Bayard : un travail religieux ?

3L’entreprise Bayard est, pour les assomptionnistes, un lieu de travail pour certains membres de la congrégation et une source de revenus pour leurs communautés, par le biais des salaires reçus. Actuellement, quinze religieux y travaillent à temps plein pour environ mille salariés2. Quelle est la place du travail dans la vie des assomptionnistes et dans quelle mesure les postes chez Bayard sont-ils des travaux appropriés à la condition des religieux ?

4Les assomptionnistes suivent la règle de saint Augustin. Mais celle-ci ne se montre pas très diserte sur le travail, contrairement à celle de saint Benoît, qui le place dans la définition même du moine. Cela ne signifie cependant pas qu’Augustin n’ait pas pris en compte l’importance du travail dans la vie religieuse. Dans les années 399-401, une polémique éclate dans un monastère de Carthage, entre des moines qui acceptent le travail et d’autres qui le refusent. L’évêque du lieu demande alors à Augustin de trancher et, dans ce but, ce dernier écrit un traité spécialement dédié au travail des moines, De Opere Monachorum, dans lequel il expose des arguments en faveur du travail monastique. Ainsi, « le travail des mains se concilie avec les occupations de l’esprit » (titre de la première section), et « l’Apôtre [saint Paul] n’aurait pas dédaigné d’entreprendre quelque travail des champs, ni de s’appliquer à une occupation d’artisan ».

5Les constitutions des Augustins de l’Assomption abordent à plusieurs reprises la question du travail, sans en faire cependant, en soi, une dimension de la spiritualité. La raison en est – comme dans la plupart des ordres apostoliques – que mission apostolique et travail rémunérateur ne font théoriquement qu’un. Rares sont les communautés apostoliques qui ont des travaux uniquement économiques, contrairement aux ordres monastiques. La première mention du travail se trouve dans le chapitre III article 20 des constitutions, qui évoque « le souci de formation, de compétence et d’adaptation, le zèle, l’amour du travail, la franchise et l’audace […] ». Le travail y est considéré comme une part de l’ascèse de pauvreté qui implique de partager le lot commun de l’humanité : « Assumant notre part de travail au milieu des hommes, nous voulons participer à la promotion des personnes et des peuples en vue du Royaume » (III, 26). En cela, il est aussi une dimension de l’ascèse religieuse.

6La presse et l’édition sont-ils alors des travaux qui répondent à cette exigence ? Les maisons d’édition de congrégations religieuses sont relativement répandues, y compris dans le monde monastique. Toutefois, peu nombreuses sont les communautés apostoliques qui ont des économies de production et non des économies de services. Mais l’originalité de l’activité des assomptionnistes se situe surtout dans la partie journalistique. Comme le souligne André Antoni, le « charisme de la communauté n’était pas tant les métiers de la presse, c’était davantage l’éducation et l’enseignement. On n’a pas été fondé pour être dans les médias, ça a plutôt été une opportunité du xix^e siècle3 ». De ce fait, l’entrée dans la congrégation n’est pas conditionnée à la volonté de travailler chez Bayard. André Antoni affirme que « ceux qui entrent ne s’associent pas à Bayard » et il souligne « la liberté de ne pas être obligé d’être associé ». Il ajoute que « les Français découvrent Bayard en entrant dans la congrégation4 », ce qui montre une méconnaissance des liens entre Bayard et l’Assomption dans la société française. Il faut souligner ici que Bayard n’est plus lié depuis les années 1970 à une communauté ou un lieu de vie particulier, car les religieux employés habitent dans différentes communautés parisiennes ou de proche banlieue. Toutefois, le travail de l’information est, selon André Antoni, directement lié à « la quête augustinienne de constamment chercher la vérité5 ». Étant donné que les constitutions ont été approuvées relativement tard (1923) par rapport à la fondation de la congrégation (1845), il est fait mention d’activités déjà menées par les assomptionnistes, notamment : « Enseignement, études, moyens de communication sociale, les pèlerinages, l’œcuménisme […] » (chapitre III, 18). D’après les constitutions, le fondateur lui-même, le père Emmanuel d’Alzon, aurait encouragé au journalisme. Il « a dès le début de son action apostolique utilisé la presse pour mener ses combats en faveur de la liberté de l’éducation6 ». Débuté par opportunisme, cette activité est ensuite justifiée dans le cadre religieux.

