Classer par âges : les exemples de Pomme d’Api et Notre Temps

5Tout éditeur de presse ou de livres a besoin de distinguer et structurer sa production au fur et à mesure que le nombre de publications augmente ou que son fonds grandit. La Bonne Presse puis Bayard Presse ont développé une grande agilité en la matière. En effet, en 1900, la Bonne Presse publiait déjà une vingtaine de titres parmi lesquels le pionnier Le Pèlerin, le quotidien La Croix ou l’hebdomadaire pour enfants Le Noël. Malgré les guerres, la première moitié du xx^e siècle fut prolifique, parfois avec des titres de courte durée car circonscrits à un contexte de guerre, comme Jean et Paul adressé aux garçons et Marie-France aux filles (1941-1944), mais aussi avec d’autres plus pérennes comme La Documentation catholique, qui débute en 1919 et qui est encore publiée. En 2023, le Groupe Bayard déploie quarante-neuf marques de presse en France. Preuve d’un renouvellement incessant, toutes sauf six (Le Pèlerin, La Croix, La Documentation catholique, Panorama, Pomme d’Api et Notre Temps) sont nées après 1969 et donc sous l’enseigne Bayard Presse. Les décennies 1970, 1980 et 1990 furent les plus créatives, avec une vingtaine de nouveaux titres pour les deux premières et trente nouvelles publications tout au long des années 1990. L’année 1977 marque le record de la maison avec pas moins de six nouveaux titres (J’aime lire, La Croix Campus, La Foi d’Aujourd’hui, Le Monde de la Bible, Le Nouvel Age et Les pages de l’évènement).

6Certes, la prolifération des publications à partir de 1970 coïncide avec un changement important de l’entreprise – le passage de la Bonne Presse à Bayard Presse (1969). Elle s’insère toutefois dans un contexte général de diversification et de segmentation des publications dans le champ de la presse. L’historienne des médias Claire Blandin explique qu’on observe à partir des années 1950 de nouvelles formes de consommation culturelle en lien avec d’autres industries comme la radio, le disque ou la télévision qui eurent un impact sensible sur la presse écrite, en particulier sur la presse magazine. Elles donnèrent lieu à la fin des années 1960 à de nouvelles formules rédactionnelles qui cherchaient à cibler de nouvelles catégories de population ou strates d’âges, définies par l’imbrication des médias et l’émergence de sous-secteurs culturels répondant à des logiques économiques propres. La presse à destination des enfants et jeunes se trouve au cœur de cette évolution du monde médiatique8.

7En 1966, la Bonne Presse renouvelle profondément ses publications pour la jeunesse avec le magazine Pomme d’Api. Ce magazine inaugure un tout nouveau département presse jeune encore fragile, mais rapidement soutenu par le succès tant économique que symbolique de ses titres : Okapi en 1971, Les Belles Histoires en 1972, Point de Repère en 1973, ou encore J’aime lire en 1977. Le collectif Assomption-Bayard Presse écrivait en 1977 au sujet de la presse jeune et de manière confidentielle :

L’entreprise est bien consciente qu’elle a tout intérêt à avoir un éventail de publications qui se suivent. Cela évite le risque de perdre des lecteurs lorsqu’il y a solution de continuité entre les tranches d’âge. Le rattrapage des lecteurs coûte extrêmement cher. On a calculé que l’on pourrait faire une économie de 500 millions de centimes par an si l’on arrivait à faire un chaînage continu9.

8Au sein de l’entreprise, l’argument économique est mis en avant pour justifier le chaînage, mais pour comprendre pleinement ces classements, il faut articuler l’argument économique à d’autres facteurs tant endogènes qu’exogènes.

