« Le Poids du jour », fer de lance du Centurion

4Dans de « nouvelles réflexions sur les éditions de la Bonne Presse » (1^er octobre 1952), on souligne que la maison doit « chercher une place très personnelle sur le marché du livre » et que cette place, elle la trouvera « dans la haute et belle vulgarisation chrétienne, traitée de façon moderne6 ». C’est pour répondre à cet objectif qu’est lancé le projet d’une collection d’ouvrages illustrés, « Le Poids du jour », qui sera publiée par les éditions de l’Alma « avec la vignette de Notre-Dame de Salut, telle qu’elle paraît sur la couverture du Pèlerin7 ». Le nom de la nouvelle structure éditoriale, qui pour les chrétiens désigne la Vierge Marie (Alma Mater : « mère nourricière »), est accepté le même jour par le père Eudes (Paul-François Hanhart)8, économe général (1944-1964). Les ouvrages traiteront des « problèmes du moment, avec essai de solution chrétienne9 ». Le style sera « vivant, à la journaliste ». Cette expérience sera « un test » et permettra d’« étudier d’autres projets de collections, dans la même tendance vulgarisatrice chrétienne et populaire10 ». Le premier titre est publié au début de l’année 1953, non pas aux éditions de l’Alma mais à celles du Centurion. Il faut sans doute voir dans ce changement l’influence de Daniel-Rops qui avait conseillé au père Tanguy (Yves-Marie) Jointer (1912-1987), le directeur des éditions de la Bonne Presse, de modifier le nom initialement choisi, sans doute en raison de sa résonance trop chrétienne11. Si Le Centurion fait plutôt penser à l’armée romaine, il est, pour les chrétiens, le soldat romain qui a reconnu la divinité du Christ au moment de sa mort sur la croix après l’avoir percé de sa lance.

5Bien que Daniel-Rops ait également encouragé les éditeurs du Centurion à confier leur distribution à Fayard, la direction de la Bonne Presse décide d’y renoncer. Lors d’une réunion le 31 octobre 1952, Alfred Michelin (administrateur) et Georges-Léon Auroire (secrétaire) soulèvent les inconvénients d’une distribution par Fayard : « la renommée » d’un éditeur qui distribue « n’importe quoi », ce qui pourrait être une gêne vis-à-vis de la clientèle catholique ; la charge financière que cela représenterait ; enfin, son inutilité puisque le principe du dépôt chez les libraires et de reprise des invendus a été retenu. Le père Jointer rétorque que les catholiques font un très bon accueil aux ouvrages publiés par Daniel-Rops chez Fayard, que Le Centurion risque de se retrouver « isolé » face aux sociétés de distribution des grands groupes d’édition, et que « Le Poids du jour » ne pourra s’imposer chez les libraires que « sous la protection d’une firme puissante, qui a la cote auprès des commerçants12 ». Mais le service commercial considère que le coût serait trop élevé, tout en reconnaissant que l’auto-distribution implique « de mettre en train un service commercial, qui fasse la recherche et la critique des libraires ». Il est aussi décidé de se doter d’un budget publicité13.

6En 1953, six titres paraissent au « Poids du jour ». En 1954, huit nouveaux ouvrages viennent enrichir le catalogue et, note-t-on dans un rapport du mois de novembre, « sous l’impulsion » de Michel de Saint-Pierre, qui en est devenu le directeur, « la collection a pris un essor nouveau ». L’écrivain catholique a su attirer des « auteurs qui ont un nom », tandis que son associé Jacques de Chalonge a, quant à lui, conçu des livres « présentés de façon impeccable et moderne14 ».