7Les secteurs de travail apparaissent assez larges au sein de la congrégation. Le choix du travail est, selon Sébastien Antoni, journaliste dans le secteur religieux et numérique, directement lié aux talents de la personne et « au développement de sa personnalité » :

Il serait hors de question, à l’Assomption, de vouloir nier les talents de quelqu’un ou de vouloir le faire entrer dans un moule. On va plutôt repérer les capacités des uns et des autres, dans tous les domaines, pas simplement intellectuel […] et se dire, tiens, développe-le. Et comme il n’y a pas de champ unique, on n’est pas tous aumôniers de prison, par exemple, ou tous enseignants. C’est une marque de l’Assomption qui passe par le travail, le travail entendu dans l’activité très large7.

8La congrégation n’est pas liée à une activité particulière, toutefois l’œuvre de Bayard en constitue une part importante, notamment pour son image. C’est pourquoi Sébastien Antoni affirme qu’il est « important de soutenir l’entreprise comme assomptionniste, non seulement en y travaillant, mais aussi dans une perspective plus globale8. » Bayard porte au cœur de la société l’image de l’Assomption.

9Le travail de l’édition et de la presse est-il adapté à la vie religieuse et à son rythme séquencé ? Le défi du travail religieux est de devoir, d’une part, répondre à deux exigences, procurer à la communauté sa subsistance quotidienne et s’inscrire dans un sens qui sert le but religieux de la communauté, tout en s’intégrant, d’autre part, dans l’emploi du temps religieux, respectant des temps de prière et de vie communautaire. Les religieux employés de Bayard y travaillent à plein temps, comme les laïcs, avec de fréquentes heures supplémentaires. Selon les postes occupés, le ressenti des religieux n’est pas le même. Ainsi Dominique Greiner, rédacteur en chef de La Croix, affirme n’avoir « jamais eu une vie de prière et une vie de communauté aussi régulière9 ». Pour d’autres, les rythmes déstructurés se révèlent plus compliqués pour leur vie religieuse :

Sur la vie communautaire, c’est très impactant, parce que les postes qu’on occupe, ce ne sont pas des postes avec des horaires… comment dire, fermés. […] Mais en même temps, la communauté ne le vit pas comme si j’étais une espèce d’électron libre, puisque ça fait partie justement de la mission de la communauté. […] Après, on s’organise pour avoir des temps réservés à la communauté, des temps un peu sanctuaires. […] Mais de fait, ça demande parfois de jongler, un peu comme un clown, en ramassant souvent les balles10.

10Le fait que l’entreprise fasse partie des missions de la congrégation permet donc aux communautés d’accepter plus facilement les tensions qui en découlent. Il apparaît que ce travail est d’emblée justifié par sa valeur apostolique.

11Le travail apparaît chez les assomptionnistes comme une part de leur être religieux dans le monde. Sébastien Antoni explique : « Ça me permet de me nourrir de la réalité et de l’actualité au sens profond du terme. […] C’est une marque de l’Assomption qui passe par le travail. […] Un travail qui soit au service d’un idéal, à savoir on est tous religieux et entrés pour annoncer l’Évangile11. » Leur engagement de religieux passe par ce travail dans le monde. Dominique Greiner explique, concernant La Croix :

C’est un espace qui nous est donné pour faire entendre une parole et aider l’Église dans son discernement. Pour moi, il y a une cohérence. Vraiment, je n’ai pas senti de disjonction. […] C’est aussi une façon d’enseigner. […] Légitimer la pertinence d’une tradition. Puisque nous sommes bénéficiaires de par l’histoire d’une œuvre qui nous permet de le faire, il faut le faire12.

12Bayard apparaît comme un travail religieux qui vise à porter dans la société une parole ancrée dans les valeurs chrétiennes. Il est pour certains directement leur apostolat, comme « curés d’une paroisse invisible », tandis que d’autres cherchent cependant ailleurs des missions de pastorale. Dominique Greiner enseigne à l’Institut catholique de Paris et considère que « sa pastorale, c’est l’enseignement ». Tandis que Sébastien Antoni aide dans des paroisses. Quel est alors le rôle de Bayard dans la mission apostolique des assomptionnistes ? Nous verrons plus loin quels types de réponses nous pouvons apporter à cette question.