9À la fin des années 1960 se cristallise dans la société française un véritable changement dans la définition de l’éducation et de l’enfance. Face à une conception plus traditionnelle de l’enfant comme un esprit à former, dorénavant il faut l’aider à construire son caractère par le moyen d’une éducation, pas seulement intellectualiste, mais aussi corporelle, artistique et sociale. Sa personnalité se forme par étapes. La psychologie du développement, alors en cours d’institutionnalisation, appelle à un découpage des âges défini scientifiquement, fortement inspiré des principes de l’éducation nouvelle. À chaque découpage correspondraient différents états psychologiques et par conséquent des compétences (d’apprentissage), des préoccupations et des besoins particuliers10. Jean-Claude Chamboredon expliquait qu’une « tranche d’âge socialement définie et cristallisée en classe d’âge fonctionne ainsi comme un marché et une sphère d’action ouverte à la compétence d’agents de socialisation qualifiés et définis par la correspondance avec cette tranche d’âge11 ». Dès lors, dans un contexte éditorial de récession, des éditeurs de livres et de presse saisissent cette opportunité pour s’introduire dans un secteur jeunesse restructuré par les nouvelles définitions de l’enfant, construites sur le développement de compétences par cycles. La structuration de la production s’en trouve modifiée, cloisonnée dans de nouveaux segments12.

10Pomme d’Api constitue un bon exemple de ces nouveaux produits pour la jeunesse. Yves Beccaria souhaitait s’adresser au marché à grand potentiel des enfants d’une école maternelle encore sous-investie par l’État, mais acclamée, du moins dans les discours, comme une institution fondamentale dans la formation de la personnalité de l’enfant et comme un lieu ouvert à l’innovation pédagogique13. Yves Beccaria chargea Anne-Marie de Besombes, jeune journaliste et partisane des principes de l’éducation nouvelle, de faire des recherches en vue d’un magazine destiné « aux enfants qui ne savent pas lire14 ». C’est ainsi que vit le jour Pomme d’Api, destiné aux enfants de 3 à 7 ans, et non aux 3-6 ans correspondants au cycle de l’école maternelle. Cette année d’écart, qui peut sembler anodine, répond toutefois à un principe proprement catholique. En effet, l’Église préconise de commencer la catéchèse à 7 ans, âge qui « correspond à celui qui, dans les documents de l’Église, est appelé l’âge de raison ou de discrétion15 ». Il ne faut pas oublier que Pomme d’Api naît d’un partenariat entre la Bonne Presse et le Centre national de l’enseignement religieux (CNER), qui intervient particulièrement dans l’élaboration des pages religieuses16. La tranche 3-7 ans de Pomme d’Api s’accorde ainsi parfaitement à l’âge de l’éveil à la foi.

11De même que la maison de la rue Bayard fut pionnière dans la publication en France d’une presse pour la petite enfance, elle le fut aussi dans la presse destinée aux personnes âgées, avec la parution en 1968 du titre Notre Temps. « La vie commence à 60 ans17 », ainsi démarrait l’éditorial du premier numéro du magazine estampillé « interdit au moins de 50 ans ». Avec Notre Temps, Bayard Presse participe amplement aux processus de représentation et de dénomination de cette nouvelle classe d’âge18. Très tôt, la rédaction eut pleinement conscience de ce rôle et l’assuma comme une mission à part entière :

Avec 1971, Notre Temps entre dans sa troisième année. C’est peu et c’est pourtant beaucoup. Un fait est maintenant certain, Notre Temps a réussi à s’imposer dans ce vaste marché de la presse, et il a déjà rendu un immense service en contribuant, dans notre pays, à mieux définir ce qu’est le troisième âge19.

12Le sociologue Vincent Caradec a mis en exergue l’évolution des nomenclatures et définitions de la vieillesse dans la société française : au concept de « troisième âge » diffusé dans les années 1960 et 1970 et relié à une « éthique activiste » des personnes à la retraite, se substitue au début des années 1990 la catégorie de « seniors », propre au monde du marketing et associée à une classe sociale économiquement aisée et présumée plus dynamique20. Les choix des sujets publiés et le vocabulaire des articles de Notre Temps sont à la fois témoins et partie prenante de ces évolutions. Le journal souhaite faire prendre conscience à ces nouveaux publics de leurs droits économiques, civiques et politiques, en même temps qu’il se présente comme « le journal de la retraite heureuse » afin de promouvoir « une image dynamique et optimiste des plus de soixante-cinq ans21 ».

