Les deux interprétations

5Le renvoi du rédacteur en chef du principal organe de la presse catholique en France aurait pu défrayer la chronique, car loin de se résigner, Gabel transmet aussitôt la nouvelle à l’Agence France-Presse où il a ses entrées4. Il n’en a rien été parce que le père Antoine Wenger l’a rapidement et efficacement remplacé. Et surtout parce que les crises à répétition de cette annus horribilis que fut 1957 pour l’Église de France ont vite fait oublier cette péripétie : crise algérienne des mouvements de jeunesse, menaces consécutives de censure contre Esprit ou Témoignage chrétien et crise du catéchisme dit progressif notamment5. Le trouble n’a été profond et durable qu’au sein de la congrégation des Augustins de l’Assomption, propriétaire de La Croix. Deux interprétations du renvoi de Gabel y ont rapidement vu le jour, l’une d’ordre externe, et l’autre d’ordre interne. Pour la première, avancée par le père Charles Monsch, longtemps archiviste de la congrégation à Rome, le père Gabel aurait été victime d’une intervention du Saint-Office, mécontent de certaines des orientations de La Croix sous sa direction6. La seconde, longuement et brillamment argumentée par Charles Ehlinger, ancien religieux de l’Assomption, ne méconnaît pas une telle intervention fin 1955, mais l’estime rapidement conjurée et donc sans effet sur le renvoi de Gabel un an plus tard. Il privilégie une explication interne liée aux aspérités de la personnalité du père Gabel, à son handicap visuel qui le rendait incapable de diriger un quotidien, à sa volonté d’y rester le seul maître à bord, à ses rapports difficiles avec certains des jeunes journalistes laïcs qu’il a recrutés et à son différend avec eux sur la modernisation du journal, notamment pour ce qui concerne son identité catholique et la place que doit par conséquent y conserver le secteur religieux. La note de Charles Ehlinger, qui utilise les archives françaises de la congrégation, mais pas ses archives romaines, est un remarquable travail d’historien auquel il n’y a rien à reprendre sur la crise finale ayant abouti au renvoi du père Gabel. Elle mérite publication7.

6On veut seulement montrer ici, grâce aux archives romaines de l’Assomption, que l’alerte de 1955 a été plus grave que ne l’ont mentionné les souvenirs du père Dufault et le travail de Charles Ehlinger à leur suite. Le Saint-Office ayant exprimé à plusieurs reprises des critiques envers La Croix, le père Dufault s’est résolu à en révoquer le rédacteur en chef, avant que les explications fournies à la Suprême8 n’en apaisent les craintes et ne conduisent à suspendre la décision de renvoi, tout en restreignant fortement l’autonomie du père Gabel.

Le Saint-Office contre La Croix

7Le procès-verbal du conseil de la congrégation du 1^er novembre 1955 est dépourvu d’ambiguïté : « Remplacement du père Gunfrid Gabel. Le très révérend père Général révèle au conseil un motif d’ordre supérieur et secret de remplacer le père Gunfrid Gabel comme rédacteur en chef de La Croix, et dit son intention de le faire d’ici peu, à l’occasion de sa maladie actuelle. » Il demande au conseil de porter avec lui la responsabilité de cette grave décision. Une note de même date est plus explicite : « J’ai déjà averti chaque membre du conseil que le Saint-Office désire remplacement du père Gabel. » Il s’agit donc bien de la Suprême que le secret interdit de nommer en réunion. Et il « ne peut être question de contrevenir à désir du Saint-Office9 ». Pour savoir ce que celui-ci reproche à La Croix, il faut se reporter aux « points de doctrine à surveiller » notés par le père Aubain Colette, vicaire général de la congrégation, après son entretien du 12 novembre avec une « éminence » qui ne peut être que le cardinal Alfredo Ottaviani, pro-secrétaire du Saint-Office, et avec le père Paul Philippe, dominicain de la province de France et commissaire de la Suprême10. Ils sont regroupés sous quatre rubriques. 1. La Croix ne jouerait pas assez son rôle de journal officieux de l’Église, équivalent français de L’Osservatore Romano. 2. « On sent un peu trop de faveur pour la gauche », même si le traitement de la condamnation de La Quinzaine n’appelle aucune critique. En revanche, La Croix s’est montrée trop sévère envers la droite, Pierre Lemaire notamment11. « Son Éminence ne veut pas du tout qu’on devienne intégriste. Ne s’agit pas de reprendre le combat de 1910 », mais La Croix manque d’un Vincent de Paul Bailly et un peu plus de fermeté n’y ferait pas de mal. Elle devrait s’inspirer des articles non signés de L’Osservatore Romano qui expriment le sentiment du Saint-Siège. 3. Il « faut que la presse catholique soit le porte-
parole » de « l’Église du silence » qui ne peut plus parler. La Croix ne joue pas assez ce rôle en France. Par ailleurs, « on n’a pas été content que La Croix n’ait pas pris position sur les prêtres-ouvriers plus qu’elle ne l’a fait ». 4. Pour la littérature, l’art ou le cinéma, il n’y a « pas assez d’affirmation morale » dans la critique. Exemple ? Le traitement trop indulgent du film de Jean Renoir, French cancan, peu recommandable d’un point de vue moral12. Les articles de critique littéraire de Luc Estang sont aussi dans le collimateur, et il a dû prendre congé des lecteurs de La Croix le 3 avril 195513.

