Droites et catholicisme en France et en Europe des années 1960 à nos jours
| ,Expériences nationales
Droites et catholicisme : éléments d’une généalogie du national-catholicisme polonais
Right-wing and Catholicism : elements of a genealogy of Polish National Catholicism
Résumé
Rendre compte du national-catholicisme polonais suppose de dresser l’inventaire des traces laissées dans la culture politique polonaise par différents moments. Chacun de ceux-ci étant associé à une opérationnalisation spécifique de l’équation « Polonais = catholique ». Sont dès lors à retenir : des partages, un sentiment diffus d’incertitude sur l’existence même de la Nation et le rôle majeur affecté au catholicisme comme marqueur de celle-ci et vecteur de sa survie ; de l’entre-deux guerres, le rôle du maréchal Józef Piłsudski qui, par son autoritarisme et son antiparlementarisme, constitue une référence centrale pour le PiS ; de la période communiste, le rôle très important de l’Église et l’idée que Jean-Paul II aurait vaincu le communisme, ce qui fonde l’Église dans sa prétention à perpétuer après 1989 une centralité qu’elle ne devait jamais qu’à l’utilité qui lui était reconnue dans un processus long de sortie du communisme. D’où aussi, le ressentiment de l’Église, après 1989, face à ce qu’elle considère comme l’ingratitude de la société ; des conditions de sortie du communisme, enfin, la « Table ronde » de 1989, où régime et Solidarité négocient une transition pacifique, considérée par les libéraux de PO comme l’acte fondateur de la démocratie polonaise et par le PiS comme une trahison. ll reste que, acteur et objet des évolutions de la scène polonaise, le catholicisme en apparaît également comme l’une des principales victimes.
Entrées d'index
Texte intégral
- 1 Jakub Iwaniuk, « En Pologne, Jaroslaw Kaczynski en passe de consolider son système illibéral », Le (...)
1Le 12 juillet 2019 le candidat du PiS (Prawo i Sprawiedliwość - Droit et justice), Andrzej Duda, était réélu pour un second mandat à la présidence de la République polonaise, avec 51,03 % des voix, face au maire libéral de Varsovie, Rafał Trzaskowski (48,97 %). Commentant cette élection, Jarosław Kaczyński, homme fort de la scène politique polonaise, frère jumeau du président Lech Kaczyński (disparu lors de la catastrophe de Smolensk), leader du PiS et depuis l’automne 2019 vice-premier ministre, déclarait lors d’un entretien accordé à la radio publique polonaise le 19 juillet qu’elle avait été le théâtre « d’un affrontement avec ceux qui veulent ouvrir la Pologne à une sorte de révolution en cours en Occident, à un prétendu progrès qui détruit la famille et les fondements chrétiens de notre civilisation, qui conduit à une oligarchisation de la société et à un esclavagisme des individus, dépourvus de toute identité »1.
- 2 Ewa Tartakowsky et Paul Zawadski, « Pologne : le retour du national-catholicisme », Alternatives Éc (...)
2Cette constitution du catholicisme en un marqueur identitaire, mobilisé face à l’Union européenne, à des fins de défense d’une “identité polonaise” dont le PIS détiendrait le monopole de la définition, apparaît comme la caractéristique majeure d’un national-catholicisme aujourd’hui dominant en Pologne2.
3Depuis l’échec de la gauche, principalement représentée par le SLD (Sojusz Lewicy Demokratycznej - Alliance de la gauche démocratique), aux élections législatives de l’automne 2005, la droite domine la scène politique polonaise, regroupant plus ou moins les trois quarts de l’électorat. À partir de cette date, l’alternance entre le PiS et PO (Platforma Obywatelska - Plate-forme civique) a remplacé celle, entre droite et gauche, qui avait caractérisé les quinze années suivant la disparition du régime communiste en Pologne.
- 3 Olivier Doubre, La Pologne entre droite et extrême droite, 15 juillet 2020 : https://www.politis.fr (...)
- 4 On ne peut pas ne pas souligner que la Pologne est plutôt un pays d’émigration que d’immigration et (...)
4Cette opposition entre « un conservatisme réac nationaliste, raciste et anti-gay, et un néolibéralisme jouant sur un “en même temps” entre libéralisme sociétal et laisser-faire économique, les deux s’alimentant (par réaction) l’un l’autre »3 apparaît, aux yeux de nombre d’observateurs, rapprocher la situation polonaise de configurations prévalant dans d’autres pays, par exemple en France (avec le second tour des présidentielles de 2017 entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen) ou encore aux États-Unis en 2016, avec le face-à-face Trump-Clinton. Cette perspective, pour pertinente qu’elle puisse être à maints égards, présente pourtant l’inconvénient d’occulter deux éléments majeurs : le clivage entre le PiS et PO intervient bien davantage sur les questions sociétales que sur les choix économiques, d’une part, et, de l’autre, dans la façon dont ce clivage se donne à voir, la mobilisation et l’instrumentalisation politique du catholicisme jouent un rôle de toute première importance (il n’est à cet égard, pas anodin que les présidentielles de 2019 aient été l’occasion d’une campagne anti LGBT pour le moins stupéfiante, reléguant loin derrière le thème des dangers que feraient peser les migrants ou les musulmans sur la Pologne)4.
