Émile Gabel : « le théologien journaliste »

5Dans ce rapide aperçu historique, le nom d’Émile Gabel (1908-1968) s’impose de soi. Rédacteur en chef de La Croix de 1949 à 1957 – après avoir été professeur de théologie dogmatique à la maison d’études de Lormoy de 1934 à 1943 et directeur des éditions de la Bonne Presse en 1945, puis secrétaire général de l’UICP (qui deviendra l’Union catholique internationale de la presse, UCIP) de 1957 à sa mort – il a composé de nombreux articles et conférences sur la presse et le journalisme, sur l’opinion publique dans la société et l’Église et posé les jalons d’une théologie des médias et de la communication.

6Tous ses textes ont été réunis dans un volume publié à titre posthume3. Parmi ceux-ci, je retiens particulièrement sa conférence au cinquième congrès mondial de la presse catholique réunie à Vienne, début octobre 1957, intitulée « La presse catholique, pour quoi faire ? » Le « théologien-journaliste » – ainsi le qualifie Pierre Fertin4 – essaie de clarifier ce qu’on entend par « presse catholique » et de préciser le rapport de l’Église avec la presse. « L’Église peut-elle se compromettre avec la presse ? », s’interroge le religieux, relevant une apparente incompatibilité entre « le journal [qui] vit de l’éphémère » et « la foi [qui] vit de l’Éternel ».

7Pour sortir de « l’opposition révélée entre la nature du message et les postulats du journalisme moderne », une solution serait « d’envisager le quotidien sub specie aeternitatis, c’est-à-dire à la lumière de l’éternité », note-t-il, avant de dire en quoi une telle perspective est en réalité une impasse5. En effet, elle revient à faire de la presse un instrument pour transmettre aux hommes « le message du salut éternel, message d’une richesse et d’une force incomparables, message enfin que les hommes de toute nation et de toute époque doivent recevoir et accepter6 ».

8La critique du père Gabel vise une approche très instrumentale des médias confessionnels. Pour lui, la presse catholique n’est pas d’abord un outil missionnaire ou un auxiliaire de l’Action catholique pour former la conscience chrétienne de ses militants7. Si les gens achètent un journal, c’est pour s’informer. Mais le magistère a du mal à se départir de cette conception des médias. En témoigne l’encyclique Miranda Prorsus de Pie XII sur la radio, le cinéma et la télévision qui vient tout juste d’être publiée (8 septembre 1957). Le père Gabel en cite quelques lignes :

Elle [l’Église] a, pour des motifs plus impérieux que tous les autres, un message à transmettre aux hommes : le message du salut éternel, message d’une valeur et d’une force incomparables, message enfin que les hommes de toutes nations et de toutes époques doivent recevoir et accepter […] La mission de l’Église n’est pas directement d’ordre culturel, mais pastoral et religieux.

9Gabel réfute cette approche instrumentale parce qu’elle fait jouer à la presse un rôle qu’elle ne peut pas remplir du fait de ses moyens et de ses finalités propres :

On demande la plupart du temps à la presse catholique de tenir dans l’Église […] une fonction pour laquelle elle n’est pas faite. […] La presse catholique a une autonomie d’objets et de lois, non par rapport à la morale ou la hiérarchie mais par rapport à d’autres activités dans l’Église. Si on estime que la presse est un simple prolongement et un ersatz de la chaire, il arrive alors qu’un excès de zèle et un souci mal compris d’orthodoxie font peser sur elle une charge d’enseignements abstraits et de commentaires dogmatiques insupportables pour elle et inadaptés à la psychologie du lecteur d’un journal8.

10Pour le père Gabel, considérer la presse comme « un simple prolongement et un ersatz de la chaire », c’est se tromper lourdement sur le métier de journaliste et sur les raisons qui font qu’un lecteur achète un journal. Vouloir faire de la presse un instrument de la prédication, c’est en outre s’exposer à l’échec commercial.

11Gabel s’exprime en patron de presse qui connaît les contraintes économiques et qui a professionnalisé la rédaction de La Croix pour en faire un journal d’information et augmenter sa diffusion. Ces éléments étant posés, comment établir le pont entre foi chrétienne et journalisme, tout en respectant les méthodes et les finalités de la presse ? Pour cela, le père Gabel fait appel à un mot qui fait partie du vocabulaire journalistique : « l’événement9 ». Il en souligne la signification théologique :

Car le message chrétien est aussi, et peut-être devrions-nous dire fondamentalement, un événement. Il porte premièrement sur quelque chose qui se déroule dans le temps : l’histoire d’une personne et d’une œuvre. Les Évangiles et les Actes racontent ce qu’ont fait le Christ et les apôtres.