13Partant, Bayard Presse fait figure de pionnier et anticipe bien souvent les divisions successives de la vieillesse : en novembre 1977 « un nouveau journal pour un nouvel âge » voit le jour. Le Nouvel Âge vise à donner voix à un nouveau public, le dénommé « quatrième âge22 ». Cette dernière catégorie, peu répandue, a disparu complètement au fur et à mesure de la diffusion de l’expression « personnes âgées dépendantes » tout au long des années 1980 et 199023. Le Nouvel Âge eut une vie très courte, à peine un an et demi, peut-être car il fut trop novateur. Mais Bayard Presse ne compta pas s’arrêter là et publia en 1980 Professions 3^eme âge : la maison ciblait ainsi non pas un public d’un certain âge mais les professionnels liés « au grand âge » afin de « se communiquer de bons tuyaux ou des erreurs à éviter24 ». Néanmoins, le sort réservé à ce magazine fut tout aussi bref, s’arrêtant définitivement en 1983. La division senior de Bayard, qui prend ce nom à la fin des années 1980, tente avec différentes formules de s’adresser aux différents âges de la vieillesse, avec plus ou moins de succès. Citons par exemple le magazine Vermeil (1984-2007) qui incorpore un caractère ouvertement spirituel pour le « grand âge », Entourage (1994-2000) qui renouvelle l’idée d’un magazine destiné à « ceux qui ont à s’occuper des personnes dépendantes » ou encore Bel âge (1999-2001) qui cible spécifiquement les plus de 70 ans25. La dernière tentative de l’entreprise a été de réaliser subtilement, mais non sans problèmes, deux versions de Notre Temps, une « Junior » et une « Senior » (2011-2021).

14« Faut-il segmenter ? Spécialiser ? Tenir compte de la pluralité des “âges” du senior ? Le concept est-il désormais trop large26 ? », s’interrogeait le conseil de surveillance de Bayard Presse en mai 2005. En effet, deux problèmes s’imposent : d’un côté, le « senior » s’est largement diffusé en France, se substituant presque complètement aujourd’hui à l’expression « personnes âgées27 » ; et d’un autre côté, Bayard Presse ne peut que constater la porosité entre catégories et la difficulté à définir des tranches d’âge avec des caractéristiques précises. De la plus petite enfance jusqu’au plus grand âge, Bayard a voulu déployer un chaînage le plus complet possible, à tel point que Roger Lavialle, qui fut un des fondateurs de Notre Temps et directeur général de Bayard, « estime que nous sommes très marqués (trop) à Bayard Presse par la division de nos champs d’intervention selon le critère de l’âge du public concerné28 ». Mais, au-delà de la segmentation et du chaînage des publics, ces questions pointent du doigt une des problématiques-clés pour une maison de presse et d’édition : comment classer sa production afin de la distinguer dans un marché hautement concurrentiel ?

15Les agents de chaque champ ou sous-champ classent leur production, et ce faisant, ils classent les publics et se classent eux-mêmes. En segmentant ses publications et ses lecteurs, Bayard se place comme un agent du champ de la presse où la division est devenue la règle. Mais il répond également à l’objectif fixé par son actionnaire, car pour toucher un maximum de publics, il faut d’abord les identifier, et c’est seulement en les distinguant qu’on évite l’oubli ou l’abandon. Classer ne signifie pas pour le Groupe Bayard une spécialisation de l’entreprise, mais, bien au contraire, une diversification du groupe avec une spécialisation des publications. L’enjeu théologique pousse l’entreprise à l’innovation, parfois dans des secteurs qui lui sont inconnus29, et la conduit aussi à prendre des risques insoutenables d’un point de vue économique. On observe ainsi la « dénégation économique » qui caractérise certains acteurs des marchés des biens symboliques30. Partant, la dimension idéologique est primordiale dans l’entreprise. On retrouve cette prévalence de l’idéologie sur l’économie surtout pour les maisons d’édition situées au pôle de production restreinte, mais aussi pour quelques maisons d’édition appartenant au pôle de grande production, en particulier celles qui sont entre les mains de congrégations catholiques ou encore certaines maisons d’édition politique31. Cela explique l’extraordinaire prolifération des titres chez Bayard, parfois rapidement voués à l’échec ou abandonnés à l’état de la conception.