L’entreprise religieuse en tensions

13Comme entreprise appartenant à une congrégation religieuse, le fonctionnement de Bayard doit autant répondre à des impératifs économiques qu’à des impératifs religieux. Dans mon étude sur l’économie des monastères13, j’avais mis en lumière trois stratégies principales d’intégration de l’économie à la vie monastique, sans altérer cette dernière. La première est la négation de l’économie et le recours à des formes marginales d’économie alternative. La seconde est la mise à distance de l’économie ou l’externalisation des activités économiques du monastère. La troisième consiste à donner un sens religieux aux activités économiques, afin de les intégrer dans l’utopie monastique. Bien qu’il s’agisse ici d’une communauté apostolique, la question se pose aussi de l’intégration de cette entreprise multinationale dans la congrégation. Je n’aborde pas ici les questions juridiques, mais de justification. Une action justifiable est, d’après Laurent Thévenot, une action « dont on peut rendre des comptes aux autres et à soi-même14 », « non pas [en inventant], après coup, de fausses raisons pour maquiller des motifs secrets, comme on se trouve un alibi, mais [en l’accomplissant] de façon à ce qu’elles puissent se soumettre à une épreuve de justification15 ». Comment s’équilibrent ces deux impératifs dans le quotidien du fonctionnement de l’entreprise ? Quels sont les arbitrages effectués et selon quels critères ?

14Un arbitrage, a priori en faveur du religieux, consiste à nommer des Augustins de l’Assomption à des postes de Bayard, notamment des postes à responsabilité. Ainsi, l’un des directeurs généraux de l’entreprise est un religieux, l’un des rédacteurs en chef de La Croix aussi, d’autres sont journalistes à La Croix ou Pèlerin. Robert Migliorini, ancien journaliste à La Croix, affirme : « Quand je suis arrivé à Bayard, c’est sûr que c’était l’assomptionniste qu’on a nommé, ce n’était pas le journaliste16. » Les religieux sont nommés d’abord pour leur identité de religieux, plutôt que des compétences directement liées au milieu journalistique ou de l’édition. En effet, ils ne sont, pour la plupart, pas formés dans ce domaine. Michel Kubler affirme qu’il n’avait « aucune formation journalistique » comme, dit-il, la plupart des journalistes à cette époque. Mais, d’après André Antoni, directeur général et membre du directoire, cette situation aurait évolué : « Autrefois, on était religieux, on rentrait chez Bayard sans forcément avoir une compétence professionnelle. Aujourd’hui, elle est exigée, surtout dans une entreprise comme celle-là. » Lui-même aurait fait « une école de journalisme en accéléré », tout comme Dominique Greiner, rédacteur en chef à La Croix, qui a fait quinze jours de formation « Écrire pour être lu ». Mais certains se sont trouvés confrontés à un manque d’adéquation a priori entre leurs compétences présentes et le milieu dans lequel ils arrivaient. Sébastien Antoni, journaliste, explique :

Moi, j’ai une formation universitaire et du monde de l’enseignement. Donc je suis arrivé ici dans un autre monde avec un langage à apprendre. […] Je me suis dit “Au secours, où est-ce que je suis ?” Et là, j’ai bénéficié de la bienveillance de mes collègues qui m’ont appris la grammaire, l’orthographe [rire] et tout ce qu’on voudra de ce langage nouveau d’entreprise et du domaine que j’explorais […]. Mais, de fait, on est vraiment jeté dans le bain tout habillé17.