5En fait, rendre compte de ce national-catholicisme polonais suppose de dresser l’inventaire des traces laissées dans la culture politique polonaise par la période des Partages, par l’entre-deux-guerres, par la période communiste et par les conditions de sortie de celle-ci, chacun de ces moments étant associé à une opérationnalisation ou ré-opérationnalisation spécifique de l’équation « Polonais = catholique ». Sont dès lors à retenir :
- 5 L’hymne national (Mazurek Dąbrowskiego) débute avec l’idée que Jeszcze Polska nie zginęła, kiedy my (...)
des Partages, un sentiment diffus d’incertitude sur l’existence même de la nation et le rôle majeur affecté au catholicisme comme marqueur de celle-ci et vecteur de sa survie5 ;
de l’entre-deux-guerres, le rôle du maréchal Józef Piłsudski, artisan de la victoire polonaise dans la guerre polono-bolchévique en 1920 et leader du pays de 1918 à 1935, figure révérée en Pologne malgré les tentatives postérieures du pouvoir communiste pour en limiter la mémoire et qui, par son autoritarisme et son antiparlementarisme, ainsi que par sa politique de sanacja (assainissement moral), à partir de son coup d’État de 1926, constitue une référence centrale pour le PiS ;
de la période communiste, le rôle très important de l’Église dans la mise en place d’une plate-forme « fictivement unanimiste de résistance antitotalitaire », et l’idée que Jean-Paul II aurait vaincu le communisme, ce qui fonde l’Église dans sa prétention à perpétuer après 1989 une centralité qu’elle ne devait jamais qu’à l’utilité qui lui était reconnue dans un processus long de sortie du communisme. D’où aussi, le ressentiment de l’Église, après 1989, face à ce qu’elle considère comme l’ingratitude de la société… ;
des conditions de sortie du communisme, enfin, la « Table ronde » de 1989, où régime et Solidarité négocient une transition pacifique d’un pouvoir à un autre, considérée par les libéraux de PO comme l’acte fondateur de la démocratie polonaise et par le PiS comme une trahison.
- 6 Jerzy Mirewicz, « Jean-Paul II dans le drame du catholicisme polonais », Les Quatre Fleuves “Pologn (...)
- 7 La réflexion conduite dans ce texte se nourrit de travaux antérieurs, notamment La société retrouvé (...)
6Il reste que, acteur et objet de ces évolutions, le catholicisme en apparaît également comme l’une des principales victimes. À l’époque communiste, certains catholiques s’étaient inquiétés de la confusion, entretenue il est vrai par le pouvoir lui-même, entre politique et religion. Jerzy Mirewicz, par exemple, s’était élevé contre la sacralisation de la patrie et la temporalisation de l’Église, voyant dans ce double processus le cœur du drame du catholicisme polonais6. Ce constat vaut tant pour la période pré-communiste que post-communiste7.
Les traces laissées par l’entre-deux guerres et la période communiste
- 8 Jerzy Zawieyski, Droga katechumena, Varsovie, Bibliothèque de Wiez, 1971, p. 35.
- 9 Daniel Olszewski, « W okresie ucisku i glebokich przemian spolecznych (1864-1914) », Chrześcijaństw (...)
7Le recouvrement, au lendemain de la Première Guerre mondiale, de l’indépendance nationale conféra à l’Église, le catholicisme ayant contribué à la résistance polonaise à la germanisation et à la russification, une place privilégiée dans l’appareil d’Etat. Assimilée aux puissances d’argent, ressentie comme violemment hostile au progrès, l’Église s’identifiait toutefois aussi, pour la gauche polonaise, « à l’antisémitisme, au fascisme, à l’obscurantisme, au fanatisme et à tous les phénomènes anti-progressistes et anti-culturels »8. Dans la Pologne multinationale de l’entre-deux-guerres, le catholicisme servit en effet souvent de discriminant anti-juif, les privilèges dont jouissait le clergé entretenant quant à eux un solide anticléricalisme populaire. Les années qui avaient précédé la Première Guerre mondiale avaient bien été marquées par l’émergence, autour d’une toute première génération d’intellectuels catholiques, d’une prise de conscience des lourdeurs du catholicisme traditionnel. Le critique littéraire Stanisław Brzozowski protestait ainsi, dans sa Legenda Mlodej Polski, contre le jésuitisme, la dépendance des laïcs vis-à-vis des clercs, le manque de vitalité de l’Église. Il rejetait avec virulence « un catholicisme élaboré et fixé depuis Trente ». Plater-Syberg dénonçait une religiosité « étroite, partiale et routinière », Henryk Sienkiewicz, prix Nobel de littérature, « une foi morte et mécanique », Marian Zdziechowski « un cléricalisme contraire à l’esprit de l’Église », le professeur Włodimierz Czerkawski, enfin, « un catholicisme qui, résigné, retourne dans les limites étroites du conservatisme ». Ces diverses prises de position attestent la naissance, alors, d’un modernisme à la polonaise, proche des mouvements français et italien, mais s’en distinguant par son peu d’intérêt pour les recherches théoriques. La situation particulière de la Pologne, nation sans État, peuple écartelé entre trois occupants, explique que les modernistes polonais se soient plutôt penchés sur des domaines directement sujets à l’influence pratique de l’Église9.
- 10 Les Mariavites se sépareront de l’Église et l’incapacité du catholicisme à prendre en compte les no (...)
- 11 Il est vrai que le peuple polonais (analphabète à 74 % dans le Royaume de Pologne) était assez larg (...)
- 12 La « national-démocratie » (Endecja) de Roman Stanisław Dmowski a disputé le pouvoir à Józef Piłsud (...)
8La publication en 1907 de l’encyclique Pascendi, « victoire de l’intégrisme sur le modernisme dans l’Église catholique », allait cependant déboucher sur la remise en cause, par l’élite intellectuelle polonaise, du conformisme religieux et sur des conflits marqués10. La tendance fondamentale, à l’aube du xxe siècle, était à l’éloignement des progressistes d’une institution qui ne semblait pas être en mesure d’évoluer11. Et s’il y eût, après 1918, autour de l’organisation Odrodzenie et du mensuel Verbum, publié par le centre de Laski, une tentative pour renouveler le catholicisme polonais, par appropriation du personnalisme de Mounier et de Maritain, elle ne pouvait peser que d’un faible poids face à l’instrumentalisation du religieux effectuée par le nationalisme polonais. En réactivant l’équation « Polonais = catholique », la Démocratie-Nationale (Endecja) visait à mettre en place une certaine « identité polonaise », politiquement opérationnalisable12.
