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Droites et catholicisme en France et en Europe des années 1960 à nos jours

 | 
Olivier Dard
, 
Bruno Dumons

Le cas français

Des « Veilleurs » aux « Sentinelles »

Structuration d’un groupe local, dynamiques transnationales et action collective européenne

From "Watchmen" to "Sentinels". Structuring a local group, transnational dynamics and European collective action.

Magali Della Sudda

Resumen

Depuis plusieurs années, les dynamiques transnationales des mouvements sociaux ont été mises en lumière. Ce chapitre offre un aperçu de ces circulations à partir d’une étude de cas. Dans la configuration spécifique d’une métropole où les opportunités sont peu favorables à la mobilisation contre les politiques d’égalité de genre, un groupe d’opposant investit l’espace urbain et virtuel. Lors de leurs veillées, les militantes et militants interpellent un public local et un public virtuel, international, via les réseaux sociaux. Ils tissent ainsi des liens avec d’autres protestations menées dans différentes villes européennes et tentent de mettre à l’agenda la cause de la famille. Les données - entretiens, observations, publications - sont issues d’une recherche de terrain menées entre 2013 et 2020 en France.

Texto completo

  • 1 David Paternotte, « Transnationalisation/Mobilisations transnationales », Catherine Achin (dir.), D (...)
  • 2 Leila J. Rupp, Worlds of women. The making of an international women’s movement, Princeton, Princet (...)
  • 3 Roman Kuhar Roman et David Paternotte (ed.), Anti-gender campaigns in Europe. Mobilizing against eq (...)
  • 4 Elizabeth S. Corredor, « Unpacking “Gender Ideology” and the Global Right’s Antigender Countermovem (...)
  • 5 Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Pari (...)
  • 6 Magali Della Sudda, Les avatars de la Manif pour tous : recomposition autour des questions de genre(...)
  • 7 Marie Balas et Josselin Tricou, « “Nous, maintenant, on veut poursuivre cette occupation de la rue” (...)

1Depuis une vingtaine d’années, les politiques d’égalité de genre, visant à établir une égalité formelle et réelle entre les femmes et les hommes et entre les couples de même sexe et hétérosexuels, ont été mise en œuvre en Europe. Les conventions et institutions internationales, qu’il s’agisse d’organisations internationales ou non-gouvernementales, ont ainsi défini des cadres et référentiels que les États ont transposés dans leurs législations nationales. La dimension transnationale des politiques d’égalité de genre a été mise en évidence de manière précoce1, trouvant son origine dans les répertoires d’action collective féministes2. Cette dynamique égalitaire a suscité en retour de fortes résistances qui ont été qualifiées de « campagnes anti-genre »3, l’inscrivant dans un contre-mouvement4. En France, les laïcs ont joué un rôle crucial dans une contestation ancrée dans le « catholicisme observant »5. Parmi les initiateurs, des professionnels de la communication lui ont conféré un caractère spectaculaire inédit6. La « Manif pour tous », qui désigne tout à la fois une association regroupant différentes organisations, et la mobilisation contre le projet de loi Taubira et les politiques d’égalité menées par Najat Vallaud-Belkacem, ministre des Droits des Femmes (2012-2014) puis ministre de l’Éducation Nationale (2014-2017). Parmi les groupes qui composent la Manif pour tous, le mouvement des « Veilleurs » prend naissance à Paris au printemps 2013. Devant le vote d’une loi qui semble inéluctable, certains opposants tentent d’interpeller le public en se rassemblant le soir, avec des bougies à Paris et en province. Des étudiantes et étudiants de l’École Normale Supérieure à Lyon y apportent des textes pour une lecture publique. Les veillées sont assises, ponctuées de chants, et révèlent une socialisation catholique marquée par le passage dans le scoutisme comme en témoigne le chant de l’Espérance7.

  • 8 Elisa Raschini, « Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles (...)
  • 9 Ibid. Les “Veilleurs” font référence à la mobilisation de la place Taksim où Erdem Gürdüz, danseur (...)
  • 10 Flore Thomasset et Pascal Charrier, « Nicolas Buss, militant de la “Manif pour tous”, libéré », La (...)
  • 11 Stéphane Kovacs, « Les « veilleurs » partent à la rencontre des Français », Le Figaro, 9 août 2013. (...)
  • 12 Entretien du 5 mai 2020, homme, 38 ans.
  • 13 Les Sentinelles et DPC 2013, Les Sentinelles - Vidéo Dailymotion, Paris, DPC 2013.

2À la suite de l’arrestation d’un « veilleur » le 19 juin 2013 en marge d’une manifestation, un de ses camarades, « Jean-Baptiste », se tient debout devant le Ministère de la justice, le 24 juin 2013. Silencieux et seul sur la place Vendôme, il fait rapidement l’objet d’une médiatisation via les réseaux sociaux8. Les « “Veilleurs” debout » font leur apparition et se distinguent ainsi des protestataires assis par leur position et le silence. La position debout et silencieuse est un lointain écho aux protestations qui ont lieu en Turquie avec la figure du Duran Adam, l’homme debout face au pouvoir autoritaire9. L’arrestation et la détention de Nicolas Buss, un jeune manifestant, durant trois semaines « relancent le mouvement »10. Les vacances universitaires, synonymes de retour au foyer ou de retrouvailles de ces jeunes gens et jeunes filles de bonne famille, est l’occasion de faire connaître le mouvement en déplaçant les sites de mobilisation. À la manière des ligueuses catholiques du siècle dernier qui profitaient de leur été pour donner des conférences dans les lieux de villégiature, les « Veilleurs » essaiment en province à l’occasion d’un « tour de France des “Veilleurs” »11. La déclinaison locale s’opère dans l’été 2013. Les trois premiers “Veilleurs” sont des étudiants, encartés à l’UMP12. Au mois d’août, un rassemblement se tient devant l’École Nationale de la Magistrature (ENM)13.

3Les Veilleurs debout prennent très vite le nom de « Sentinelles » qui voient ainsi le jour dans la seconde phase du mouvement social, après le vote de la loi Taubira et sa promulgation en mai 2013. Les veillées hebdomadaires succèdent aux manifestations qui avaient eu lieu à un rythme soutenu jusqu’au mois de mai 2013. Elles ont continué jusqu’au 23 mars 2020, date du confinement. Les « Sentinelles » parisiennes changent de nom et créent leur page Facebook le 23 août 2013. Rapidement relayée au niveau local, une page Facebook « ”Sentinelles” - Locales » est créée et diffuse ce changement de nom. Le choix d’un nouveau terme renvoie à la nécessité d’établir une distinction entre les groupes qui n’ont pas la même finalité. La stratégie des « Sentinelles » est internationale, elle vise à élargir le cadrage à « l’Humain » et doit permettre au mouvement de se poursuivre en dehors des manifestations. Tandis que les Veilleurs déploient leur action à un niveau local.