15À première vue, cela apparaît comme un arbitrage en faveur de la dimension religieuse, qui peut influencer négativement la performance économique. Les assomptionnistes n’ont a priori pas de compétences spécifiques dans ce domaine professionnel, mais sont recrutés pour leur identité de religieux, donc pour le type de présence et de compétences liées à ce statut qu’ils vont développer dans l’entreprise. Le contrat de travail du rédacteur en chef religieux de La Croix spécifie en effet des tâches directement liées à leur statut de religieux : « Il est le garant de l’identité catholique du journal […]. Le rédacteur en chef, qui est religieux, l’est pour incarner le fait qu’il s’agit d’un journal catholique et non pas d’une obédience d’autre philosophie ou d’aucune philosophie18. » L’appariement entre le religieux et son travail ne se fait donc apparemment pas selon des critères de compétences objectives par rapport au poste donné. Le terme d’appariement « s’utilise en économie du travail pour désigner la mise en relation d’une demande et d’une offre d’emploi qui se correspondent exactement (expérience, lieu de travail, compétence, formation)19 ». Cependant, c’est un autre type d’appariement qui apparaît, où les compétences recherchées ne sont pas celles directement liées aux tâches quotidiennes du poste, mais au niveau supérieur de la stratégie de l’entreprise qui s’incarne dans le statut des religieux. Deux finalités de l’entreprise apparaissent donc ici. Celle, au premier degré, de fonctionnement économique qui se doit de répondre à une demande sur le marché pour vendre ses produits, et celle qui est le but religieux porté par la congrégation.

16Toutefois, Bayard ne vise pas seulement un public religieux et ne veut pas imprimer à l’entreprise une dimension uniquement religieuse. Michel Kubler explique : « Quand j’étais chef adjoint, la direction ne voulait absolument pas avoir un prêtre comme chef du service religieux, pour ne pas cléricaliser cette fonction […]20. » Il serait donc réducteur de penser que l’arbitrage concernant l’appariement des postes soit uniquement religieux ; d’autres stratégies, économiques et de positionnement sur le marché, entrent en compte.

17Pour autant, le choix de personnel religieux ne semble pas affecter la performance économique de l’entreprise. Serait-ce que l’opposition entre arbitrage religieux et arbitrage économique, décrite notamment par Max Weber, n’est pas valide ici ? Que ces deux dimensions sont réconciliées dans l’entreprise ? Cette opposition semble se résoudre en partie dans le fait que Bayard propose ce que Jörg Stolz appelle des « biens de consommation religieuse21 », que sont « les livres religieux, les magazines, CD’s, DVD’s, les objets dévotionnels et autres22 ». Seule une partie des publications de Bayard est explicitement religieuse, mais il appartient à l’essence même des autres d’être portées en arrière-plan par une congrégation religieuse. En ce sens, la présence de religieux dans l’entreprise est une valeur ajoutée pour l’entreprise et ses produits, même si celle-ci n’est pas toujours connue du public. Les assomptionnistes eux-mêmes considèrent actuellement cette présence comme essentielle : « C’est important que des assomptionnistes travaillent chez Bayard. Il y plusieurs niveaux de réponse : celui du corps, de l’ensemble de la congrégation. Un niveau personnel, aussi, pour moi. Mais aussi la notion de mission23. » De même, Dominique Greiner répond, quand je lui pose la question sur l’importance que le rédacteur en chef de La Croix soit un religieux à l’avenir :

Je pense que c’est une bonne chose tant que c’est possible. […] Bayard a un autre statut dans l’Église, de fait parce qu’il appartient à une congrégation. Et c’est bien que ce soit signifié ailleurs que dans l’actionnariat avec des religieux qui soient vraiment engagés dans les métiers. […] Ça me semble important, tant qu’on peut, que des religieux restent là pour signifier, à l’intérieur et à l’extérieur, la dimension ecclésiale de cette mission que nous assumons24.

18La spécificité de l’entreprise tient en particulier au fait que des religieux y travaillent. Il s’agit d’une identité irréductible et inimitable liée au charisme même – au sens sociologique du terme – des religieux en tant que religieux, statut de plus en plus rare dans la société sécularisée et en cela, exceptionnel. Nous rejoignons ici l’économie charismatique, que j’avais étudiée dans le cadre d’une étude sur la bière trappiste belge25, dans lequel la réputation du produit et sa spécificité sont fondées sur le charisme inimitable des producteurs, c’est-à-dire leur identité de moine. Ainsi, la présence d’assomptionnistes à Bayard change d’une certaine manière la substance même de l’entreprise.

19Même si cette présence appartient, comme le disait un assomptionniste en entretien à l’« ADN de l’entreprise », cela ne signifie pas que leur intégration avec les salariés laïcs se passe sans tension, du fait de leur statut particulier. Les assomptionnistes travaillant à Bayard ont trois particularités par rapport aux autres employés : ils appartiennent à la congrégation qui est actionnaire principal, ils obtiennent des postes dans l’entreprise sans passer par les étapes habituelles de recrutement et, enfin, sont religieux, parfois prêtres ordonnés.

