1L’acte de décès du national-catholicisme est dressé publiquement et officiellement une semaine après la mort du général Franco par le cardinal-archevêque de Madrid, Vicente Tarancón lors de la messe d’intronisation du roi Juan Carlos. « La foi chrétienne n’est pas une idéologie politique et ne peut pas être identifiée à l’une d’entre elles. Aucun système social ou politique ne peut épuiser toute la richesse de l’Évangile. Et il n’appartient pas à la mission de l’Église de proposer des options ou des solutions concrètes de gouvernement dans le domaine temporel des sciences sociales, économiques et politiques. L’Église ne parraine aucun régime ni idéologie politique et si quelqu’un prétend utiliser le nom de l’Église pour en faire un étendard, il l’usurpe manifestement »¹.

2Un verrou semble sauter – c’est ainsi que le roi Juan Carlos interprète ce message² – qui autorise les catholiques à s’engager en politique de manière pluraliste. Le monopole du national-catholicisme est bel et bien obsolète. Cela faisait plusieurs années que l’Église d’Espagne avait conscience de cette situation. Le concile Vatican II a eu, sur ce point, un effet décisif et nulle part avec autant de force sinon en Espagne, il a effacé plus profondément le souvenir persistant du Syllabus de 1864³. C’est donc un panorama complètement nouveau qui va s’ouvrir en même temps que le pays s’engage dans une démocratisation institutionnelle, sociale et culturelle.

3Quand, en juin 2014, le roi Philippe VI succède à son père, aucun acte religieux – prière, bénédiction ou messe publiques – n’accompagne cette intronisation parfaitement laïque et dans sa prestation de serment devant la Constitution, aucun signe religieux n’est exposé, contrairement à la cérémonie similaire de 1986 au cours de laquelle il avait, comme Prince des Asturies, prêté serment d’allégeance à la Constitution. En janvier 2016, le président socialiste de la Chambre des Députés, le basque Patxi López fait retirer ce crucifix du bureau du président, un crucifix qui était dans le bureau du président socialiste de la Chambre, Julián Besteiro, en 1931 ! Après l’aventure de l’Union du Centre Démocratique d’Adolfo Suárez, quelques démocrates-chrétiens ont rejoint qui les socialistes, qui les conservateurs. Et quand le centre a ressuscité, notamment dans sa dernière version avec Ciudadanos, c’est une idéologie libérale bien loin des fondements ontologiques de l’enseignement de l’Église qui anime le mouvement. À l’évidence, non seulement l’emprise de l’Église sur la vie politique espagnole a reculé, mais l’inspiration chrétienne de l’engagement politique aussi. Cette évolution s’inscrit dans la sécularisation rapide et massive de la société espagnole⁴. Elle n’en rend pas moins légitime l’examen du positionnement politique des catholiques depuis 1975. Pour nous en tenir à la thématique de notre ouvrage, c’est aux catholiques de droite que nous nous intéresserons pour essayer de comprendre comment ils ont agi politiquement⁵.

La droite entre disparition et disqualification

4René Rémond a écrit et publié La droite en France de 1815 à nos jours en 1954 parce qu’après Vichy, il était légitime de se demander si cette tradition n’était pas en voie de disparition. La situation est comparable en Espagne après la mort de Franco. Dictature militaire, le régime, après avoir emprunté au fascisme ses formes et ses méthodes, s’était replié, après 1945, vers une idéologie national-catholique. Entre 1947 et 1948, les monarchistes se rapprochaient de Franco dans l’espoir d’une restauration au profit de don Juan, comte de Barcelone⁶. L’absence, chez Franco, de volonté de transmettre le pouvoir de son vivant fatigua la patience de don Juan et de ses soutiens les forçant à prendre langue avec les oppositions au caudillo. Durant les années 1950, les contacts allaient être croissants et, en juin 1962, à l’occasion du congrès du Mouvement européen à Munich, l’ensemble des oppositions signa un manifeste en faveur du rétablissement d’institutions représentatives et démocratiques et des libertés politiques et syndicales en Espagne. Cette alliance déplaçait encore plus à droite le régime franquiste, isolé en Europe et peu attractif en Espagne. Nombreuses alors sont les tentatives de renouvellement de la pensée politique.