4Le tract des « Sentinelles » explicite les logiques qui président à la transformation du groupe.

Pourquoi “Les Sentinelles” ?

- par solidarité avec l’Italie et l’Espagne qui partagent le même combat (Sentinelle in piedi, Centinelas de pie)

- pour éviter la confusion entre “Veilleurs” et “Veilleurs” Debout et laisser aux “Veilleurs” leur spécificité et le rayonnement qu’ils méritent.

- pour élaborer un manifeste et élargir nos combats, toujours dans l’intérêt de l’Homme et notre civilisation.

- pour donner un second souffle au mouvement, dans toutes les villes de France comme à Paris.

  • 14 Yves Cohen, « Les foules raisonnables. Notes sur les mouvements sans parti ni leader des années 201 (...)

5L’action qui est définie comme un acte individuel, non concerté – il n’y a donc pas d’organisation étayée par une association légale ou de fait, ni de réunions préalables, à l’instar du mouvement des Places14 – et le mode d’action n’est pas exclusif, comme le précise la note d’explication :

Quel changement ?

Veiller debout est un mode d’action libre et spontané. Il n’appartient à personne. Tous ceux qui veulent veiller debout le font pour les raisons qui leur appartiennent.

Les Sentinelles garderont principalement le mode d’action de veiller debout. Mais elles auront aussi à l’avenir la possibilité d’élargir leurs modes d’action. Des projets sont en cours de réflexion et chacun est invité à y participer !

  • 15 Les Sentinelles, À retrouver sur Les Sentinelles - Officiel www.facebook.com : Pourquoi les Sentine (...)

Que ceux qui ne voudront pas du manifeste des Sentinelles se rassurent, ils pourront continuer à veiller librement pour leur cause en toute liberté15.

6Au-delà des effets de label, comment s’observe au niveau local les effets de la transnationalisation de la contestation ? Cette dynamique globale a-t-elle des conséquences sur la stratégie, les tactiques ou le contenu des revendications ? Le cas d’un groupe local de Sentinelles que nous avons suivi de 2014 à 2020 permet de mettre en lumière les usages localisés des circulations transnationales et internationales et la constitution d’un espace local de contestation. Entre réappropriation de formes d’action collective, de contenus et de discours et autonomisation des protestations au niveau local, s’observent les limites de la dynamique transnationale.

De l’espace local au transnational : les pérégrinations des veillées

  • 16 Charles Tilly, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

7La forme de la protestation, la veillée silencieuse telle que pratiquée par les Sentinelles est un mode d’action choisi comme un geste distinctif qui mobilise l’espace urbain comme une scène. Elle est en ce sens localisée et inscrite dans un cadre spatial qui participe de sa théâtralisation16. Cette performance militante prend place au cœur de la ville historique, entre deux bâtiments qui abrite le siège du pouvoir politique local, la mairie, et celui du pouvoir religieux. La place de rassemblement du groupe local observé est située entre l’ancien palais épiscopal, devenu le siège de la mairie et la cathédrale.

La veillée entre performance individuelle et dispositif émotionnel

8La veillée consiste à se présenter en un lieu fixe et à un horaire convenu à l’avance et dont le public peut se tenir informé via les réseaux sociaux. Le choix du vendredi soir n’est pas explicité, relevant probablement d’un arbitrage entre les engagements multiples des participants et de la nécessité d’être vu du public. Comme sur une scène de théâtre, les « Sentinelles » prennent place à l’horaire convenu.

9La première veillée est l’occasion de se faire expliquer les consignes et d’apprendre à se tenir. Lors de mes venues, l’un des animateurs – car il n’y a officiellement pas de porte-parole ou de responsable – me suggère régulièrement un emplacement. Le choix du placement est affinitaire ou stratégique selon la configuration. Une bougie électrique est fournie aux participants et participantes qui ont oublié leur lumignon. La bougie participe de la scénographie et d’une esthétique de l’action collective tout à la fois religieuse et profane. Elle est le symbole de l’espérance des chrétiens qui « témoignent » par leur présence dans la cité et se placent dans les pas des apôtres. Si certains billets proposent de multiplier les supports de lecture pour passer le temps, les « Sentinelles » invitent avant tout à se munir d’un livre. Le choix des ouvrages est laissé à l’appréciation des participantes et participants. Néanmoins, l’examen plus attentif révèle des lectures d’actualité – les Déshérités de François-Xavier Bellamy, le Suicide français du polémiste Éric Zemmour – ou édifiantes.

10Pour être efficace, cette action de témoignage doit être accomplie selon des formes qui nécessitent des dispositions. Veiller requiert une capacité physique à rester debout et immobile. Cette discipline du corps est d’autant plus efficace qu’elle s’adosse à une socialisation spécifique – retraites silencieuses pratiquées régulièrement par des « Sentinelles », station immobile des anciens militaires –. La performance est d’autant plus remarquable qu’elle se reproduit indépendamment des conditions météorologiques : les intempéries fréquentes sont mentionnées de manière exhaustive, signant la détermination des participantes et participants. Chaque veillée est une mise à l’épreuve de l’endurance pour défendre la cause qui transcende les intérêts particuliers : celle de la famille et de l’enfant.

  • 17 Sur ce registre, d’abord mobilisé par des catholiques pour faire interdire des œuvres culturelles, (...)

11Les sensations éprouvées sont tues, tout comme les émotions. Le travail émotionnel consiste, dans la veillée, à contenir leur expression entre les participantes et participants. Le silence est de mise, sauf avec le public. Les dialogues se déroulant selon une modalité pacifiée. J’assiste à une interaction entre un groupe de jeunes militants gay et une des « Sentinelles ». L’interlocuteur, engagé dans une association étudiante LGBT et au Mouvement des jeunes socialistes, fait part de son mécontentement. La présence des « Sentinelles » lui fait mal, explique-t-il, engageant la discussion sur le registre des sensibilités blessées17. Lors de l’interaction, comme des autres que j’ai pu observer, les « Sentinelles » font preuve d’une maîtrise de leur émotion, le ton ne monte pas, qui permet d’éviter l’expression violente du conflit. Cette maîtrise de soi est la condition nécessaire à la réalisation d’une action non violente et qui se dispense de service d’ordre – contrairement à certaines veillées des « Veilleurs » – avec lectures à voix haute et chants – à Paris ou en province.

