Le courrier, une pratique d’écriture ancrée dans une communauté de lecteurs

6Le plus marquant, lorsqu’on analyse les courriers de lecteurs de J’aime lire, est sans doute la grande homogénéité qu’affiche cet ensemble. Le lectorat du magazine semble former une communauté dont les écrits présentent de nombreux points communs qui confèrent une unité au groupe.

7Si chaque lecteur avance sa singularité par la précision de son prénom et de son âge, les lettres reçues par la rédaction instituent le lectorat du magazine en un groupe, qui, en raison des liens qui unissent ses membres, peut s’apparenter à une famille ou à une communauté d’amis.

8Adressées le plus souvent à la mascotte du magazine, Bonnemine, et à son acolyte, Grisemine, mais aussi parfois à l’entité « J’aime lire » à l’aide de formules du type « Chère/Coucou Bonnemine » ou « Bonjour/Salut J’aime lire », les lettres expriment l’attachement des lectrices et lecteurs à la revue. Le tutoiement y est de mise et les témoignages d’affection et de complicité nombreux. Ainsi, Vivien, comme d’autres, envoie des baisers en clôture de son courrier (« Je te fais plein de bisous »). Anaïs y confie son désir d’évasion, Ada et Mathilde partagent une blague et Madeleine témoigne de son plaisir à la lecture d’un numéro par le sigle « MDR », quand d’autres usent de smileys ou accompagnent leurs écrits de cœurs.

Figure 65 : Lettre adressée à la rédaction de J’aime lire, 2022.

9On écrit à J’aime lire comme à un ami avec lequel on partage goûts, rêves et confidences. Les dessins, et en particulier les reproductions d’illustrations issues du magazine, omniprésents dans les courriers, disent l’attachement du lecteur à J’aime lire, comme le révèle Lou-Anne : « Comme j’ai beaucoup aimé je voulais te remercier en t’offrant quelques dessin ».

10L’investissement affectif y est notable en raison des efforts nécessaires pour les réaliser, ce que soulignent parfois les enfants eux-mêmes. Eugénie le fait de manière ironique en regrettant que son application ne soit pas récompensée par la publication de son courrier : « Cher Bonnemine et Grisemine, merci pour vos lettres. Je me demande fortement pour, je me fait tant de mal a fair des dessins qui au final ne sont pas publié. Je comprent que cela fasse beaucoup de travail pour vous, mais bon... ;-) ».

11Le courrier d’Eugénie est particulièrement intéressant car il met en évidence le rôle important que joue la rédaction dans la construction de la relation avec son lectorat. Cette relation épistolaire est fortement encouragée par le magazine. On trouve en effet dans J’aime lire des incitations à écrire à la rédaction pour partager son jugement de goût sur ses lectures, pour envoyer une photographie où le lecteur se met en scène avec son magazine préféré, ou encore pour répondre à une question portant sur le récit proposé. Chaque mois, quelques courriers sont sélectionnés pour figurer au centre du numéro, mais les autres lettres ne sont pas délaissées puisque toutes reçoivent une réponse, Bayard ayant fait le choix de confier ce rôle à une salariée et d’en assumer les coûts. Cette attention portée aux liens se trouve à n’en pas douter au cœur de la politique éditoriale de Bayard, comme en témoignent aussi les sondages et enquêtes du groupe, destinés à mieux connaître les goûts de son lectorat, ou encore le site internet qui place au cœur de ses arguments de vente la transmission inter et transgénérationnelle d’un magazine qui a peu changé en cinquante ans.