La création de nouvelles collections

7Deux autres collections sont lancées à l’automne 1954 : l’une consacrée au « tourisme chrétien », l’autre à « l’héroïsme humain et surnaturel des missionnaires ». La première, « Plaisir du voyage » (quatre-vingt-seize pages dont trente-deux de photos), s’ouvre avec La Provence romaine d’Henri Lartilleux, ingénieur à la SNCF et membre de la Société de géographie, qui dirige la collection. La seconde, « L’Aventure missionnaire » (cent vingt-huit pages), apparaît un mois plus tard avec L’Évêque des neiges, par le directeur de la collection, l’écrivain et journaliste Roland Cluny (pseudonyme d’Yves Dautun). Au mois de janvier 1955, Comment on bâtissait les cathédrales de Daniel-Rops inaugure une quatrième collection, « Visages de l’Église », confiée à l’historien Christian Melchior-Bonnet, directeur-fondateur de la revue Historia. Elle offrira « une série de faits ou d’idées capitales dans l’histoire de l’Église15 ». Le rythme de publication prévu est de neuf titres par an pour « Plaisir du voyage », six titres par an pour « L’Aventure missionnaire » et six également pour « Visages de l’Église ».

8D’autres projets sont à l’étude. Un rapport du 25 septembre 1954 fait le constat que des livres de vulgarisation scientifique « verraient mieux leur place dans une collection particulière que dans le Poids du jour ». Consulté, le père Gabel donne son approbation, tout en jugeant le titre proposé, « Le Chrétien devant la science », « trop prétentieux ». L’auteur du rapport, sans doute le père Jointer, souligne l’originalité de cette nouvelle collection et l’importance pour la maison de « garder l’initiative » alors que « Le Poids du jour » a été imitée par d’autres éditeurs, notamment Fayard avec sa « Bibliothèque Ecclesia16 ». La collection, qui sera dirigée par Michel de Saint-Pierre et Jacques de Chalonge, veut s’inscrire dans la continuité de Cosmos : revue des sciences et de leurs applications, fondée par l’abbé François Moigno en 1852 et publiée par la Bonne Presse de 1885 à 1940. Le titre « Cosmos » est du reste un temps envisagé, mais la collection s’intitulera finalement « Les Étoiles ». L’Atome : maître du monde de Charles-Noël Martin ouvre la collection au printemps 1956. Il est prévu de publier six titres par an. La plupart des auteurs scientifiques font partie du CCIF (Centre catholique des intellectuels français17), et le père François Russo – jésuite, historien des sciences, philosophe, docteur en droit – « s’est offert très aimablement à lire leurs textes18 ».

9Un contrat a également été signé le 4 février 1955 avec Michel de Saint-Pierre et Jacques de Chalonge pour la création d’une collection policière19, le père Jointer ayant fait le constat que « la littérature policière continue à passionner une clientèle énorme » et que, si les collections de livres policiers sont nombreuses, « il reste une place originale à prendre pour une maison catholique […], sans recourir ni au gangstérisme ni à l’épouvante20 ». Le père Jointer met en outre en place une commission d’étude sur la création d’une « collection d’enfants21 ». Le 8 mars 1955, une réunion a lieu avec Jean Merrien22, directeur d’une collection jeunesse aux éditions André Bonne (« France-Club. Ils ont fait cela tout seul »), et Marianne Monestier, qui dirige « Les Sentiers de l’aube » chez Plon, collection patronnée par la JACF (Jeunesse agricole catholique féminine)23. Tous les deux seront chargés respectivement de la publication de livres pour garçons âgés de 10 à 16 ans et pour filles de 12 à 17 ans. Jean Merrien considère qu’il n’existe pas encore de collection pour la jeunesse « absolument saine ». Même la « Collection Jean-François » chez Fleurus et Gautier-Languereau publie « des titres qui ne sont pas fameux », juge-t-il. Pour les garçons, les histoires publiées devront « donner aux héros un réflexe chrétien en toutes choses ». En ce qui concerne les filles, ce qui les intéresse, affirme Marianne Monestier, c’est « l’aventure intérieure ». On leur proposera donc des « histoire[s] psychologique[s] dans un cadre vrai ». Mais ce projet de livres jeunesse sera abandonné, sans doute en raison des difficultés financières du Centurion. Seule une éphémère collection « Aventures » sera créée : cinq romans d’espionnage de Jacques Mipe y paraîtront de 1956 à 1958.

10Au début de l’année 1955, trois autres projets sont également envisagés : une « Bibliothèque populaire d’art chrétien », une collection sur « L’Aventure mystique » et une sur « Les Contemporains », dont chaque titre raconterait la vie d’un groupe d’hommes connus24. Mais aucune ne verra le jour.