Des places de choix

  • 18 Magali Della Sudda, « Observation, veillée vendredi 7 mars 2014 », Sentinelles, « carnet de terrain (...)

12À Paris, la première veillée a lieu devant le Ministère de la Justice. En province, la déclinaison obéit à un choix stratégique guidé par le besoin d’avoir un public. La première veillée locale avait lieu sur la place de la République, devant le Palais de Justice. Cet endroit est peu passant. Une translation est opérée rapidement vers l’esplanade située entre la mairie et la cathédrale. Elle revêt une dimension stratégique : « Le choix du rendez-vous à 19h chaque vendredi apparaît décidément heureux, car à cette heure il y a pas mal de passage […], et les personnes semblent vouloir nous aborder plus volontiers. En effet, nous étions 7 et pratiquement chacun de nous a eu droit à des questions sur la raison de notre présence ». La place n’est « pas seulement un endroit. Mais un révélateur de quelque chose », comme me l’explique une Sentinelle. « Devant la Mairie, une institution publique » ou une « cour de Tribunal », on s’adresse aux représentants de l’État et à l’autorité politique. Des « Sentinelles » ont « spontanément » envisagé une veillée devant un centre de planification familial pour s’opposer à l’avortement et empêcher les femmes d’accéder à la contraception : « On peut manifester devant une PMI » où se rendent « les filles qui vont avorter » et parce qu’on y distribue la pilule18. Mais cette option n’a pas été retenue d’une part parce que le lieu est peu passant, m’explique-t-on. On peut également ajouter le caractère potentiellement délictueux de l’entrave à l’IVG et aux soins qui a conduit à transformer les modes d’action des groupes catholiques opposés à l’avortement par l’enchaînement dans les cliniques ou les chaînes de prières. Usant d’un répertoire d’action strictement légaliste, les Sentinelles ne souhaitent pas commettre d’acte délictueux.

  • 19 Clément Arambourou, Magali Della Sudda, Fanny Bugnon,…, « When male heterosexual leaders politicize (...)
  • 20 Veillée des Sentinelles du vendredi 21 mars 2014.
  • 21 Veillée des Sentinelles du vendredi 27 juin 2014.
  • 22 Magali Della Sudda, « Observation, veillée des Sentinelles, 29 janvier 2016 », Sentinelles, « carne (...)
  • 23 Veillée des Sentinelles du vendredi 22 avril 2016, courriel du samedi 23 avril 2016.

13Se situer entre le lieu du pouvoir local – la mairie – et le lieu du pouvoir religieux – la cathédrale – renvoie aussi aux autorités auxquelles s’adresse la contestation. L’équipe municipale, bien qu’appartenant à l’UMP, parti où militent plusieurs « Sentinelles », est indifférente à la cause des « Sentinelles ». Le maire, en particulier, a pris position en faveur de la loi Taubira et de l’adoption par les couples homosexuels19. Il compte cependant un des fondateurs de la « Manif pour tous » locale dans son équipe et plusieurs élu(e)s ayant pris part aux manifestations parisiennes et locales. En mars 2014, il reçoit les « Sentinelles » dans le cadre du Grenelle de la famille. La veillée suivante, une Sentinelle évoque l’attitude de l’édile : « la fin de veillée a été agrémentée par une distribution de vin chaud et par bon nombre de considérations sur les toutes prochaines élections municipales. Une question a été posée : pourquoi le Maire feint-il de ne pas voir les « Sentinelles » campées chaque vendredi soir depuis plus de 6 mois devant le portail de sa mairie ? Nous n’avons pas trouvé de réponse satisfaisante »20. L’archevêque, quant à lui, a désavoué tacitement le mouvement en refusant d’en recevoir les représentants et en s’opposant à la diffusion des tracts via le réseau diocésain. Lors de cette veillée printanière, « quatre ecclésiastiques » passent près du groupe qui « leur propose de se joindre à nous pour la veillée. Pris sans doute par d’autres engagements, la proposition n’a pas été retenue ». Une Sentinelle a remis alors à chacun d’eux « le document explicatif sur les « Sentinelles » dont ils ignoraient l’existence »21. Le contraste avec ce prêtre de la Fraternité Saint-Pierre, qui rejoint la veillée à l’occasion de son passage, confirme l’isolement de ces laïcs dans l’espace religieux local22. Ces propos d’une Sentinelle, bien inséré dans les réseaux locaux, témoignent de la difficulté pour le groupe à être un interlocuteur respectable et légitime par l’autorité diocésaine : « Peut-être, un jour, [Le nouvel évêque auxiliaire] aura-t-il la gentillesse mais aussi l’audace de venir nous saluer ? Une audace (et une gentillesse...) que n’ont pas eu, jusqu’à ce jour du moins, les hommes politiques locaux. Qu’ils se sentent ou non un destin national. Tremblant sans doute à l’idée qu’une photo compromettante ne les range ipso facto dans la catégorie nauséeuse homophobe, réactionnaire, raciste »23. Le groupe local est renvoyé à un statut protestataire minoritaire et marginal non seulement dans l’espace public et politique, mais au sein même de l’institution religieuse locale. C’est d’ailleurs vers l’évêque d’un diocèse voisin que se tournent les « Sentinelles » dans leurs billets, quand elles recherchent l’approbation de la hiérarchie, ou vers l’épiscopat italien, soutenant les Sentinelle in piedi de manière manifeste. On retrouve ainsi le recours à l’international ou à l’extérieur caractéristique des groupes minoritaires dans leur espace.

14Au cœur de la ville, les « Sentinelles » ont donc choisi de se tenir debout, dos à la cathédrale, et face au pouvoir politique, mais sans exprimer verbalement leur revendication à l’autorité. Le cercle n’a pas été choisi car il suppose de trancher entre regarder vers l’intérieur ou l’extérieur. Aucune référence n’est faite aux franciscains qui ont initié ces mouvements dans une tout autre cause, il y a plusieurs années. C’est davantage une raison pratique. Il faut être espacé de trois mètres, afin que la veillée ne puisse être considérée comme un rassemblement sur la voie publique non autorisé. La position silencieuse et debout qui exige une certaine discipline, une condition physique pour résister aux intempéries, comme l’indiquent de nombreux billets, renvoie également à l’incorporation de dispositions spécifiques.