Ainsi, le message chrétien est d’abord la transmission d’une nouvelle, de la seule vraie et grande nouvelle qui ait jamais été annoncée à l’humanité et qui soit vraiment digne d’être proclamée. Il n’y a donc point d’opposition entre la foi et l’événement et par le fait même, entre le message et la presse10.

12C’est donc en puisant à la source du message chrétien – les Écritures – que le père Gabel dégage une voie pour sortir d’une opposition stérile entre foi chrétienne et journalisme. Il observe que l’Évangile n’a rien d’un message abstrait. Il transmet une vérité éternelle dans le temps en mettant en récit une personne et un agir concret : le journalisme confessionnel trouve en quelque sorte son fondement dans l’Évangile. Il n’y a donc aucune opposition entre la nature du message chrétien et les postulats du journalisme. Encore faut-il respecter les finalités et les méthodes de la presse :

Par sa tâche propre, le journaliste est en effet voué, non pas à proclamer la vérité en elle-même dans l’absolu de son essence métaphysique, mais bien plutôt à découvrir et à faire découvrir cette vérité dans son incidence sur les faits, dans son éclatement sous nos yeux au milieu des passions qu’elle engage et contredit11.

13En quelques lignes, le père Gabel désamorce la fascination que les milieux d’Église expriment souvent à l’égard des médias, attendant d’eux des choses qu’ils ne peuvent offrir :

La presse catholique ne peut transmettre ou plus exactement incarner le message qu’à sa mesure, à sa manière et selon ses moyens (…). La presse n’est qu’un instrument, un instrument puissant et efficace, autant qu’on le voudra. Mais l’instrument agit toujours selon ses finalités et ses lois propres. Si l’on ne se soumet pas à cette finalité et à ces lois, on fausse l’instrument, on rate l’effet, et on demande au journaliste de trahir son métier12.

14Qu’en est-il alors de la tâche propre de la presse catholique ? Gabel revient sur le mot événement13. Pour lui, le journalisme catholique a pour fonction « de porter un jugement chrétien sur l’événement profane, sur toute l’actualité, ou plutôt d’éveiller la conscience chrétienne à propos de l’événement14 ». Gabel affirme ainsi plusieurs choses.

a) Tout d’abord, la presse catholique n’est pas cantonnée à l’information religieuse. Elle s’intéresse aussi au monde profane, à tout ce qui touche la vie des hommes et des sociétés. Ce faisant, elle assume ainsi une fonction essentielle : manifester de manière concrète « que rien n’échappe à l’emprise de Dieu et de la grâce, et donc au magistère de l’Église, que l’homme, quoi qu’il fasse et quoi qu’il veuille, doit toujours orienter son action vers sa fin suprême qui est Dieu15 ». Le journalisme peut ainsi témoigner de façon incarnée d’une vérité essentielle de la foi, habituellement exprimée de manière impersonnelle, abstraite et froide.

b) La presse a une mission de formation des consciences chrétiennes. Son rôle n’est pas de dire ce qu’il convient de penser de tel ou tel événement, mais de permettre aux lecteurs de porter par eux-mêmes un jugement sur ce qui se déroule dans le monde. Elle contribue de la sorte à l’émergence d’une opinion publique dans l’Église16.

c) Le genre journalistique a ses limites. On ne peut donc pas attendre tout de lui. Dans le même temps, le journalisme est une école d’humilité. En effet, les professionnels des médias savent par expérience que la vérité qu’ils essaient d’approcher les dépasse. Pour cette raison, une pluralité des points de vue est souvent nécessaire, pour tendre vers une vérité que Dieu seul peut embrasser.