Figure 66 : Lettre adressée à la rédaction de J’aime lire, 2022

12Les efforts déployés par le groupe sont récompensés par la puissance du lien créé dont témoignent certains enfants : « Quand je lis ça je lit du bonneur » (Noémie), « Ma maman m’a abonné il y a quatre mois et j’adore J’aime lire » (Stella). L’abonnement joue à ce titre un rôle prépondérant, comme le soulignent certains courriers : « Dans ma boîte aux lettres, quand je l’ai vu j’ai faillit criée ! » (Clément), « J’attends mon nouveau magazine avec IMPATIENCE ! » (Estelle). Fidélisant un lectorat dont les parents sont souvent eux-mêmes d’anciens lecteurs de J’aime lire, d’après les témoignages en ligne sur le site internet du magazine, l’abonnement assure un rendez-vous avec un compagnon que les enfants ont hâte de retrouver chaque mois (« Vive le prochain tome ! ! ! », Colombe), où le retour de certaines séries (Anatole, La Cantoche) ou de quelques personnages récurrents (comme Crapounette ou d’autres) qu’ils ont tellement aimés qu’ils souhaiteraient les voir revenir (« J’espere trop que c’est personnage revienne dans une aventur ! », Ada). C’est la garantie d’un plaisir renouvelé.

13Un lien à la fois inter et transgénérationnel se tisse. La présence des parents est à cet égard assez discrète dans les courriers. Elle se repère parfois à la correction d’erreurs sur la langue, à l’écriture de la lettre au verso d’un document professionnel, exceptionnellement à la prise en charge par un parent de la transcription5. Mais comme l’avait remarqué Marie-Claude Penloup6 au sujet du courrier des lecteurs d’Astrapi, l’écriture semble plutôt autonome. La relation entre enfants et adultes s’instaure davantage entre lecteurs et auteurs. Il est à noter que dix-huit lecteurs dans notre échantillon remercient les auteurs pour la qualité de leurs histoires, ce qui est assez étonnant pour des enfants si jeunes. Il est probable que les encadrés consacrés dans chaque numéro à la présentation de l’auteur et de l’illustrateur jouent un rôle dans la manifestation d’une gratitude des lecteurs envers les créateurs. Le magazine endosse alors un rôle de médiateur, charge à lui de transmettre les messages : « Dites merci de ma part à Axelle Colau et Guillaume Cribeillet » (Jennah). Ainsi se nouent des liens entre les différents acteurs du magazine : lecteurs, éditeurs, auteurs formant une communauté J’aime lire à qui l’on s’adresse comme à une grande famille ou à des amis : « Je vous souhaite de bonnes vacances et un bon été » (Stella), « Je vous dit à bientôt, mes amis ! » (Élise).

14Les similitudes entre les courriers ne s’arrêtent pas aux formules de salutation adressées à J’aime lire ou à Bonnemine relevées plus haut. D’autres traits saillants donnent une forte homogénéité au courrier envoyé à propos d’un roman particulier, un courrier-type semble s’imposer, illustré par ces exemples concernant Le Secret de Nils :

Bonnemine et Grisemine J’ai beaucoup aimé « le secret de Nils » et surtout quand Nils a eu l’idée de reveler son secret à son copain dans un poème. (Romane, 11 ans)

Le secret de Nils est un de mes préféré J’aime lire et j’aime le moment ou Nils lit son texte à Siméon. (Léa, 8 ans)

Salut Bonnemine ! J’ai adoré le secret de Nils surtout quand il est allé sur le banc de l’amitié ! Merci pour ce roman Bonnemine ! (Clara, 8 ans)

Cher J’aime lire J’ai adoré le secret de Nils surtout quand ils se sont réconciliés. (Lou, 9 ans)

15Ces courriers sont représentatifs d’une tendance très forte dans l’ensemble des lettres consultées : il est en effet très fréquent que l’affirmation « j’ai aimé/adoré » soit suivie de l’évocation d’un moment particulier de l’histoire (42 % des courriers concernés), souvent introduite par le connecteur « surtout quand ». La régularité de ce schéma-type est d’autant plus frappante que J’aime lire pose à la fin de chaque roman une question particulière, qui semble en fait sans effet sur la rédaction des courriers. À la lecture des exemples ci-dessus, représentatifs de ce phénomène, on peut croire que les enfants répondent à la question « quel est ton moment préféré de l’histoire ? », alors qu’une autre question est posée, « qu’as-tu pensé en découvrant le secret de Nils ? ». Sur les vingt-quatre courriers rédigés à propos de ce roman, un seul se présente clairement comme une réponse à cette question :