11La création du Centurion devait donc permettre à la fois de remédier à un problème d’image et d’élargir le catalogue en offrant des ouvrages de vulgarisation chrétienne. Comme l’explique le père Jointer à Mgr Michel Potevin, vicaire général, qui délivre un grand nombre d’imprimatur aux livres de la maison :

Nous avons eu longtemps un style qui convenait en son temps et qui est maintenant un handicap. […] Si nous voulons atteindre aujourd’hui une clientèle nouvelle, plus regardante et plus exigeante, non seulement il faut nous plier à une présentation moderne, mais aussi à un style nouveau, dit « américain », plus concret et plus pittoresque. […] Notre but n’est pas seulement de convaincre une clientèle catholique qui connaît les messages pontificaux, mais de répandre la vérité au-delà, avec les moyens modernes25.

12C’est du reste ce même objectif que le père Gabel s’efforce d’atteindre avec La Croix, dont il est devenu le rédacteur en chef en octobre 1949 : « […] Il s’agit de savoir si nous voulons être fidèles matériellement à un passé ou bien si nous voulons obtenir un rayonnement apostolique plus large et plus efficace », écrit-il à son supérieur provincial en octobre 195626.

Une politique éditoriale contestée

13Créer une structure éditoriale implique notamment de constituer une équipe. Comme le souligne le père Jointer dans un rapport d’octobre 1955, « une maison d’éditions est connue surtout par ses directeurs de collections. Il y faut un homme qui ait pignon sur rue dans la chose littéraire, qui soit connu pour sa propre valeur, qui attire talents et manuscrits là où un autre échouerait lamentablement27 ». En 1955, la maison compte quatre directeurs de collections et, aux yeux du père Jointer, « le plus actif est sans conteste Michel de Saint-Pierre », recruté au début de l’année 1954 et auquel ont été confiées « Le Poids du jour », « Les Étoiles » et la collection policière. Dans un rapport de septembre 1954, le père Jointer souligne l’importance de s’attacher un écrivain « de plus en plus apprécié sur le plan littéraire » et qui sait attirer « les auteurs les plus intéressants28 ». C’est pourquoi il soutient les revendications de Michel de Saint-Pierre, qui se plaint de sa faible rémunération et réclame, en plus de son pourcentage de 2 % sur le prix fort des livres, un minimum de 15 000 francs par mois29, ce qu’il obtient à compter du 1^er septembre 1955 et pour une durée minimale de 3 ans30.

14Michel de Saint-Pierre va notamment s’efforcer de constituer un réseau de diffusion solide en s’appuyant sur les libraires. Auréolé du premier prix des Libraires, créé en 1955, pour Les Aristocrates, il prie « [s]es amis les libraires » de réserver le meilleur accueil à la collection « Le Poids du jour ». « Je sais bien, [reconnaît-il] que, par le passé, la Bonne Presse et les collections qui dépendaient d’elle se sont servies de propagateurs et autres moyens directs pour assurer leur diffusion. » Mais « ce passé-là est révolu », assure-t-il. La politique nouvelle de la maison « consiste à s’appuyer dorénavant et totalement sur les libraires, à l’exclusion des propagateurs31 ».

15Mais ces initiatives éditoriales et ces efforts d’ouverture vers un plus large public se heurtent à de fortes réticences, voire résistances, au sein de la maison d’édition. Alfred Michelin, président-directeur général de la Bonne Presse (1955-1956), se montre particulièrement rigoureux quant au choix des ouvrages à publier. En janvier 1955, il refuse un projet d’ouvrage sur L’éducation sexuelle pour la collection « Le Poids du jour » sous prétexte qu’« il faudrait un auteur extrêmement sérieux et que Rome est très sensible à cette question32 ». Trois mois plus tard, lors d’un conseil de direction, il insiste « pour que la critique des livres soit assurée par des théologiens ou des canonistes compétents33 ».

