Les courriers de lecteurs, vitrine de l’identité éditoriale de Notre temps

7La première caractéristique du corpus constitué par les courriers de Notre temps sur l’ensemble de ses années de publication est son foisonnement et son hétérogénéité. Foisonnement, en raison du très grand nombre de courriers : en moyenne, une dizaine est publiée dans chaque numéro. La rubrique « Courrier » prend différentes appellations au cours des années (figure 62).

8Hétérogénéité, car, il faut le souligner, les courriers touchent une très grande diversité de sujets et peuvent aussi être publiés dans différentes rubriques, distinctes de la rubrique courrier principale. Outre les demandes d’ordre juridique traitées spécifiquement dans le « Cahier droit », on trouve dès 1969 « Sachons faire » qui concerne les questions d’éducation8, l’éphémère « Ne lâchons pas prise » (1977-1979) ; « Parlons-en » (sous forme de débat) ; « En confidence » où la psychologue Danielle Seydiérès répondait à un seul courrier sur une question de vie intime ou familiale. Enfin, on voit encore « Avis de recherche » qui pendant longtemps fonctionnait avec succès comme un mur de petites annonces. Quant à la rubrique « Courrier » telle qu’elle se présente aujourd’hui, elle contient elle-même plusieurs sous-rubriques : « Instant poésie », « Le mot d’enfant », « Photo de famille », « Vu sur le web », « Réponses à la lettre aux abonnés9 ».

Figure 62 : Évolution du titre de la rubrique « Courrier des lecteurs » de 1969 à 2020

9Cette démultiplication des appellations comme des localisations dans chaque numéro laisse prendre la mesure du nombre et de la variété des courriers reçus. Qu’il soit publié ou non, chacun d’eux obtient une réponse individualisée, ce qui témoigne d’une volonté affirmée d’accompagner le lectorat, comme nous l’explique Anne Brinet :

Pour répondre, je m’appuie sur les journalistes spécialistes de la question. En ce qui concerne les courriers d’ordre juridique par exemple, je m’adresse à Laurence Le Dren, responsable du « Cahier droit » dans le magazine ; on se voit une fois par semaine, je lui montre les courriers qui correspondent à sa rubrique. On réfléchit ensemble à une réponse à apporter à nos lecteurs… On ne va pas étudier le cas personnel. Tous les courriers reçus reçoivent une réponse, […] on les oriente vers des adresses ressources, des contacts ressource à l’extérieur, on les guide10.

10Les différentes rubriques « courrier » témoignent d’une volonté de Notre temps d’instaurer un dialogue entre lectorat et rédaction, de constituer une communauté de lecteurs et d’offrir une multiplicité de services à celle-ci : conseils pratiques et juridiques, divertissement, soutien psychologique, mise en confiance, accompagnement. Ne pouvant tout appréhender, c’est en priorité la rubrique « Courrier » à proprement parler qui nous intéresse ici, représentative à elle seule de l’ensemble. Anne Brinet s’explique sur la liberté dont elle dispose pour créer un climat convivial :

Je n’ai pas de consignes particulières, si ce n’est de proposer pour les pages du courrier des lecteurs un contenu équilibré. Ce qu’on met en avant, c’est le service rendu, les témoignages positifs, constructifs. […] Les pages courrier restent des pages légères, souriantes, peu polémiques11.

11Les thématiques sont multiples mais le ton est plutôt égal si l’on observe le corpus dans son ensemble, comme le souligne Marie Auffret :

C’est ce que j’ai en tête dans mes pages : j’ai envie qu’elles soient un peu légères. […] On ne s’interdit rien, mais je veux quand même que ça reste des pages agréables à lire, qu’il y ait une ambiance un peu légère12.

12Un simple coup d’œil aux termes les plus courants dans les titres donnés au courrier permet de poser un constat : après la prégnance évidente de « retraite » et « retraités », ce sont les champs lexicaux de la famille (« père », « mère », « enfants »), de la quête (« recherche », « service »), et des émotions (« liberté », « heureux », « souvenir ») qui dominent. S’il ne s’agit que d’une porte d’entrée peu indicative en soi, cela nous permet déjà de mieux cerner les contours de notre objet : les courriers de Notre temps sont le lieu d’expression des affects et de demande de conseils.