5L’initiative en revient à quelques intellectuels catholiques. Dionisio Ridruejo en est l’exemple le plus emblématique. Militant fasciste dans les années 1930, engagé dans les rangs phalangistes, il s’éloigne du régime dans les années 1950 et publie en 1961 Escrito en España, un ouvrage dans lequel il revendique sa conversion démocratique. Celle-ci s’opère en modifiant son attitude à l’égard des vaincus de la Guerre Civile : ils ne doivent pas être exclus, éliminés, rayés de l’horizon mental de l’Espagne mais au contraire réintégrés. Sans cette partie, l’Espagne n’est pas elle-même. L’intransigeance franquiste mutile le devenir du pays. L’évolution intellectuelle tient aussi au fait que le national-catholicisme n’est qu’un intégrisme. Ridruejo en prend progressivement conscience. La création en 1953 des « Conversations catholiques de Gredos », un lieu de rassemblement entre intellectuels, est un véritable déclencheur. Une pensée de la réconciliation, impulsée par ces cercles catholiques, commence à s’exprimer par-delà les manifestations de triomphalisme clérical. Faut-il lire la révolte du monde étudiant de 1956 comme les effets politiques de ces mouvements ? C’est ce que fait Franco qui limoge son ministre de l’Éducation, Joaquín Ruiz-Gímenez, ancien ambassadeur auprès du Saint-Siège (1948-1951). Tout un pan de phalangistes catholiques glisse dans la dissidence. Dionisio Ridruejo est même emprisonné. Le poète phalangiste, vainqueur en 1939, est désormais également vaincu. Cette expérience de l’échec le conduit à rompre avec le franquisme - c’est le sens de son livre de 1961⁷ - et à explorer la voie du dialogue avec l’opposition. En 1963, Joaquin Ruíz-Giménez crée Cuadernos para el Diálogo, une revue destinée à préparer l’après-franquisme⁸. Ainsi d’un milieu catholique qui fut franquiste, naît un courant tout à la fois antifranquiste et qui entend se projeter dans le postfranquisme.

6Dans les années 1970, le groupe Tacito, autour de Alfonso Osorio, Fernando Álvarez de Miranda et de militants de l’Asociación Católica Nacional de Propagandistas est un autre lieu décisif de cette transformation politique du catholicisme et de la droite. Mais d’autres clubs participent de cette effervescence de l’opposition modérée au franquisme : Club Jovellanos, Club Siglo xxi, Nuevo Club, Club Juan Ruiz. De nombreux jeunes, entrés dans la fonction publique, y font leur initiation politique après des études au cours desquelles ils avaient déjà nourri leur réflexion sur l’avenir de l’Espagne. C’est le cas par exemple de José Pedro Pérez-Llorca qui sera député et l’un des pères de la Constitution de 1978⁹.

7La représentation politique sous le franquisme ne peut passer par les partis. Aussi le système favorise-t-il le prolongement des traditions claniques de la droite espagnole. Celle-ci a moins été un ensemble d’organisations partisanes et de partis de militants que le rassemblement hétérogène et fratricide de groupes que dirige un leader. La création d’un parti conservateur à l’anglaise, qui était le projet original d’Antonio Cánovas del Castillo (1828-1897) à partir de la Restauration de 1876, se heurta à la force des clans ainsi qu’aux logiques familiales et clientélistes. Dans une étude qui fit date, José Varela Ortega établit que le « caciquisme » était la structure du monde politique avant la Guerre Civile¹⁰. Il montra aussi combien comptait ce qu’il appela la yernocracia, c’est-à-dire la place d’héritier politique que le gendre – et donc les alliances matrimoniales – occupe auprès de son beau-père¹¹. Une étude sur la droite espagnole ne peut faire l’impasse sur cette dimension familiale. Rappelons, par exemple, que Leopoldo Calvo-Sotelo, qui succèdera à Adolfo Suárez en 1981, avait épousé la fille du ministre Ibañez Martín (ministre de l’Éducation de 1939 à 1951). L’un de ses fils, Pedro, épousera María Álvarez Cascos Gómez de Arteche, représentante d’une illustre famille dont l’action politique est notable dès le xix^e siècle. Joaquín Garrigues Walker était le gendre de José María de Areilza, ministre des Affaires étrangères du premier gouvernement de Juan Carlos et candidat des libéraux à la présidence du gouvernement en juillet 1976.

