte les conséquences de cette faute et qui n’est pas celui où elle se trouvait d’abord dans nos premiers parents, constitués dans la sainteté et la justice, et où l’homme ne connaissait ni le mal ni la mort. C’est la nature humaine ainsi tombée, dépouillée de la grâce qui la revêtait, blessée dans ses propres forces naturelles et soumise à l’empire de la mort, qui est transmise à tous les hommes, et c’est en ce sens que chaque homme naît dans le péché. Nous professons donc, avec le concile de Trente, que le péché originel est transmis avec la nature humaine, “non par imitation, mais par propagation”, et qu’il est ainsi “propre à chacun”. Nous croyons que Notre Seigneur Jésus-Christ, par le sacrifice de la croix, nous a rachetés du péché originel et de tous les péchés personnels commis par chacun de nous, en sorte que, selon la parole de l’Apôtre, “là où le péché avait abondé, la grâce a surabondé”29.
22Les réponses des épiscopats nationaux au questionnaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi confirment l’existence du malaise autour du dogme du péché originel dans le catholicisme des années 1960. L’avertissement doctrinal du pape Paul VI et du cardinal Ottaviani se heurte pourtant à la réserve des pasteurs, préoccupés par les remises en cause, mais soucieux surtout de donner des réponses positives aux prêtres et aux fidèles sans trahir l’esprit du concile, à peine achevé. Le dossier du péché originel renouvelle la tension entre doctrine et pastorale, primauté et collégialité, centre et périphéries qui avait fait l’objet de vifs débats dès la première session de Vatican II30. Il contribue aussi à réactiver l’opposition entre les droits de l’autorité et la liberté de la recherche qui s’aggravera après la publication de l’encyclique Humanae Vitae en juillet 1968.
Notes de bas de page
1 Maria-Mercè Prats i Curià, Le teilhardisme. Réception, adoption et travestissement de la pensée de Teilhard de Chardin, à la croisée des sciences et de la foi, au cœur des Trente Glorieuses en France, thèse, Université de Reims, 2019, 1084 p.
2 Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire et crise doctrinale. Rome et les Églises nationales (1966-1968), Lyon, LARHRA, 2017, 406 p.
3 Acta Apostolicae Sedis, LVIII/9, 30 septembre 1966, p. 659-661 ; La Documentation catholique [DC], 1481, 6 novembre 1966, col. 1843-1846.
4 Acta Apostolicae Sedis, XLII/17, 2 septembre 1950, p. 561-578.
5 Zoltán Alszeghy, Maurizio Flick, « Il peccato originale in prospettiva evoluzionistica », Gregorianum, 47, 1966, p. 201-225 ; Maurizio Flick, « Peccato originale ed evoluzionismo, una problema teologio » et « Peccato originale ed evoluzionismo. Alla ricerca di una soluzione », La Civiltà Cattolica, 2783, 1966, p. 440-447 et 2785, 1966, p. 15-26.
6 Albert Michel, « Péché originel et monogénisme. Solutions acquises et tendances nouvelles », L’Ami du clergé, 1966, p. 353-362 et 376-382 ; Pierre Grelot, « Réflexion sur le problème du péché originel », Nouvelle revue théologique, 89/4-5, 1967, p. 337-375 et 449-484 ; André-Marie Dubarle, « Le péché originel : recherches récentes et orientations nouvelles », Revue des sciences philosophiques et théologiques, 53/1, 1969, p. 81-113.
7 Philippe Chenaux, « Paul VI, le cardinal Ottaviani et la curie romaine », dans Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire…, op. cit., p. 67-81.
8 « Allocution de S. S. Paul VI aux participants du symposium sur le péché originel (11 juillet 1966) », DC, 1476, 7-21 août 1966, col. 1345-1352. Douze théologiens sont présents : Édouard Dhanis, Charles Moeller, Roberto Masi, Roderic McKenzie, Pierre Benoît, Édouard Boné, Zoltán Alszeghy, Maurizio Flick, Rosaire Gagnebet, Karl Rahner, Michel Labourdette, Vittorio Marcozzi.