9Trois tendances apparaissent lors des discussions préparatoires à la rédaction d’une Constitution pour la Pologne renaissante : la droite souhaite voir s’établir un lien étroit entre État et Église, soutenue par la hiérarchie catholique qui désire de plus que le catholicisme ait une place prépondérante garantie. À l’opposé, la gauche prône la séparation de l’Église et de l’État. La Constitution de mars 1921 constituait un compromis : elle reconnaissait la liberté de conscience et de culte (art. 111) mais soulignait également que « la religion catholique romaine, étant la religion de la majeure partie de la population, occupe dans l’État une position principale parmi les autres religions, toutes jouissant de droits égaux » (article 114).
- 13 C’est en invoquant cet article que le gouvernement provisoire pourra, après la Seconde Guerre mondi (...)
10En fait, plus que la Constitution, c’est le Concordat du 10 février 1925 qui règle les relations entre l’Église et l’État. Le texte, signé à Rome, proclamait l’inviolabilité des églises, des chapelles et des cimetières, l’apostolat militaire, prévoyait des prières pour le Président de la République et pour la patrie, l’organisation de l’administration ecclésiastique, l’élection des évêques et des archevêques, l’enseignement religieux dans les écoles, le statut juridique des biens meubles et immeubles de l’Église, les règles financières applicables, la responsabilité pénale du clergé. Le Concordat prévoyait de plus qu’aucune zone de la République ne pourrait être administrée par un évêque dont le siège se trouverait à l’extérieur des frontières de l’État polonais13.
11Lorsque Piłsudski revient au pouvoir, en 1926, c’est pour conduire une politique très favorable à l’Église, qui jouit, grâce au Concordat, d’une totale liberté dans l’exercice de son pouvoir spirituel. L’État reste d’une neutralité absolue quant aux questions internes à l’Église et celle-ci respecte son devoir de loyauté vis-à-vis de l’État. Ce statut privilégié est attesté par le triple dispositif juridique en matière d’enseignement religieux : trois textes, l’article 120 de la Constitution, l’article 13 du Concordat et la circulaire Bartel du 9 décembre 1926, font obligation à tous les citoyens de moins de 18 ans de suivre les cours d’enseignement religieux, en contradiction, on peut le noter, avec l’article 111.
12Avec la Constitution de 1935 apparaissent divers et importants changements : si le texte s’ouvre sur l’invocation « Au nom de Dieu Tout Puissant » et s’il introduit la notion de responsabilité du chef de l’État devant « Dieu et l’histoire », il ne prévoit pas d’école confessionnelle, il ne donne pas à l’Église catholique le statut privilégié d’Église d’État. Aussi ce texte soulève-t-il les plus vives protestations de l’Église, comme d’ailleurs, et pour des raisons inverses, de l’opposition.
13Il reste que les dernières années de l’entre-deux-guerres sont marquées par une étroite collaboration entre État et Église et par un soutien fort – les relations entre la gauche libérale et l’Église en seront pour très longtemps affectées – accordé par la hiérarchie à la politique conservatrice de Piłsudski.
- 14 Norman Davies, Histoire de la Pologne, Paris, Fayard, 1986, p. 305.
14La période communiste a, quant à elle, permis de vérifier que l’intérêt du stéréotype « polonais = catholique » ne résidait pas tant dans les contenus sur lesquels il est bâti et dont il s’alimente que dans les ré-opérationnalisations politiques successives qu’il a subies. La configuration nouvelle de la Pologne après 1945, où les catholiques constituaient la presque totalité de la population, a permis de le valider tout en autorisant, lorsque les conditions en ont été réunies, son redéploiement politique, dans le sens d’une mise en cause de la légitimité du système officiel. Sans s’attarder sur cette réactivation, dont le caractère opérationnel n’était pas acquis d’emblée, il est à souligner qu’elle bénéficiait de cette épaisseur de référence historique mise en évidence par Norman Davies dans son analyse du xixe siècle polonais : « Ce que le patriote romantique et le catholique pieux avaient en commun, c’était bien sûr la foi dans le primat de la spiritualité... Tous acceptaient sans discussion l’idée que la clef de l’avenir du pays comme le but de leur vie se trouvaient dans l’exercice de la maîtrise spirituelle »14. Il est bien évident, dans cette perspective, que l’élection en 1978 d’un pape d’origine polonaise n’a pu que renforcer la croyance diffuse en un rôle particulier dévolu au catholicisme polonais.
15La période communiste a permis à l’Église catholique d’orchestrer l’oubli des formes sociales qui avaient été les siennes avant la Seconde Guerre mondiale, la qualifiant dès lors comme opérateur sociopolitique central de la scène polonaise sous le communisme. C’est elle aussi qui a fondé les prétentions de l’Église à perpétuer après 1989 sur une scène politique pluralisée le rôle qu’elle ne devait qu’à la mise en évidence du caractère fictif de l’unanimisme dont se prévalait le système soviétique.
- 15 Adam Michnik, L’Église et la Gauche. Le dialogue polonais, Paris, Seuil, 1979.
16En constituant Dieu en la seule catégorie qu’il s’interdisait à lui-même d’intégrer idéologiquement, le communisme en faisait la seule catégorie parfaitement autonome à partir de laquelle articuler une mise en cause radicale de sa propre légitimité. Il posait ainsi la religion en vecteur potentiel d’un triple processus libérateur. La religion, instrument de lutte contre l’aliénation, se voyait reconnaître une fonction détotalisante et constituait, à ce titre, un outil essentiel de désoviétisation. Le constat fait, dès le milieu des années 1970, par Adam Michnik dans Kosciol, Lewica, Dialog15, selon lequel la liberté religieuse était inséparable de la liberté tout court, trouve dans cette perspective tout son sens. La religion était susceptible de devenir synonyme de liberté, puisque lutter pour la liberté religieuse pouvait devenir une lutte pour toutes les libertés.
- 16 À titre de comparaison, le Secrétaire Général du PZPR [Parti Ouvrier Unifié Polonais] n’était cité (...)