16Le chimiste allemand Lepsius fait les frais de la mésentente qui règne dans la maison d’édition. Au début de l’année 1955, le père Jointer lui avait demandé, pour le projet de collection « Cosmos », un livre de vulgarisation scientifique sur les matières plastiques. Mais, le 5 décembre, Lepsius reçoit un courrier de Michelin lui signifiant que son ouvrage ne sera pas publié et qu’une somme de 100 000 francs lui sera versée en dédommagement du « temps perdu ». Dans une lettre du 17 septembre 1955, le père Eudes expliquait au père Jointer que la direction avait renoncé à un ouvrage qui « n’aurait pas de caractère apologétique ou simplement chrétien ». Le père Jointer se confond en excuses auprès de Lepsius et met un point d’honneur à ce que l’ouvrage soit publié par une maison sans les « tabous » de la Bonne Presse. Il contacte Robert Laffont, qui se serait montré « très intéressé34 ». Il semble toutefois que l’ouvrage n’ait jamais été publié. Michel de Saint-Pierre s’offusque tout autant que certains de ses projets éditoriaux soient entravés par le comité de direction. « Il est absolument insupportable que l’on revienne sur des décisions prises », se plaint-il au père Jointer, en dénonçant « l’incroyable désinvolture » de l’administration de la Bonne Presse35.

17Le processus éditorial donne lieu à plusieurs passes d’armes, les uns et les autres tenant à être partie prenante dans le choix des manuscrits à publier. Le conseil d’édition, qui au départ ne comprenait que trois membres (Michelin, les pères Gabel et Jointer), rejoints ensuite par le père Roger (Sébastien) Guichardan36, s’est subdivisé en conseil doctrinal et conseil commercial. Le conseil doctrinal compte cinq membres : Michelin, les pères Victorien (Joseph-Philibert) Girard-Reydet, Guichardan, Jointer, Aurèle (Aimé-François-Ernest) Odil37, puis Lucien Guissard38. Le conseil commercial en compte neuf : Roger Monnin, Michelin, Joseph Matheron (directeur de La Croix-Dimanche, qui succédera en 1956 à Michelin comme président-directeur général), Roger Lavialle39, Lucien Jubien, les pères Eudes, Girard-Reydet, Jointer et Max Chevallier-Chantepie40. En mai 1955, dans une lettre à Michelin, le père Jointer s’émeut que Roger Monnin, à la tête du conseil commercial, remette en cause les attributions du conseil doctrinal, « en disant que ce n’était qu’un élément mineur, un simple “nihil obstat” doctrinal et pas plus ». Or il avait été prévu que ce serait le conseil doctrinal qui déciderait de la publication d’un ouvrage, tandis que le conseil commercial s’occuperait de sa « réa-
lisation concrète », avec des « consultations nécessaires entre les deux services ». Il demande si l’on pourrait, « une bonne fois pour toutes, définir cela sous forme de note41 ». C’est chose faite le 1^er octobre 1955 avec une note qui arrête que :

I – Lorsque la Direction littéraire aura l’idée d’un ouvrage et le désir d’en proposer la rédaction à un auteur, elle devra, préalablement à toute négociation, soumettre son projet au Comité doctrinal. […].
II – Si le Comité doctrinal ne formule ni objections ni réserves, le projet sera présenté au Comité commercial de l’édition.
La Direction littéraire expose au Comité les conditions qu’elle envisage de proposer à l’auteur sollicité officieusement : taux des droits, avances, etc.
Le Comité examine, en fonction de la possibilité de vente, s’il y a lieu de donner suite au projet. S’il juge, par ailleurs, les conditions acceptables, il fixe l’époque souhaitable pour la remise du manuscrit et la date probable de parution […]42.

18Mais ce processus d’édition est loin de satisfaire le père Jointer qui juge le nombre de membres des deux conseils trop élevé et le règlement « trop compliqué » : « Le temps de passer par un bloc de comité, puis par un autre pour en revenir à la Direction, c’est au moins une perte de temps qui peut être néfaste. » Afin de simplifier la procédure, il propose « un comité simple où soi[en]t représentés à la fois le littéraire et le commercial, un comité qui soit facile à réunir43 ». Cette proposition n’aura pas de suite. Bien au contraire, une semaine plus tard, une note du père Girard-Reydet, nommé directeur doctrinal sur décision du supérieur général Wilfrid Dufault44, confirme qu’« aucun engagement ne pourra être pris, aucune démarche, même officieuse, ne pourra être faite auprès d’un auteur, avant l’accord du Comité doctrinal et du Comité commercial45 ».