13Deuxième élément statistique : la récurrence des sujets abordés (voir figure 63 ci-dessous). Nous avons tout d’abord constaté que les références directes ou explicites à des œuvres culturelles ou des marqueurs historiques précis (nom d’une personnalité politique, mention d’un événement particulier, etc.) sont rares, ce qui limite la possibilité de contextualisation. En revanche, on note une continuité discursive et éditoriale dans les sujets abordés. Nous avons systématiquement relevé la présence d’une ou plusieurs des thématiques suivantes (dont seules les majoritaires apparaissent dans le graphique ci-dessus) : bien-être/sport, alimentation, écologie/rapport à la nature, retraite/travail, mort/deuil, amour/couple, sexualité, amitié, logement, argent, solidarité, et enfin vie de famille (rapport aux enfants, aux petits-enfants, à la belle-famille, etc.). Parmi les thématiques les plus traitées, on trouve d’abord celle des loisirs et de la vie pratique (n =182), qui peut recouper conseils de jardinage ou de bricolage, des conseils de lectures, des réflexions sur les programmes télévisés, etc. Viennent ensuite les questions d’éducation et de vie de famille (n =115), de santé (n =108) et d’argent (n =105). La répartition de ces thématiques est assez homogène au fil des années : nous n’avons pas noté d’importante croissance (ou décroissance) d’une thématique, à l’exception de la question de la sexualité, dont nous n’avons relevé aucune occurrence dans les années 1970, une seule dans les années 1980, pour six dans les années 1990 et sept dans les années 2000 et 2010. Mais cette évolution est sans doute moins à imputer aux choix de publication qui seraient faits par la rédaction qu’aux scripteurs eux-mêmes, sans doute plus enclins à aborder ces sujets dans leurs lettres au gré des évolutions des mœurs dans la société française.

Figure 63 : Répartition des principales thématiques abordées dans les courriers selon les périodes de publication

14Reste la thématique la plus récurrente : le renvoi à des contenus de Notre temps dans les courriers, l’établissement d’une relation directe à la rédaction, par exemple en réagissant à la parution d’un article : « Merci à l’article sur la recherche sur Parkinson ; ça nous donne de l’espoir et nous en avons besoin13 ! » ; « Merci pour vos articles sérieux et les dessins humoristiques qui les accompagnent14 ».

15Les réactions négatives à des articles et des critiques explicites adressées au magazine sont parfois publiées. On trouve ainsi plusieurs mentions des fautes d’orthographe ou des données incorrectes dans des articles15, des regrets quant à des sujets peu abordés, comme la mort et le deuil16, ou encore une critique de l’âge des mannequins dans les pages mode du périodique, dont la jeunesse serait difficile à vivre pour les lectrices plus âgées17. De telles remontrances sont toutefois moins fréquentes que les réactions positives, ce qui s’explique par le travail de sélection opéré par la rédaction ; nous n’avons en effet étudié que les courriers publiés, et non les courriers reçus. Resterait donc à contrebalancer les réactions positives telles que publiées avec la quantité de courriers reçus et non publiés, où des critiques peuvent être adressées.

16Il s’agit ainsi fréquemment de signifier que les articles ont rendu un service précieux au lecteur concerné : faire installer un monte-escalier à bas coût, obtenir gain de cause auprès d’un assureur, récupérer sa pension de réversion ou faire valoir sa retraite anticipée, et ainsi de suite. Les remerciements adressés concernent aussi souvent l’identité éditoriale de Notre temps dans son ensemble. Il est alors intéressant d’étudier précisément les compliments adressés à la rédaction. On peut distinguer plusieurs motifs de reconnaissance. Les lecteurs apprécient d’abord Notre temps pour son caractère complet et divertissant : « Votre journal est tellement intéressant que l’on ne saurait s’en passer18 » ; Merci à Notre temps qui a permis de faire passer le temps plus vite pendant le confinement19 ». Les lecteurs voient également en Notre temps un fidèle conseiller, toujours prêt à rendre service : « Merci pour tout ce que vous faites pour nous, les jeunes prolongés20 » ; « Fidèles lecteurs de Notre temps, nous avons constaté que seule votre revue répond par écrit aux questions que nous nous posons et nous vous en remercions21 » ; « Grand, grand merci ! Et continuez à faire d’aussi bons articles22 ». Notons également la perception du magazine comme un compagnon fidèle proposant une aide personnalisée, y compris dans la difficulté : « Merci à votre journal, qui nous aide par toutes sortes de moyens à “positiver” ce passage ici-bas qu’est la vieillesse23 » ; « J’espère toujours trouver dans vos pages de la jeunesse d’esprit car, pour moi, la vieillesse n’est pas un naufrage24 ». C’est encore la capacité du journal à créer du lien social, et ainsi un adjuvant pour pallier la solitude, qui est saluée : « Pour ce 10^e anniversaire, je tenais à vous remercier de cette union créée par le journal qui fait de nous une grande famille. La confiance ainsi s’établit25 ».