Bonjour, je vous écris car j’ai bien aimé le roman de J’aime lire, Le secret de Nils. Je pense de ce roman que Nils aurait du dire directement à son copain, son secret et ne pas avoir honte de faire pipi au lit. Des que Nils est entré dans son école il s’est mis en colère contre Siméon et Antoine et Victor, sa maitresse et Roxane. Mais ce n’est pas en se mettant en colère qu’il va gérer sa colère. (Iris, 10 ans)

16Les autres lettres font part du moment préféré de l’histoire, sans considération pour la question posée, et ce décalage se retrouve dans le courrier adressé sur les trois autres romans concernés par le corpus étudié. Seuls trois courriers sur les vingt-quatre portant sur les Elfes de la plage noire par exemple évoquent l’envie d’aller en Islande, alors qu’au vu de la question posée, « grâce à cette histoire, l’Islande te fait-elle rêver ? », on pouvait s’attendre à ce que ce thème prenne plus d’importance. Sur ce roman comme sur les autres, la plupart des lettres ne permettent pas d’identifier quelle question a été posée et suivent le schéma récurrent dans le courrier envoyé sur les différents romans :

Cher Bonnemine, j’ai bien aimé « les elfes de la plage noire » surtout quand Liv a découvert les elfes ! (Anaïs, 9 ans)

Merci j’aime lire et Bonemine, j’ai adoré « les elfes de la plage noir » c’était genial j’ai beaucoup aimé le décor de la page de FIN car j’aime les aurors beoreales (un peut fluo) en tout cas porte toi bien et dit bonjour a grisemine de ma part. (Léa, 8 ans et demi)

17Cette conformité de la grande majorité des courriers à un modèle implicite atteste, comme les éléments pointés ci-dessus, de la force de la communauté liant les jeunes lecteurs, qui reprennent à leur compte l’organisation des courriers de leurs pairs (dont un échantillon est publié), plutôt qu’ils ne répondent à la question singulière posée sur chaque récit. La manière dont un modèle non prescrit s’impose manifestement dans le cadre d’une écriture privée et spontanée est par ailleurs particulièrement intéressante à noter pour les enseignants, en ce qu’elle montre qu’il ne va pas de soi de composer un « écrit de réception » personnel ou original.

18À côté de ces lettres, il faut également signaler l’importance des dessins dans le courrier. Non seulement de nombreux enfants qui rédigent un texte accompagnent celui-ci d’un dessin (entre un tiers et la moitié selon les numéros concernés), mais une partie des courriers adressés à propos de chaque roman consiste en un dessin sans texte. Treize dessins bruts ont par exemple été envoyés sur le Secret de Nils, à mettre en regard des vingt-quatre lettres rédigées. Dans ces envois comme dans ceux qui mêlent texte et dessin, c’est le plus souvent la couverture qui est recopiée, parfois un dessin repris à l’intérieur du roman, mais ce sont presque toujours des reproductions, manifestant une grande application. On peut interpréter l’initiative prise par des lecteurs de copier des dessins et de les envoyer à la rédaction comme la manifestation d’une envie de prolonger le temps de la lecture et de remercier le magazine, de rendre un hommage aux auteurs et illustrateurs7. Mais une proximité avec les concours proposés par le magazine opère sans doute, et une certaine dynamique de compétition est probablement à l’œuvre, les enfants s’efforçant de réaliser un dessin le plus parfait possible en vue d’être publiés, comme l’exprime clairement Eugénie citée plus haut. Il est d’autant plus remarquable que cette émulation prenne la forme d’une grande homogénéité des dessins envoyés, dans leur majorité repris aux pages du magazine : manque de confiance en leurs capacités à produire des dessins originaux de qualité, ou envie de prolonger l’immersion dans un récit, voire fierté de pouvoir s’approprier les images de l’œuvre originale ? Ces différentes explications peuvent s’associer chez ces lecteurs novices, dont les courriers adressés à J’aime lire sont l’occasion de s’affirmer comme des lecteurs qui gagnent en autonomie et en assurance. La deuxième partie s’attache à ces enjeux de formation des lecteurs que le courrier permet d’appréhender.