19Les relations entre le père Girard-Reydet et le père Jointer deviennent si conflictuelles qu’elles amènent ce dernier à présenter sa démission au supérieur général46. La situation du père Jointer est fragilisée par le déficit de son service (qui atteint 110 millions de francs en 1954, soit plus de 2,6 millions d’euros) et la controverse sur la rémunération de Michel de Saint-Pierre « a cristallisé […] cette année d’incompréhension mutuelle47 ». Mais le supérieur général Dufault lui demande « de faire un nouvel effort ». Selon lui, « une partie de l’échec récent vient du manque d’unité de pensée à la Bonne Presse » et, espère-t-il, il y sera remédié par « la nouvelle fonction du père Victorien [Girard-Reydet] avec son conseil ». Par ailleurs, le révérend père ne cache pas son scepticisme vis-à-vis de Michel de Saint-Pierre, considérant que celui-ci est « peu indiqué pour une collaboration assidue avec l’Édition de la Bonne Presse48 ».

20De son côté, le père Girard-Reydet fait état « d’un malaise, d’une orientation incertaine, et même fausse ». Selon lui, « le tableau d’ensemble de l’édition ne correspond pas aux buts de la Bonne Presse ». « Plaisir du voyage » et « L’Aventure missionnaire » sont, à ses yeux, « des collections inutiles », alors qu’« il manque des collections nécessaires et qu’il eut été facile de monter », et d’énumérer des collections pour l’enfance et la jeunesse, des biographies, des collections de spiritualité traitant des problèmes actuels de l’Église. Très critique, il reproche aux collections existantes de ne pas avoir « une ligne bien nette » et de ne « pas viser une clientèle d’âge, de besoins et de goûts définis ». Même pour « Visages de l’Église », « on ne voit pas un lien, un contact avec les problèmes actuels de l’Église ou du monde catholique », juge-t-il. Les directeurs de collections, tous des laïcs, sont implicitement accusés d’être responsables de cette mauvaise orientation. Il faudrait, souligne le père Girard-Reydet, qu’une collection soit confiée à un directeur « qui soit spécialisé en la matière et s’y intéresse, qui sente les problèmes en fonction de l’Église vivante, qui ait la sensibilité de notre clientèle49 ».

21Le père Jointer lui répond point par point dans une note de sept pages intitulée « Pour mieux comprendre nos éditions ». Il rejette tout d’abord le terme de « maison d’édition ». Selon lui, « il n’existait pas de “ligne Bonne Presse”. La BP faisait de la théologie comme Le Cerf, du social comme Spes, de la spiritualité comme Téqui et Lethielleux […] ». Pour enrayer la désaffection du public, il fallait à la fois « reprendre en main » la clientèle de la Bonne Presse, mais aussi en « chercher une autre, plus large par l’intermédiaire des libraires ». Le père Jointer reconnaît néanmoins une certaine précipitation :

Je crois que nous avons poussé trop vite et trop fort. Trop de collections à la fois, trop de sorties de livres, la maison s’est essoufflée à notre pas, et les investissements auteurs viennent à un moment où la maison fait un gros effort de trésorerie à Montrouge. Il faut sans doute aller plus lentement, avec une ligne plus nette, mais l’effort mérite d’être suivi50.

22Dans un courrier au père Denis Geffroy, père provincial de Bordeaux, Jointer regrette que le projet éditorial du Centurion se soit « heurté à une tradition de la maison », essentiellement consacrée à la presse et où « l’édition ne devrait avoir qu’une place minime dans les préoccupations générales de la Direction ».

De là des hésitations dans la poursuite des collections (nombre de volumes sans cesse rogné), dans l’investissement-auteurs, dans les lancements de publicité, dans la recherche et la culture des libraires. On n’a jamais complètement cru au Centurion, on est revenu sur ses pas, on a reconsidéré le bien-fondé des collections, on a pensé avec pessimisme à l’avenir. […] Tant qu’on n’aura pas adopté une nette solution, une vraie politique d’édition, nous ne ferons les choses qu’à demi, c’est-à-dire mal51.