d) Cette humilité devant l’événement ne vaut pas que pour les journalistes : les responsables ecclésiaux doivent s’en souvenir lorsqu’ils s’expriment sur des événements profanes. « Tout cela nous alerte aussi, me semble-t-il, sur la difficulté et les risques à ce que la hiérarchie comme telle s’engage sur le terrain des opinions, des approximations, des choix que comporte inévitablement cette confrontation faite au jour le jour de l’événement avec le message », écrit le père Gabel17. La hiérarchie peut certes s’exprimer sur les événements de ce monde si elle le juge opportun, mais « il n’y a pas à vrai dire de pensée de l’Église, uniforme et officielle, sur chaque événement », souligne-t-il. Le théologien journaliste revendique la reconnaissance de l’autonomie du travail journalistique et d’un pluralisme de pensée au sein de l’Église. L’Église ne dit pas à l’ouvrier ou au patron catholique ce qu’il doit faire et penser : il doit en être de même à l’égard du journaliste. Et l’on comprend que si Gabel insiste sur ce point, c’est parce que la chose est loin d’être acquise en son temps et peut faire l’objet de tensions avec la hiérarchie.

Lucien Guissard : journaliste pour « rejoindre le vécu »

15Le père Lucien Guissard (1919-2009) a ceci de particulier qu’il a fait toute sa carrière à La Croix. Ce religieux d’origine belge y a travaillé de 1950 à 1987. Il a commencé avec les dossiers économiques et sociaux. En 1955, il prend en charge la critique littéraire à la demande du père Gabel18. Après l’éviction de ce dernier en 1957, le père Guissard devient rédacteur en chef adjoint au côté du père Antoine Wenger, avant de prendre la tête du journal de 1969 à 1974. Il passera ensuite le relais au père Jean Potin pour retrouver les pages littéraires de La Croix. De 1975 à 1986, il est également maître de conférences au département de communication sociale de l’université de Louvain où il donne un cours intitulé « Littérature et journalisme ».

16Le père Guissard a donc passé toute sa vie professionnelle comme journaliste à La Croix. Dans son autobiographie, il dit combien cette expérience l’a façonné comme homme :

Quand on s’est donné à un journal, par conviction et par bonheur de vivre l’existence passionnante qu’il vous offre, on le place au-dessus des petites histoires d’homme. Mon journal m’a appris cela en plus de tout le reste. Si je continue mon témoignage ici, c’est à cause de lui ; je suis ce qu’il m’a fait, jusqu’à une certaine profondeur19.

17Dans un article ultérieur tiré d’un collectif dans lequel des écrivains, des journalistes et des enseignants s’interrogent sur le rôle du critique littéraire, il confie encore ceci en parlant de lui à la troisième personne :

C’est par ce chemin, vraiment à un carrefour de son existence, que l’homme est entré dans l’histoire ; entendez : qu’il a commencé à ne plus exister en dehors des choses qui arrivent et qui n’arrivent qu’aux autres. Jusque-là il avait fait des études, excellent prétexte pour ne pas se mêler des affaires extérieures. […]. On lui a procuré l’outil de travail : une toute petite machine à écrire et il va se mettre à aligner des mots, des myriades de mots, pour essayer de faire savoir à des inconnus qu’il se passe des choses. (…) On peut pratiquer le journalisme toute sa vie sans prendre à cœur les événements ; à cœur, ai-je dit, parce que, pour ce qui est de la tête, ça fonctionne à plein, sous doute trop. On peut commenter l’histoire sans souffrir d’elle à titre personnel, ni s’en réjouir quand elle est belle. Le technicien de l’information peut se composer l’âme impassible du technicien…20

18À travers ces lignes, Lucien Guissard témoigne de la portée du travail journalistique, capable de transformer intérieurement celui qui s’y adonne, de le faire « entrer dans l’histoire ».

19« Le praticien de l’information comprend que rien d’humain, rien d’inhumain, ne lui est étranger », poursuit Guissard, dans une phrase qui fait implicitement écho au premier paragraphe de la constitution conciliaire Gaudium et spes pour qui « il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans le cœur des disciples du Christ ». Le journalisme est une manière de partager et de faire partager « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent [qui] sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ » (Gaudium et spes, n° 1).

20Pour Lucien Guissard, le journaliste n’est pas qu’un observateur froid ou un commentateur distancié des événements. Il est un protagoniste de l’histoire qui fait savoir à d’autres qu’« il se passe des choses » à l’égard desquelles on ne peut rester indifférent. Il en est aussi affecté. Le journalisme est ainsi une forme d’engagement, une activité qui contribue à renforcer les liens de solidarité entre les hommes, entre les peuples, et ceci vaut aussi pour le critique littéraire : « S’il fait ainsi figure de journaliste un peu à part, il n’aimerait pas qu’on se le représente installé quelque part dans une île, au milieu de ses livres, à l’écart des hommes et des choses », écrit Lucien Guissard21.