17Les courriers témoignent de la façon dont le journal est perçu par ses lecteurs : à la fois boîte à outils, correspondant fidèle et intermédiaire pour atteindre une qualité de vie grâce aux valeurs fondamentales que sont l’optimisme et la solidarité. En retour, Notre temps profite de cette rubrique pour afficher son identité et construire une communauté de lecteurs :

C’est une vitrine pour nous le courrier des lecteurs, il ne faut pas se leurrer. C’est un service qu’on rend à nos lecteurs, mais pour nous aussi c’est une vitrine : qu’est-ce qu’on veut montrer de nos lecteurs ? Enfin, puisqu’on veut aussi avoir l’adhésion de nouveaux lecteurs, il faut aussi qu’on fasse envie. Si on veut faire communauté, il faut qu’on fasse envie26.

18Ce sont ces valeurs qui se déploient dans les courriers, outre les références directes à la rédaction du magazine, qui vont désormais nous intéresser. Dans ces courriers, comment les lecteurs parlent-ils d’eux-mêmes, et quel est le portrait du « troisième âge » qui se dessine au fil des courriers ? Quel est le cadrage, au sens journalistique du terme, que propose la rédaction du magazine pour les questions de vieillissement, de retraite et de qualité de vie ?

Identité des scripteurs : des lecteurs qui ont « du temps devant eux27 » ?

19Qui sont les lecteurs qui prennent la plume pour s’adresser à Notre temps ? Comme le montre le graphique ci-dessous, il ressort de notre dépouillement que les scripteurs sont, sur l’ensemble de la durée de publication, majoritairement féminins (53 % des genres déclarés).

Figure 64 : Répartition du genre des scripteurs selon les différentes périodes de publication

20Cette proportion est relativement stable dans le temps : les femmes représentent 58 % des scripteurs dans les années 1970, 65 % dans les années 1980, 55 % dans les années 1990, 51 % dans les années 2000 et 53 % dans les années 2010.

21Concernant l’âge des scripteurs, celui-ci est assez peu souvent exprimé, même s’il est évident que le magazine se destine à des lecteurs de 50 ans et plus, les tranches d’âges allant de pair avec l’allongement progressif de la durée de vie. Marie Auffret insistait avec nous sur ce point, essentiel pour comprendre l’évolution de Notre temps :

Il faut savoir qu’en 1968, quand Notre temps a été créé, on avait à la retraite 7 ans de vie devant soi. Aujourd’hui on en a une trentaine. Ce qui veut dire que le lecteur de Notre temps, en 68, était effectivement quelqu’un de vieillissant, comme on l’est tous d’ailleurs, mais qui se confrontait à une dernière partie de sa vie. Là, le lecteur de Notre temps, il est confronté à une nouvelle partie de sa vie. […] En 2030, un quart des français auront plus de 55 ans. Un quart ! On est plus sur une minorité. C’est une révolution copernicienne […] donc il y a tout à inventer28.

22Si les âges sont peu souvent mentionnés dans les courriers, soulignons la présence épisodique mais répétée de scripteurs qui ne font a priori pas partie de la cible des lecteurs de Notre temps. C’est par exemple une lectrice de 19 ans qui explique que lire Notre temps lui permet de se projeter avec optimisme : « J’ai 19 ans mais j’adore lire Notre temps et comprendre que la vie ne s’arrête pas à la retraite29. » Ce sont les lecteurs qui parlent au nom de leur proche pour faire part d’une difficulté, comme cette lectrice qui parle au nom de sa grand-mère expropriée de son logement30. Ce sont également des lecteurs qui s’adressent à Notre temps pour régler un problème relationnel avec un membre plus âgé de leur famille, comme cette femme de 44 ans qui évoque une relation conflictuelle avec sa belle-mère31, ou encore des professionnels de l’accompagnement des personnes âgées, comme cette infirmière de 30 ans qui, dès 1969, écrit à Notre temps pour dénoncer le nombre trop restreint de maisons de retraite dans son département32. Pour aller plus loin, considérons, à un niveau plus sémiotique, comment Notre temps imagine, construit son lecteur. C’est d’abord Anne Auffret qui nous donne une clé de compréhension :

