Bayard à la conquête des « mamans de choc »

3L’idée de lancer un magazine féminin naît chez Bayard Presse en 1985. La maison spécialisée dans les publications jeunesse, religieuses et seniors est alors à la recherche d’un nouveau projet pour « “combler le trou” des 20/40 ans en créant un nouveau pôle, une nouvelle source d’activité et de profit4. » Après avoir envisagé divers projets, c’est le public des jeunes femmes et des jeunes parents qui est choisi, en s’appuyant sur des études de marché5. Le nouveau magazine, dénommé Alma, en référence assez transparente à la maternité et à la Vierge Marie, aura pour cœur de cible les femmes de 25 à 35 ans qui travaillent et sont mères de jeunes enfants6. Bayard Presse conçoit un magazine féminin au prix élevé (20 F, alors que son proche concurrent Prima coûte 9,5 F7), dont il confie la maquette à un graphiste américain de renom, Milton Glaser8. Mijo Beccaria, directrice de publication de la Presse Jeune, est nommée directrice d’Alma, et fait appel à Geneviève Jurgensen, une orthophoniste parisienne de 39 ans, ancienne collaboratrice des magazines Femme pratique et Elle, qui a plusieurs romans et livres pour enfants à son actif, pour assurer la rédaction en chef9. Elle n’a jamais travaillé dans le secteur de l’édition et est la première surprise de ce choix, qu’elle s’explique a posteriori :

[Les Beccaria] ont toujours travaillé avec les orthophonistes pour la presse jeunesse. [Mijo] savait de quel monde je venais […] et l’utilité de mon métier. Je pense que pour elle, ça dénotait un tempérament aussi. J’avais déjà beaucoup publié, mine de rien, donc ils savaient que je savais écrire. Je fondais une association importante, ils savaient que j’avais un tempérament de leader. […] Je pense qu’ils ont beaucoup, beaucoup étudié la question avant, mais sur le moment, j’étais abasourdie10.

Figure 58 : Dernier numéro d’Alma, n° 8, juin 1987.

4Sur un marché des magazines féminins très rentable, mais aussi saturé, Bayard Presse fait le pari d’ouvrir un nouveau segment : le « féminin-maternel11 ». La spécificité que Bayard revendique pour Alma est de privilégier l’« aspect parent/enfant » : l’éditeur tente de compenser son manque d’expérience avec le public féminin en misant sur la relation de confiance tissée avec les parents de son jeune public12. Une ligne éditoriale axée sur la maternité doit réconcilier le projet de magazine féminin avec l’identité de Bayard Presse, ses valeurs et ses finalités, comme le souligne Yves Beccaria, le directeur général, devant le directoire :

Les études de contact font apparaître que Bayard Presse est crédible en s’adressant aux ‘‘nouvelles mères’’ (par exemple en faisant un Super Enfant Magazine) et non pas aux ‘‘nouvelles femmes’’ (essentiellement centrées sur le plaisir personnel). Ce que nous voulons […] c’est nous adresser à la fois à des ‘‘mères’’ et à des ‘‘femmes modernes’’ […]13.

5Convaincre un nouveau public hors des sentiers traditionnellement battus par Bayard Presse n’est pas le seul enjeu du lancement d’Alma. Pour s’aligner sur les habitudes de consommation des jeunes femmes et les usages des magazines féminins, Bayard mise sur la vente en kiosque au numéro, plutôt que sur une politique d’abonnements, et fait le choix d’ouvrir ses pages à la publicité14. Pour beaucoup d’observateurs et observatrices des médias, le pari d’Alma est donc un pas important dans la stratégie de modernisation du groupe : « Après le rafraîchissement du Pèlerin, la consolidation de La Croix et l’essor de Notre Temps, le groupe se jette dans le mêlée des titres grande consommation […]15. » Le pari est risqué, voire « un peu fou16 », mais l’euphorie règne au sein de la nouvelle équipe de rédaction mise sur pied par Geneviève Jurgensen : « On était dans l’enthousiasme […] pour le travail, rien n’était trop beau, on voulait ce qu’il y avait de mieux [...]17. »