21Cette expérience singulière que fait le journaliste du monde échappe la plupart du temps à ceux qui réfléchissent de l’extérieur sur les médias. « Le journalisme est une profession peu réfléchie et, quand la réflexion s’instaure, elle est menée la plupart du temps par les universitaires, quand ce n’est pas par des amateurs qui croient connaître une profession parce qu’ils lui veulent du bien », relève Lucien Guissard22. « Nous sommes beaucoup à estimer que la parole sur la presse et les médias, sur la déontologie et sur les pratiques, ne doit pas être abandonnée aux universitaires, aux moralistes et aux censeurs. Ces derniers ont peut-être l’avantage de voir les choses de l’extérieur et de ne pas s’exposer au soupçon d’indulgence corporatiste ; ils ont surtout le désavantage de ne pas connaître la profession de l’intérieur et d’ignorer les conditions concrètes de travail », explicite-t-il dans l’introduction à un collectif réunissant des textes de « professionnels chrétiens », dont plusieurs religieux assomptionnistes (Bruno Chenu, Pierre Gallay, Yves Guillauma, Bernard Jouanno, Michel Kubler, Robert Migliorini, André Sève, Antoine Wenger23).

22Mais qu’en est-il de la presse catholique, et bien sûr de La Croix ? On trouve des éléments de réponse dans un texte paru en 1982 dans un collectif intitulé Dieu et les journalistes24. Le père Guissard commence par dire son regret d’un manque de travail réflexif sur les pratiques journalistiques, alors que la profession fait face à de nombreux changements : importance grandissante de l’information politique ; élargissement du champ d’investigation journalistique ; cloisonnement des catégories d’information ; rôle des agences de presse qui contribuent à une uniformisation des contenus… « On continue encore très largement à travailler comme si information moderne et journalisme classique étaient tout à fait synonymes », juge-t-il25. Les professionnels des médias eux-mêmes s’expriment peu à ce sujet, ajoute-t-il plus loin : « Les journaux parlent fort peu d’eux-mêmes, les journalistes écrivent et ne s’expliquent guère sur leur travail, les lecteurs reçoivent leur prose et on reste à ce rapport boiteux entre des gens qui idéalement devraient communiquer…26 »

23Tous ces changements ne peuvent pas être sans impact sur l’information religieuse et interrogent le projet d’un journal confessionnel. C’est ce que le père Guissard met en évidence dans la suite de son texte. Il défend la thèse selon laquelle l’information religieuse relève bien du « journalisme à part entière » et que donc l’informateur religieux a sa place à côté de l’informateur parlementaire ou de l’informateur économique… S’il souligne ce point, c’est parce qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Longtemps, l’information religieuse relevait essentiellement de la presse confessionnelle mais celle-ci n’était pas considérée comme une presse à part entière. Mais, poursuit Lucien Guissard, cette presse avait aussi sa part de responsabilité dans cette mise à l’écart :

Certains journaux catholiques, selon une conception volontiers apologétique héritée du siècle dernier, consacraient une large place aux événements et problèmes de l’Église catholique, aux prises de position de la hiérarchie et des groupements catholiques, publiaient des articles souvent longs qui tenaient plus de la prédication et de l’enseignement religieux que de l’information. Le reste de la manière journalistique restait alors secondaire.
L’idéal d’une presse comme vecteur de doctrine, comme outil de combat et d’éducation religieuse légitimait cette façon de faire du journalisme et il ne faut pas remonter très loin dans le passé pour en trouver encore l’écho prononcé ; c’était le temps de la presse catholique “école des adultes”, tribune de prédication populaire, moyen moderne d’évangélisation27.

24En quelques lignes, Lucien Guissard résume ce qui fut la trajectoire de la presse confessionnelle (dont La Croix) qui est sortie de sa marginalisation après avoir compris que l’information était devenue première et qu’elle offrait des chances « pour ouvrir les esprits, révéler les hommes aux hommes, découvrir le monde, susciter à partir de là une conscience chrétienne de l’historique et de l’humain28 ». Cela signifie aussi que l’information religieuse ne peut être cantonnée à l’institutionnel, ce qui ne veut pas dire qu’elle doit négliger cet aspect.