L’avenir du Centurion menacé

23À la fin de l’année 1955, la direction décide de restreindre la production éditoriale. Dans un courrier du 5 novembre, Michelin annonce à Michel de Saint-Pierre que « Le Poids du jour » se limitera désormais à trois ou quatre ouvrages par an. Quant à la collection policière, elle ne devra être qu’une simple « série52 ». Si Michel de Saint-Pierre accepte de renoncer au projet initial de la collection policière, sous réserve que ses droits de créateur et directeur de collections et ceux de Jacques de Chalonge « soient intégralement maintenus », il proteste en revanche contre la diminution du rythme de publication du « Poids du jour ». Il rappelle à Michelin que le contrat signé le 15 mai 1954 « fait mention de six ouvrages prévus “en principe”, prévoyant que ce chiffre puisse être dépassé, mais ne prévoyant en aucune façon qu’il puisse être diminué53 ».

24Dans un nouveau rapport au supérieur général Dufault, daté du 5 décembre, le père Jointer met en cause Michelin, « hostile » à l’évolution de la maison, et le père Girard-Reydet, avec lequel « le dialogue a été absolument impossible » et qui « intervient en caporal dans le service d’édition54 ». Mais un peu plus d’une semaine plus tard, une lettre non signée [du père Jointer ?] informe Michel de Saint-Pierre d’une « nouvelle situation » après le passage du supérieur général. Celui-ci a tranché « dans le sens d’un rigorisme plus accentué et d’une soumission plus stricte aux deux conseils » et donc « en faveur de la tradition de la maison ». Sous la direction du père Girard-Reydet, l’activité éditoriale va désormais « se marquer d’une note chrétienne stricte ».

“Le Poids du jour” et “Le Cosmos” continuent, mais notre recherche de sujets et d’auteurs en sera plus difficile et plus orientée, la critique plus rigoureuse. […] Quant à nos manuscrits, ils courent le risque, ayant été mandés aux auteurs selon une conception, d’être jugés selon une autre. Ce qui explique pourquoi certains manuscrits, d’abord acceptés, ont été remis en question pour être finalement rejetés. […] Ainsi, je constate, non sans peine, qu’il n’y a plus guère d’avenir pour nos vues ; notre rythme va être ralenti, la conception même de nos éditions s’oriente d’autre façon55.

25Dans des notes de brouillon du père Dufault, on peut lire, à la date du 30 juin 1956 : « On a fait des efforts prolongés (avant et depuis la venue du père Jointer) depuis des années pour trouver la formule d’édition dans le sens de la BP […] On n’a pas réussi. Avec père Jointer on a beaucoup essayé. Il est trop lié à M. de Saint-Pierre. Monsieur Michelin n’a pas osé ne pas signer quantité de contrats qui représentaient des pertes continues : 20 millions par an, 200 millions depuis 10 ans56. » Et dans une autre note du 2 septembre 1956 : « Père Girard-Reydet avait dit au conseil de direction : “Il est évident que l’Édition ne pourra marcher tant que père Jointer y sera”57. » Un rapport du mois de juillet met également en cause « les conseils constitués auprès de l’édition », lesquels « n’ont pas éclairé le responsable » et « ne pouvaient guère l’éclairer étant donnés [sic] leur constitution et le mode de fonctionnement ». La propagande et la publicité sont en outre demeurées insuffisantes58.