9 Lumen Gentium, 2 ; Gaudium et Spes, 10, 13 et 22.
10 Dei Verbum, 10.
11 Robert Rouquette, « Un discours du pape sur le péché originel », Études, 1966, p. 381-391. Le texte distribué par le service de presse parle du « presupposto, tutt’altro che solidamente dimostrato, del poligenismo » et de la « disobbedienza di un solo primo uomo, Adamo, progenitore dell’intera stirpe umana ». Le texte publié par L’Osservatore romano parle du « presupposto, che non è stato dimostrato, del poligenismo » et de la « disobbedienzia di Adamo, “primo uomo”, figura di quello futuro (Conc. Vat. II, Const. Gaudium et Spes, n. 22 ; cfr. anche n. L3), commessa all’inizio della storia ».
12 Centre national des Archives de l’Église de France [CNAEF], 4 CE 6-7 et 9 CE 32. Voir Christian Sorrel, « La Conférence épiscopale française et l’enquête Ottaviani. Fonctionnement institutionnel et positions doctrinales », dans Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire…, op. cit., p. 143-217.
13 Réginald Garrigou-Lagrange, « La nouvelle théologie, où va-t-elle ? », Angelicum, 23, 1946, p. 126-145.
14 CNAEF, 5 CE 1/21, comptes rendus des assemblées provinciales (Paris, 27 mars 1947 ; Sens, 5 février 1948).
15 Acta et documenta Concilio œcumenico Vaticano II apparando, series I (antepraeparatoria), vol. II Consilia et vota episcoporum ac praelatorum, pars I Europa, Roma, Typis Polyglottis Vaticanis, 1960, p. 165-543.
16 Thierry-Dominique Humbrecht, « Le péché originel selon le P. Labourdette », Revue thomiste, 92, 1992, p. 153-176.
17 Archives diocésaines de Chartres, journal conciliaire de Mgr Michon, 30 octobre 1962 ; Archives diocésaines de Tours, journal conciliaire de Mgr Ferrand, 1er novembre 1962 ; Archives de l’Institut catholique de Paris, journal conciliaire de Mgr Blanchet, 30 octobre 1962.
18 Archives diocésaines de Bourges, lettre de Mgr Vignancour à sa famille, 4 novembre 1962.
19 Antoine Verriele, Le surnaturel en nous et le péché originel, Paris, Bloud et Gay, 1932.
20 Archives diocésaines de Reims, journal conciliaire de Mgr Béjot, 30 octobre 1962.
21 Christian Sorrel, « La Conférence épiscopale… », art. cit., p. 161-162 et 173-176.
22 CNAEF, 4 CE 6, lettres et rapports, septembre-octobre 1966.
23 Ibid., octobre-novembre 1966.
24 CNAEF, 9 CE 32 ; DC, 1481, 19 février 1967, col. 327-338 ; Christian Sorrel, « La Conférence épiscopale… », art. cit., p. 177-183 et 201-217.
25 Voir les contributions de Feliciano Montero, Franz Xaver Bischof, Lorenzo Planzi, Gianni La Bella et Gilles Routhier dans Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire…, op. cit., p. 253-365.
26 DC, 1519, 23 juin 1968, col. 1096-112.
27 Voir la contribution de Leo Declerck et Mathijs Lamberigts dans Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire…, op. cit., p. 219-251.
28 André-Marie Dubarle, « Le péché originel… », art.cit.
29 DC, 1521, 21 juillet 1968, col. 1249-1258 ; Michel Cagin, « Le “Credo du Peuple de Dieu” et l’Année de la foi », dans Renato Papetti (dir.), La trasmissione della fede : l’impegno di Paolo VI, Brescia, Istituto Paolo VI, 2009, p. 157-179 ; Christian Sorrel, Alessandro Santagata, « Quand Rome enquête… », dans Christian Sorrel (dir.), Renouveau conciliaire…, op. cit., p. 21-27.
30 Christian Sorrel, « Vatican II : la première session de Mgr Guerry, archevêque de Cambrai », dans Philippe Chenaux, Christian Sorrel (éd.), La Santa Sede, le Chiese et l’Europa – Studi in onore di Jean-Dominique Durand, Roma, Studium, 2019, p. 143-153.
Auteur
-
Christian Sorrel
Université Lyon 2 – LARHRA

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