6Le premier numéro d’Alma paraît le 1^er novembre 1986, tiré à 400 000 exemplaires. Le seuil d’équilibre d’Alma est fixé à 150 000 exemplaires diffusés (120 000 en kiosque et 35 000 abonnements) et trois cents pages de publicité par an18. Le premier numéro se vend à 153 160 exemplaires, grâce au soutien d’un lancement publicitaire massif. Mais rapidement, les ventes d’Alma s’effondrent. Le n° 2 ne s’écoule qu’à 103 000 exemplaires, le n° 3 à 59 000 et la vente du n° 7 est estimée à seulement 42 000 exemplaires. Bayard Presse prend rapidement la décision de mettre fin au titre : le n° 8, de juin 1987, sera le dernier. Les résultats sont sans appel : « Il n’y a pas de fidélisation sans un soutien promotionnel démesuré19. » Si Alma a échoué à trouver son public, le magazine a en revanche séduit les publicitaires, conquis par les promesses du nouveau marché des « mamans de choc » : l’objectif de vente de publicité pour les premiers numéros est atteint à 150 %20. Avec Alma, Bayard peut se targuer d’avoir « su instaurer avec les agences de publicité une très bonne relation professionnelle », mais concède que « la communication entreprise avec les jeunes femmes a rencontré plus de difficultés qu’[ils ne le pensaient]21. » Parmi les raisons de l’échec, Geneviève Jurgensen pointe l’inexpérience de la rédaction et de la direction avec le public féminin : « Il n’y avait personne pour nous dire : “Mais arrêtez, les femmes n’ont pas le temps de lire tout ce que vous leur donnez !” […] On a péché par enthousiasme et par confiance en soi. » L’ancienne rédactrice en chef débutante pointe également une autre raison :

Bayard a découvert que les centaines de milliers de femmes qui faisaient confiance à Bayard pour leurs enfants, ne leur faisaient pas automatiquement confiance pour elles-mêmes. Ce public-là, qu’ils ont cru avoir, ils ne l’avaient pas22.

7Face au directoire, en 1987, Yves Beccaria met quant à lui en cause le décalage entre Bayard et le public féminin :

Notre perception de la femme, telle qu’exprimée par Alma, mais aussi Pèlerin Magazine, Clair Foyer et La Croix, n’est pas partagée par les femmes. Le dossier « Femmes », au même titre que le dossier « Religieux » traduit une vraie contradiction entre la culture de l’entreprise et les attentes du marché. Ce n’est pas notre compétence technique et professionnelle qui est en cause, mais la synthèse de vie, telle que formulée dans l’éducation23.

8Quelles sont donc les images de la féminité proposées par Alma ? En quoi reflètent-elles les valeurs de Bayard, et comment ont-elles contribué à l’incompréhension entre le magazine et ses lectrices ?

Alma, un « féminin-maternel » qui brouille les pistes

9Dans le paysage des magazines féminins, Alma est un objet éditorial déconcertant. Il reprend dans sa forme les codes des magazines « haut de gamme » : sa maquette est luxueuse et épurée, il comprend beaucoup de photographies de qualité, au service de pages mode et shopping aux mises en scènes très artistiques. Du côté du contenu, il mélange des thématiques caractéristiques des magazines « haut de gamme » (comme des rubriques culturelles pointues, des rubriques d’actualité et des rubriques tourisme montrant des destinations de charme), et des thèmes prisés des magazines dits féminins « pratiques », qui visent un public plus populaire24, comme les articles sur la cuisine, l’éducation, la santé et l’habillement des enfants. Cet éclectisme est, à l’époque, revendiqué par la rédactrice en chef d’Alma, au nom d’une ligne éditoriale qui veut réconcilier tous les aspects de la « vie réelle » des femmes :

C’est un journal qui dit à sa lectrice qu’il n’est pas au-dessus de sa condition d’avoir envie d’un très bel article sur le musée d’Orsay, […] et qu’il n’est pas davantage au-dessous de sa condition que de vouloir apprendre en douze images comment couper elle-même les cheveux de son enfant, pour le plaisir du geste et les 100F économisés chez le coiffeur. […] Alma se veut à la fois le journal de l’affectif, de l’ambition et de la vie pratique25.

10En mettant en avant la matérialité du quotidien et l’affectivité, comme s’ils constituaient une condition maternelle universelle, Alma prétend s’adresser aux femmes sans distinction de classes sociales, mais son prix et les produits qu’il présente s’adressent clairement à un public aisé. Plusieurs lectrices font remarquer qu’elles ressentent ce décalage dans leurs courriers26. A posteriori, Geneviève Jurgensen souligne que la cible des jeunes mères qui travaillent « amenait par elle-même à s’adresser à des milieux assez bourgeois », mais qu’à l’époque, l’équipe de rédaction n’en avait pas conscience :

On était emporté par notre joie, nous-mêmes, d’être dans des métiers qu’on aimait et avec des enfants petits qu’on aimait, et toute la rédaction était comme ça. Et ça nous a fait passer à côté des femmes qui avaient la vie plus dure que la nôtre27.