Un courrier de lecteurs en formation

19Les lettres adressées à propos d’un roman en particulier sont l’occasion de mettre en discussion les goûts des lecteurs. Il faut noter que le courrier présente une orientation exclusive dans le corpus examiné : toutes les lettres expriment un avis positif. Pourtant, l’enquête annuelle réalisée par la rédaction est aussi l’occasion de jugements plus dépréciatifs. Elle interroge en effet expressément les lecteurs sur leur « roman préféré » et sur leur « roman le moins aimé ». Dans un cas comme dans l’autre, les lecteurs sont invités à dire pourquoi ils ont aimé ou non les romans désignés. Les raisons données pour justifier le choix du roman le moins aimé sont aussi diverses que pour justifier le choix du roman préféré, certaines histoires sont par exemple jugées « drôles », « émouvantes » ou « fantastiques », et d’autres « ennuyeuses », « tristes » ou « pas intéressantes »8. L’orientation laudative du courrier adressé spontanément par des enfants n’est donc pas la manifestation d’un goût unanimement partagé par tous pour tous les romans et pourrait être liée au pacte de lecture instauré par l’abonnement : quand on a moins aimé, on n’écrit manifestement pas pour protester, tout se passe au contraire comme si les lecteurs acceptaient d’être plus ou moins séduits au fil des mois, au gré de la diversité des genres et registres proposés. La relation affective instaurée par le magazine avec ses abonnés nous semble ainsi favoriser l’enrôlement dans des lectures variées9, et participe d’une formation du lecteur. Elle conduit à se positionner comme lecteur capable d’exprimer ses préférences tout en prenant conscience de la diversité des goûts parmi la communauté du magazine.

20Le courrier est en effet l’occasion de mettre ses goûts en partage. La diversité des épisodes mentionnés comme une justification du plaisir pris à la lecture l’illustre. Dans le courrier portant sur Cap sur l’île aux brumes (J’aime lire, n° 546, juillet 2022) par exemple, courrier le plus fourni dans le corpus examiné, aucun épisode ne se démarque nettement des autres. Les moments retenus par les lecteurs sont variés :

Cher Bonnemine j’ai adoré "Cap sur l’île aux brumes" surtout quand Zoé trouve le trésor du capitaine Bigleux (Yanis),

Bonjour, Bonnemine et Grisemine j’ai adoré "CAP SUR L’ILE AUX BRUMES !" J’ai adoré quand Zoé se réfugie dans le tonneau (Élise),

Bonjour, Bonnemine et Grisemine j’ai beaucoup aimé Cap sur l’île aux Brumes surtout quand elle lança la pierre sur la sirène et que la sirène hurle (Diane),

Cher Bonnemine et Grisemine, j’ai adoré « Cap sur l’ile aux Brumes ! » Pour l’instant c’est mon préféré J’aime lire. Ce que j’ai préféré, c’est quand Zoé est montée tout en haut de la vigie (Joanna),

Cher bonemine, j’ai adoré « Cap sur l’île aux brumes ». Surtout quand Zoé s’est déguisée en garçon (Nour).

21Lorsque les lecteurs justifient davantage leur avis, ils peuvent se référer à un motif ou à une thématique qui fait également apparaître la variété des goûts. Olga défend son appréciation du récit Les elfes de la plage noire en précisant qu’elle « aime beaucoup les elfes ». Max a adoré Ma rentrée chez Pépé parce qu’il « aime les missions et […] la préhistoire ». Cap sur l’île aux brumes a la préférence de Charlotte car « en ce moment, [elle] adore les pirates ». L’enquête menée par Bayard en juin 2022 « Dis-nous pourquoi tu as aimé/Dis-nous pourquoi tu n’as pas aimé » met en avant la réversibilité de ce type d’argument qui peut justifier aussi bien le goût que le dégoût pour une histoire en fonction des intérêts de chacun. Ainsi, 41 % des lecteurs qui ont aimé Les naufragés de l’île aux pirates (J’aime lire, n° 534) justifient leur goût par la présence de pirates, contre 42 % des lecteurs qui n’ont pas aimé ce récit pour la même raison.