La traduction séculière d’un habitus religieux

  • 24 Elisa Raschini, « Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles (...)
  • 25 Veillée des Sentinelles locales du 1er avril 2016, courriel du jeudi 31 mars 2016.

15La veillée est un mode d’action collectif individué comme le souligne Elisa Raschini24. Elle s’adresse à des individus et a pour objectif premier de « témoigner » : « La présence des « Sentinelles » au cœur de la ville ne constitue pas une démonstration de force, ni d’invective, ni de haine. Elle témoigne pacifiquement des convictions des participants relatives à la cause de la famille, de l’enfant et de notre civilisation. Cet objectif est susceptible de te concerner, toi, et pas nécessairement ton voisin »25. Elle est aussi un dispositif qui rappelle à chacun ce statut : la séparation de trois mètres entre les personnes, le silence, et les rappels à l’ordre si un membre du groupe discute trop longuement avec les autres participent de cette individuation. À plusieurs reprises, lors des veillées, je suis ainsi « corrigée » amicalement pour discuter trop longuement ou de trop près avec une Sentinelle.

  • 26 Veillée des Sentinelles du vendredi 3 juin 2016 ; courriel du jeudi 2 juin 2016.
  • 27 Prochaine veillée des Sentinelles : vendredi 29 avril à 19 heures, courriel du jeudi 28 avril 2016.
  • 28 Veillée des Sentinelles : vendredi 8 avril 2016 à 19 heures, courriel du jeudi 7 avril 2016.

16Ce mode d’action qui convoque une posture qui n’est pas « naturelle » – demeurer statique en position debout silencieusement – repose sur l’incorporation de gestes spécifiques. Les veillées des Veilleurs qui commentent des textes, chantent et reprennent le chant de l’Espérance, témoignent d’une socialisation religieuse catholique et d’un réinvestissement des savoir-faire dans le mouvement. Elles reposent sur la présence d’un groupe. En revanche, la présence de plusieurs personnes n’est pas indispensable à la veillée debout des Sentinelles. Ainsi, cette Sentinelle veille-t-elle seule le 25 mars 2016. Au-delà de la protestation, c’est la monstration d’une discipline du corps et de l’âme au public opposée aux pouvoirs publics : « En effet, veiller n’est pas seulement nécessaire à la société, c’est aussi et même d’abord un moyen physique et métaphysique de résister à une indifférence qui rend nos esprits atones, qui tue notre volonté et amoindri notre humanité. Nos veillées n’en sont qu’une des formes possibles. Elles sont une réponse à une nécessité de la vie humaine »26. L’exemplarité importe donc davantage que le nombre. Comme l’écrit une cistercienne à l’un des participants : « L’important n’est pas de faire nombre mais de faire corps avec le Christ et le laisser faire de nous des artisans et des médiateurs de vie »27. Exercice spirituel tout autant que protestataire la veillée silencieuse témoigne d’un habitus religieux. Mais pas seulement. La veillée est aussi présentée comme un outil de développement personnel, d’autant plus indispensable que la modernité affaiblit la capacité de discernement. L’individu est pris dans des dispositifs débilitants provenant des media, des loisirs modernes ou des institutions28.

  • 29 Stéphane Audoin-Rouzeau, Antoine de Baecque et Christine Bard, Histoire de la virilité, Paris, Seui (...)
  • 30 Magali Della Sudda, Observation, veillée vendredi 10 octobre 2014 (avec X. Itçaina), « carnet de te (...)
  • 31 S.n., 18h00 - pas envie d’y aller ; 18h15 - j’y vais ; 18h30 - j’y suis ; 19h30 - fier d’y être all (...)

17La réappropriation de sa capacité d’action et de réflexion confisquée par une modernité affaiblissante est un registre classique du militantisme catholique. Elle renvoie à la virilité – qui n’est pas synonyme de masculinité mais de force et de ténacité29. Lors d’une veillée, une participante explique que « les “Sentinelles” sont différentes des “Veilleurs” ». Il n’y a pas de lecture à voix haute. Les participantes sont tournés vers l’action silencieuse – « On ne papote pas, on ne lit pas de texte »30. Elle insiste sur cette absence de discussion collective, signe de l’intensité de l’action : » nous il n’y a pas de débat ». Cela fait écho aux propos de cette autre Sentinelle : « Les “Sentinelles”, on y va pas pour faire des mondanités. On y va pour la famille ! »31.

  • 32 Magali Della Sudda, Observation, veillée vendredi 10 octobre 2014 (avec X. Itçaina), op. cit.
  • 33 Ibid. Discussion informelle. La jeune femme était étudiante en master de lettres, à l’instar des «  (...)

18Les veillées silencieuses sont présentées comme plus efficaces pour attirer l’attention du public. Un enquêté explique ainsi que les personnes sont « interloquées » et viennent poser des questions plus facilement que lors des veillées des « Veilleurs » où « personne ne s’arrête »32. Le silence et la station debout place chaque individu en position de locuteur avec le public, tandis que le caractère magistériel – Un lecteur et les autres écoutent – semble moins convenir aux personnes âgées des « Sentinelles ». Ce choix du silence participe aussi d’une rationalisation a posteriori : en l’absence de personnes susceptibles de faire l’animation de la veillée – « Celle qui s’occupait de ça aux “Sentinelles” s’est éloignée »33 – la forme de l’action collective change. La détermination du répertoire d’action semble obéir à un sens pratique davantage qu’à des injonctions venues de la hiérarchie catholique ou d’organisations internationales engagées dans les campagnes anti-genre.

Un mode d’action protestataire respectable

  • 34 Elle faisait suite à la manifestation du 17 avril 2013 organisée par la « Manif pour tous » et le P (...)
  • 35 Entretien homme 38 ans, 4 mai 2020.
  • 36 Les Sentinelles Locales, Petit rappel  : Prochaine veillée des Sentinelles, associés pour l’occasio (...)