17Ainsi, les images de Notre-Dame de Czestochowa et les portraits de Jean-Paul II, aux grilles des chantiers navals de Gdansk, avaient-ils une signification multiple : témoignages du rôle essentiel de l’Église dans la gestation de ce qui allait devenir Solidarité et de la prise de conscience qui s’était effectuée autour du premier voyage du pape, en 1979, ils plaçaient les ouvriers et leur mouvement sous le patronage de l’histoire. La référence au pape dont un sondage réalisé fin 1980 montrait qu’il symbolisait le mieux la Pologne contemporaine, pour 73 % des personnes interrogées16, renvoyait en fait, jusqu’au baptême de Mieszko en 966, en passant par les guerres suédoises du xviie siècle, le « Déluge » (Potop) et les Partages, à l’affirmation d’une identité nationale qui ne coïncidait pas avec les valeurs prônées par les autorités.
Le post-communisme
18L’Église a sans nul doute contribué à permettre à la société polonaise d’accoucher d’une démocratie. Son problème était dès lors d’y trouver sa place, ce qui supposait l’abandon de toute prétention à perpétuer la centralité qui avait été la sienne, pour opératoire et donc provisoire qu’elle ait pu être, pendant le communisme. Or, en ne protestant pas contre l’utilisation du catholicisme comme critère d’une identité polonaise politiquement bricolée et en intervenant dans le champ politique, l’Église a pris le risque du désaveu et, surtout, celui de devenir un instrument aux mains d’acteurs cherchant à se doter d’une définition « religieusement construite » de la nation. D’inclusif (tous ceux, catholiques ou non, qui ne se reconnaissent pas dans un communisme étranger à la Pologne peuvent s’identifier à un catholicisme vecteur privilégié de sa mise en cause), le stéréotype « polonais = catholique » est devenu exclusif (tous ceux qui ne sont pas catholiques, et catholiques comme il convient de l’être, ne sont pas polonais et n’ont pas droit à participer au débat public).
- 17 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja : l’épiscopat polonais à l’épreuve de la sécula (...)
- 18 Créée en 1991 par le père Tadeusz Rydzyk, Radio Maryja couvre l’ensemble du territoire à partir de (...)
19C’est cette veine qu’a exploitée le père Rydzyk, « anti-européiste, xénophobe et parfois antisémite, complotiste (Lech Kaczyński aurait été tué par les services d’espionnage russes) »17, fondateur en 1991 de Radio Maryja18. Ce groupe de presse, qui touche chaque jour plusieurs millions de personnes, diffuse une vision du monde nationaliste et ultra-cléricale, où le libéralisme apparaît, au même titre que le communisme et le fascisme, comme criminel. Pour nombre d’observateurs, la victoire des frères Kaczyński aux élections de 2005 avait constitué « une victoire de Radio Maryja ». Mais cette victoire témoignait aussi du désarroi de la société et de la difficulté persistante du catholicisme polonais à s’inscrire dans une modernité politique. Difficulté dont l’analyse est inséparable d’une interrogation sur la poursuite d’un processus d’européanisation des mentalités, où continuerait à se dissoudre progressivement la croyance en une Pologne « élue ».
20Pour l’Église polonaise, quitter le terrain de la totalité pour entrer dans celui du relatif s’est avéré difficile. Ainsi, lors du débat sur l’introduction du catéchisme à l’école, le primat Glemp s’élevait contre ceux qui à la « nation » préféraient la « société ». La référence à cette totalité que constitue la nation, visait à tenter de faire l’économie du pluriel, fut-ce en maniant l’exclusive nationaliste et la soi-disant norme morale, au risque de toutes les dérives. Outre qu’elle exprimait la nostalgie, très répandue dans la société, d’une époque où l’adversaire était clairement identifiable, cette référence témoignait de la difficulté de passer d’un système de discours clos à un système ouvert, de l’utopie mobilisatrice à la gestion d’un réel polymorphe et éclaté.
- 19 Les élections législatives de septembre 1993 sont les premières en Europe Centrale à rendre la majo (...)
21Le discours éthique, hier discours libérateur, et formidablement opératoire, devient, avec la « pluralisation » de la société, un discours d’exclusion. En ne protestant pas contre l’utilisation faite du catholicisme comme critère constitutif d’une identité polonaise bricolée à des fins politiciennes, l’Église visait sans doute à réaffirmer le caractère central de sa position sur la scène polonaise. Campant sur le prestige mérité que lui a valu son rôle face au pouvoir communiste, elle semblait s’appliquer à compenser par un accroissement de son poids institutionnel la diminution constatable de son influence sociale. Mais, en intervenant directement dans le champ politique, l’Église prenait le risque du désaveu : de 1993 à 2000 vont se succéder des résultats électoraux contraires aux vœux (et aux appels) de l’Église19. Elle se plaçait également en situation de devenir un instrument aux mains d’acteurs politiques, ne s’identifiant ni nécessairement à elle ni a fortiori à l’ensemble du paysage catholique polonais, et cherchant à se doter de critères « fermés », autorisant une définition « religieusement construite » de la nation. En 1993, le vice premier ministre de l’époque, Henryk Goryszewski, allait ainsi jusqu’à dire : « peu importe que la Pologne soit capitaliste, peu importe qu’y règne une liberté d’expression ou le bien-être, ce qui importe c’est que la Pologne soit catholique ». L’objectif affiché par Radio Maryja d’une re-catholicisation des Polonais passe inévitablement par la disqualification des juifs, ex-communistes et autres francs-maçons (le père Jankowski, de Gdansk, a pu affirmer que « les juifs n’ont pas le droit de représenter la nation » sans que cela entraîne une condamnation ferme ni des politiques ni de l’Église).
- 20 Polityka, 29 septembre 2001.
22De tels discours, comme d’ailleurs la mise en garde du primat Glemp, peu après le 11 septembre, contre les dangers que feraient peser l’immigration musulmane sur l’identité polonaise20, sont autant d’indicateurs du malaise d’une société qui, sur fond de recomposition et de redistribution, est placée en situation d’avoir à redéfinir l’ensemble des repères sur lesquels elle fonctionnait. Il s’agit donc de réitérer la pertinence de critères présentés comme stables pour asseoir l’identité.