Figure 59 : « Patrons chics pour femmes de choc », Alma, n° 3, janvier 1987.

11Les pages d’Alma mettent continuellement en scène la réussite professionnelle de femmes : écrivaines, éditrices, conservatrices de musée, « managères », femmes d’affaires… Les articles soulignent leur féminité28 et montrent comment elles mènent de front leur vie familiale et professionnelle29. Cet axe éditorial est sujet à bien des malentendus, comme le rappelle Geneviève Jurgensen à propos de la Une du troisième numéro, intitulée « Patrons chics pour mamans de choc » en rapport avec un dossier sur l’aménagement des horaires de travail pour les mères, que de nombreuses lectrices avaient interprété comme un numéro proposant des patrons de couture30.

12Dans la rubrique courrier, plusieurs lectrices revendiquent d’ailleurs l’inclusion des femmes au foyer dans les thèmes traités par le magazine, au point qu’à partir du numéro 4, la publicité pour Alma est recalibrée pour éviter que les femmes sans profession se sentent exclues des accroches promotionnelles31. Le thème de l’emploi s’est donc révélé peu payant pour fédérer le public des « mamans de choc ». Tant dans la forme que dans le fond, les choix de la rédaction, qui se voulaient généralistes, ont en réalité échoué à s’adresser aux femmes des classes moyennes.

13Le flou quant au public visé se répercute également sur la ligne éditoriale des pages « Actualité » d’Alma. Dans le souci de s’adresser au public le plus large possible, Alma a tendance à multiplier les points de vue autour de ses sujets sans s’avancer, au point que plusieurs lectrices reprochent aux éditoriaux de « manquer de substance32 ». Les sujets de société abordés par Alma sont systématiquement en lien avec les femmes, la maternité ou la famille : la procréation médicalement assistée, la congélation des gamètes, la pilule du lendemain, les mères porteuses, le travail féminin de nuit… Les sujets se déclinent sous forme d’exposition de données factuelles, de témoignages individuels et d’éventail d’opinions diverses, une recette éprouvée que Bayard met en œuvre dans de nombreux autres titres. Cette coexistence des différents récits est revendiquée par les éditeurs comme une volonté d’ouverture d’esprit33, et reconnue comme telle par une partie de leur public, comme l’affirme cette lectrice dans « Alma-Plumes » :

Alma correspond exactement au mensuel « féminin » que j’attendais. Mariée, un enfant de 3 ans et demi (j’en attends un second), je travaille à plein temps. J’ai besoin de discours ouverts. Au diable les œillères, les archaïsmes, le refus d’ouverture, les esprits bornés34.

14Le traitement du thème de l’avortement est un bon exemple de la stratégie de positionnement d’Alma sur les questions d’éthique : il apparaît à diverses reprises, toujours sous forme d’une opinion formulée par une invitée ou un invité. Qu’il s’agisse d’une femme qui explique pourquoi elle refuse un « avortement partiel » malgré une grossesse multiple à haut risque, ou d’un médecin qui critique la position de l’Église instituant la fécondation comme le début de la « vie humaine », le magazine donne à voir un panel de positions en faveur du respect des convictions de chacun (bien loin, cependant, de la rhétorique féministe de la liberté de disposer de son corps). L’« ouverture d’esprit » d’Alma se traduit ainsi par un pluralisme humaniste, respectueux des sensibilités chrétiennes mais distancié de la doctrine de l’Église et de son mode d’énonciation injonctif.

15L’autre trait saillant d’Alma est de promouvoir une image de la féminité liée à la maternité, mais qui revendique une certaine modernité à travers sa valorisation de l’épanouissement personnel. Cette stratégie permet ainsi de porter un discours sur la féminité qui soit dans l’air du temps, sans bousculer l’ordre de genre traditionnel. Dès la parution du premier numéro, la directrice de rédaction d’Alma se distancie ouvertement du féminisme :

Aux féministes un peu agressives des années 68-70 ont succédé des femmes qui désirent non pas revenir en arrière, mais réconcilier les différents domaines de leur vie, sans renier en particulier ce qui en constitue l’une des dominantes, les enfants. Nous nous adressons à une génération de femmes qui ne veulent pas vivre SANS leurs enfants – à leur détriment parce qu’ils gêneraient leur propre épanouissement –, ni exclusivement POUR leurs enfants – dans le dévouement total et l’oubli d’elles-mêmes – mais qui veulent vivre AVEC leurs enfants35.