22L’aventure, le policier, le comique, le merveilleux et le fantastique sont avancés comme des critères des jugements de goût ou de dégoût. L’enquête le met en évidence et l’étude des courriers le confirme avec, par exemple, la référence au comique pour Ma rentrée chez Pépé (« Chers Bonnemine et Grisemine, j’ai adoré “MA RENTRÉE CHEZ PÉPÉ”. C’était une histoire très rigolote », Élise ; « J’ai bien aimé : “Ma rentrée chez pépé” car c’était rigolo les missions du pépé de Jacques », anonyme ; « Cher bonnemine, j’ai adorée “MA RENTREE CHEZ PEPE”. J’ai particulièrement aimé le moment ou il dit : “Mince j’avais oublié cet imbécile de crétin de chien de Nestor” c’est rigolo », anonyme ; « J’ai bien aimé ma rentrée chez Pépé par ce que c’était drole quand ils ont mis les légumes à l’envers et quand Jacques avait une moustache de confiture », Marylou). Comme pour les motifs, ces jugements sont réversibles : si certains enfants valorisent une histoire qui les a émus, d’autres la rejettent en la jugeant trop triste.

23En écrivant pour dire à quel point telle ou telle histoire leur a plu, les jeunes lecteurs s’engagent ainsi dans un partage d’expériences au sein d’une communauté de lecteurs. Si les avis exprimés sous la forme « j’ai adoré l’histoire, surtout quand… » peuvent sembler peu argumentés, on y discerne tout de même une forme d’argumentation qu’il convient de souligner, dans le cadre d’écrits privés et spontanés d’enfants de 6 à 10 ans. Analysant un débat entre élèves de CM1 portant sur des romans, Claudine Garcia-Debanc (1996) remarque que, malgré une consigne de l’enseignant demandant de proposer d’abord un court résumé du récit, puis de donner envie ou pas aux autres élèves de le lire, les élèves débattent en « s’oppos[ant] des épisodes du livre qu’ils ont plus ou moins appréciés10 ». L’analyse de la chercheuse nous invite à lire dans la sélection de passages par les lecteurs de J’aime lire une argumentation implicite, où de la même manière que dans l’activité scolaire observée, le choix d’un épisode permet de « typifier le livre par rapport à une catégorie appréciée » et apparaît « significatif d’arguments plus abstraits ». À travers la sélection du passage où « pépé a joué le spécialiste de la préhistoire », on comprend que c’est l’humour de l’histoire qui a été apprécié. Dans la mention du passage où « Liv voit une aurore boréale », on perçoit que cette lectrice a été sensible à un récit plus contemplatif... Même si c’est le plus souvent de manière implicite (cinquante courriers ne développent pas d’autre argument que le moment sélectionné, contre quinze courriers qui complètent le choix d’un épisode par un autre argument), une certaine argumentation est à l’œuvre dans la sélection d’épisodes, qui participe ainsi d’une « prise de conscience des goûts personnels en matière de lecture et des raisons qui conduisent à choisir ou à rejeter un livre11 ».

24Outre cette mise en discussion des goûts, on voit également se manifester dans le courrier une diversité de postures des lecteurs. Un objectif de l’enseignement de la littérature est de former des lecteurs capables de circuler entre des modalités de lecture diverses, c’est-à-dire capables de vivre l’expérience immersive offerte par le récit, mais aussi d’aborder la lecture d’une manière plus réflexive, en entretenant un rapport plus distancié ou analytique à l’œuvre, appréhendée comme telle. Dans quelle mesure le courrier manifeste-t-il ce type de rapport aux romans lus ?