- 21 Philippe Demenet, « Le match des deux Pologne », La Vie, 22 novembre 1990.
23Le primat Glemp s’était ainsi réclamé d’une « démocratie unanimiste » où l’identité polonaise se définirait fondamentalement par le catholicisme. Cette référence révèle une absence de réflexion sur la nature même de la démocratie, et sur les changements que celle-ci induit. La réintroduction du catéchisme dans les écoles n’a ainsi fait l’objet d’aucune consultation préalable et nombre de clercs ont manifesté de l’agacement face aux réactions négatives que cette réintroduction a pu susciter. Mgr Goclowski, évêque de Gdansk, n’hésitait ainsi pas à corriger la question posée par un journaliste occidental : « L’école publique ? Disons plutôt l’école polonaise. C’est l’école d’une nation où 100 % des enfants suivent l’enseignement religieux. La nation doit conserver son identité catholique, comme nous l’enseigne l’histoire polonaise »21.
24La conception « populiste » de la démocratie que le Président Wałesa incarnait assez bien, et dont on retrouvera par la suite des éléments (nationalisme et référence chrétienne) dans le discours de formations telles que le SRP (Samoobrona Rzeczpospolitej Polskiej – Autodéfense de la République de Pologne) ou la LPR (Liga Polskich Rodzin – Ligue des familles polonaises), empruntait nombre de ses thèmes à l’unanimisme, largement utilisé pour disqualifier ses adversaires politiques, c’est-à-dire la partie de la société qui ne pensait pas comme était censée penser la « nation ». À l’issue du débat sur l’avortement, Lech Kaczyński, alors sénateur, n’hésitait pas, quant à lui, à affirmer que tous les « bons Polonais » étaient contre l’avortement, ceux qui étaient pour constituant « la mauvaise part » de la nation...
25Les évêques n’ont pas caché leur déception devant les résultats des élections de 1993. D’autant que la coalition des partis politiques, Ojczyzna (la Patrie), créée à quelques mois des élections à l’initiative de Mgr Gocłowski, n’avait pas réussi à faire entrer un seul député au Parlement. Situation difficilement imaginable dans un pays comptant 95 % de catholiques.
- 22 Archevêque de Lublin, mort à Rome le 10 février 2011.
- 23 Tygodnik Powszechny, 1993, n° 37.
- 24 Libération, 22 juin 1994.
- 25 Cette initiative conduite par Barbara Labuda, député du parti de l’ex-Premier ministre Mazowiecki, (...)
- 26 Gazeta Wyborcza, 18 septembre 1995.
- 27 Ce titre renvoyait à deux textes d’Adam Michnik : L’Église et la gauche. Le dialogue polonais, op. (...)
26À l’automne 1993, après la formation de la nouvelle coalition, un autre évêque, Mgr Życiński22, n’avait pas hésité à demander comment aurait évolué l’Allemagne si, après la guerre, les anciens militants du NSDAP étaient revenus au pouvoir23… Allusion à peine voilée aux militants de l’ancien parti communiste. À la mi-juin 1994, les évêques avaient déclaré assister « au retour de la Pologne populaire » : « Il est difficile de ne pas voir dans les agissements des hommes au pouvoir le triste reflet des méthodes communistes et de l’esprit totalitaire »24. Et le primat Glemp de déclarer qu’il « n’avait pas peur de la guerre », à la suite du vote d’un texte visant à assouplir la loi sur l’avortement, à l’initiative d’un groupe de femmes parlementaires25. La victoire de Kwaśniewski à la présidentielle en 1995 sera quant à elle mise sur le compte de « la passivité d’une grande partie de la société qui [faisait] que les intérêts partisans et non pas l’intérêt de la nation étaient aujourd’hui prédominants »26. Un article intitulé « L’Église et la gauche - La confrontation »27 fera la « une » de Gazeta Wyborcza…
27Le succès de Lech Kaczyński en 2005 a sans doute constitué une victoire de Radio Maryja mais il résultait aussi du vote de ceux qui se sentaient exclus, que cette exclusion procède de facteurs économiques ou qu’elle découle de la rapidité du changement.
- 28 « À l’Est le Sida », Le Nouvel Observateur, 5 mai 1993.
Durant quarante ans – notait le sociologue Ireneusz Krzeminski – les Polonais se sont repliés sur eux-mêmes. Ils ont ruminé leurs aigreurs et fait taire leur xénophobie. Maintenant que le couvercle du communisme est levé, cette société construite sur l’antagonisme du bien et du mal ne sait plus à qui reprocher son mal-être. Alors elle s’en prend aux plus faibles […] : les homosexuels, les prostituées, les Tsiganes, les alcooliques, les séropositifs et, loin derrière, les juifs28.
- 29 Dominika Tomaszewska-Mortimer, Où en est la droite ? la Pologne, Fondation pour l’innovation politi (...)
28Le PiS a assez largement capitalisé sur ces ressentiments, devenant, comme le souligne Dominika Tomaszewska-Mortimer « de manière de plus en plus marquée, le parti des “laissés-pour-compte” de la transformation capitaliste du pays, des milieux où les craintes liées à la modernisation du pays et à son adhésion à l’Union européenne s’expriment le plus fortement »29.
29L’échec de Jarosław Kaczyński à l’élection présidentielle de 2010, perdue au second tour face au libéral Bronisław Komorowski, malgré l’exploitation de l’émotion générée par l’accident de Smolensk, le lien avec la tragédie de Katyn, la rhétorique du complot et le soutien fort de Radio Maryja, pouvait sembler attester le caractère désormais socialement moins opératoire de la construction du clivage grâce à l’instrumentalisation politique du religieux. Le PiS remporte toutefois les élections législatives de 2015, avec l’appui actif d’une partie du clergé, en particulier de sa frange la plus radicale, en plein accord avec l’idée exprimée en 2012 par Jarosław Kaczyński : « Quiconque s’attaque à l’Église, s’attaque à la Pologne ». Il remporte également, on l’a dit, les présidentielles de 2019, au terme de
- 30 https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/en-pologne-l-eglise-n-est-plus-intouchable_2049786.h (...)
la campagne électorale la plus brutale et la plus inégale de l’histoire récente du pays. Propagande violente des médias gouvernementaux, publics et privés, discours aux relents antisémites, anti-Allemands et homophobes, politisation de l’Église : dans la pratique du pouvoir comme en campagne, le camp national conservateur a décidé de s’affranchir de toutes règles du jeu »30.