16Alma revendique un juste équilibre entre un rôle féminin traditionnel synonyme d’oubli de soi et un féminisme synonyme d’égoïsme. Cet équilibre se situe dans la « réconciliation » des différents domaines de la vie : la recherche de l’épanouissement dans la réussite familiale et professionnelle. Alma reprend à son compte certaines idées du féminisme, comme la critique des inégalités de genre dans l’éducation et l’accès aux professions36. Mais, contrairement aux rhétoriques féministes qui, depuis les années 1970, mettent en avant l’autonomie des femmes, l’épanouissement promu par Alma passe par la maternité. Un autre sous-entendu du magazine est le partage de la parentalité avec un conjoint. Sur ce point, Alma se distingue aussi d’autres titres féminins, selon Geneviève Jurgensen :

Quand Elle, numéro après numéro, encourageait les femmes à faire des enfants seules… Mais c’était vraiment dégueulasse, quoi ! […] La presse féminine a toujours abondamment encouragé des comportements extrêmement dangereux pour les femmes, et les a mises en situation de précarité, accru leur fragilité et leur vulnérabilité… […] [Elle] a dit [aux femmes] : « Vous n’avez plus besoin des hommes ! Éclatez-vous ! » et le résultat pour les femmes, c’est se débattre avec la solitude et la pauvreté. […] On n’aurait jamais participé à ce désastre37.

17Le modèle de féminité proposé par Alma est donc inscrit au sein de la famille : le rapport aux hommes et aux enfants sont les deux points par lesquels celui-ci se distingue d’autres propositions vues comme concurrentes – celles des féministes et des autres magazines féminins.

18Un autre point sur lequel Alma se singularise, tant vis-à-vis du féminisme que de la presse féminine, est le rapport au corps des femmes. Les thèmes comme les soins du corps et la sexualité, incontournables dans la plupart des titres féminins, et surreprésentés dans les « hauts de gamme », sont complètement absents des pages d’Alma. Geneviève Jurgensen justifie ce choix par sa sensibilité personnelle, profondément mal à l’aise à l’idée d’aborder la sexualité en public38. Cette absence positionne Alma comme une exception : depuis la fin des années 1960, les magazines féminins sont devenus l’un des lieux privilégiés de l’énonciation (et la normalisation) de la sexualité féminine39, et nombre de titres se sont saisis des questions de contraception, mises sur le devant de la scène politique par les mouvements féministes à partir des années 197040 – y compris certains titres d’orientation catholique comme le magazine belge Femmes d’Aujourd’hui41.

19Ainsi, les figures féminines rayonnantes et épanouies qu’il met en scène ne suffisent apparemment pas à réconcilier le titre avec les jeunes femmes des années 1980. Malgré la souplesse relative dont Alma fait preuve sur les questions d’éthique (notamment l’avortement) – pourtant sensibles pour le public catholique –, son rapport pudique à la sexualité et son rapport univoque à la maternité semblent déterminants pour positionner le magazine en décalage avec les attentes du public vis-à-vis d’un féminin « haut de gamme ». Sur ces thèmes cruciaux, la sensibilité éditoriale d’Alma est en revanche en parfait accord avec les valeurs familiales catholiques de Bayard Presse.

De Bonne Soirée à Côté femme : rajeunir le public senior

20L’échec d’Alma ne remise pas longtemps le projet de titre féminin de Bayard Presse. En 1988, le groupe fait une offre de reprise pour le titre Marie-France, qui échoue, surclassée par une offre concurrente42. Le projet est relancé en 1990, lorsque Bayard Presse fait l’acquisition de Bonne Soirée, un hebdomadaire né en Belgique en 1922 et lancé sur le marché français depuis 1947, détenu par Dupuis. Bonne Soirée est un hebdomadaire féminin « populaire », combinant des pages pratiques (sur l’économie domestique), de lecture et de détente. Le titre touche un public de lectrices de plus de 60 ans et vient enrichir l’offre senior déjà fournie de Bayard. Il est vendu à prix modique (7,80 F) et diffusé à 285 000 exemplaires.