On ne réfléchit plus tellement en termes d’âge. On réfléchit vraiment en termes de grand public. […] Notre lectorat, il est représentatif dans son pouvoir d’achat, dans ses zones d’implantation, dans ses goûts, de la France entière. […] Donc il y a à la fois des gens très modestes qui vivent dans des petits pavillons dans des régions rurales ; et puis on a des gens plus aisés, qui vivent à Paris, qui voyagent33.

23Le lecteur tel qu’il est mis en page dans Notre temps est un retraité actif. Nombreux sont ainsi les courriers où les expéditeurs développent les manières dont ils occupent leur temps, entre vie pratique (jardinage, cuisine) et vie de famille, en insistant sur l’idée que la retraite n’implique nullement le désœuvrement : « J’ai 84 ans, je ne m’ennuie pas, je suis seule, je ne peux pas me tenir debout mais garde le sourire34 » ; « Tout mon temps est pris, il est vrai que je ne puis rester une minute tranquille, aussi je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Voilà comment vit un retraité de 72 ans35 » ; « Je m’occupe de diverses manières, je ne m’ennuie jamais36 » ; « Je ne m’ennuie jamais, car ma porte est ouverte à tous mes amis. Mon moral est excellent et je tâche de “remonter” celui des autres37 ».

24C’est ainsi un retraité dynamique et surtout heureux, en dépit de situations parfois difficiles et contraignantes comme la maladie, que les courriers mettent régulièrement en avant, comme ici : « Je suis hémiplégique depuis 11 ans et totalement dépendant. Mais j’ai la joie d’écouter de la musique, de regarder des programmes très intéressants à la télévision, de lire38. »

25Nombreux sont également les courriers offrant des conseils aux autres lecteurs : nous en avons compté plus d’une centaine. Ces conseils peuvent être pratiques et relever de tâches quotidiennes comme pour nourrir ses animaux de compagnie à moindre coût39, des suggestions de randonnées accessibles, des techniques pour isoler sa maison du froid40, ou encore des suggestions de lecture41. Ces conseils peuvent aussi avoir une portée plus générale et amorcer un dialogue avec la communauté de lecteurs qui caractérise Notre temps, fédérée autour de valeurs communes, l’optimisme, le courage et la solidarité, par exemple :

Je voudrais que tous les retraités qui s’ennuient ou sont simplement désœuvrés comprennent qu’avec une certaine force de caractère on arrive toujours à dominer la situation. Et, dans mon cas comme dans beaucoup d’autres, il faut donner pour recevoir. Alors je dis courage à tous et à toutes42.

26La solidarité est en effet un leitmotiv qui se déploie dans les pages de Notre temps avec constance et régularité depuis la création du journal. On trouve la valorisation d’initiatives collectives (habitat partagé entre plusieurs générations43, formation au numérique pour les seniors44), une reconnaissance envers le personnel soignant (« Nous admirons aussi ces jeunes femmes qui, dès 6h du matin, avec le sourire, sont au service des seniors45 »), et envers les autres lecteurs de Notre temps, qui s’apportent mutuellement soutien et encouragement, se fédèrent pour constituer une communauté soudée : « Vos lecteurs me viendraient-ils en aide, soit en m’écrivant, soit en me proposant des solutions pour alléger ma détresse ?46 » ; « Constater que, dans ce monde de matérialisme, d’indifférence et d’égoïsme, la solidarité existe quand même ailleurs que dans le dictionnaire. Alors encore mille fois merci à vous47 » ; « Merci encore pour ce lien réel que vous créez entre vos lecteurs48 ». Au dialogue entre le magazine et les lecteurs répond ainsi un dialogue entre les lecteurs eux-mêmes. Encourager le lien social pour contrer la solitude, réunir autour d’intérêts communs et insuffler espoir et joie de vivre sont des ambitions éditoriales clairement apparentes dans ces pages courriers, comme dans l’identité générale de Bayard Presse au sein de laquelle Notre temps s’inscrit, comme l’explique Marie Auffret :

D’abord, on sait qui on est. On a une forte identité quand même ; on a des valeurs qui ne sont pas des valeurs molles. On est Bayard : donc pour nous, ce qui est important, c’est la proximité avec nos lecteurs, c’est la valorisation de leur citoyenneté, et ça c’est important, le côté citoyen. Déjà on dit quelque chose de presque politique, sans l’afficher directement49.