16Nous avons jusqu’ici mis en évidence les conditions historiques et sociales qui définissent chez Bayard les classements par âge. Il est temps maintenant d’analyser la manière dont ces classes d’âge s’imbriquent avec d’autres formes de classement et nourrissent, au sein de l’entreprise, des schèmes classificatoires qui « reviennent toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit se tenir à sa place32 ».

Schèmes classificatoires et hiérarchisation des publications

17Le père Paul Charpentier, directeur général adjoint de Bayard (1975-1985), écrivait dans un document datant du 3 avril 1981 et destiné au comité de direction générale :

Vers l’an 2000 BP n’a plus un public mais des publics, il y a des « marchés », différenciés par l’âge, de l’enfance à la vieillesse, par la condition sociale : toutes catégories inégalement atteintes, il est vrai, par la pratique religieuse, et la « non-croyance », enfin par des hommes et des femmes se regroupant sous toutes les couleurs de l’éventail politique des Français33.

18Les oppositions sociales les plus fondamentales sont souvent exprimées et appréhendées, expliquait Pierre Bourdieu, à travers « les couples d’adjectifs antagonistes communément employés pour classer et qualifier les personnes ou les objets dans les domaines les plus différents de la pratique34 ». L’identification des publics de Bayard laisse entrevoir un système de représentation symbolique qui adosse le jeune et le vieux, l’homme et la femme, le riche et le pauvre, le catholique et l’athée, le néophyte et le passionné, le rural et l’urbain, etc. Ces binômes opposés témoignent de positions hiérarchiques, et par la même occasion, ils rendent compte de « la relation qui les unit, c’est-à-dire le processus d’évolution (ou d’involution) conduisant de l’un à l’autre35 », par exemple de l’enfance à la vieillesse. En outre, ils se manifestent souvent dans le langage par des rapports d’affinité ou de correspondance, comme nous pouvons le constater dans le texte suivant publié par La Croix en 1888 :

On croit aisément qu’on réussira sans difficulté, si on commence à offrir le journal dans les quartiers riches, aux familles chrétiennes, à tous ceux qu’on désigne généralement sous le nom de conservateurs. C’est une erreur. Il faut commencer la distribution de La Croix dans les quartiers les plus pauvres, et l’offrir à tous les ouvriers quels qu’ils soient36.

19Riche-chrétien-conservateur, pauvre-ouvrier : ces schèmes classificatoires ou structures de perception de l’ordre social, constitutifs de l’habitus, énoncent de la manière la plus élémentaire les divisions sociales, les légitimant et souvent les naturalisant. Les schèmes classificatoires servent ainsi à assigner des places dans l’ordre social37. Dans certains contextes, ils passent de classements cognitifs – la fonction de perception individuelle – à des systèmes de classification – le travail d’organisation « objectif » du monde (individus, choses…)38. Annick Percheron et René Rémond ont par exemple étudié les systèmes de classification produits par l’État-providence pour organiser la masse des citoyens à travers leurs âges dans les domaines scolaires, militaires, politiques ou salariaux, ce qu’ils ont appelé la « police des âges39 ». De la même façon, Marion Fourcade et Kieran Healy ont étudié les systèmes de classification très sophistiqués utilisés par les banques étasuniennes pour classer leurs clients au moment de la demande d’un crédit40. Or, dans l’économie des biens symboliques, les classements des publics restent souvent de l’ordre de schèmes classificatoires et, dans les cas où ils donnent lieu à des systèmes de classification fondés sur des « principes explicites et explicitement concertés41 », ils ne sont pas toujours communiqués ouvertement. C’est pourquoi, quand un lecteur réalise qu’il fait l’objet d’une classification à laquelle il n’a pas consenti ou qu’il pense se retrouver classé à une place à laquelle il ne se considère pas appartenir, la réaction peut être violente et s’exprime souvent par un sentiment de trahison. En témoignent les nombreuses lettres envoyées par les lecteurs de Notre Temps quand ils s’aperçoivent qu’il existe deux versions du magazine :