Le catholicisme victime ?
- 31 Héloïse de Neuville, « L’Église de Pologne cherche un nouveau souffle spirituel », La Croix, 18 mai (...)
30En 2014, une statue du pape Jean-Paul II, installée devant la cathédrale de Świdnica (au sud-ouest du pays), était dévoilée en présence de 2 000 fidèles. Karol Wojtyła est représenté agenouillé, très âgé et affaibli. Une partie de l’assistance exprime alors un vif mécontentement. « Les Polonais auraient largement préféré voir leur pape triomphant », avait réagi le père Romuald Brudnowski, ajoutant : « Personnellement, j’ai appelé le concepteur de cette statue pour le remercier, car notre Église a besoin de se mettre aux pieds du Christ. En Pologne, nous ne le sommes pas. Nous nous sommes un peu perdus dans la politique, au détriment du spirituel »31.
- 32 Andrzej Walicki, Philosophy and Romantic Nationalism. The Case of Poland, Oxford, Clarendon Press, (...)
31Depuis 1989, l’Église intervient – où le religieux est invoqué – pour freiner la pluralisation, c’est-à-dire perpétuer une lecture du réel où l’espace public est pensé comme espace total, indifférencié, où l’autre n’a pas droit de cité, ne jouit pas des droits du citoyen dans la mesure où il n’obéit pas aux critères fermés d’appartenance supposés déterminer l’accès même à cet espace public. Et ce freinage de la pluralisation politique est justifié, sur le plan symbolique, par la réactivation du paradigme romantique32.
- 33 Tomasz Potkaj, « Kosciol nie jest cool », Tygodnik powszechny, 22-29 décembre 2002, n° 51-52, p. 13
- 34 http://dziedzictwo.ekai.pl/text.show?id=4501
- 35 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja… », Art. cit.
32Ce rôle a pour conséquence une perte d’emprise et d’influence de l’institution ecclésiale. Dès mai 1991, un sondage montrait déjà que 58 % seulement des Polonais étaient satisfaits de leur Église, contre 83 % un an plus tôt ; 60 % des personnes interrogées affirmant que l’influence de l’Église était « trop grande » ; 77 % des Polonais se prononçaient en faveur de la séparation de l’Église et de l’État et 57 % pensaient que l’Église ne devrait pas s’occuper de politique. En 2002, dans les grandes villes, moins de 30 % des jeunes avaient une pratique religieuse et plus de la moitié se tenaient en dehors de toute influence ecclésiale. Certes, 60 % des jeunes disaient être croyants mais cela représentait une baisse de 30 % par rapport à la fin des années 1980. Les jeunes affirmaient préférer écouter leur propre conscience plutôt qu’obéir aux normes catholiques ; 70 % des filles et 66 % des garçons acceptaient la contraception (contre respectivement 35 % et 46 % en 1988), et plus de 60 % considéraient comme normal d’avoir des rapports sexuels avant le mariage33. En 2006, Marcin Przeciszewski notait, pour la Katolicka Agencja Informacyjna, que le pourcentage des croyants parmi les jeunes avait diminué dans les années 1989-2005 ; que seuls 10,1 % d’entre eux déclaraient une foi profonde, contre 17,1 % en 1989, et que les pratiques religieuses avaient baissé de 50 % à 36 %, le nombre des pratiquants occasionnels étant monté de 10 % à 19 %34. Selon les statistiques de la conférence épiscopale (2017), la pratique religieuse diminue chaque année d’un point depuis le début des années 2000 et s’établit à 37 %. 20 % des moins de 40 ans se déclarent athées ou agnostiques. A Łódź, deuxième ville de Pologne, seuls 27 % des fidèles se rendent à la messe dominicale35.
- 36 « To nieprzypadkowa prowokacja wobec katolików » : Małgorzata Rutkowska, « “Troskliwe” rozbijanie K (...)
33Le 14 décembre 2010, le quotidien Gazeta Wyborcza publiait une lettre adressée, au mois de septembre précédent, au nonce apostolique en Pologne, Celestino Migliore. Son auteur, le père dominicain Ludwik Wiśniewski, 74 ans, l’une des plus célèbres figures de l’opposition au régime communiste, y mettait sévèrement en cause l’Église polonaise, lui imputant à faute le soutien de certains de ses représentants à des initiatives « formellement catholiques » mais « divisant » en réalité « la société et l’Église elle-même ». Étaient visés les évêques qui publient dans Nasz Dziennik (quotidien ultra-catholique, propriété du père Tadeusz Rydzyk). L’organe de presse, taxé d’abonder en propos diffamatoires, n’a d’ailleurs pas tardé à réagir, dénonçant dans la publication de cette lettre une « provocation contre les catholiques »36.
34Pour Ludwik Wiśniewski, la moitié des prêtres de Pologne est « infectée par la xénophobie, le nationalisme et un antisémitisme honteusement caché », la frontière entre religion et politique n’existant plus pour eux, comme l’attestent les homélies où s’expriment soutiens ou critiques à l’égard d’hommes ou de partis politiques. La lettre évoquait également le soutien aux protestations “irrationnelles” des « défenseurs de la croix » devant le Palais présidentiel, à Varsovie, suite à la mort de Lech Kaczyński à Smolensk. Elle mentionnait enfin Radio Maryja qui diffuse des leçons « de fanatisme et d’antipathie, voire de haine envers ceux qui pensent différemment ». Plus généralement, le père dominicain pointait l’incapacité de la hiérarchie catholique polonaise à communiquer avec un monde en constante mutation.
- 37 Secrétaire général de la Conférence épiscopale de 1993 à 1998.