26Le père Jointer quitte la maison à l’automne 1956. Il part à Rome où il est chargé de créer l’édition française de L’Osservatore Romano59. Les relations de Michel de Saint-Pierre et Jacques de Chalonge avec le nouveau directeur des Éditions, Raymond Bourne60, sont tendues. Dans un courrier du 18 décembre 1956, ils lui reprochent de ne leur avoir « pas apporté un seul élément positif, un seul nom d’auteur, une seule idée de thème à développer ; ce qui est pourtant le signe évident d’une collaboration amicale et efficace entre un directeur littéraire et un directeur de collection ». En revanche, Bourne a repoussé plusieurs projets de publication, dont un ouvrage de Marianne Monestier, qui en a été « fort émue et fort attristée ». Saint-Pierre et Chalonge font part de leurs « inquiétudes » quant à « l’avenir même des collections », compromis par les « lenteurs », les « contrôles inutiles » et les ajournements des contrats d’auteurs. Les deux directeurs de collection vont jusqu’à déplorer un « climat psychologique pénible » et « un état de fait qui est absolument préjudiciable à nos droits61 ». « Le Poids du jour » périclite : la collection ne publie plus qu’entre un et trois titres par an. « L’Aventure missionnaire » ne compte que six titres (tous parus en 1955). « Visages de l’Église » fait paraître son septième et dernier titre en 1957 (cinq étaient parus en 1955, un seul en 1956). « Plaisir du voyage » publie ses quatre derniers titres également en 1957 (dix-sept au total ont paru). La collection policière s’est limitée aux Enquêtes du recteur Garrec de René Madec (pseudonyme de Jean Merrien), soit sept volumes de 1956 à 1959. Enfin, la collection « Les Étoiles » s’interrompt en 1959 après la publication de son dixième titre.

* * *

27Les années 1950 sont une période de transition pour la Maison de la Bonne Presse. Dans leur ouvrage, Jacqueline et Philippe Godfrin soulignent qu’« au catholicisme de combat succède le catholicisme de conquête », d’où une transformation de la présentation et du contenu des journaux et magazines62. Ce constat peut également s’appliquer aux éditions du Centurion qui, dès leur création, se sont donné pour mission de conquérir les masses populaires, d’attirer de nouveaux lecteurs sans perdre la clientèle des catholiques profondément attachés aux publications de la Bonne Presse. Pour ce faire, il fallait proposer des ouvrages plus attractifs, mettre en place de nouveaux réseaux de diffusion et aussi recourir à la publicité. Cette nouvelle orientation est venue bouleverser une conception traditionnelle du catholicisme solidement ancrée chez certains assomptionnistes. Face à l’important déficit financier des éditions (14 554 872 francs en 1958, soit environ 285 000 euros, 19 636 689 francs en y ajoutant les frais de structure63), il est même envisagé en 1956 de « cesser les éditions carrément, au moins pour un temps64 ». En novembre 1958, le père Eudes « propose de supprimer les éditions ut sic65 ». Un mois plus tard, le supérieur général demande à la Bonne Presse de réaliser une étude sur le service des éditions, « dans le but d’assainir définitivement ce poste – même par une suppression du service ». Après la présentation de plusieurs rapports au début de l’année 1959, Monnin écarte cette solution radicale, mais demande « des mesures de redressement66 », lesquelles sont précisées dans une note du 24 février. La production éditoriale fait l’objet de coupes claires. Il est décidé de ne plus publier de romans littéraires et de « supprimer en principe les romans d’aventure ». La production sera désormais limitée « à l’étude des problèmes de doctrine », regroupés dans les « Dossiers de la documentation catholique », et « à l’examen des problèmes d’actualité », qui paraîtront dans « Le Poids du jour » ou dans les « Cahiers » de La Croix67. Ces diverses mesures sont cependant jugées « trop timides » et mêmes vaines sans « le souci constant de ne rien publier à perte ». Il est par conséquent demandé à Joseph Matheron de « limiter les dégâts » pour l’année 1959 et de « supprimer tout déficit » en 196068. Le nombre des titres qui paraissent aux éditions du Centurion ne cesse de diminuer : vingt-trois en 1955, seize en 1956, douze en 1957, dix en 1958, six en 1959 et seulement deux en 1960. Le redémarrage de l’activité éditoriale n’a lieu qu’en 1962 avec vingt titres publiés (contre cinq en 196169). En 1964, Charles Ehlinger devient directeur des éditions. Les collections sont alors réorganisées en deux secteurs : la littérature générale et la littérature religieuse. Après des débuts difficiles, les éditions du Centurion trouveront enfin leur place sur le marché de l’édition.