25Ce déplacement de l’intérêt journalistique vers ce qui est moins institutionnel est aussi une manière de répondre aux intérêts des lecteurs : « La raison est simple et va dans le sens du vécu : les gens trouvent là des sujets de réflexion qui rencontrent leurs propres recherches, leurs propres drames29 », explique le père Guissard. Il s’agit donc de se départir d’une presse standardisée qui se contente des dépêches d’agence pour traiter l’information :

On n’y parvient que dans la mesure où on a des moyens (en homme et en argent) ; on y parvient un peu, même avec des petits moyens, quand on a des idées ; je veux dire : des idées journalistiques. Le souci d’aller vers la vie réelle des gens, vers ce qu’ils vivent, le souci de donner la parole à ceux qu’on n’interroge jamais, est une voie pour trouver des idées. Il y faut l’attention à ce qui se passe en marge des “événements” ; il faut se mettre en chasse du non-dit, de l’histoire cachée, discrète, enfouie, qui est celle de tout le monde et non plus celle du vaste monde. […]
Cela vaut pour l’information religieuse. À côté de ce qui se dit dans l’Église par la voix du pape, des évêques, des responsables de tous ordres, à côté des actions de mouvements, il y a ce qui se vit, parfois en parfaite consonance avec l’institution, parfois selon un écart plus ou moins large. Les formes de communautés, les groupes divers, les courants de pensée à l’intérieur de la communauté croyante, les formes de la prière, la localisation de la vie ecclésiale, le rôle des leaders d’opinion mais pas seulement des ténors à audience internationale, tout cela provoque l’enquête de l’informateur religieux30.

26En matière de religion, comme dans les autres secteurs de l’information, il s’agit donc de « rejoindre le vécu », sans pour autant s’enfermer dans l’anecdote, car le fait religieux « provoque à l’interrogation sur le “religieux” en lui-même, sa spécificité, son impact actuel, ses manifestations, son intervention dans le type de culture qu’engendre la suprématie de la technique, de la rationalité, de la sécularisation », écrit le père Guissard31.

27Au passage, il repousse l’idée selon laquelle l’informateur religieux ne disposerait pas de l’espace de liberté nécessaire pour exercer correctement son métier, notamment quand il travaille dans un média confessionnel ou que lui-même appartient à une confession. Il y répond en invitant à une clairvoyance sur le fonctionnement du système médiatique dans son ensemble :

Il faudrait pour le moins se poser des questions semblables à propos des autres “inféodations” de nature idéologique et il serait piquant d’analyser le degré de liberté réelle dont peuvent bénéficier les journalistes où qu’ils soient : il y a des pressions de groupe qu’on n’avoue guère, des autocensures partout, des accommodements avec la ligne générale d’un journal, des alignements discrets, des négociations quotidiennes à l’intérieur d’une rédaction pour ce qu’on écrira et ce qu’on n’écrira pas32.

Bruno Chenu : le « journaliste-théologien »

28Le père Bruno Chenu (1942-2003) est d’abord un théologien spécialisé en ecclésiologie. Il a passé neuf années à la rédaction en chef de La Croix (1988-1997) « en tant que chargé de l’orientation doctrinale et éthique du journal », explique-t-il dans une réflexion sur le « Journaliste-théologien dans une Église chahutée ». C’est sur ce texte que je voudrais m’attarder33. Chenu illustre son propos d’exemples concrets d’actualités ecclésiales sur lesquelles il a eu à prendre position comme éditorialiste, comme au moment de la publication de l’encyclique Veritatis Splendor sur la morale en 1993, de l’affaire Gaillot en 1995 ou encore l’enlèvement des moines de Tibhirine en 1996.

29Le père Chenu commence par relever le hiatus qui peut exister entre l’Église et le journalisme. Il met en évidence la difficulté de la tâche du journaliste catholique qui veut rendre compte de la vie de l’Église. Une Église qui, « en tant qu’institution se méfie plutôt d’un métier qui a quelque difficulté à faire la distinction entre le privé et le public, qui traque l’insolite et le ‘‘sensationnel’’ et donc valorise les comportements marginaux, et qui ne s’embarrasse pas des subtilités de la doctrine et de la théologie34 ».