25Le courrier est marqué par une grande force de la lecture immersive, ce qui n’a rien de surprenant chez de jeunes lecteurs. C’est l’identification au héros, la tension ressentie dans les nœuds de l’histoire qui dominent dans les courriers. Si les épisodes mentionnés comme moments préférés de l’histoire sont diversifiés, comme nous l’avons montré plus haut, tous les choix correspondent à des moments forts, favorisant l’identification au héros : les moments où une épreuve est surmontée ou un problème résolu sont très représentés, comme le montre la sélection d’exemples d’épisodes pour Cap sur l’île aux brumes citée ci-dessus. La fréquence des dessins reproduisant l’illustration d’une scène de résolution, comme l’accolade que Nils et Siméon se donnent à la fin du Secret de Nils, traduit également, en creux, la force de l’émotion ressentie quand le personnage traverse des épreuves. L’identification est parfois poussée très loin et quelques lecteurs sont prêts à passer de l’autre côté du miroir, comme Warren (9 ans) :

Bonjour je m’appelle Warren j’ai 9 ans j’habite au (adresse) et je veux devenir un pirate. Je vais prendre le bouchon d’oreille de mon père pour pas entendre la chanson des méchantes sirene

26Mais à côté de ces lectures les plus participatives s’esquissent également d’autres postures de lecteur. On peut d’abord noter que l’immersion dans la lecture donne lieu à quelques initiatives pour combler des blancs du texte, activité valorisée par des didacticiens de la littérature en ce qu’elle favorise le développement d’une posture de sujet-scripteur-lecteur12. Ainsi Cléa (10 ans) écrit :

L’idée de Jacques pour replanter les légumes de Nestor à l’envers ma fait rire. Je n’imagine même pas la tête de Nestor

27puis dessine le voisin, les bras en l’air devant ses légumes à l’envers, s’exclamant dans une bulle « mon potager ! quelqu’un a saccagé mon potager ».

Figure 67 : Lettre adressée à la rédaction de J’aime lire, 2022

28À côté de cet exemple le plus abouti dans notre corpus, on ne note que quelques occurrences de cet ordre, qui ne comblent pas toujours les attentes créées par le texte, quand par exemple Blanche, 10 ans, demande :

Salut J’aime lire est-ce que c’est possible de connaître le poème que Roxane a écrit ? Merci ! ! !

29À quelques reprises, assez rares également, les lecteurs fondent leur appréciation sur un jugement axiologique ou une réflexion personnelle qu’a pu faire naître un récit. Olga justifie son goût pour Les elfes de la plage noire en s’appuyant sur les valeurs défendues par les deux personnages : « j’aime que Liv et Jonas veuillent protéger la nature. » Ainsi, le comportement de certains personnages est évalué par les lecteurs, ce qui vient légitimer leur avis : « mon personnage préféré c’est Jacques car il est malin » (Rania), « J’ai trouvé que la mère était injuste avec Zoé » (Zoé). Le secret de Nils amène Iris à évaluer les actions et réactions du personnage à l’aune de son propre système de valeurs, dans la réponse à la question posée par la rédaction, citée plus haut (se concluant par « ce n’est pas en se mettant en colère qu’il va gérer sa colère »). Les valeurs défendues sont généralement assez consensuelles et peuvent s’apparenter à certaines maximes : « je trouve qu’il n’y a pas d’âge (ou de sexe) pour faire projet », déclare ainsi Charlotte en réaction à la décision de Zoé de devenir pirate dans Cap sur l’île aux brumes. On remarque chez ces quelques lecteurs que réalité et fiction sont mises en relation, l’une devenant un outil pour mieux appréhender l’autre, comme dans ces témoignages :

Je trouve que quand on rentre dans une nouvelle école, ça fait peur, en septembre 2022 je vais rentrée en 6^ème. (Julia, âge non précisé)

J’aime bien que Nils aie le même problème car j’ai aussi 8 ans et ce même problème. (Rémy, 8 ans)

30On voit dans ces quelques exemples s’instaurer un rapport à la littérature que cherche à développer l’enseignement de la lecture littéraire : l’accès à la fonction symbolique étant souvent une compétence qui permet aux élèves de conférer sens et valeur à cet enseignement.