8Par-delà cette endogamie et ses effets généalogiques, compte avant tout le poids que fait peser sur la droite espagnole cette dépendance à l’égard de l’action de quelques personnalités dont l’autorité se nourrit du pouvoir qu’elles conquièrent dans l’État. Cela aura des effets dans la difficile structuration des partis de droite au moment de la transition démocratique. Le franquisme, en interdisant une vie politique représentative, avait maintenu cette structure familiale et politique mais de manière transformée puisque l’arbitre n’est plus ni l’élection, ni le parlement mais le général Franco.

9Si bien que, quand le vieux général meurt le 20 novembre 1975, la question qui se pose est moins celle de son héritage politique que de la restructuration d’une droite que le régime a définitivement coupée de sa base libérale. Une généalogie a été rompue. Une acculturation libérale et démocratique s’est trouvée brutalement interrompue par le recours aux armes et la loi du vainqueur. Alors que les gauches espagnoles ont, malgré leur défaite, continuer leur trajectoire politique dans l’exil, l’action clandestine et le rapprochement avec les mouvements politiques internationaux, la droite espagnole se trouve privée de toute référence démocratique. Elle existe intellectuellement et historiquement. Mais la mort de Franco ne la disqualifie-t-elle pas ?

10L’hypothèse n’est pas rhétorique. Quand Adolfo Suárez est nommé président du gouvernement le 3 juillet 1976 par le roi Juan Carlos, la déception est immense. Cet ancien gouverneur civil, ancien directeur de la radio-télévision espagnole, ancien vice-secrétaire général du Movimiento (le parti unique du régime) et ancien ministre du Movimiento (l’équivalent de ministre des administrations publiques) procède du secteur phalangiste ou « bleu »¹² et ne semble incarner en rien le renouveau. Au contraire, sa nomination semble annoncer une continuité avec le franquisme, continuité que déplore l’historien conservateur Ricardo de la Cierva dans un article de El País le 8 juillet 1976¹³. Il veut y voir aussi le soutien de l’Opus Dei à cette solution ainsi que celui de la banque. Or, en dépit de cette trajectoire antérieure, Adolfo Suárez est l’architecte de la réforme politique qui aboutit, après bien des tractations, aux élections libres du 15 juin 1977.

11Pour ce scrutin, une coalition « centriste » a été créée par Adolfo Súarez. L’Union du Centre Démocratique (UCD) est le véhicule partisan avec lequel il entend emporter la victoire : elle est moins qu’une confédération, comme le sera l’UDF française en 1978, qu’une alliance de circonstance commandée par l’épreuve électorale. La circonscription est la province et le mode de scrutin est proportionnel mais corrigé par la loi d’Hondt¹⁴. Le succès est éclatant. Avec plus de 34 % des voix et 165 sièges, l’UCD devance les socialistes (29,3 % et 118 sièges) et surtout l’Alliance Populaire, le parti fondé par Manuel Fraga Iribarne, ancien ministre de Franco (8,2 % et 16 députés) et qui entendait occuper l’espace de la droite. Le refus de l’identification à la droite poussa même Adolfo Suárez à prétendre que ses élus siègent à gauche de l’hémicycle¹⁵ !

12La droite espagnole devait conjurer le spectre du franquisme et pour ce faire cesser d’être la droite pour se réinventer un positionnement centriste et progressiste ou renouer avec une tradition libérale et conservatrice qui permettrait de ne faire du franquisme qu’une parenthèse dans son histoire et non son expression par antonomase. À cet égard, les catholiques vont jouer un rôle majeur dans cette métamorphose et le lien doit être fait entre les ouvertures politiques que permit le concile Vatican II et les transformations politiques du catholicisme espagnol. Le catholicisme conciliaire jouera alors un rôle essentiel pour cette transition¹⁶.

L’impérieuse redéfinition

13L’UCD fut-elle, un peu à l’image du Mouvement Républicain Populaire français, un parti dont les dirigeants étaient plus à gauche que leur électorat ? Pourrait-on dire qu’elle servit de véhicule pour permettre un recyclage démocratique des forces sociales et politiques qui avaient soutenu le franquisme ?