En décortiquant le magazine, j’ai pu lire, en tout petit, qu’effectivement certaines pages étaient volontairement différentes en fonction du lectorat ! J’en suis très étonnée et même choquée.
Sur la base de quoi vous permettez-vous de faire des « classements » de vos abonnés ? Sur quels critères : âge, revenus, sexe, locataire ou propriétaire, ville ou campagne ? Que savez-vous de ce qui peut intéresser les uns ou les autres ? […] Votre façon de sélectionner les gens me dérange beaucoup et me fait penser à une sorte de discrimination42.

20En outre, la prise de conscience du décalage entre différents schèmes classificatoires s’avère souvent douloureuse ; ce qu’on peut constater par exemple avec l’échec du projet de publication Alma43, dont le public visé était décrit de la manière suivante :

Femme de 25 à 35 ans, avec enfants ou désir d’enfant, travaillant pour les 4/5 d’entre elles, cherchant un progrès et un équilibre dans tous les aspects de leur vie y compris leur vie personnelle. Niveau d’études les 3/4 ayant le niveau bac. Diffusion majoritairement grand urbain et villes de plus de 100 000 habitants et femmes moteurs en milieu rural et ouvrier44.

21Le directoire n’avait aucun doute sur la faisabilité du projet :

La décision relative à Alma est la première que le directoire ait à prendre, elle est donc très importante. Au cours des lancements réalisés depuis 10 ans, nous n’avons jamais été aussi bien « bordés » que cette fois-ci. Si nous ne prenons pas une décision avec ces garanties, jamais nous n’en prendrons45.

22Après seulement un an, Alma s’arrête et Yves Beccaria s’exprime en réunion du directoire, en constatant :

Que notre perception de la femme, telle qu’exprimée par Alma, mais aussi Pèlerin Magazine, Clair Foyer et La Croix n’est pas partagée par les femmes. Le dossier « Femmes » au même titre que le dossier « Religieux » traduit une vraie contradiction entre la culture de l’entreprise et les attentes du marché. Ce n’est pas notre compétence technique et professionnelle qui est en cause, mais la synthèse de vie, telle que formulée dans l’éducation46.

23Nous ne pouvons alors qu’admettre que classer est un enjeu de lutte, et que les « formes de classification sont des formes de domination », du moins d’une domination symbolique47. Dès lors, les catégories n’ont pas toutes la même valeur, par ailleurs variable dans le temps, de même que les classificateurs n’ont pas tous le même poids social48. Par conséquent, ces constructions classificatoires, dans le cas d’une maison de presse et d’édition, entraînent des répercussions, non seulement sur le ciblage plus ou moins réussi des publics, mais aussi sur la structure et le fonctionnement interne de l’entreprise, car elles se traduisent par des hiérarchies entre les publications et donc par des rapports de domination au sein du personnel.

24Prenons par exemple ce témoignage récent de Mijo Beccaria sur le groupe des salariées qui travaillaient pour Pomme d’Api à ces débuts : « On disait, ces petites dames de Pomme d’Api. On n’était pas intégrées vraiment dans l’entreprise49. » En effet, la création de Pomme d’Api est survenue, d’une part, dans un champ éditorial qui valorisait peu les produits destinés à la jeunesse – catégorie alors inhérente à celle de femme (aujourd’hui elle l’est encore dans bien des cas) –, et d’autre part, dans un marché de l’emploi où le travail féminin était loin d’être reconnu. Dans les années 1960, affirme Mijo Beccaria, au sein de la Bonne Presse, puis Bayard Presse :

Côté édition, il y avait beaucoup d’hommes, et il n’y avait qu’une dame à La Croix, qui a eu beaucoup d’influence, qui a été LA FEMME journaliste de La Croix. Il y en avait eu une, je crois, au Pèlerin. Et puis nous, on était effectivement des femmes. […]. Ce qu’on voulait, c’est que le journal soit fait, non pas par des dames de 50 ans, mais par des jeunes femmes qui ont des enfants et qui vivaient les choses telles qu’on les présentait50.