21Bayard entreprend un premier dépoussiérage en 1995, dans le but de « développer ses potentiels de vente au numéro et de publicité43 » – deux objectifs que devait déjà réaliser Alma. La maquette est modernisée (signée par Jacques Segard), mais les grands traits du magazine et son caractère populaire sont préservés, dans le fond et dans la forme :

[La] Une accroche […] par un logo fort, blanc dans un cartouche rouge – couleurs incontournables des journaux populaires –, un visage de femme peu sophistiqué, une titraille sur un fond blanc et deux entrées supplémentaires par la photo44.

22En septembre 1999, Bayard opère une refonte plus profonde du magazine, qu’il relance sous le nouveau titre de Côté Femme, avec Anne-Marie Cattelain-Le Dû pour rédactrice en chef. L’objectif est de rajeunir le lectorat de Bonne Soirée en visant les femmes de cinquante ans et plus, et toujours d’augmenter les ventes en kiosque et le volume publicitaire45. Juste après le lancement de Bel Âge, un titre pour les plus de 70 ans, à même de séduire les fidèles vieillissantes de Bonne Soirée, Bayard repositionne donc Côté Femme afin d’étendre son offre senior, qui comprenait déjà Notre Temps (pour les plus de 50/60 ans), Les Jeux de Notre Temps, et Entourage (pour les proches de personnes âgées dépendantes). Côté Femme conserve une identité de magazine hebdomadaire populaire de détente et de lecture vendu à bas prix (8,5 F), mais accentue ses aspects culturels et féminins. Il se revendique « plus littéraire » (par ses choix de romans à lire et ses invités et invitées) introduit des pages d’actualité (axées sur les célébrités) et un contenu beauté et bien-être conséquent46. Côté femme ne parvient cependant ni à rajeunir son lectorat47, ni à atteindre ses objectifs de diffusion (fixés à 350 000 exemplaires)48, et ce malgré l’arrivée, en 2000, de Claudine Litaud à la rédaction en chef – transfuge du principal concurrent en presse senior, Pleine Vie, et ancienne de Femme actuelle49. Au contraire, le titre stagne autour des 170 000 exemplaires vendus50 et est en déficit chronique pendant plusieurs années. Les difficultés de Côté femme, conjuguées aux mauvais résultats d’autres titres comme Bel âge, Entourage, Eurêka ou Terre Sauvage, créent beaucoup d’incertitudes pour les salariés de Bayard. En 2000, les tensions s’accroissent entre le personnel et la direction, et plusieurs mouvements de grève sont décidés par les intersyndicales51.

23Pour augmenter la diffusion de Côté femme, Bayard décide d’un changement de gamme en 2004. Lancé symboliquement le 8 mars (journée internationale des droits des femmes), le nouveau Côté femme fait donc son entrée parmi les « haut de gamme » « pour les femmes ni bimbos ni mémés52 », avec Janine Casavecchie comme directrice de rédaction. Le changement de public-cible est manifeste : la maquette se veut « discrète », « avec un vrai travail sur l’esthétique et les visuels », l’information « sérieuse, travaillée », avec « une place importante consacrée à la psychologie53 ». Sa structure ressemble fortement à celle d’Alma : il compte quatre-vingt-douze pages et s’articule autour des sections Actualité, Art de vivre féminin et Culture. La nouvelle version de Côté femme vise les 240 000 exemplaires vendus, avec cent cinquante à deux cents pages de publicités avant la fin de l’année, et dix millions d’euros sont investis dans une promotion à base de spots télévisés et de jeux-concours54.

24Le relancement de Côté femme est une déception pour Bayard : alors que le premier numéro s’est vendu à 250 000 exemplaires, les ventes se stabilisent après trois mois autour de 155 000. Au nom de la « nécessité stratégique » de la diversification de sa gamme pour les plus de cinquante ans55, Bayard décide de poursuivre l’effort en opérant des ajustements éditoriaux. Côté femme devient mensuel en octobre 2004, rejoint par Catherine Auger qui devient rédactrice en chef56. Mais Côté femme ne sort toujours pas du « long tunnel de son déficit57 » : les derniers numéros de 2005 s’écoulent à moins de 120 000 exemplaires, et le titre accumule neuf millions d’euros de perte en 2004 et 200558. En janvier 2006, Bayard teste « une nouvelle équation économique » en élevant le prix du titre à 2,9 €, puis finit par y mettre fin en juillet, au bénéfice du relancement de Vivre Plus, un titre mixte pour quinquagénaires dont Bayard a racheté la marque et le fichier d’abonné à Média Participations en 200559.