30Cette même Église estime que « l’information est au service du témoignage. Dès lors, quand le journaliste n’entre pas dans cette perspective “missionnaire”, il est accusé de malveillance, quand ce n’est pas de malhonnêteté ». Mais, poursuit Bruno Chenu, la difficulté se redouble pour le journaliste catholique quand il doit « éditorialiser sur un événement dans l’immédiateté de la sortie d’un quotidien », un exercice particulier avec ses contraintes propres. Partant de sa propre expérience d’éditorialiste, Chenu dégage trois grandes convictions qui l’ont guidé dans son travail à La Croix. Elles concernent le rapport à l’Église, à la vérité, au titre lui-même.

31Chenu était un ecclésiologue. On ne s’étonnera donc pas qu’il pose en premier une conviction au sujet de l’Église. Une « idée » non pas personnelle, mais reçue du Concile Vatican II et à laquelle il « essaie d’être fidèle » :

L’Église est d’abord sacrement de salut, peuple de Dieu dans le monde, expérience de communion, avant d’être structure hiérarchique et parole autoritaire, selon l’ordre même des chapitres de la Constitution conciliaire Lumen Gentium35.

32Chenu insiste pour dire que « l’Église n’est pas sa propre origine ». Elle est « initiative de Dieu, communauté rassemblée, communauté envoyée au service des hommes. L’Église est toujours ce mouvement qui part de Dieu et qui va jusqu’aux extrémités de la terre en suscitant des communautés de disciples36 ». « Même si le fait ne tombe pas sous le coup de l’évidence journalistique, il faut reconnaître dans l’Église l’émergence, la visibilité de la volonté de salut de Dieu37 », poursuit le théologien bien conscient des limites de l’exercice journalistique pour appréhender cette réalité. Mais il continue en mettant en garde contre une manière de parler de l’Église uniquement en termes de communion, ce qui peut être une manière de faire taire toute critique, de passer un peu vite sur les difficultés qui marquent la vie de l’Église, « qu’il s’agisse de la pratique de l’autorité, des formes de rassemblement, de la gestion du pluralisme des convictions ou du rapport déjà signalé entre primauté et collégialité38 ». « Nous voulons susciter la communion la plus grande possible, quitte à faire passer l’unanimité fusionnelle avant la vérification évangélique39 », met en garde le théologien qui voit là un enjeu pour le journaliste. Celui-ci, en raison même de l’amour qu’il porte à l’Église, est parfois appelé à appuyer là où ça fait mal. Quitte à susciter l’émoi en plus haut lieu : il donne quelques exemples d’éditoriaux « musclés » qui ont offusqué certains et qu’il met au défi de dire en quoi ce qu’il a écrit est erroné40.

33Sa deuxième conviction concerne le rapport à la vérité. En arrière-fond, il a la suspicion déjà évoquée par Lucien Guissard selon laquelle le journaliste chrétien ne serait pas vraiment libre dans son expression. Bruno Chenu, s’appuyant sur l’Écriture, notamment saint Jean, remet les choses dans l’ordre : « Le quatrième Évangile nous invite à remonter de la liberté à la vérité. Car nous ne sommes pas libres à l’égard de la vérité. C’est la vérité qui est la racine et la règle de la liberté41. » Et, plutôt que de s’interroger de manière abstraite sur ce qu’est la vérité, le journaliste dit préférer se demander constamment : « Où est la vérité ? » Il vaut la peine de laisser parler Chenu un peu plus longuement :

À mes yeux, cette vérité est à chercher à l’intersection des événements et des personnes, dans la fidélité aux valeurs du Royaume (Ga 5, 22). La vérité est toujours l’impact du Règne de Dieu dans l’histoire [...] La vérité est de l’ordre de la promesse, mais elle exige que nous mettions tout en œuvre, et notamment ce qui nous est déjà donné, pour en discerner les arrhes dans le moment présent.
[…] Ainsi, pour travailler le moins mal possible au service de la vérité faut-il se laisser “informer” par la vérité de l’Église, par la vérité que vit l’Église à travers ses communautés... et sa parole officielle. Il faut consacrer du temps à s’imprégner de ce qui se vit et se dit dans l’Église catholique et plus généralement dans l’expérience chrétienne. Il ne s’agit pas de rassembler des lecteurs sur le plus petit commun dénominateur possible. Il s’agit plutôt de les tirer vers le haut, de leur faire pressentir une vérité plus grande que celle qu’ils croyaient tenir42.