8Une autre note, datée de novembre 1955, suggère d’accentuer le caractère religieux du journal, de ne pas hésiter à prendre position, notamment pour dénoncer « certaines infiltrations communistes » ou pour « défendre davantage l’idée de patrie14 », allusion qui fait écho au mécontentement du gouvernement français – exprimé à la nonciature ? – après l’article de Gabel du 11 octobre : « Les jeunes du contingent doivent-ils obéir ? » Son point d’interrogation a fait scandale en pleine agitation suscitée par les manifestations de rappelés dans les gares. Pour clore l’incident, Gabel est contraint de signer, le 28 octobre, un encadré dépourvu d’ambiguïté : « Un devoir civique ».

9Quelques évêques français en visite ad limina transmettent aussi des échos inquiétants. « Je rentre de Rome. On n’est pas très content de La Croix » aurait dit le cardinal Grente, évêque du Mans, à Alfred Michelin, membre influent de la direction de la Bonne Presse. Le prélat regrette en outre que le journal évoque trop légèrement l’Académie française dont il fait partie15^. « Je demande à Michelin d’intervenir désormais avec toute énergie pour surveiller tout ce qui paraît pour éviter de tels abus en attendant les décisions nécessaires relatives à la direction de La Croix », note Dufault le 17 novembre16, ce qui équivaut à une mise en tutelle du père Gabel. Un peu plus tard, Mgr Lebrun, évêque d’Autun, se plaint que La Croix fournisse trop peu d’informations religieuses et ne soit donc « pas assez d’Église17 ».

10Ces rumeurs conduisent le père Dufault à solliciter des entretiens au père Philippe le 30 novembre, et au cardinal Ottaviani le 1^er décembre. Dans les deux cas, l’accueil est plus bienveillant que quinze jours auparavant : ses interlocuteurs se félicitent même d’une amélioration de La Croix, depuis que le père Gabel a dû s’en écarter pour raisons de santé. Un seul nouveau grief : le traitement trop bienveillant de la récente Semaine des intellectuels catholiques sur l’Église et les civilisations, où il s’est dit « des choses qui ne devraient pas se dire, même devant un auditoire spécial », selon Paul Philippe18. Le cardinal Ottaviani ajoute que « trop souvent les erreurs qui sont reproduites à l’étranger […] se réfèrent à des sources françaises ». Les deux Romains voient dans la deuxième opération subie par Gabel l’occasion de le dessaisir de sa charge, ce que le père Dufault répugne à faire, par simple courtoisie.

11Il faut croire que c’est l’opinion du Saint-Office qui prévaut, puisque le 13 décembre, le supérieur général en visite canonique à Paris suggère au père Gabel, toujours hospitalisé, « de demander formellement à être remplacé à la direction de La Croix à cause de [sa] santé générale manifestement atteinte de fatigue nerveuse ». S’il refuse, le remplacement aura tout de même lieu19. La procédure est d’ailleurs lancée. Quatre noms sont évoqués : celui de Charles Ehlinger, trop jeune, est vite écarté ; puis viennent ceux d’Alfred Farne ou de Rémy Munsch, et déjà celui d’Antoine Wenger, « peut-être le plus séduisant20 »^. Et la nouvelle se répand, y compris dans L’Osservatore Romano, que l’Assomption est obligée de démentir21.

Le père Gabel en sursis

12En effet, le 21 décembre, changement de position. « La décision dont vous m’avez entretenu ne serait-elle pas une mesure (romaine) dont vous ne pouvez dire l’origine ni les motifs ? », demande Gabel. Réponse de Dufault : « J’ai été amené, comme vous savez, à vous en parler prématurément, mais quoiqu’il arrive, ce ne sera pas pour maintenant. » La décision est donc rapportée. Diverses influences ont pu jouer dans ce retrait, car Gabel ne manque pas d’appuis. À preuve, l’entretien du 19 décembre de Dufault avec Mgr Villot, secrétaire de l’épiscopat français : « Mgr pense que remplacer le père G[abel] à cette époque causera probablement réactions très vives, émotion en France, un peu dans l’épiscopat […] et surtout dans l’opinion et dans la presse. » Villot a vu Ottaviani, Tardini et Samorè à Rome : aucun d’eux ne lui a parlé de La Croix, sauf à propos de la Semaine des intellectuels catholiques.

13En fait, c’est une nouvelle convocation de Dufault au Saint-Office, le 29 décembre, qui donne le fin mot de l’histoire.