14Une première donnée renvoie à la réalité d’un changement générationnel : ceux qui vont faire l’UCD, à commencer par le président Suárez, sont nés dans les années 1930¹⁷. Ils se sont formés sous le franquisme et, jeunes actifs dans les années 1960, ils ont rapidement perçu l’impérieux besoin de réforme et d’ouverture du régime. Leur capacité à prendre en main le processus de transition s’explique par les positions favorables qu’ils occupent dans l’administration, par le soutien du roi Juan Carlos (né en 1938, il est de leur génération) mais aussi par la patience de l’opposition, notamment socialiste et communiste. Ces hommes, tous chrétiens, et dont certains, comme Adolfo Suárez, ont une vie de piété revendiquée, entendent déconstruire le franquisme sans provoquer une rupture dont ils estiment qu’elle renverrait la société espagnole aux origines de la guerre civile. En cela, ils étaient en phase avec l’électorat : les élections du 15 juin 1977 montraient clairement que les Espagnols avaient choisi la modération et marginalisé les extrêmes. Centristes et socialistes obtiennent ensemble plus que les 3/5^e des voix tandis que communistes et post-franquistes n’arrivent pas ensemble à 20 %. Ce premier scrutin a des conséquences durables : la modération va s’ériger en valeur cardinale de la culture politique démocratique espagnole. L’avenir de la droite ne pourra passer que par le centre. Le choix de conduire une transition démocratique par la réforme¹⁸ a produit une culture du consensus dont témoignent le processus de rédaction, puis la validation référendaire de la Constitution¹⁹. Le consensus oblige à des compromis et donc à l’introduction dans les nouvelles valeurs politiques communes d’éléments portés et défendus par la gauche et les réformateurs. La définition de l’Espagne à la fois comme unité et comme pluralité rompt avec le schéma centralisateur franquiste. Le cadre nouveau de la vie politique oblige la droite espagnole à accepter ces données et, si possible, à les faire siennes.

15Or la transition espagnole n’est pas qu’un phénomène politique : elle est aussi une mutation socio-culturelle qui remet en cause, sinon l’identité chrétienne du pays, au moins le poids de l’Église dans la vie des individus. Politiquement, on l’a rappelé dès le début de ce chapitre, l’Église espagnole s’est rangée du côté de la démocratisation. Mais des prélats n’ont pas manqué de manifester leur opposition : le cas le plus célèbre est celui de Mgr Guerra Campos, évêque de Cuenca. Comme député des Cortés franquiste, il fut l’un des 59 à s’opposer à la loi pour la Réforme Politique et appela à rejeter la constitution de 1978²⁰. Ce secteur était cependant minoritaire. En revanche, l’évolution de la législation sur les mœurs allait marquer une nouvelle mobilisation catholique. L’examen de la loi sur le divorce en 1981, puis quatre ans plus tard, celui sur l’avortement, allait mettre en lumière une combativité retrouvée de la droite d’inspiration catholique. Un tournant conservateur allait être pris par l’Église espagnole avec l’arrivée à la tête du diocèse de Madrid de Mgr Suquía en avril 1983 (qui sera président de la Conférence épiscopale de 1987 à 1993). Celui-ci n’hésita pas à mobiliser l’opinion catholique contre quelques-unes des grandes initiatives socialistes.

16Politiquement cependant, les années 1980 marquent l’incapacité des droites espagnoles à présenter une alternative de gouvernement au parti socialiste de Felipe González. En 1982, 1986 et 1989, le PSOE obtenait la majorité absolue au Parlement tandis que l’Alliance Populaire dirigée par Manuel Fraga Iribarne semblait incapable de passer la barre des 25 %. Ces échecs à répétition étaient liés à une identification de cette droite de Fraga à des principes conservateurs qui n’étaient pas ceux de la majorité sociale des Espagnols. Après l’échec électoral de 1986, Manuel Fraga Iribarne doit céder la présidence de son parti. Antonio Hernández Mancha tentera en vain, pendant deux ans, d’imposer son autorité sur un appareil qui restait dévoué à l’ancien leader dont l’ombre pesait encore. En janvier 1989, Fraga Iribarne allait opérer un retour spectaculaire à la tête de son parti lors du IX^e congrès. Il annonça un changement de nom – Alianza Popular devenait Partido Popular (PP) – et surtout, il proposait une nouvelle synthèse idéologique et programmatique dans laquelle la pensée démocrate-chrétienne était largement mise en avant en même temps que la pensée libérale. Il s’agissait bien de faire du PP espagnol le représentant de la droite européenne, majoritaire au Parlement européen.