31Certaines traces d’une lecture sensible à la facture des récits et à leur ressemblance à d’autres émergent chez deux lectrices : Élise, qui s’attache à l’organisation du récit : « Chers Bonnemine et Grisemine, j’ai adoré “MA RENTRÉE CHEZ PÉPÉ”. C’était une histoire très rigolote, et elle changeait beaucoup selon les chapitres » et Charlotte qui met en réseau Cap sur l’île aux brumes et Pirates des Caraïbes : « Cher Bonnemine j’ai beaucoup aimé “Cap sur l’île aux brumes !” […] En ce moment, j’adore les pirates : j’ai regardé “Pirates des caraïbes” et beaucoup aimé ». Ces courriers, révélateurs d’une lecture à la fois immersive et analytique, à l’image de la lecture littéraire que Jean-Louis Dufays13 définit comme un va-et-vient dialectique entre participation et distanciation, et que l’école cherche à promouvoir, sont exceptionnels dans notre corpus. Une certaine conscience du travail de l’écriture, relevant également d’une forme de distanciation, même si celle-ci est moins réflexive, se manifeste plus fréquemment, sous la forme des félicitations adressées aux auteurs :

Bonjour Bonnemine, Pour commencer je m’appelle Iris. J’ai 8 ans J’habitude à Waterville (mon adresse) J’ai beaucoup aimé Ma rentrée chez Pépé. Cette histoire était amusante et pleine d’action. Bravo cette histoire a bien été réussie. (Iris, 8 ans)

Chèr J’aime lire, j’ai beaucoup aimée “Ma rentrée chez Pépé” et ces pourquoi je me suis dépéchée de t’écrir. J’ai adorée quand ils sont venuent chez Nestor et quand Jacques a proposé de mettre les légumes à l’envers. C’était une super idée. Bisous J’aime lire et à bientôt. (Alicia, 9 ans)

32Des demandes concernant de futurs numéros, favorisées par la publication périodique et la présence de personnages récurrents, attestent aussi d’une certaine conscience des logiques éditoriales et d’un positionnement de lecteurs désireux de peser sur une offre qui n’a rien de désincarné :

Bonjour Bonnemine, j’ai bien aimé Le secret de Nils. Pourrais tu faire un autre J’aime lire sur Nils. Pourrais tu faire un j’aime lire sur Ariol. Je suis impatient d’avoir le prochaine J’aime lire. Bisous Bonnemine. Samuel, 8 ans

33Une lectrice rêve même d’entrer à son tour dans le cercle des auteurs publiés :

cher Bonnemine, j’ai adorée « Cap sur l’île aux brumes ! » et aussi anatole latuile. Moi aussi je sui entrint d’ecris un livre s’appelle « léttalon de course et sa cavalière » est-ce que quand j’aurais tairminer mon livre vous pourais le publiée et le maitre avec J’aime lire ?.. » (Mathilde, 9 ans)

34Tous ces courriers témoignent d’une conscience chez les enfants du travail d’écriture dont le magazine est le résultat. En écrivant pour remercier ou féliciter, pour formuler des attentes, voire en rêvant de participer à leur tour comme auteurs, ces jeunes lecteurs se positionnent dans la chaîne éditoriale.