35Réagissant à cette prise de position, l’archevêque Józef Michalik, président de la Conférence épiscopale, avait mis en cause l’objectivité du père Wiśniewski. Pourtant, même si pour l’archevêque Józef Życiński ou pour l’évêque Tadeusz Pieronek37, la volonté de transparence dont témoignait cette lettre valait d’être encouragée, les maux qu’elle dénonce et dont souffre l’Église n’étaient jamais, en dernière instance, que le reflet de ceux de la société.
36Celle-ci devient de plus en plus critique : selon l’Institut de sondage CBOS, alors que 70 % des Polonais déclaraient avoir confiance en l’Église en avril 2010, au lendemain du crash de Smolensk, ce chiffre est tombé à 50 %38 en septembre, sans doute en raison de l’ingérence de nombreux membres du clergé dans l’élection présidentielle (le soutien à Jarosław Kaczyński, présenté par certains comme le seul vrai partisan de l’indépendance polonaise). Dix ans plus tard, en 2020, selon un sondage publié à la mi-décembre, un Polonais sur deux (47 %) porte un jugement négatif sur l’Église.
37La dénonciation du soutien apporté par une partie du clergé au PiS, les scandales de pédophilie, la révolte massive contre la volonté d’interdiction quasi totale de l’avortement, le rejet des campagnes anti LGBT, se sont récemment traduits par un mouvement inédit d’apostasie (le compteur d’apostasies en ligne licznikapostazji.pl a réuni en quinze jours un millier de déclarations alors que le site apostazja.eu dénombre plus de 30 000 formulaires remplis en ligne). Les médias ont par ailleurs fait état d’une vague de désinscriptions des cours de catéchisme assurés par l’Église dans le cadre de l’enseignement public, particulièrement dans les grandes villes.
- 39 https://www.lorientlejour.com/article/1246359/la-puissante-eglise-polonaise-en-perte-de-vitesse.htm
- 40 Przemysław Malinowski, « Wałęsa komentuje kazanie abp. Głódzia. “Nie będzie wyboru” » (Walesa sur l (...)
38L’Église se mure dans des positions fondamentalistes et, rêvant d’unanimisme, retrouve la situation de citadelle assiégée qui était la sienne à l’époque communiste. Pour Katarzyna Zalewska, sociologue à l’Université jagellonne de Cracovie, elle semble « ne pas entendre les signes » qui lui parviennent et se comporte « comme si elle vivait dans un système à part »39. Si le primat, l’archevêque Wojciech Polak, a interdit, sous peine de suspension, en décembre 2017 aux prêtres de participer aux manifestations contre les réfugiés (cette participation s’opposant il est vrai aux injonctions du pape François), Mgr Głódź, évêque de Gdańsk, proche du PiS et de Radio Maryja, n’hésite pas à proclamer que l’Union européenne « mène à la perdition »40, et Mgr Jędraszewski, archevêque de Cracovie depuis 2016, ne manque aucune occasion de manifester son hostilité au droit à l’avortement et à la théorie du genre.
- 41 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja… », Art. cit.
- 42 https://www.lorientlejour.com/article/1246359/, Art. cit.
39Comme le dit très justement Alessandro Milani, « les évêques condamnent le ton de Rydzyk mais lui donnent carte blanche sur les questions de fond, de peur de provoquer une fracture à l’intérieur du corps ecclésial. Ils montrent ainsi leur faiblesse. Soucieuse de sauvegarder l’unité d’un catholicisme populaire mais aussi identitaire et parfois postural, la hiérarchie, décriée pour sa mauvaise gestion des scandales financiers et de pédophilie, se borne à gérer l’existant »41. La conclusion est dès lors, pour reprendre la formule de Katarzyna Zalewska, que « si, jusqu’alors, on parlait d’une “sécularisation rampante” en Pologne, la tendance s’est visiblement accélérée »42.
Notes
1 Jakub Iwaniuk, « En Pologne, Jaroslaw Kaczynski en passe de consolider son système illibéral », Le Monde, 27 juillet 2020.
2 Ewa Tartakowsky et Paul Zawadski, « Pologne : le retour du national-catholicisme », Alternatives Économiques, hors-série n° 113, 1er janvier 2018.
3 Olivier Doubre, La Pologne entre droite et extrême droite, 15 juillet 2020 : https://www.politis.fr/articles/2020/07/la-pologne-entre-droite-et-extreme-droite-42141/
4 On ne peut pas ne pas souligner que la Pologne est plutôt un pays d’émigration que d’immigration et que les musulmans n’y sont qu’une infime minorité.
5 L’hymne national (Mazurek Dąbrowskiego) débute avec l’idée que Jeszcze Polska nie zginęła, kiedy my żyjemy (La Pologne n’a pas encore péri tant que nous sommes vivants)…
6 Jerzy Mirewicz, « Jean-Paul II dans le drame du catholicisme polonais », Les Quatre Fleuves “Pologne et Russie”, 1981, n° 13, p. 23-28.
7 La réflexion conduite dans ce texte se nourrit de travaux antérieurs, notamment La société retrouvée. Politique et religion dans l’Europe soviétisée, Paris, Fayard, 1988 ; Après le communisme. Mythes et légendes de la Pologne contemporaine, [en collaboration avec Marcin Frybes], Paris, Bayard, 1996 ; - « L’Église catholique », François Bafoil (dir.), La Pologne, Paris, Fayard, 2007, p. 371-394 ; « Les réemplois du stéréotype “polonais = catholique” et leurs limites dans la Pologne postcommuniste », Critique Internationale, avril-juin 2011, n° 51, p. 75-91. Elle en reprend certains éléments.
8 Jerzy Zawieyski, Droga katechumena, Varsovie, Bibliothèque de Wiez, 1971, p. 35.
9 Daniel Olszewski, « W okresie ucisku i glebokich przemian spolecznych (1864-1914) », Chrześcijaństwo w Polsce, Lublin, 1980, p. 243-270.