17À cet égard, et par rapport au sujet qui nous occupe ici, il faut souligner ce recours à la pensée démocrate-chrétienne comme élément de modération idéologique de la droite espagnole. Dans la déclaration de principes du PP, l’humanisme chrétien est présenté comme le fondement intellectuel et moral du parti et l’économie sociale de marché, dans une claire allusion au modèle allemand, est revendiquée comme projet. Mais, dans le souci d’embrasser large, il est fait une large place à la pensée libérale la plus orthodoxe – celle que Margaret Thatcher et ses succès au Royaume-Uni avaient contribué à rétablir – en insistant sur la nécessaire limitation du domaine d’action de l’État. Enfin, l’idée de nation et l’assomption de l’héritage historique de l’Espagne étaient assumés dans une filiation idéologique qui reliait la nouvelle formation à la tradition de la pensée conservatrice espagnole depuis Cánovas del Castillo, c’est-à-dire depuis 1876. Celle-ci fait naturellement une place de choix à l’héritage catholique de l’Espagne. Équilibre culturel et idéologique relativement difficile à tenir dans une société qui se sécularisait à grande vitesse et par rapport à l’encombrant legs du national-catholicisme franquiste²¹.

18Aussi la question du catholicisme va bien au-delà de la présence de militants catholiques au sein du PP. Car, dans une sorte de mouvement de revers, elle tend à considérer la droite comme une tradition historique, culturelle et idéologique que la gauche identifie avec le national-catholicisme, ignorant délibérément les évolutions postérieures. La gauche brandit l’alignement de la droite et de l’Église comme un argument évident pour souligner la dépendance à l’égard de l’héritage franquiste. Le catholicisme loin d’être un atout devient une sorte de boulet. Mais lui tourner le dos serait s’aliéner une grande partie d’un électorat davantage conservateur parce que catholique, que catholique parce que conservateur. On pourrait ici essayer de théoriser un « piège catholique » de la droite espagnole : sans la revendication de l’identité nationale, la droite cesse d’être elle-même mais cette revendication attache la droite à un pan antidémocratique de son histoire.

19En même temps, la mise en avant d’une pensée politique démocrate-chrétienne était l’instrument grâce auquel l’image de la droite pouvait être puissamment transformée. Le Partido Popular, emmené par José María Aznar à partir du X^e Congrès de mars 1990, pouvait ainsi être admis au sein du groupe du Parti Populaire Européen au Parlement européen et, en novembre 1991, il intégrait l’Internationale Démocrate Chrétienne dont Aznar allait être vice-président. La main tendue vers les petites formations démocrates chrétiennes – notamment le Partido Democrata Popular de Oscar Alzaga et Javier Ruperez²² – permettait de faire du PP la maison commune de la droite espagnole. Un homme comme Marcelino Oreja, ancien ministre des Affaires étrangères d’Adolfo Suárez (1976-1980), constitue un élément clef de cette stratégie de rapprochement entre démocrates-chrétiens et populaires. Sa place éminente lui permettra de favoriser la carrière de son neveu Jaime Mayor Oreja qui sera le président du PP au Pays Basque de 1989 à 1996, puis l’emblématique ministre de l’Intérieur du gouvernement Aznar (1996-2001). Jaime Mayor Oreja est désormais président des fondations Valeurs et Société et One of Us. Fondée en 2013, cette dernière réunit les mouvements hostiles à l’avortement et aux évolutions eugénistes des législations européennes.

De l’effacement à la reconquête ?