35Les commentaires relevant d’un regard critique, correspondant par exemple à ce que l’enquête internationale PIRLS sur les compétences de lecture définit comme la compétence « apprécier14 », restent exceptionnels. Cette rareté n’étonne pas au vu du jeune âge des lecteurs – l’âge moyen des signataires du courrier est de 8 ans et demi. Nous faisons toutefois l’hypothèse qu’on peut la mettre en relation avec les choix du magazine. Si l’offre est variée en termes de genres et registres – et le rôle formateur de cette variété a été souligné plus haut –, on observe cependant moins de diversité sur le plan des choix narratifs. On peut noter ainsi l’absence de structures narratives dont les enfants seraient moins familiers : la sélection des romans publiés en 2022 ne présente par exemple pas de fin ouverte, ou d’autres systèmes énonciatifs que la narration par un narrateur omniscient. Nous formulons l’hypothèse que, si des structures narratives un peu plus diversifiées étaient proposées, l’attention à cet aspect serait plus présente dans les courriers, et l’offre du magazine se ferait plus formatrice encore en variant davantage les expériences de lecture et en favorisant un rapport plus réflexif aux récits. Mais on sait que pour cette tranche d’âge il est particulièrement délicat de proposer une offre susceptible de déstabiliser des lecteurs qui ont besoin d’être sécurisés. Cette préoccupation est particulièrement soulignée dans le numéro de la revue NVL consacré aux 8-12 ans, qui note par exemple « le plaisir de la collection typique de cet âge15 », la lecture en série offrant une « réassurance » aux lecteurs fragiles ; tandis qu’un retour sur une expérience éditoriale visant à proposer des œuvres plus ambitieuses en termes d’écriture montre les difficultés pour trouver un public dans cette tranche d’âge16... L’équilibre est certainement difficile à trouver entre l’ambition en termes de création et le besoin de repères facilement identifiables par les jeunes lecteurs, qui doivent être capables de lire, et de prendre plaisir à la lecture, sans accompagnement. Ces constats et cette réflexion invitent à penser les complémentarités qui peuvent s’établir entre les différents lieux et modes de lecture : si la lecture du magazine contribue indéniablement à former des lecteurs autonomes, capables de prendre plaisir en se plongeant dans des histoires où ils trouvent facilement leurs repères, la diversification des horizons de lecture requiert l’étayage d’un enseignement de la littérature soucieux d’éveiller chez tous les élèves une curiosité pour la variété des expériences que la littérature peut leur offrir.

* * *

36L’opportunité que nous a offerte Bayard de mettre à notre disposition le courrier de lecteurs du magazine J’aime lire nous a permis d’analyser ce que ces enfants disent de leur lecture et, dans le cadre particulier de cet écrit de la réception, d’appréhender les compétences d’un lectorat sociologiquement favorisé. Chez ces enfants, lire se constitue comme une pratique apte à relier les individus les uns aux autres, en partageant leurs goûts et en découvrant ce qui a pu séduire d’autres lecteurs. Écrire est alors un moyen d’exprimer le plaisir ressenti à la lecture d’une œuvre et de le partager, mais sans doute aussi de le faire perdurer, notamment en évoquant l’un des épisodes qui a suscité une émotion vive. De rares courriers révèlent déjà chez quelques lecteurs une manière de lire qui sera celle attendue par l’institution scolaire, où le plaisir de l’immersion dans la fiction se double d’un recul réflexif, se manifestant par la reconnaissance d’un registre, par un jugement axiologique ou exceptionnellement par une attention portée à la facture des textes. Il est intéressant, pour l’école, de distinguer ce qui existe déjà chez ces enfants – ou qui est en voie de construction – et qui peut manquer à d’autres.

37Le courrier des lecteurs permet aussi de repérer ce que ne font pas ces enfants, et donc ce qu’ils ont à apprendre, en tant qu’élèves. Exprimer un jugement de goût est une chose, mais justifier ce jugement ne va pas de soi. Le recours au narratif peut être perçu comme une difficulté, pour ces jeunes de 7 à 11 ans, à entrer véritablement dans l’argumentatif. L’école a un rôle important à jouer pour apprendre aux lecteurs à rendre explicites les arguments qui se cachent derrière l’évocation d’un épisode, et pour diversifier leur argumentaire. La complémentarité entre l’école et les pratiques culturelles privées se joue aussi au niveau de la diversification du corpus. Si J’aime lire connaît bien les goûts et les compétences du jeune public auquel il s’adresse, et sait proposer des récits qui y répondent, charge à l’école de lui faire découvrir d’autres genres et des narrations plus diverses, plus complexes. Charge aussi à l’école de créer, pour un public moins favorisé, des occasions de vivre des expériences de lecture équivalentes à celles que les abonnés à J’aime lire trouvent dans leur magazine.