27Or, cette volonté de valoriser les lecteurs en citoyens et d’avoir une identité forte passe également par une prise de position, Notre temps s’engageant de manière concrète pour ses lecteurs.

Les courriers de lecteurs comme lieu d’une dénonciation publique pour un journal « vent debout50 » contre les injustices

28Au fil de la lecture des courriers, une tournure langagière nous est apparue, présente dans plus d’un tiers des courriers analysés (33,5 %, soit n =211). Il s’agit d’un schéma discursif stable dans lequel les scripteurs s’adressent à Notre temps pour exposer un tort qui leur a été fait, et ce faisant, désignent une personne ou une institution responsable de ce tort, à travers des vocables exprimant la colère et l’indignation : « Je trouve qu’il y a de l’abus51 ! » ; « C’est une honte52 ! » ; « Je suis inquiet, comme beaucoup d’autres53 », « Une mesure contraire serait une très grande injustice54 ». Plus encore, ce sont des situations d’injustice qui sont formulées, par exemple au sujet de la place des femmes dans la société :

Nous sommes des milliers à subir la cruauté mentale des maris qui sont de vrais despotes. […] N’y a-t-il pas une ligue qui défende les femmes contre ce genre d’agressions ? Je suis prête à la fonder et à me battre55.

Nous avons accouché seules, dans notre coin, sans mari, sans échographie, sans Françoise Dolto. De mes parents, j’ai surtout reçu des paires de claques […] De vous l’écrire, déjà, je me sens moins seule56.

29Ces différentes plaintes ont en commun de formuler une dénonciation, soit l’identification d’une situation vécue comme anormale et injuste, avec espoir qu’un cas particulier puisse exemplifier une montée en généralité. En formulant une dénonciation dans les courriers envoyés à Notre temps, les scripteurs trouvent non seulement réconfort dans l’explicitation de leur peine, mais surtout tentent une mise en visibilité de leur problème qui peut en concerner d’autres et espèrent réparation.

30Dans son article « La dénonciation57 » où il analyse un corpus de courriers des lecteurs du Monde, Luc Boltanski étudiait les procédés rhétoriques par lesquels les auteurs-dénonciateurs cherchent à la fois à contextualiser leur dénonciation et à faire « valoir [la] valeur exemplaire et [la] portée générale58 » de leurs revendications. Pour analyser cette montée en généralité, Luc Boltanski a systématiquement codé les lettres de son corpus autour d’une grammaire de la dénonciation dans laquelle il identifie quatre actants : une victime et un bourreau, ainsi qu’un dénonciateur (l’auteur de la lettre), et un juge (les lecteurs espérés et supposés de la lettre dans l’espoir de sa publication dans les pages du journal).

31La place des dénonciations dans les courriers de Notre temps nous intéresse au moins à deux égards : d’une part afin de comprendre qui sont les « bourreaux » et quels acteurs sont ainsi mis en exergue et accusés par les scripteurs ; et d’autre part pour interroger la manière dont Notre temps se saisit de ces dénonciations en retour, non seulement en les publiant mais en les faisant circuler dans l’espace public et en se faisant le porte-voix de différentes formes d’injustice.

32Qui sont donc les persécuteurs, « bourreaux » – pour reprendre le terme utilisé par Luc Boltanski –, dénoncés dans les courriers de Notre Temps ? Parmi les 211 cas observés, les figures de bourreau peuvent être réduites à sept : un pouvoir public spécifique (l’administration, l’éducation, les transports : n =46) ; le système des retraites, le coût de la vie (n =40) ; la place accordée aux personnes retraitées ou âgées dans la société (n =39) ; L’État, le gouvernement (n =21) ; des catégories d’individus : le conjoint ou la conjointe, la famille, les amis, les voisins (n =24) ; les valeurs de la société (n =13) ; et enfin autres ou non précisé (n =28). Voici quelques exemples concernant le cas, très fréquemment évoqué, et on ne plus d’actualité, du système des retraites :

Dans la France d’aujourd’hui, quatrième puissance économique et patrie des droits de l’Homme, c’est une honte de voir la manière dont sont traités certains vieillards59.