20Du fait de leur nomination directe par l’actionnaire, la question se pose de leur légitimité :

Il y a le premier défi qui est celui de la légitimité. Parce qu’on sait que devant la porte il y a plein de gens qui attendent d’avoir un poste, etc. Nous, on arrive, on a un CDI immédiatement. Ce qui peut parfois, au cœur de l’entreprise, susciter des regards… Même si c’est accepté et que c’est traditionnel26.

21Si les religieux sont imposés aux salariés laïcs, eux-mêmes n’ont pas toujours choisi d’entrer à Bayard, mais y sont appelés. Ils peuvent refuser, comme l’a fait deux fois Robert Migliorini car, dit-il, il ne souhaitait pas se retrouver dans cette situation. Les religieux ont en effet, par rapport aux laïcs, un statut privilégié, notamment à une époque où il est difficile de trouver des emplois à durée indéterminée dans le monde du journalisme.

22En outre, les assomptionnistes appartiennent à « la famille de l’actionnaire » comme ils le disent, ce qui, pour certains salariés, constitue une position ambiguë. Robert Migliorini raconte :

Après deux ou trois jours, le chef du secteur du quotidien La Croix m’a dit “N’oubliez pas, n’oubliez pas, Migliorini, que vous avez été imposé”. […] On est considéré comme l’œil du Vatican tout de suite. […] Ils vous balancent ça tout de suite dès que vous arrivez. Alors moi, ça m’est égal […]. Mais il y a un peu ça derrière. Ça y est, l’œil de la congrégation, l’œil de l’actionnaire, le fils du patron. Le pire qu’on pouvait entendre ? Vous êtes le fils du patron, imposés, etc. On laisse faire, on laisse dire, mais il y a ce climat-là, même s’il ne faut pas absolument durcir la position27.

23Aux yeux de certains salariés laïcs, les religieux sont assimilés au pouvoir de l’actionnaire, ce qui peut engendrer des tensions. Enfin, les assomptionnistes sont des religieux, parfois prêtres ordonnés. Or, il est plutôt rare dans la société française actuelle que des religieux travaillent à des postes occupés aussi par des laïcs. En outre, l’exculturation du catholicisme28 entraîne une méconnaissance toujours plus grande par la société de la réalité des congrégations religieuses. Des réactions de salariés montrent que, d’une certaine manière, Bayard est « tombé dans le domaine laïc » aux yeux de la société, c’est-à-dire que son identité religieuse n’est pas connue d’emblée par le grand public et les religieux doivent y légitimer leur place. Sylvain Gasser, qui travaille dans la presse jeunesse, a fait cette expérience lors d’un comité de rédaction de J’aime lire :

Il y a une journaliste, une femme qui m’a demandé ce que je faisais là et si c’était valide que je sois présent comme religieux. Il a fallu que j’explique que j’étais en stage, comme n’importe qui. […] Donc, il y avait quand même ce petit soupçon, mais qui, globalement, par les nouvelles générations, n’a jamais été de mise29.

24Que signifie, pour les religieux, établir une relation de travail avec les employés laïcs ? Robert Migliorini affirme qu’ils ne sont pas « des missionnaires déguisés en professionnels ». L’option retenue ici est de mettre en avant la professionnalisation avant l’identité religieuse. Mais cela ne signifie pas que les salariés laïcs ne les perçoivent pas sous le rôle de religieux ou de prêtre. André Antoni explique :

Je peux avoir des gens qui viennent me voir pour quelque chose qui est de l’ordre de l’accompagnement pastoral. C’est très compliqué parfois, surtout si on est directeur général, de mélanger les genres. J’évite de le faire. Mais, en même temps, il va y avoir un décès dans une famille, on va avoir une parole de type pastoral. On a une posture, de toute façon, aussi comme un religieux prêtre. C’est une tension qui n’est pas évidente à gérer. Certains se voient davantage pasteurs, d’autres davantage professionnels, c’est quelque chose à réajuster30.