Figure 60 : Côté femme, n° 8, 3 novembre 1999.

Figure 61 : Côté femme, n° 1, 8 mars 2004.

25L’entreprise de rajeunissement d’un Bonne Soirée qui se vendait à 285 000 exemplaires en 1999, puis de montée en gamme en 2004 d’un Côté femme aux ventes encore honorables (170 000 exemplaires), se révèlent donc de mauvais calculs pour Bayard Presse. Certes, il s’agissait dans ce dernier cas de sortir d’une situation économique déficitaire, dans un contexte tendu, puisque les ventes de la presse féminine pratique ralentissent chez tous les éditeurs au tournant des années 2000, concurrencées par de nouveaux titres gratuits60. Mais ces opérations laissent penser que la question du public a également son importance. Bayard semble avoir tenté de se détacher coûte que coûte d’un lectorat acquis, âgé, rural et populaire, pour courtiser des acheteuses plus jeunes, urbaines et aisées. Cette tentative crée des décalages entre Côté femme et ses lectrices, comme l’analyse le président du directoire Bruno Frappat, qui pointe une ligne trop moderne pour un lectorat « qui n’est pas bercé dans le parisianisme » et un ciblage approximatif de l’âge : « On avait un lectorat ‘‘sexa’’, on a promis du ‘‘quinqua’’ et produit du ‘‘quadra’’61. » Comme nous allons le voir, cette transition est notamment marquée par le thème de la séduction, qui caractérise à partir de 2004 le rapport particulier de Côté femme à l’âge et à la féminité.

Côté femme, un féminin pour jeunes seniors « bien dans leur âge »

26Au cours de l’année 1999 a donc lieu la transition entre Bonne Soirée et Côté Femme. Pour rajeunir le magazine, la ligne tradition, régions et terroir qui caractérisait Bonne Soirée s’atténue progressivement : les gros titres « Forme », « Tonique » ou « Paraître 10 ans de moins » remplacent « Crêpes », « Barbecues » et « Gratins ». La plupart des pages de divertissement (la nouvelle, le roman à suivre, la BD, les rubriques télé et les jeux) sont quant à elles préservées. Le ton de ce nouveau magazine se veut léger, invitant à profiter des « petits plaisirs » de la vie, à goûter à la liberté et au bien-être malgré et grâce à l’âge – une ligne à laquelle Bayard s’était refusé quinze ans plus tôt62.

Parce que le temps passe trop vite pour le laisser filer sans l’apprécier. Accordons-nous chaque jour le droit (et le devoir), de vivre des instants agréables. […] Le secret du bonheur ne serait-il pas de temps en temps de savoir dire non aux contraintes ? Soyons des femmes libérées et positives63.

27De 1999 à 2006, les éditoriaux répètent la même formule : une maturité sereine et dynamique64. Avec une constance remarquable, Côté femme défend son « côté féminin » en faisant sien de nombreux stéréotypes de la féminité :

Parce que les femmes ont changé, Côté femme a envie de les accompagner et d’évoluer avec elles. Avec toutes celles qui aiment faire rimer information avec séduction, loisirs avec plaisirs, culture avec confiture et liberté avec frivolité. Et savourer avec elles tous les petits bonheurs du quotidien65.

28Côté femme revendique l’inclusion des femmes de plus de 50 ans dans les normes sociales de la féminité – et, ce faisant, n’échappe pas à l’essentialisation de certains traits de son public.

29Conformément aux codes des magazines féminins, les thématiques liées au corps sont bien plus affirmées dans Côté femme qu’elles ne l’étaient dans Alma quinze ans plus tôt. Les pages de mode, de beauté et de bien-être occupent une place centrale dans le magazine : la Une du premier numéro s’intitule « Mincir », et la rubrique mode du même numéro « Lingerie vamp’ pour mieux séduire66 ». La sexualité est également abordée de manière plus explicite67. Le couple est une thématique omniprésente dans Côté femme68, devançant de loin la maternité, principalement abordée à travers les rapports aux enfants devenus adultes69. Le magazine laisse beaucoup de place à ses lectrices, qu’il s’agisse de pages mode et beauté qui les mettent en scène, de mettre à l’honneur leurs activités dans la rubrique « Vous êtes formidables », ou de témoigner de leurs préoccupations et de leurs parcours dans les pages « Témoignage » et « Courrier ».