20La trajectoire de Jaime Mayor Oreja est significative des évolutions de la droite espagnole et des divisions qui la minent à nouveau. En 2004, José María Aznar choisit pour dauphin Mariano Rajoy et écarte de sa succession Rodrigo Rato mais aussi Jaime Mayor Oreja. Celui-ci reste fidèle au PP. Mais les défaites de 2004 et de 2008 et le choix de Mariano Rajoy de se concentrer sur le redressement économique de l’Espagne lorsqu’il arrive au pouvoir fin 2011, provoquent au sein de la militance des doutes. Ils se font très forts au sein du PP basque et une poignée de militants finissent par abandonner le parti pour créer un parti dissident Vox. Celui-ci obtient en 2015 0,2 % des voix. Mais quatre ans plus tard, Vox s’est hissé à 10 % puis 15 % des voix. Le PP a cessé d’être la maison commune des droites espagnoles et cela explique la division de l’électorat. En 2011, le PP rassemble 44 % des voix. En novembre 2019, il n’en obtient plus que 21 % mais Vox avec 15,2 % et les centristes de Ciudadanos avec 6,8 % complètent presque, sur le plan arithmétique - qui n’est pas si loin du plan politique -, la somme initiale… La droite espagnole, éclatée, se montre aussi plus agressive réactivant le clivage gauche-droite, semblant oublier sa quête du centre.

21Le retour d’une droite « musclée » et « courageuse » selon son autodéfinition signifie-t-il, en parallèle, un renouvellement de la présence politique de l’Église espagnole ? Le journal diario.es d’obédience proche de Podemos croit le détecter²³ : il affirme que les évêques votent PP et que les militants de l’Opus Dei et du Chemin néo-cathécuménal votent Vox. L’évêque de Cordoue, Mgr Demetrio Fernández, dans un message à son diocèse se félicite le 9 décembre 2018, de la défaite des socialistes en Andalousie qu’il interprète comme une réaction saine de la société andalouse à l’égard d’une certaine pratique de la politique et des attaques contre « la sensibilité d’un peuple religieux et chrétien »²⁴.

22Lors de l’assemblée plénière de la Conférence épiscopale d’avril 2019 et devant l’imminence des élections générales de la fin du mois, son président le cardinal Ricardo Blazquez, a rappelé les principes généraux qui dictent la démarche politique des catholiques : « défense de la vie humaine de sa conception à sa fin », « le soutien et l’encouragement à la famille », « le travail comme lieu d’accomplissement social », « la défense des droits de l’homme sans la moindre discrimination de naissance, de race, de sexe, de religion, d’opinion tels que la définit la Constitution en son article 14 ». Ce que la presse de gauche voit comme une invitation à voter à droite, la presse d’extrême-droite y voit un « silence assourdissant »²⁵.

23Une comparaison, même approximative, de la carte électorale et de la carte de la pratique religieuse conduit-elle à accepter sans critique les analyses de la presse d’extrême gauche. Les scores de Vox, tant en avril qu’en novembre 2019, sont bien plus élevés dans le sud de l’Espagne où la pratique religieuse est moindre que dans le nord. L’électorat traditionnellement catholique et conservateur, qui caractérise, un segment du Parti Populaire, se retrouve bien plus visible au nord de Madrid : en Castille-Léon, en Galice et en Navarre²⁶. Mais il est vrai qu’à Murcie, qui, selon le Centro de Investigaciones Sociológicas, est la région « la plus catholique » d’Espagne (85 %), Vox est devenu le premier parti.

24Selon les enquêtes du Centro de Investigaciones Sociológicas, en 1998, 92 % des électeurs du PP et 86 % des électeurs du PSOE s’identifiaient comme catholiques. En 2017, les chiffres sont respectivement de 92 % et 81 % (alors même que seuls 70 % des Espagnols se disent catholiques contre 88 % en 1998). Dans l’étude de mai 2019 qui analyse les résultats du premier scrutin législatif d’avril 2019, 22,4 % des Espagnols se disent catholiques pratiquants et 48,2 % catholiques non pratiquants. Et de ces 70,6 % des Espagnols, 12,3 % sont des pratiquants réguliers (assistance hebdomadaire à la messe), soit un total de 8,7 % de la population espagnole. Ce vote est plus orienté à droite que le reste de l’électorat mais le PSOE continue d’attirer un vote important d’Espagnols qui s’identifient comme catholiques.