19Un autre facteur déterminant dans le choix de ce répertoire est la transaction implicite opérée avec les forces de l’ordre. Les rassemblements hebdomadaires ne sont pas déclarés en préfecture. Ils ont pourtant lieu chaque vendredi sous les yeux des agents sans que ceux-ci n’interviennent. Cette Sentinelle de la première heure m’explique que sa première veillée s’était déroulée avec le « Printemps français » et s’était achevée à une heure avancée de la nuit sous les canons à eau34. À la suite de cela, et pour ne pas déranger les riverains, un mode d’action plus respectueux de l’ordre public est adopté par la « Manif pour tous » et, par la suite, les « Sentinelles ». Le silence permet que « les flics nous laissent tranquilles »35. Lors de la veillée, on recommande ainsi de « se tenir éloignés les uns des autres pour ne pas gêner la circulation piétonne mais aussi pour ne pas donner prétexte aux forces de police d’avoir affaire à une manifestation non autorisée »36.

  • 37 S.n., Nous étions plutôt nombreux ce soir. Imaginez que nous soyons 100, 200 ou 500 ! https://www.f (...)
  • 38 Ibid.

20Ce mode d’action tire son efficacité de l’absence de prise qu’il offre à l’adversaire : « Les « Sentinelles » offrent un mode de contestation qui met à mal le logiciel politique de l’oligarchie au pouvoir. Montrons-leur que nous ne lâchons rien : formez des groupes d’amis et rejoignez-nous ! »37. Le répertoire d’action pacifique et « inutile » suscite occasionnellement la contestation. Elle s’exprime sur les réseaux sociaux et, de manière plus subtile, dans les veillées. Ainsi cet habitant d’une commune indigné par l’affiche indiquant un numéro de téléphone, Ligne Azure, pour répondre aux interrogations des adolescent.e.s sur le genre, la sexualité : « Au début de l’action de nos mouvements, nous avons écarté des modes d’actions pouvant amener la violence : nous craignions la guerre civile... Mais là, sans rompre tout à fait avec ce principe, je crois qu’il faut faire un “exemple” et lançant une véritable “attaque” contre [la commune] ». L’attaque se limite toutefois à des actions de communication sans violence physique : « Tractage massif, SMS et e-mails en nombre,... : personne à xxX, ne doit ignorer ce qui se passe ! Il ne faut pas faire de cadeaux : les mots employés doivent provoquer la fureur ». Mais dont l’objectif est de priver l’adversaire de ses capacités à agir, y compris en justice, pour faire reconnaître ses droits : « Il faut appeler “un chat, un chat” [il désigne les créateurs de la Ligne Azure comme des “pédo-criminels”], mais en apportant des preuves qui dissuaderont quiconque de répliquer en Justice : il doit y avoir des choses dans les textes, dont l’État français ne peut se permettre l’étalage devant un tribunal »38. L’absence de structuration du groupe en association, la réduction de son activité à un acte de présence – un témoignage de résistance -, sans prise de décision collective, sans porte-parole, désamorce de facto les velléités d’action collective qui sont renvoyées à d’autres organisations, comme la « Manif pour tous ».

Action locale et réseaux transnationaux

  • 39 Les Sentinelles Locales, La propagande du « genre » résumée en une affiche ! https://www.facebook.c (...)
  • 40 Leila J. Rupp, Worlds of women…, op. cit.

21Réduite à la veillée dans l’espace local, l’action collective des « Sentinelles » locales, est néanmoins articulée à des groupes internationaux. Si les relations entre les groupes « Sentinelles » de France ne sont jamais mentionnées, la référence aux veillées organisées à l’étranger est régulière. L’histoire des féminismes a montré comment le niveau d’action international a été un moyen de porter la demande du suffrage des femmes en contournant les verrous des assemblées nationales39. Les catholiques, en particulier, ont suivi cette dynamique en investissant différentes commissions de la Société des Nations (SDN) puis en étant représentés à l’Organisation des Nations Unies (ONU) pour faire avancer leur cause40. La dynamique transnationale demeure un élément d’arrière-plan de l’action collective des organisations catholiques actuelles. La géopolitique de ces réseaux ne se réduit pas nécessairement aux canaux habituels du Saint-Siège.

Circulations transatlantiques

22Différents travaux ont montré le rôle des Think tank de la droite chrétienne états-unienne au début de la « Manif pour tous »41. Michael Stambolis, dans sa thèse a mis au jour le rôle des experts issus de Think tank de la droite religieuse états-unienne dans la construction d’un argumentaire séculier contre le mariage et l’adoption par les couples homosexuels42. Peu avant le début des protestations de septembre 2012 puis de la première manifestation nationale à Paris le 18 novembre 2012, un petit groupe de responsables et militants « pro-vie » se rendent aux États-Unis. Christine Boutin, alors présidente du Parti chrétien démocrate et fervente opposante au Pacte civil de solidarité (PaCs), est accompagnée de Franck Margain, vice-président du PCD, de Béatrice Bourges, présidente du Collectif pour l’enfant, qui avait pris part à la première réunion d’organisation de la Manif pour tous en septembre 2012, et d’un ancien étudiant de Sciences Po, l’écrivain Pierre Jovanovic43. Le voyage d’une délégation de personnalités politiques catholiques aux États-Unis a pour but de rencontrer des représentants du Family Research Council et instigateurs de l’opération « values bus » également soutenue par la Heritage foundation. Ce Think tank conservateur a été l’un des premiers à produire des notes, des schémas directeurs et recommandations en vue d’infléchir la politique fédérale dans un sens conservateur44. Le Values Bus est un dispositif lancé au printemps 2012 qui consiste à faire circuler un bus pour faire connaître les idées – en l’occurrence réduire la dette par une réduction du champ d’intervention de l’État fédéral et l’abrogation de la protection sociale, ainsi que la guerre contre les femmes menées par le gouvernement Obama45. Le dispositif sera reconduit en France en mars 2013, avec un bus à impériale affrété par la Manif pour tous pour s’opposer au vote de la loi46.

23En Europe, c’est aussi l’association CitizenGo, fondée à Madrid en 2013 pour s’opposer aux politiques d’égalité de genre, qui lance le Free Speech Bus sur les routes des capitales européennes en mars 2017. Les savoir-faire élaborés aux États-Unis se donnent également à voir dans l’usage renouvelé du droit. Depuis 2013, l’European center for law and justice de (ECLJ) participe à la structuration du mouvement autour du droit et des libertés fondamentales, en appuyant par exemple le recours à la Cour européenne de justice. Gregor Puppinck qui dirige l’ECLJ espère, en portant un projet de résolution devant la Cour européenne des droits de l’homme, obtenir non seulement la condamnation de la « répression policière » mais surtout une évolution de la législation47. L’influence nord-américaine n’est cependant pas la seule et semble davantage concerner les instances nationales que les groupes locaux qui se tournent plus volontiers vers d’autres référents européens.