30Le magazine accorde une importance toute particulière à l’identité générationnelle de ses lectrices et aux liens supposément privilégiés de ces générations avec la liberté et l’affirmation de soi. En 1999, le public cible sont les « filles du baby-boom », celles qui se sont « battues pour leurs droits70 ». En 2004, ce sont leurs petites sœurs qui sont visées71 :

Nous appartenons à cette nouvelle génération de femmes qui est en train de bousculer toutes les idées reçues et invente une nouvelle façon de vivre sa féminité. Séduisantes, pleines d’énergie et de désir […] Comme si, après avoir bataillé pour une reconnaissance sociale et familiale, nous avions retrouvé une seconde jeunesse, et nous nous sentions plus légères et plus confiantes dans l’avenir. Par quel miracle ? Sans doute, les progrès de la médecine, les crèmes antirides et les injections ont eu leur mot à dire. Tout comme les acquis des années soixante-dix dont nous avions bénéficié pleinement – un grand merci à nos aînées en cette journée du 8 mars. Notre esprit rebelle et critique nous a aussi permis d’avancer dans la vie. Mais c’est surtout parce que nous avons aujourd’hui un recul suffisant pour être sûres de nous et de notre séduction. Car même si nous n’avons plus 20 ans, notre charme demeure72.

31La séduction devient ainsi la thématique phare de la « nouvelle génération » de Côté femme et de sa montée en gamme en 2004. Pour incarner cet idéal de séduction dynamique « bien dans son âge », ce sont désormais des célébrités – comme Marie-Anne Chazel, Claire Chazal, Sophie Marceau ou Michèle Laroque – qui sont en couverture.

32Derrière une rhétorique de la liberté et de l’affirmation de soi, le positionnement de Côté femme vis-à-vis du féminisme et de l’égalité des sexes demeure complexe. Le magazine se fait l’écho des combats féministes institutionnels de l’époque : à la fin des années 1990, il soutient la parité en politique, pointe les discriminations que les femmes continuent à subir dans le contexte professionnel, et critique les inégalités réelles qui persistent malgré l’égalité de droit73. Au début des années 2000, dans la foulée de la Marche mondiale des femmes, le magazine dénonce les violences conjugales, les inégalités, la pauvreté et les violences vécues par les femmes des pays du Sud74. Pour défendre ces causes, des femmes politiques, des militantes associatives et humanitaires prennent régulièrement la parole dans ses pages.

33Et pourtant, Côté femme se défend de tout militantisme75. S’il se réfère volontiers à « celles qui ont fait Mai 68 », il marque ses distances avec « les féministes » (associées au MLF) et rejette tout ce qui pourrait ressembler à « une nouvelle guerre des sexes76 ». Il s’agit de trouver « les phrases qui dévoilent sans blesser77 », dans la perspective de « plus d’harmonie entre les sexes78 ». Côté femme est un journal « pour la femme battante mais pas pour autant combattante79 », et ce qui les distingue est très clairement leur rapport aux hommes. Côté femme met un point d’honneur à ménager les sensibilités masculines, et à dédouaner les hommes de toute responsabilité dans le système patriarcal80 :

On dit que les [jeunes] femmes sont devenues dures et carriéristes. Je pense au contraire qu’elles sont sages et responsables, et qu’elles ne veulent plus peser sur les hommes en les asservissant dans ce rôle de matador à toute épreuve. En partageant les responsabilités avec lui, elles le soulagent des attitudes régaliennes qui sont sûrement bien fatigantes81.

34Le magazine accorde une place importante aux hommes dans ses pages et dans la vie des femmes, et cherche à préserver la distinction des rôles masculins et féminins82. L’égalité selon Côté femme ne peut remettre en cause un certain partage des rôles essentiel au jeu de la séduction, comme l’explique (un peu crûment) Anne-Marie Cattelain-Le Dû dans un éditorial de 1999 :

Ainsi, les Danoises, les mieux protégées, les plus représentées dans les instances politiques, les moins défavorisées par rapport aux hommes, affichent le plus haut taux de suicide. Pourquoi ? Parce que dans une société aseptisée où le charme entre sexes ne joue plus, elles s’ennuient. Nous, Françaises et Latines, à l’instar des Grecques et des Espagnoles, nous râlons parfois contre les hommes mais nous les aimons et savons occuper notre place sans prendre la leur. Pour notre bonheur, tout simplement83.