Nous avons été bernés par nos dirigeants et organisations syndicales, qui, durant toute notre vie professionnelle, nous ont vanté les avantages du système de retraites par répartition à la Française. Le système s’effondre et conduit à la précarité de plus en plus de retraités60.

La retraite de la mère de famille, amputée pour carrière incomplète, est souvent inférieure à ce que perçoivent les bénéficiaires du minimum vieillesse, allocation versée sans aucune cotisation préalable… injuste61 !

33La désignation de coupable sous la forme de synecdoque d’abstraction (comme ici « le système », « la France ») permet à la dénonciation d’un cas particulier de devenir exemplaire d’une injustice plus globale et ainsi de s’appliquer à d’autres cas similaires, et de concerner une large part sinon l’ensemble du lectorat de Notre temps. Ce processus de montée en généralité constitue pour Boltanski le socle essentiel à toute dénonciation et le critère distinctif entre dénonciation et délation :

Le dénonciateur sait instituer une croyance et, au moyen d’une rhétorique, convaincre d’autres personnes, les associer à sa protestation, les mobiliser et pour cela non seulement les assurer qu’il dit vrai, mais aussi que cette vérité soit bonne à dire et que la violence consécutive au dévoilement est à la mesure de l’injustice dénoncée62.

34Cette rhétorique sous-tend une action individuelle dans le même temps qu’un mouvement collectif. On trouve une belle mise en abyme de cette idée dans un courrier publié en 2018, où un lecteur se félicite : « Je viens de prendre connaissance de votre article sur la ceinture de sécurité. […] Je me permets de vous joindre un article que j’avais adressé au Monde en 1972. J’ai l’immodestie de penser qu’avec d’autres, j’ai fait avancer le sujet63 ». Entre les courriers du Monde étudiés par Boltanski et ici la republication d’une lettre envoyée au Monde, supposée avoir contribué à un changement de législation, on voit bien tout l’enjeu d’adresse à la rédaction et d’appel à la mobilisation des lecteurs, et au-delà d’eux, des pouvoirs publics, qui sous-tend ces courriers :

J’ose croire que votre voix qui s’élève souvent dans le journal, et qui représente une force non négligeable, parviendra jusqu’à ceux qui ont pouvoir pour remédier à cette injustice sans ruiner l’État64 !

Pour y remédier, je suggère que les usagers qui remarquent une anomalie la signalent au ministère des Transports. Si chacun s’y met, plus personne ne s’y perdra65.

Ne pourriez-vous pas user de votre influence pour faire remédier à certaines inégalités66 ?

35On comprend ici ce qui constitue pour Boltanski le cœur d’une dénonciation publique : demander en effet à être suivi par des individus en nombre assez élevé pour espérer la mise en circulation de l’injustice dénoncée. C’est à ce dernier stade qu’une intervention supplémentaire de Notre temps mérite d’être soulignée. Outre le fait de publier ces courriers, il est fréquent que le magazine prenne directement en charge les demandes de réparations, par exemple en transmettant les griefs aux autorités concernées (ministères, services publics comme La Poste ou France Télévisions, etc.) On trouve ainsi des marques d’intervention de Notre temps auprès des pouvoirs publics directement dans la rubrique, comme dans le n° 156 (septembre 1982) où un courrier est précédé du chapô témoignant de l’action menée par la rédaction, et de ses effets directs :

La richesse de cette page où s’échangent vos points de vue réside dans le contact qui s’établit entre vous tous, lecteurs de Notre temps. Mais parfois elle peut aller au-delà ; ainsi un député, M. Frédéric Dupont, a-t-il, à la suite de la lettre de Mme H, qui se plaignait de n’avoir plus droit aux bilans de santé, posé une question au Ministre de la solidarité.

36Marie Auffret rend très explicite cette mission que se donne Notre temps, d’être à la fois un interlocuteur, un relais, et un acteur dans le débat public :

On veut à la fois leur parler, avec aussi quelque part une mission de porte-voix. On l’a fait très récemment, à plusieurs reprises, sur la fracture numérique, sur le timbre aussi, l’énergie avec la hausse du prix du pétrole, etc. […] Il nous est arrivé d’approcher soit des ministres, avec des questions de lecteurs, ou bien le défenseur des droits avec des questions de lecteur, et puis au-delà même. […] C’est important pour nous de mettre nos lecteurs en avant, nos lecteurs citoyens, nos lecteurs acteurs de la société, qui viennent avec des convictions67.