Le miroir italien : les Sentinelle in piedi

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24Au niveau local, ces circulations sont nettement moins visibles chez les militants de la « Manif pour tous » ou des « Sentinelles ». Ces dernières insistent davantage sur la dynamique européenne de la contestation. L’usage du mot « Sentinelles », préféré aux « Veilleurs », dénotait une stratégie de communication tournée vers d’autres pays européens et « de faciliter l’internationalisation du mouvement »48. Le choix du nom permet une traduction facile dans les langues européennes. La création des « Sentinelles » locales fait explicitement référence aux Sentinelle in piedi italiennes et aux Centinelas de pie espagnoles. Dans cette ville du sud de la Loire, les liens avec les pays latins sont mis en avant. Le choix de ce nom s’inscrit dans un mouvement de solidarité49. C’est cela qui justifie l’appellation nouvelle des « Veilleurs Debout » qui se distinguaient des « Veilleurs » assis pour commenter des textes ou chanter50.

  • 51 Les Sentinelles et DPC 2013, Les Sentinelles - Vidéo Dailymotion, op. cit.
  • 52 Xabier Itçaina, Médiations catholiques en Europe de Sud. Les politiques invisibles du religieux, Re (...)
  • 53 Nicola Righetti, « Watching over the Sacred Boundaries of the Family. Study on the Standing Sentine (...)
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25Les Sentinelle in Piedi voient le jour à Brescia, dans le Nord de l’Italie le 31 juillet 201351. Le catholicisme du nord de la péninsule est encore fortement structuré par les réseaux de l’Action Catholique et implanté dans différents milieux sociaux, et notamment le tissu économique52. Les femmes qui initient le mouvement se réfèrent explicitement aux Veilleurs debout comme le relate le sociologue Nicolà Righetti. À l’instar de leurs homologues françaises, elles se déclarent apolitiques, sans porte-parole et mues par la cause de l’enfant et de la famille. L’approche discursive proposée par Nicolà Righetti met en évidence l’uniformité du cadrage « anti-genre » qui rattache le mouvement à la dynamique transnationale. Le projet de loi déposé en septembre 2013 par Ivan Scalfarotto, secrétaire d’État du gouvernement Renzi et militant gay, vise à lutter contre l’homophobie et la transphobie53. Les Sentinelle in Piedi se mobilisent sur le registre de la liberté d’expression, un thème réinvesti par l’Alt-right et la droite religieuse aux États-Unis54 et que l’on retrouve dans l’appropriation du Free Speech Movement - mouvement contestataire et progressiste né à Berkeley en 1964-1965 – par CitizenGo. On retrouve cette thématique également en France exprimée sous la forme de la dénonciation du « politiquement correct »55, mais aussi de l’aspect totalitaire du genre. Les veillées mensuelles italiennes sont organisées avec l’appui des diocèses, contrairement au cas français où l’épiscopat, à l’exception de Mgr Aillet du diocèse de Bayonne, Mgr Rey du diocèse de Fréjus-Toulon et le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon. Le mouvement italien bénéficie d’un support organisationnel qui lui permet d’avoir un site internet. Celui-ci mis à jour en 2020 est mis en page pour les smartphones, témoignant d’un souci de toucher un public plus jeune que celui qui est concerné en France. Il s’adresse à un public jeune, avec une mise en page moderne, d’où les références religieuses sont absentes. Il met en évidence les chiffres spectaculaires du mouvement qui revendique 512 veillées depuis 2013, dans 130 communes ayant rassemblé 60 000 personnes. La stratégie des chiffres, invérifiables, distingue les Sentinelle in piedi de leurs homologues françaises aux effectifs plus modestes.

Construire une action collective européenne

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  • 60 Roman Kuhar Roman et David Paternotte (ed.), Anti-gender campaigns in Europe, op. cit.

26Au mois de janvier 2014, les « Sentinelles » locales relaient un appel à manifester européen : » Mobilisation EUROPÉENNE contre les projets LGBT et anti-famille le 2 février ! À Paris, Madrid, Bucarest, Varsovie, Bruxelles... »56. Cette mobilisation prend la forme d’une manifestation dans chaque capitale afin de peser sur le scrutin du mois de juin. « Les enfants d’abord » est organisé dans l’ensemble des États européens pour s’opposer à l’agenda d’égalité de genre. La « Manif pour tous » locale organise le déplacement des personnes, les « Sentinelles » sont invitées à y participer. L’approche des élections européennes du printemps 2014 accentue les références aux mobilisations italiennes. « Avec un million de personnes rassemblées à Rome le 21 juin dernier pour défendre le mariage Homme-Femme, la filiation Père-Mère-Enfant et refuser l’idéologie du genre, la “Manif pour tous” Italia offrait au peuple l’occasion de dire sa fierté d’être fidèle aux valeurs de la nation »57. La narration de la manifestation dont la scénographie emprunte à la « Manif pour tous » ses stratégies de réappropriation et de subversion, donne à voir la dynamique réactionnaire du mouvement et dramatise l’issue des élections58. Les politiques européennes de gender mainstreaming et d’égalité sont présentées comme une menace civilisationnelle qui appelle une contre-offensive par les urnes, selon un registre éprouvé de longue date59. C’est parce que les États se sont dotés de législations favorables à l’égalité entre les couples que les mouvements catholiques ont besoin de s’unir et d’agir à un niveau international. La campagne des élections européennes donne à voir la structuration de l’action – virtuelle – entre « Sentinelles » de différents pays d’Europe, confirmant les dynamiques transnationales des « campagnes anti-genre »60. Il convient toutefois de souligner le caractère essentiellement discursif de cette dynamique qui procède davantage d’un effet de label que d’un mouvement social effectivement transnational en ce sens qu’elle ne s’accompagne pas de la circulation physique des participantes et participants.