35Ainsi, les rapports de domination du quotidien, qui impliquent le couple, sont bien plus difficiles à appréhender pour Côté femme que les inégalités professionnelles ou politiques. Le cas du partage des tâches ménagères est exemplaire. Le magazine fait fréquemment la critique du déséquilibre persistant face aux tâches ménagères84. Cependant, point d’attaque directe vis-à-vis des maris : à plusieurs reprises, Côté femme laisse entendre que les femmes ont aussi une responsabilité dans cet état de fait85. Le magazine se garde donc bien de bousculer ses lectrices, tout en les préparant à accepter avec bienveillance les évolutions sociales qui touchent les jeunes générations – parfois jusqu’à imaginer, un peu naïvement, que les inégalités sont en passe de disparaître naturellement86.

36Comme beaucoup de magazines féminins, Côté femme revendique une double allégeance, résumée par les mots du mannequin Inès de la Fressange en couverture du numéro de mars 2005 : « On peut fondre devant une robe et défendre la cause des femmes87. » Cette « défense » est peu revendicative : le magazine suit les avancées sociales sans les précéder, il aide ses lectrices à les appréhender, leur offre un espace d’expression et met en lumière la valeur de leurs expériences quotidiennes. Mais comme nombre de ses concurrents, Côté femme contribue à façonner et renforcer les normes sociales d’une féminité « mature », encore séduisante et dynamique, plus libre et plus sereine que celle des cadettes et, surtout, aspirant à « aimer et être aimée » par « un compagnon plaisant, généreux, protecteur, bref, la mythique épaule virile sur laquelle chaque femme rêve de poser sa tête88 ».

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37Quinze ans après Alma, Côté femme s’est donc inscrit plus clairement dans les codes majoritaires des magazines féminins, embrassant les thèmes de la sexualité, de la beauté et du plaisir, que le premier n’avait fait qu’effleurer. Le succès commercial n’a cependant pas été au rendez-vous : comme pour Alma, l’ambition de créer un Côté femme « haut de gamme » ne lui a pas permis de rencontrer son public. Malgré deux recettes apparemment fort différentes, Bayard Presse n’a pas trouvé comment porter un discours spécifiquement adressé aux femmes. Si Côté femme aborde plus explicitement l’égalité des sexes qu’Alma, car le thème est davantage institutionnalisé dans les années 2000, une intention commune se dégage nettement des deux titres : la prise de distance explicite avec les féministes des années 1970, assimilées à la « guerre des sexes ». Les titres en prennent le contrepied en affirmant leur alliance avec les hommes : pères et maris dans Alma, partenaires de vie et de séduction dans Côté femmes. À quinze ans d’écart, derrière la revendication de l’épanouissement (dans Alma) et de la liberté (dans Côté femme), les deux titres proposent deux images assez traditionnelles de la féminité, toutes deux teintées d’essentialisme : la première axée sur la maternité pour les jeunes femmes, la seconde axée sur la séduction pour les jeunes seniors. Dans Alma, comme dans Côté femme, le discours porté sur la féminité rend possible la préservation de l’ordre de genre, permettant aux deux titres de rester audible pour les catholiques sur le sujet qui constitue désormais l’enjeu le plus sensible pour l’Église : la complémentarité « naturelle » des sexes. En cela, les deux magazines reflètent à leur façon les valeurs familiales catholiques de Bayard Presse, tout en se permettant une marge de manœuvre : l’« ouverture » revendiquée d’Alma sur les questions d’éthique, et la relative liberté d’expression de Côté femme sur la sexualité. Cette inscription dans l’ordre de genre traditionnel, Alma la réalise dans les années 1980 en se distinguant des autres magazines féminins, tandis que Côté femme embrasse pleinement leurs codes dans les années 2000. Le public senior auquel s’adresse Côté femme permet une autre innovation notable par rapport à Alma : la posture d’accompagnement des aînées face aux évolutions du monde moderne permet à Côté femme de thématiser un changement possible (mais à venir) dans l’équilibre entre les sexes, grâce aux nouvelles générations.