25Et il ajoute : « Il y a eu des religieux qui ont dit, notre légitimité est pastorale, d’autres disent non, notre légitimité est professionnelle. » Cette tension se retrouve dans le rôle des religieux comme journaliste, autant vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiale que des autres journalistes. Michel Kubler raconte qu’aux yeux des évêques, ils ne paraissent pas fiables, car journalistes. Inversement, les journalistes laïcs ont une confiance réduite en eux parce qu’ils sont prêtres31. L’identité professionnelle et religieuse demeure en tension constante, autant dans la manière dont les religieux vont la négocier pour eux-mêmes que vis-à-vis des autres et dans la manière dont ils sont perçus.

Bayard sur le marché de l’édition : pastorale et loi du marché

26L’économie des communautés religieuses est constamment à la recherche de l’équilibre entre les dimensions économiques et religieuses dans des arbitrages qui favorisent l’une ou l’autre des dimensions. Selon Pierre Bourdieu, « la vérité de l’entreprise religieuse est d’avoir deux vérités : la vérité économique et la vérité religieuse qui la dénie32 ». Ces deux réalités se retrouvent dans le vocabulaire employé par les assomptionnistes en entretien, par exemple : « Ça pose des questions sur le marché chrétien. Je prends le terme exprès, à la fois religieux et aussi d’entreprise33. » Les assomptionnistes jonglent ainsi entre les deux réalités de l’entreprise, affirmant plutôt l’une ou plutôt l’autre selon le contexte (voir figure 56).

Figure 56 : Courbe de maximisation des utilités religieuses et économiques.

27En tant qu’actionnaire principal, la congrégation, incarnée dans la personne du provincial joue un rôle économique central et conserve ainsi une part active dans les orientations données à l’entreprise. Emmanuel Rospide, ancien membre du directoire, explique : « J’essayais de vérifier, de rappeler sans cesse que l’entreprise dans laquelle on était, était une entreprise de presse catholique34. » Il ne s’agit pas simplement pour les religieux de produire des revenus nécessaires à leur subsistance, mais aussi de réaliser, par le biais de l’entreprise, leur vocation d’assomptionniste. Bayard n’est pas, en outre, un modèle d’économie externalisée comme observé dans le monde monastique, où peu de moines travaillent dans l’entreprise, mais où les dividendes font vivre la communauté. Depuis cinquante ans, ni la congrégation ni les communautés ne reçoivent de dividendes de Bayard. Comme le dit Didier Rémiot, qui a travaillé à la direction financière, cette entreprise « n’est pas une œuvre d’autofinancement » pour la congrégation. Seuls les salaires payés aux religieux employés chez Bayard rapportent des revenus aux communautés. Cela signifie donc que le but premier de l’entreprise pour la congrégation n’est pas économique, ce qui diffère cependant au niveau même de l’entreprise.

28Une caractéristique de Bayard comme entreprise congréganiste est en outre sa stabilité. Comme le souligne Patrick Zago, « le point fort, c’est que, d’abord, c’est une entreprise qui n’est pas une entreprise familiale, c’est le même actionnaire depuis le début […]. Il n’y a pas à transmettre le patrimoine35 ». Cette identité de l’actionnaire incarnée dans la congrégation offre à l’entreprise une stabilité hors norme. Les entreprises religieuses ont la particularité de s’inscrire dans le temps long36, autant dans celui déjà écoulé que celui qui s’annonce. Cela se retrouve chez Bayard :

J’ai aussi le souci de voir le long terme, soit dans l’avenir, soit dans le passé. Alors qu’on pourrait se dire, un directoire a un mandat de quatre ans et il remplit son mandat. Moi, j’ai une préoccupation peut-être davantage ancrée dans le long terme : qu’est ce qui se passe encore après ? Et avec aussi une mémoire du passé. C’est-à-dire, qu’est-ce qui s’était passé aussi il y a cent cinquante ans37.

29La déconnexion entre la congrégation comme actionnaire et la subsistance des communautés, dé-économise pour une part l’entreprise, même si, inversement, la congrégation a aussi dû parfois y investir des capitaux. Depuis décembre 2022, Bayard est devenu une entreprise à mission. « La loi Pacte a introduit la qualité de société à mission, permettant à une entreprise de déclarer sa raison d’être à travers plusieurs objectifs sociaux et environnementaux38. » Cette nouvelle forme juridique permet à une entreprise congréganiste de faire valider juridiquement ses deux niveaux de finalités, économique et religieux.