37Notre temps, par ces courriers et les actions que ceux-ci impliquent, se constitue donc comme un « entrepreneur de cause68 », un périodique soucieux d’engager du débat entre la rédaction et le lectorat. Il s’agit de faire des cas particuliers de ses lecteurs des cas généraux, et ainsi contribuer à rendre visibles les difficultés liées à la retraite, à la maladie, à l’isolement, à la précarité ou toute autre difficulté que chaque lecteur pourrait être amené à rencontrer – et par cette visibilité, à engager un débat dans l’espace public.



38Avant de conclure, quelques limites à notre étude doivent être soulignées. Tout d’abord, nous n’avons étudié que deux numéros par an : si cet échantillonnage se veut représentatif, chaque année étant représentée de 1968 à 2022, il n’en reste pas moins que cette sélection a pu nous faire passer à côté d’inflexions, de modulations, de contradictions. Une étude systématique de l’ensemble des courriers reste donc à proposer, prenant également en compte toutes les interactions du lectorat et de la rédaction numériques. De même, une mise en tension systématique des courriers publiés et des courriers reçus par la rédaction (pour ceux qui ont été conservés) permettrait également de faire apparaître de manière claire les modes de sélection adoptés par la rédaction pour éditorialiser la rubrique courrier. Ensuite, il faut souligner que la rubrique courrier n’est qu’une partie du périodique Notre temps, et ne saurait en constituer la synecdoque complète. Il faudrait non seulement mettre en regard la rubrique courrier avec d’autres éléments du magazine (couvertures, éditoriaux) qui ont également connu inflexions et transformations au fil de la vie du magazine, mais aussi peut-être compléter l’analyse des courriers et des thématiques qu’ils traitent, en les interrogeant au regard du contexte socio-historique dans lequel elles se développent. S’il ressort des courriers qu’ils sont homogènes dans leurs thématiques, il n’en reste pas moins qu’ils s’inscrivent dans une histoire, celle de la place des séniors et des retraités dans la société, qui reste à prendre en compte, en particulier au regard de la forte transition démographique qu’a connue la France depuis 1968 et qui prédit de s’accélérer dans les décennies à venir.

39Se dessine ainsi à la lecture de l’ensemble de ces courriers un positionnement éditorial double de la part de Notre temps, cherchant à la fois à proposer un portrait du senior enjoué, optimiste, jouissant de son temps libre pour profiter de ses proches et aider son prochain – et à s’imposer comme un périodique engagé auprès de ses lecteurs –, cherchant à lutter contre les injustices sociales ou économiques qu’ils subissent. C’est au prisme de l’identité du groupe de presse qu’est Bayard qu’il faut envisager Notre temps, qui cumule ainsi plusieurs statuts : magazine déterminé à défendre les droits des retraités, et pour ce faire, à intervenir auprès des pouvoirs publics ; magazine soucieux du bien-être affectif de ses lecteurs, prêt à offrir une oreille attentive, la mise en relation avec d’autres lecteurs rencontrant les mêmes difficultés ; magazine caisse de résonnance des difficultés financières inhérentes au statut de retraité et incarnant les valeurs que défend plus généralement le groupe Bayard, qui sont également à envisager au prisme de sa coloration chrétienne : la solidarité, le partage, la bienveillance. En ce sens, ce que nous apprennent ces courriers de la ligne éditoriale rejoint en plusieurs points les finalités formulées par le groupe Bayard en 1976 pour la presse jeunesse : s’adapter au maximum à des publics divers, détendre, libérer l’envie d’être utile et d’aimer les autres, aider le lecteur à parler de soi avec les autres69.

40Appréhender la rubrique courrier sur le temps long permet donc de dresser ce constat : si Notre temps a connu des inflexions dans sa ligne éditoriale, en s’adressant à un public de plus en plus jeune, en modulant le ton adopté dans la plupart de ses rubriques, les sujets traités dans les courriers sont d’une forte stabilité. En outre, les lettres dans leur grande majorité proposent une montée en généralité, laissant d’une part primer le sujet traité sur une contextualisation précise et privilégiant d’autre part le lien social que cette montée en généralité permet d’établir entre le lectorat et la rédaction, ainsi qu’entre les lecteurs eux-mêmes.