25Aujourd’hui les équilibres hommes/femmes se sont inversés pour Bayard Presse France, comme le montrent ces pourcentages de 2021 : 71 % femmes, 29 % hommes. Cela ne veut pourtant pas dire qu’il n’existe pas des rapports de domination entre hommes et femmes. Il faudrait une analyse plus minutieuse par publication et par type de poste pour en rendre compte. D’un autre côté, les publications pour la jeunesse ont gagné leurs lettres de noblesse et occupent aujourd’hui une place symbolique et économique de premier ordre, tant au niveau de l’ensemble du champ de l’édition et de la presse qu’au sein du Groupe Bayard. Mais ce n’est pas parce que les chiffres économiques sont bons qu’une catégorie, un secteur ou une publication est considéré nécessairement de manière positive. C’est ce qui est exprimé pour le cas du Pèlerin :

Le Pèlerin, à ce moment-là [fin années 1970, début années 1980] était le magazine qui rapportait beaucoup d’argent à Bayard et peut-être que c’était un magazine, entre guillemets, mal aimé dans l’entreprise, mal aimé par rapport à La Croix qui était la vedette, mais qui ne gagnait pas d’argent. Mal aimé parce que c’était un journal qui s’adressait, tout à fait à ce moment-là, au secteur rural51.

26Les catégories des publics visés par Le Pèlerin – publication fondatrice –, rural, populaire et davantage âgé tranchent avec celles des publics ciblés par La Croix L’Hebdo, dernier lancement de l’entreprise, qui « est sur un public plutôt urbain […], on a plutôt essayé d’aller faire un geste pour aller chercher de nouveaux publics plus jeunes52 ». La jeunesse face à la vieillesse, le monde urbain face au monde rural, les classes supérieures face aux classes populaires : ces schèmes de perception ne sont structurants au sein de Bayard que parce qu’ils le sont dans l’espace social. S’ils sont rarement représentés de manière explicite, ils fonctionnent toutefois comme des « opérateurs pratiques », produisant des expériences plus ou moins épanouissantes ou des discours qui peuvent exprimer des frustrations53 :

Pèlerin à l’intérieur du groupe Bayard, c’est quand même le grand hebdomadaire, mais le grand hebdomadaire grand public populaire et on sent bien, et j’insiste peut-être beaucoup là-dessus, si vous le permettez. J’ai toujours eu l’impression quand même qu’il était important pour Bayard de préserver le champ de La Croix et donc de ne pas donner la possibilité à un titre à l’intérieur de l’entreprise, de venir faire, sinon de l’ombre, du moins de la concurrence à La Croix54.

27Ces taxinomies pratiques antagonistes témoignent incontestablement des rapports de domination et hiérarchies au sein de l’entreprise, mais elles montrent également la cohabitation chez Bayard de schèmes classificatoires discordants. Si cette absence de consensus ne permet pas complètement d’empêcher l’imposition d’une idéologie dominante au sein du groupe, elle atténue néanmoins sa performativité.

* * *

28Au sein du Groupe Bayard coexistent des publications qui visent une large diversité de publics souvent socialement opposés. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que l’entreprise se trouve au croisement de différents champs. Elle est ainsi traversée par différentes appartenances et donc par divers schèmes classificatoires. Cette imbrication entraîne des rapports de force entre les agents et alimente une lutte entre catégories socialement dominantes et socialement dominées. On aurait tendance à croire que le fait d’avoir un actionnaire unique, et religieux qui plus est, imposerait une façon unique de comprendre le monde. Pourtant, c’est la présence et l’intervention même des assomptionnistes qui a poussé et qui pousse souvent encore l’entreprise à s’interroger sur ses pratiques. Néanmoins, le questionnement sur les pratiques classificatoires est toujours difficile à mettre en place, car on touche aux plus profondes « croyances » de l’être social. Prendre conscience du fait que les classements et les catégories sont des constructions sociales est le premier pas pour éviter leur essentialisation et pour faire basculer, à terme, les rapports de domination.