30Les termes de « mission » et « finalités » reviennent fréquemment dans les entretiens. Les objectifs de Bayard ne se situent pas seulement dans son but économique, mais aussi et surtout dans un but qui peut être qualifié de religieux. Comme l’affirme Emmanuel Rospide :

Bayard Presse veut assumer ou assume une mission spécifique. Cette mission était de promouvoir dans le dialogue de la société, ça, c’était très important, une présence chrétienne cohérente et continue, aussi large que possible, en accord avec la pensée de l’’Église ou les valeurs de l’Évangile39.

31Cette définition reflète directement les termes adoptés en 1970 dans la Charte de Grégy qui fixe les finalités de Bayard et réaffirme notamment la place des Augustins de l’Assomption au sein de l’entreprise, comme journalistes ou responsables, et non seulement aumôniers, comme la question en avait été posée40.

32La justification de Bayard se situe clairement dans son but non-économique. Emmanuel Rospide ajoute : « Bayard Presse est une entreprise qui ne fait pas n’importe quoi. Elle ne fabrique pas de yaourts, elle fabrique de la pensée et donc de la communication sociale. » L’identité de Bayard se construit aussi dans sa différence. Dominique Greiner explique :

Je pense que c’est la spécialité du titre d’avoir des lieux un peu phare ; il y a quand même une parole d’Église. C’est une parole d’Église et de le manifester aussi par la présence de personnes consacrées, cela donne une autre dimension. Il y a la presse catholique, ça peut être un journal chrétien, mais ce n’est pas un journal d’Église. Bayard a un autre statut, parce qu’il appartient à une congrégation41.

33Bayard est la mission incarnée dans une entreprise de l’Assomption envers la société ou, en tout cas, l’une d’entre elles. La forme entrepreneuriale n’est qu’un moyen pour atteindre un but qui se situe au-delà de l’aspect économique, au-delà de l’entreprise elle-même. La présence des religieux dans l’entreprise a alors pour fonction d’incarner cette spécificité de l’entreprise.

34Privilégier la dimension religieuse équivaut à accepter de faire des choix qui peuvent mettre en péril l’équilibre économique. André Antoni se pose ainsi la question : « On a par exemple La Croix qui perd de l’argent. Jusqu’où va-t-on financer et va-t-on considérer que c’est un investissement, et non pas une perte ou un déficit. J’ai toujours le souci que cela réponde à une réalité économique. Parce que ça permet aussi d’évoluer pour répondre aux besoins de l’époque.42 » Opter pour la dimension religieuse, c’est utiliser cette activité à fin de pastorale, en acceptant les coûts éventuellement engendrés. Inversement, par exemple, la revue Croire s’est arrêtée en 2020 car la perte était trop importante. En termes économiques (figure 57), l’utilité économique doit être maximisée pour permettre à l’entreprise, et indirectement à la congrégation, de vivre. En ce sens, l’utilité économique sert aussi l’utilité religieuse. Mais une activité très performante économiquement, qui vise le profit comme telle, perd de vue le but religieux et peut ainsi desservir l’utilité religieuse. L’inverse est aussi vrai. L’équilibre se situe dans une juste balance entre l’utilité religieuse et économique.

Figure 57 : Modèle des arbitrages entre religion et économie.

35C’est cet équilibre que recherche André Antoni dans l’unité des exigences économiques et religieuses :

Il peut y avoir dans l’entreprise des cadres supérieurs qui disent, pour financer des réalités économiques difficiles, nous allons développer du business par ailleurs. […] Par exemple, avec Notre Temps, vendre des produits en plus d’un entrepôt. Donc à côté d’une activité de média, on aurait une activité commerciale. […] Mon souci, c’est de faire qu’il y ait une sorte d’unité économique et de finalité43.

36Cet extrait d’entretien montre une opposition au divorce entre économie et religion. Selon Weber, celui-ci est apparu du fait de la rationalisation de l’économie :

L’économie rationnelle relève de l’activité pratique. Elle est orientée vers des profits qui naissent dans le combat d’intérêts que les hommes se livrent entre eux sur le marché. […] L’argent est ce qu’il y a de plus abstrait et de plus impersonnel dans la vie des hommes. Le monde de l’économie capitaliste, moderne et rationnelle, est né de là ; plus il suivait ses propres lois internes et immanentes, plus tout rapport concevable à une éthique de fraternité religieuse devenait difficile44.