27L’observation des « Sentinelles » au niveau local donne à voir des transactions et accommodements entre groupes participants à la contestation qu’une approche nationale ne permettait pas de saisir. Les dilemmes stratégiques sur l’évolution du mouvement social, une fois la loi Taubira adoptée, font place à des actions collectives de formes diverses. Parmi elles, la veillée permet de structurer un groupe de personnes partageant un certain nombre de propriétés sociales, une sociabilité catholique observante et un conservatisme politique dont l’expression partisane va de l’UMP au Rassemblement bleu marine, en passant par le Parti Chrétien Démocrate. Ces hommes et ces femmes, plus âgés que les leaders nationaux de la « Manif pour tous », vont se réapproprier un mode de contestation né quelques mois auparavant en Turquie, pour protester contre les politiques menaçant la famille et l’enfant : la veillée debout. Cette performance contestataire exige un certain nombre de dispositions socialement situées. L’habitus observant est réinvesti pour témoigner de la résistance pacifique et silencieuse aux politiques d’égalité de genre. Bien qu’obéissant à un sens pratique militant territorialisé, cette action collective est réinscrite dans une dynamique transnationale et internationale. Les influences nord-américaines sont essentiellement repérables chez les cadres nationaux de la contestation tandis qu’au niveau local on se réfère volontiers aux Sentinelle in piedi italiennes dont les images spectaculaires de veillées silencieuses circulent sur les réseaux sociaux et sont relayées activement par le groupe local sur Facebook. Après avoir répliqué la veillée sur les places des centre-ville italiennes, les Sentinelle in piedi ont supplanté leurs homologues françaises par leur nombre. Ces dynamiques et comparaisons invitent ainsi à approfondir les conditions dans lesquelles circulent et sont réappropriés les cadrages, les contenus et les actions au sein des mouvements opposés aux politiques d’égalité de genre.

Notas

1 David Paternotte, « Transnationalisation/Mobilisations transnationales », Catherine Achin (dir.), Dictionnaire. Genre et science politique. Concepts, objets, problèmes. Paris, Presses de Sciences Po, 2013, p. 504-516.

2 Leila J. Rupp, Worlds of women. The making of an international women’s movement, Princeton, Princeton Unviversity Press, 1998 ; Ferree Myra Marx and Tripp Aili Mari (ed.), Global feminism. Transnational women’s activism, organizing, and human rights, New York, New York University Press, 2006. Pour les mouvements catholiques, voir la mise au point historiographique récente de Bruno Dumons, « Pour une histoire transnationale du « catholicisme au féminin » (xixe-xxe siècles). Circulations missionnaires, dévotions spirituelles, révolutions sociales et sexuelles », Revue de l’Histoire des Religions, n° 3, vol. 237, 2020, p. 423-445.

3 Roman Kuhar Roman et David Paternotte (ed.), Anti-gender campaigns in Europe. Mobilizing against equality, London, Rowman & Littlefield International, 2017.

4 Elizabeth S. Corredor, « Unpacking “Gender Ideology” and the Global Right’s Antigender Countermovement », Signs. Journal of Women in Culture and Society, no 3, vol. 44, 15 février 2019, p. 613-638.

5 Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019.

6 Magali Della Sudda, Les avatars de la Manif pour tous : recomposition autour des questions de genre, mémoire original d’habilitation à diriger les recherches, Université de Bordeaux, 2020, p. 101-134.

7 Marie Balas et Josselin Tricou, « “Nous, maintenant, on veut poursuivre cette occupation de la rue” : les catholiques attestataires entre contre-culture, mission et défense patrimoniale », Social Compass, n° 1, vol. 66, 2019, p. 62-74.

8 Elisa Raschini, « Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles contre le mariage homosexuel », Mots. Les langages du politique, no 110, 9 mai 2016, p. 31-47.

9 Ibid. Les “Veilleurs” font référence à la mobilisation de la place Taksim où Erdem Gürdüz, danseur et chorégraphe, choisit cette performance pour contester le pouvoir autoritaire. Sa performance, mise en ligne, est rapidement diffusée sur les réseaux sociaux.

10 Flore Thomasset et Pascal Charrier, « Nicolas Buss, militant de la “Manif pour tous”, libéré », La Croix, 9 juillet 2013.

11 Stéphane Kovacs, « Les « veilleurs » partent à la rencontre des Français », Le Figaro, 9 août 2013. Sur les ligueuses du début du xxe siècle : Magali Della Sudda, « La politique malgré elles. Mobilisations féminines catholiques en France et en Italie (1900-1914) », Revue Française de Science Politique, vol. 60, n° 1, 2010, p. 37-60 ; Bruno Dumons, « Mobilisation politique et ligues féminines dans la France catholique du début du siècle. La Ligue des Femmes Françaises et la Ligue Patriotique des Françaises (1901-1914) », Vingtième Siècle, janvier-mars 2002, n° 73, p. 39-50.

12 Entretien du 5 mai 2020, homme, 38 ans.

13 Les Sentinelles et DPC 2013, Les Sentinelles - Vidéo Dailymotion, Paris, DPC 2013.

14 Yves Cohen, « Les foules raisonnables. Notes sur les mouvements sans parti ni leader des années 2010 et leur rapport avec le xxe siècle. », Politika, 11 juillet 2018.

15 Les Sentinelles, À retrouver sur Les Sentinelles - Officiel www.facebook.com : Pourquoi les Sentinelles ?, https://www.facebook.com/sentinelleslocales/posts/,1er septembre 2013.

16 Charles Tilly, Contentious Performances, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.

17 Sur ce registre, d’abord mobilisé par des catholiques pour faire interdire des œuvres culturelles, puis par d’autres acteurs : Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma (1965-1988), Paris, Fayard, 2017.

18 Magali Della Sudda, « Observation, veillée vendredi 7 mars 2014 », Sentinelles, « carnet de terrain 25/05/2013-27/05/2016 », 2014.

19 Clément Arambourou, Magali Della Sudda, Fanny Bugnon,…, « When male heterosexual leaders politicize gender and sexual issues. The logic of representation in the 2014 Bordeaux municipal election campaign », French Politics, no 1, vol. 14, 2016, p. 83-100.

20 Veillée des Sentinelles du vendredi 21 mars 2014.

21 Veillée des Sentinelles du vendredi 27 juin 2014.

22 Magali Della Sudda, « Observation, veillée des Sentinelles, 29 janvier 2016 », Sentinelles, « carnet de terrain 04/2015-16/10/2016 ».

23 Veillée des Sentinelles du vendredi 22 avril 2016, courriel du samedi 23 avril 2016.

24 Elisa Raschini, « Entre espace urbain et espace numérique. La mobilisation immobile des Sentinelles contre le mariage homosexuel », art cit.