34La troisième conviction, qui tient compte des deux premières, concerne le rôle de La Croix. Bruno Chenu insiste sur la dimension ecclésiale du journal, avec des mots particulièrement forts et en s’appuyant sur des propos épiscopaux :

 La Croix c’est l’Église dans sa vitrine. Voilà un journal qui donne à voir l’Église comme de Dieu, avec sa vitalité souvent insoupçonnée mais aussi ses limites. [...] La Croix, ? c’est aussi l’Église dans le monde de ce temps. […] Ce qui oblige à faire un sérieux travail de discernement, que ce soit au niveau éthique avec l’évolution des mœurs, que ce soit au niveau religieux avec par exemple, le phénomène inquiétant des sectes. [...] Finalement, j’aime considérer La Croix comme une sorte de synode permanent dans l’Église. [...] Notre désir le plus profond est que puisse s’exprimer dans nos colonnes le sens de la foi (sensus fidei) qui habite le peuple chrétien tout entier43.

35Cette insistance sur le caractère ecclésial de La Croix et de son rôle dans la société fait comprendre en creux les tensions ou les malentendus que le titre peut susciter, tant on attend de lui des choses qu’il ne peut offrir. Depuis le temps du père Gabel, il y a des incompréhensions persistantes qui peuvent être source de tensions avec une partie du corps épiscopal ou certains groupes ecclésiaux. Et d’une certaine manière, Bruno Chenu écarte la question de savoir si La Croix est fidèle à l’Église. Cela ne fait aucun doute : La Croix est d’Église et cela l’oblige. Elle doit aider l’Église à être fidèle à sa mission, quitte à devoir se montrer parfois critique. Elle doit aussi aider l’Église à être plus synodale en facilitant le dialogue en son propre sein. Ce qu’elle fait en étant un lieu de débat, qui donne accès aux opinions des autres. Il s’agit d’une lourde responsabilité, reconnaît le « journaliste-théologien ».

* * *

36Émile Gabel, Lucien Guissard, Bruno Chenu ont en commun d’être venus au journalisme par obéissance religieuse et d’avoir totalement investi le métier. Bien que dotés d’une bonne formation en théologie, aucun d’entre eux n’a produit une pensée systématique en théologie de la communication ou des médias. Leur contribution se présente plutôt sous la forme d’écrits de circonstances – conférences, colloques, participation à des ouvrages collectifs – dans lesquels ils expriment leurs convictions sur le métier de journaliste, sur le rôle de la presse catholique, sur ses relations avec l’Église institutionnelle.

37Tous les trois se situent en professionnels de la presse écrite. Ils disent l’intérêt et la grandeur de l’exercice journalistique, mais ils en savent aussi les limites et les contraintes : un journal ne peut pas offrir autre chose que ce pour quoi il est fait, informer le lecteur qui l’achète. Une telle perspective rompt avec une conception instrumentale des médias prégnante dans certains milieux d’Église. Les textes de Gabel, Guissard et Chenu peuvent d’ailleurs être lus comme des tentatives d’explication à ce sujet. En effet, en les lisant, on comprend qu’ils ont fait face à des incompréhensions, journalisme et christianisme ne faisant pas toujours bon ménage aux yeux de certains. Ils essaient donc d’écarter les sources de malentendus. Pour eux, la presse confessionnelle ne peut pas être un instrument au service d’une finalité qui n’est pas directement ou spécifiquement la sienne, comme l’évangélisation. Et si elle donne une place conséquente à l’information religieuse, et la traite avec la même liberté et la même compétence professionnelle que pour les autres rubriques, elle ne s’y cantonne pas. Tout ce qui concerne la vie des hommes la concerne.

38Les trois auteurs abordent la question du rôle de la presse confessionnelle et partagent l’idée qu’elle sert l’Évangile en assumant sa mission propre qui est de chercher, jour après jour, à découvrir la vérité dans les « événements » de ce monde (Gabel), en « rejoignant le vécu » des hommes et des femmes de ce temps (Guissard), en se situant « à l’intersection des événements et des hommes » (Chenu). Elle sert aussi l’Église en favorisant l’émergence d’une opinion publique en son sein et en dialoguant avec la société. Un dialogue que Gabel, Guissard, Chenu et bien d’autres assomptionnistes à Bayard ont essayé de tenir à la fois comme religieux et comme journalistes et qui suffit à justifier la poursuite de l’engagement de l’Assomption dans les médias.