37S’il ne s’agit pas, à proprement parler, de réintroduction de l’éthique de fraternité dans les échanges économiques à Bayard, il s’agit néanmoins de conserver autant que possible le sens de l’activité économique, ce qui la légitime. André Antoni ajoute : « J’ai peut-être plus le souci de veiller que c’est une entreprise qui a des finalités et que ces finalités doivent correspondre à une réalité d’entreprise. Il ne doit pas y avoir dans la maison des vaches sacrées et des vaches à lait. Sous-entendu, il y a des activités sanctuarisées. C’est un mot qu’on retrouve et qui peut poser question45. » De même, Emmanuel Rospide explique qu’en cas de conflit social, « il fallait d’abord résoudre les problèmes de l’entreprise avant de passer aux finalités définies sur les valeurs de l’Évangile46 ». Une santé économique et sociale globale de l’entreprise est nécessaire pour pouvoir atteindre les buts religieux.

38Toutefois, André Antoni admet que l’arbitrage religieux l’emporte parfois sur l’arbitrage économique, tout en demeurant dans un champ correspondant à la demande : « Effectivement, on va un peu sanctuariser du religieux et, en même temps, on va le faire avec un éditeur qui correspond aux attentes de nos contemporains47. » L’impératif de répondre à la demande requiert de faire constamment évoluer les offres. Ainsi André Antoni affirme, « si les gens ne nous achètent plus, c’est peut-être que nous ne correspondons plus à une attente ». Cela signifierait, dans le cas de l’offre de Bayard, que les produits à dimension religieuse qui ne fonctionnent pas ne pourront pas non plus atteindre le but religieux. Dans ce cas, une corrélation apparaît entre performance économique et efficacité religieuse. Il en découle que, pour atteindre son but religieux, l’entreprise doit trouver d’autres produits correspondant à la demande du marché. L’une de ces nouvelles orientations est celle du numérique. Dans ce domaine cependant, l’adéquation entre l’offre et la demande est particulièrement délicate. Ainsi, une offre de ressources en ligne pour les paroisses lancée en 2012 n’a pas trouvé son public, car était payante au milieu de nombreuses offres gratuites. La crise de la Covid-19 a subitement accéléré la demande d’offres religieuses en ligne. À la suite des réflexions menées pendant la pandémie, une application de prière et enseignement est née en mars 2022.

39Bayard est donc une entreprise qui vit entre deux réalités, tâchant de maintenir un équilibre entre les deux et devant, parfois, prendre des décisions qui favorisent soit la dimension économique, soit la dimension religieuse.

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40Comme entreprise congréganiste, Bayard est constamment soumise à la tension entre l’impératif religieux et l’impératif économique, qui se retrouve aussi au niveau personnel des assomptionnistes employés dans l’entreprise. Le fait que la congrégation ne touche pas de dividende de cette entreprise devenue multinationale assoit clairement un but qui dépasse l’économique et qui entre directement en résonnance avec le charisme et les finalités de la congrégation. Et pourtant, Bayard doit aussi être une entreprise économique qui se doit de constamment réinterroger sa pertinence sur le marché et d’adapter ses propositions en conséquence.

41Une question centrale que l’avenir pose à Bayard est celle, liée au recrutement de la congrégation, de la présence des assomptionnistes dans l’entreprise. La présence de religieux constitue la particularité intrinsèque et irréductible de cette entreprise. Dans quelle mesure pourra-t-elle poursuivre son œuvre de la manière actuelle si les religieux n’y sont plus présents ? Certaines entreprises monastiques confiées aux laïcs ne conservent que des moines dans le conseil de direction pour orienter les prises de décisions, mais il s’agit plus souvent de bière que de contenu culturel ou religieux. L’avenir de Bayard s’écrit aussi dans l’internationalisation que nous n’avons pas pu aborder ici, et qui concerne autant la congrégation que l’entreprise. Toutefois, celle-ci ne semble pas encore constituer une réponse satisfaisante à ces questions d’avenir.