10 Les Mariavites se sépareront de l’Église et l’incapacité du catholicisme à prendre en compte les nouveaux groupes sociaux issus du processus d’industrialisation-urbanisation conduira à une radicalisation du mouvement socialiste. Il faudrait sans doute affiner cette dernière remarque, montrer les différences d’une zone d’occupation à l’autre, insister sur les effets des politiques menées respectivement par l’Allemagne, l’Autriche et la Russie à l’égard du catholicisme, présenter la pastorale en milieu ouvrier dont la Silésie fut le théâtre et qui eût pour effet d’ancrer durablement les travailleurs de cette région dans la foi catholique.
11 Il est vrai que le peuple polonais (analphabète à 74 % dans le Royaume de Pologne) était assez largement perçu comme seulement capable d’assimiler la foi traditionnelle.
12 La « national-démocratie » (Endecja) de Roman Stanisław Dmowski a disputé le pouvoir à Józef Piłsudski dans l’entre-deux-guerres. Son programme était de créer un État polonais unifié du point de vue ethnique et sa caractéristique première un fort antisémitisme. LPR est le principal parti de droite contemporain se présentant comme l’héritier direct de la national-démocratie. Ce parti est devenu presque inexistant sur la scène politique polonaise depuis son échec aux élections législatives de 2007 (1,30 % des voix).
13 C’est en invoquant cet article que le gouvernement provisoire pourra, après la Seconde Guerre mondiale, suspendre le Concordat, le Saint-Siège ayant soumis durant le conflit le diocèse de Chelmno à l’administration de Mgr Splett, évêque de Gdańsk.
14 Norman Davies, Histoire de la Pologne, Paris, Fayard, 1986, p. 305.
15 Adam Michnik, L’Église et la Gauche. Le dialogue polonais, Paris, Seuil, 1979.
16 À titre de comparaison, le Secrétaire Général du PZPR [Parti Ouvrier Unifié Polonais] n’était cité que par 4 % des enquêtés...
17 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja : l’épiscopat polonais à l’épreuve de la sécularisation », 25 juin 2018 : http://regard-est.com/entre-francois-et-radio-maryja-lepiscopat-polonais-a-lepreuve-de-la-secularisation
18 Créée en 1991 par le père Tadeusz Rydzyk, Radio Maryja couvre l’ensemble du territoire à partir de 1994.
19 Les élections législatives de septembre 1993 sont les premières en Europe Centrale à rendre la majorité aux partis issus de l’ancien bloc communiste. Elles sont suivies par la victoire du candidat SLD Kwaśniewski lors des élections présidentielles de 1995 face à Lech Wałęsa très fortement soutenu par l’Eglise. Kwasniewski sera réélu en 2000.
20 Polityka, 29 septembre 2001.
21 Philippe Demenet, « Le match des deux Pologne », La Vie, 22 novembre 1990.
22 Archevêque de Lublin, mort à Rome le 10 février 2011.
23 Tygodnik Powszechny, 1993, n° 37.
24 Libération, 22 juin 1994.
25 Cette initiative conduite par Barbara Labuda, député du parti de l’ex-Premier ministre Mazowiecki, l’Union de la Liberté (UW), a provoqué une crise au sein de cette formation, qui s’est terminée par son exclusion.
26 Gazeta Wyborcza, 18 septembre 1995.
27 Ce titre renvoyait à deux textes d’Adam Michnik : L’Église et la gauche. Le dialogue polonais, op. cit. et l’essai publié dans Gazeta Wyborcza « L’Église et la droite. Le monologue ». Le premier avait marqué la rencontre des intellectuels de la “gauche laïque” et de certains milieux catholiques autour du thème de la défense des droits de l’homme ; le second dénonçait certaines ré-instrumentalisations politiques du religieux survenues après 1989. Sur ces textes : l’interview d’Adam Michnik, Kościół, Michnik, dialog : Gazeta Wyborcza, 17 mai 2009 : http://wyborcza.pl/1,76842,6612476,Kosciol__Michnik__dialog.html?as=1&startsz=x
28 « À l’Est le Sida », Le Nouvel Observateur, 5 mai 1993.
29 Dominika Tomaszewska-Mortimer, Où en est la droite ? la Pologne, Fondation pour l’innovation politique, 2010 : http://www.fondapol.org/wp-content/uploads/2010/08/Note_Tomaszewska-Mortimer-Droite-en-Pologne-2010.pdf
30 https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/en-pologne-l-eglise-n-est-plus-intouchable_2049786.html
31 Héloïse de Neuville, « L’Église de Pologne cherche un nouveau souffle spirituel », La Croix, 18 mai 2020.
32 Andrzej Walicki, Philosophy and Romantic Nationalism. The Case of Poland, Oxford, Clarendon Press, 1982 ou encore les travaux de Michel Masłowski, notamment Chantal Delsol, Michel Masłowski, Joanna Nowicki (dir.), Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris, PUF, 2002.
33 Tomasz Potkaj, « Kosciol nie jest cool », Tygodnik powszechny, 22-29 décembre 2002, n° 51-52, p. 13.
34 http://dziedzictwo.ekai.pl/text.show?id=4501
35 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja… », Art. cit.
36 « To nieprzypadkowa prowokacja wobec katolików » : Małgorzata Rutkowska, « “Troskliwe” rozbijanie Kościoła », Nasz Dziennik, 16 décembre 2010.
37 Secrétaire général de la Conférence épiscopale de 1993 à 1998.
38 http://www.cbos.pl/SPISKOM.POL/2010/K_125_10.pdf
39 https://www.lorientlejour.com/article/1246359/la-puissante-eglise-polonaise-en-perte-de-vitesse.html
40 Przemysław Malinowski, « Wałęsa komentuje kazanie abp. Głódzia. “Nie będzie wyboru” » (Walesa sur le sermon de Mgr Głódz. “il n’y aura pas de choix”, Rzeczpospolita, 26 décembre 2017.
41 Alessandro Milani, « Entre François et Radio Maryja… », Art. cit.
42 https://www.lorientlejour.com/article/1246359/, Art. cit.
© LARHRA, 2022