Je n’avais communiqué v[o]l[on]té du S. S. qu’à mon Cons[eil] selon votre perm[ission] explique-il à Ottaviani. Ai délibéré du choix de success[eur] avec Cons[eil] O. G. Fr., le priant de me faire confiance pour décision de principe. Mais secret de Polich[inelle] : on devine. Du reste le lendemain de ma première entrevue avec vous, Échos de Paris parlaient d’un changement du P. G[abel], etc. Rumeurs semblent provenir de milieux gouv[ernementaux] mécontents d’art[icle] sur contingents rappelés.

14Dufault explique alors que ce changement serait mal perçu, non seulement du père Gabel, à peine convalescent et convaincu de la main de Rome derrière son renvoi, mais d’une opinion publique très sensible aux interventions de Rome dans les affaires françaises depuis la suppression des prêtres-ouvriers en 1954 au moins. Le supérieur général suggère donc de reporter le renvoi avec « un long délai, pour éloigner des préventions actuelles ». « Son Émin. [Ottaviani] : accède à cette proposition, mais en insistant que la décis[ion] n’est pas abolie, révoquée », seulement retardée car « Rome n’est pas contente de certaines posit[ions] fondam[entales] de La Cr[oix] dans divers domaines ». La méfiance subsiste donc et justifie la décision de mise à l’écart de Gabel, tout en laissant au père Dufault le choix du moment le plus opportun pour la rendre effective. « La décision que je vous ai annoncée n’est pas révoquée, peut-il écrire au père Gabel le 30 décembre, mais il paraît opportun d’en mettre l’exécution à un moment encore indéterminé. »

15Lors d’un entretien avec le père Philippe, le 13 janvier 1956, Dufault lui remet un « recueil des articles parus dans l’année sur l’Église derr[ière] le rideau de fer », geste dont l’ancien supérieur général créditera ensuite le sursis obtenu pour le père Gabel. Philippe se félicite une nouvelle fois de l’amélioration du journal depuis que la maladie de Gabel l’empêche de s’en occuper de près, sur la couverture des élections législatives notamment, et prône la formule d’un conseil de direction inspirée de celles des revues des Éditions du Cerf. Si cette formule fonctionne, elle pourrait même éviter la révocation. Cet avis est aussitôt traduit dans la lettre de Dufault à Gabel du 26 janvier 1956, qui clôt ce premier épisode de la crise.

Voici dans quelles conditions vous reprendrez, à La Croix, l’exercice de vos fonctions. La direction de La Croix est désormais assurée par un père directeur assisté de deux pères, les pères Le Bartz et Guissard, et un laïc, M. Michelin. Ceux-ci portent avec le père directeur la responsabilité du journal, et doivent délibérer avec lui, dans des réunions quotidiennes, de la teneur et de l’opportunité des articles engageant la doctrine et la ligne de conduite de La Croix.

16Une telle direction collégiale prive le père Gabel d’une partie de ses prérogatives antérieures. Et son maintien à La Croix dépend du fonctionnement de ce dispositif. S’il donne satisfaction, Gabel pourra rester ; mais en cas contraire, la sentence qui pèse sur lui depuis décembre 1955 pourra être appliquée. Dufault lui demande en conséquence de « réviser [son] attitude envers le personnel de la Bonne Presse et de la rédaction de La Croix dans le but de créer autour de [lui] un climat de confiance et de travail favorable ». Il lui demande aussi que la représentation du journal à l’extérieur ne repose pas uniquement sur son rédacteur en chef. « Par ces dispositions, j’ai conscience de vous demander un sacrifice pour vous très dur, lui écrit Dufault. Aussi, je ne vous impose pas de continuer », mais « j’ai confiance que vous serez à la hauteur de ce sacrifice ».

17Sur décision du Saint-Office, le père Gabel est donc en sursis. Le mauvais fonctionnement du dispositif, qu’il soit de son fait ou non, entraînera sa chute un an plus tard. Celle-ci est donc, indirectement au moins, due à l’intervention romaine de l’automne 1955. La décision de dérouter le père Wenger des études patristiques et byzantines pour qu’il devienne le nouveau rédacteur en chef de La Croix ne se fera pas sans difficulté, mais c’est une autre histoire. Il est cependant instructif de reproduire les trois conseils qu’il a reçu de la Secrétairerie d’État lors de sa prise de fonction, car ils expriment quelques-unes des craintes de Rome sur le catholicisme français à la fin du pontificat de Pie XII :

1. Être très attentif aux discours du pape, non seulement dans l’exercice du magistère extraordinaire, mais aussi du magistère ordinaire.
2. Porter toute mon attention aux recensions des livres et à la critique des spectacles : une réserve à la fin de l’article ne change rien à la présentation élogieuse qu’on a pu faire.
3. Être conscient du danger du communisme, à l’extérieur et à l’intérieur de l’Église, à savoir dans les syndicats et certains mouvements d’action catholique22.

18Faute d’avoir respecté ces consignes, et quelques autres, le père Gabel est démis de ses fonctions en janvier 1957. Il était en sursis depuis un an et sous pression du Saint-Office. Son renvoi n’est donc pas dû seulement à des raisons internes au journal : il participe bel et bien du raidissement à l’égard des « nouveautés françaises » qui marque la fin du pontificat de Pie XII.