25Pourtant, depuis maintenant une quinzaine d’années, sous l’effet d’évolutions législatives sociétales (la légalisation du mariage homosexuel en 2007, la loi légalisant l’euthanasie en 2020), on observe une mobilisation politique du catholicisme conservateur espagnol tant dans les milieux intellectuels - et surtout sur les réseaux sociaux - que dans des cercles militants clairement identifiés à droite. Le journal El País identifiait au moins quarante candidats de Vox liés à l’Opus Dei en avril 2019²⁷. D’autres candidats étaient membres ou proches du mouvement néo-catéchuménal de Kiko Argüelles, de Communion et Libération. L’archevêque de Grenade, Javier Martínez, a publié une lettre pastorale intitulée La désorientation tragique du peuple chrétien. « Il n’existe pas de parti chrétien. Qu’attendions-nous ? Ou est-ce que nous ne nous sommes pas rendus compte que nous ne vivons plus dans un monde chrétien ? ». Son jugement se fait encore plus sévère quand il condamne les électeurs tentés par Vox : « Une partie considérable de ceux qui se disent catholiques ne sait plus ce qu’est le christianisme. La myopie est telle que ceux qui flirtent avec ces propositions, ne se rendent pas compte que ceux qui ont le plus avantage à la croissance de ces mouvements sont ceux qui veulent fracturer le peuple et le détacher de ses traditions chrétiennes ». Et l’archevêque de rappeler le précédent de l’Action Française et sa condamnation en 1926²⁸ ! Mgr Martínez défend-t-il un positionnement centriste et démocrate-chrétien ? La lecture de cette lettre pastorale nous montre au contraire qu’il est dans un positionnement bien distinct. Condamnant sans appel le libéralisme, le déisme, la franc-maçonnerie – « celle des pères de l’économie politique et de la constitution américaine » –, Mgr Martinez détruit l’idée d’une « religion libérale », rappelle que religion et politique sont liés mais que l’enjeu est le Salut, pour lequel le Christ a donné sa vie. Ce texte étonnant est caractéristique du nouveau moment politique des catholiques espagnols.

26La crispation de la vie politique a donné à voir le retour d’un certain national-catholicisme. L’exhumation de Franco, le 24 octobre 2019, en a été un moment clef. À qui la famille Franco a-t-elle fait appel pour célébrer une messe lors de la ré-inhumation au cimetière de Mingorrubio ? Au père Ramón Tejero, fils de l’ancien lieutenant-colonel Tejero qui, le 23 février 1981, avait dirigé la prise en otage du Congrès des Députés lors du coup d’État manqué²⁹. Ainsi se manifeste l’existence et la continuité de ce courant « national-catholique » qui a longtemps été résiduel sur le plan électoral mais qui, dans le contexte d’une Espagne secouée par des crises structurelles profondes - la menace de la sécession catalane, la longue crise économique de 2008 à 2018, réouverte par les conséquences de la pandémie de Covid-19 courant 2020 -, semble revenir en force dans le débat culturel et politique. Pourtant, là n’est pas l’essentiel des forces militantes catholiques.

27Dans une société qui cesse d’être catholique dans ses institutions mais le demeure dans ses références, qui a abandonné depuis longtemps l’idée d’une soumission aux injonctions morales de l’épiscopat et du clergé mais qui aime ses traditions locales, qui est très progressiste dans ses choix législatifs mais qui soutient un réseau d’associations caritatives, éducatives et sanitaires catholiques, les catholiques espagnols se trouvent dans une position complexe. Investis d’une histoire qui « a fait l’Espagne », ils hésitent entre une attitude conservatrice ou réactionnaire et semblent avoir abandonné l’idéal progressiste des années 1970-1980. S’ils ont le sentiment de moins peser sur les grandes évolutions collectives, et donc sur le jeu politique, ils demeurent mobilisés mais largement contraints par l’histoire et la culture politiques espagnoles dans lesquelles le catholicisme a été un clivage doctrinal et idéologique redoutable et puissamment instrumentalisé.

28Le tournant franciscain de l’Église espagnole - avec la relève du cardinal-archevêque de Madrid Mgr Rouco Varela par Mgr Osoro, mais aussi avec les figures des cardinaux Blazquez (Valladolid) et Omellas (Barcelone) – laisse penser qu’une sympathie manifestée de l’Église avec la droite et le PP n’est plus la priorité. Demeure la quête d’une meilleure communication entre l’Église et la société et la question d’un engagement des chrétiens dans la vie publique. Sur ce dernier point, force est de constater que les motifs de l’engagement alignent les propositions sur l’espace droitier et conservateur de l’échiquier politique et que cela alimente le « piège catholique de la droite espagnole ».