25 Veillée des Sentinelles locales du 1er avril 2016, courriel du jeudi 31 mars 2016.

26 Veillée des Sentinelles du vendredi 3 juin 2016 ; courriel du jeudi 2 juin 2016.

27 Prochaine veillée des Sentinelles : vendredi 29 avril à 19 heures, courriel du jeudi 28 avril 2016.

28 Veillée des Sentinelles : vendredi 8 avril 2016 à 19 heures, courriel du jeudi 7 avril 2016.

29 Stéphane Audoin-Rouzeau, Antoine de Baecque et Christine Bard, Histoire de la virilité, Paris, Seuil, 2015.

30 Magali Della Sudda, Observation, veillée vendredi 10 octobre 2014 (avec X. Itçaina), « carnet de terrain 25/05/2013-27/05/2016 ».

31 S.n., 18h00 -> pas envie d’y aller ; 18h15 -> j’y vais ; 18h30 -> j’y suis ; 19h30 -> fier d’y être alle ! https://www.facebook.com/sentinelleslocales/ 7 novembre 2014.

32 Magali Della Sudda, Observation, veillée vendredi 10 octobre 2014 (avec X. Itçaina), op. cit.

33 Ibid. Discussion informelle. La jeune femme était étudiante en master de lettres, à l’instar des « Veilleurs » lyonnais.

34 Elle faisait suite à la manifestation du 17 avril 2013 organisée par la « Manif pour tous » et le Printemps français.

35 Entretien homme 38 ans, 4 mai 2020.

36 Les Sentinelles Locales, Petit rappel  : Prochaine veillée des Sentinelles, associés pour l’occasion aux Veilleurs et à toutes les personnes inspirées par les actions LMPT : vendredi 29 novembre à 20h30, https://www.facebook.com/sentinelleslocales/ 28 novembre 2013.

37 S.n., Nous étions plutôt nombreux ce soir. Imaginez que nous soyons 100, 200 ou 500 ! https://www.facebook.com/sentinelleslocales/ 7 mars 2014.

38 Ibid.

39 Les Sentinelles Locales, La propagande du « genre » résumée en une affiche ! https://www.facebook.com/sentinelleslocales/photos/, 27 août 2015.

40 Leila J. Rupp, Worlds of women…, op. cit.

41 Magali Della Sudda, « Réseaux catholiques féminins. Une perspective de genre sur une mobilisation transnationale. », Genre & Histoire, Printemps-Automne, n° 12-13, 2013 ; Magali Della Sudda, « L’internationale blanche. La Fédération internationale des Ligues féminines catholique », Bibliothèque du CRH, “Pratiques du transnational : preuves, terrains, limites”, vol. 1, 2011, p. 79-100.

42 Philippe Gonzales, L’œcuménisme de combat des évangéliques et des catholiques conservateurs aux USA, Lausanne, Congrès du CoSPoF, 2015.

43 Robert Morrison, FRC Blog Our French Connection http://web.archive.org/web/20170626223852/http://www.frcblog.com/2012/10/our-french-connection/ 19 octobre 2012.

44 Thomas Medvetz, « Les think tanks aux États-Unis », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 1, 176-177, 2009, p. 82-93.

45 https://www.heritage.org/budget-and-spending/commentary/how-and-why-the-values-bus-rolls

46 https://www.la-croix.com/Actualite/France/La-Manif-pour-Tous-en-bus-sur-les-Champs-Elysees-2013-02-22-914029

47 Grégor Puppinck, Manif pour tous  : la répression policière sur la sellette, http://fr.aleteia.org/2014/09/13/manif-pour-tous-la-repression-policiere-sur-la-sellette/ 13 septembre 2014 ; Christophe Foltzenlogel, « Témoignages de victimes de répressions policières ». Témoignages, Paris, European Center for Law and Justice (ECLJ), juin 2013.

48 Michael Stambolis-Ruhstorfer, The culture of knowledge : constructing « expertise » in legal debate on marriage and kinship for same-sex couples in France and the United States, thèse de doctorat, EHESS, 2015.

49 Marie-Madeleine Courtial et Les Sentinelles Locales, La presse parle de notre action - Media-Presse-Info, https://www.facebook.com/sentinelleslocales/posts/, 21 décembre 2013.

50 Les Sentinelles, « À retrouver sur Les Sentinelles - Officiel www.facebook.com - Pourquoi les Sentinelles ? », art cit.

51 Les Sentinelles et DPC 2013, Les Sentinelles - Vidéo Dailymotion, op. cit.

52 Xabier Itçaina, Médiations catholiques en Europe de Sud. Les politiques invisibles du religieux, Rennes, PUR, 2019.

53 Nicola Righetti, « Watching over the Sacred Boundaries of the Family. Study on the Standing Sentinels and Cultural Resistance to LGBT Rights », Italian Sociological Review, no 2, vol. 6, 2016, p. 265.

54 Les campagnes anti-genre s’articulent à un combat pour la liberté d’expression. Si la genèse reste à faire, on peut néanmoins déceler une origine états-unienne dans la réappropriation de la contestation progressiste du Free Speech né sur le campus de Berkeley (Californie) en 1964-1965. À l’automne 2017, une campagne européenne intitulée Free speech bus est lancée via la plate-forme CitizenGo pour lutter contre l’idéologie du genre et les supposées entraves à la liberté d’expression au nom des politiques de lutte contre les discriminations.

55 Ivan Scalfarotto, Contrasto all’omofobia e alla transfobia - Disegno di legge S. 1052 - 17 Legislatura, Camera dei Deputati, 2013.

56 Une des Sentinelles locales, La prochaine veillée des Sentinelles locales, c’est vendredi 9 mai à 18h30 (et jusqu’à 19h30, https://www.facebook.com/sentinelleslocales/ 8 mai 2014.

57 https://www.lamanifpourtous.fr/actualites/7705 ; « La recherche du bien commun, une source d’espérance intarissable ! », Billet des Sentinelles locales, 3 juillet 2014.

58 Ibid : « Attentif à l’événement, le cardinal Caffarra de Bologne saisissait l’occasion d’analyser deux signes des temps perçus comme de mauvais augures. Premier signe, la « glorification » des pratiques sexuelles LGBT par des instances internationales et des États, souligne, au-delà de la reconnaissance d’une parodie de « mariage », que l’époque actuelle se range parmi celles qui se sont effacées dans l’histoire, en sacralisant le rite homosexuel dans les rites païens ».

59 LMPT et Les Sentinelles Locales, Mobilisation EUROPÉENNE contre les projets LGBT et anti-famille le 2 février ! A Paris, Madrid, Bucarest, Varsovie, Bruxelles..., https://www.facebook.com/sentinelleslocales/photos/, 6 janvier 2014.

60 Roman Kuhar Roman et David Paternotte (ed.), Anti-gender campaigns in Europe, op. cit.

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