Un parcours au service de l’usage religieux des médias

4Journaliste à La Croix (1943), Émile Gabel, qui emprunte d’abord le pseudonyme de Franchepré, devient directeur des éditions de la Bonne Presse à Paris8, responsable de la rubrique « La pensée et l’actualité religieuses », puis rédacteur en chef du quotidien La Croix où il succède au père Léon Merklen. Il travaille à ce que le journal ne soit pas (seulement) la voix officielle de l’Église catholique en France mais se tourne vers l’actualité du monde : il renouvelle ainsi profondément le quotidien9. C’est lui qui y fait entrer la première femme journaliste, Geneviève Honoré dite Lainé, en 1951. « Prêtre-patron » – selon une expression employée notamment par Jean Boissonnat10, en écho à celle de prêtre-ouvrier –, décrit comme assez autoritaire (une partie de la rédaction, syndiquée, s’opposera à lui), il formera de futurs grands noms du journalisme catholique, notamment Jean Boissonnat, Jacques Duquesne, Noël Copin. C’est sous sa direction qu’en 1956, dans un esprit de proximité avec la société française et d’une « adaptation à une situation nouvelle de l’Église de France », le crucifix qui figurait en Une de La Croix depuis son origine disparaît : « Il s’agit, pour la communauté chrétienne, non plus de déployer son drapeau, mais d’être présente et agissante partout.11 » Sur décision romaine prise dès 195512, il doit quitter brutalement la direction du journal en 1957. Au-delà des conflits autour de sa personne, son éviction est aussi liée à des problèmes de santé, des tensions politiques (liées à la guerre d’Algérie13, mais aussi à l’essor du communisme), des tensions culturelles (en lien avec le critique de La Croix Luc Estang14) et des tensions ecclésiales15.

5À son départ de La Croix, Gabel est nommé secrétaire général de l’Union internationale de la presse catholique (UIPC), qui deviendra sous son impulsion l’Union catholique internationale de la presse (UCIP)16. Marqué par le père Lebret (1897-1966), fondateur d’Économie & Humanisme, il travaillera activement au développement des médias catholiques dans le monde, surtout dans les pays du Sud. Il sera également membre de la sous-commission presse du secrétariat pour la presse et le spectacle du concile Vatican II, qui préparera le décret Inter Mirifica17 en 1963. Puis il deviendra membre de la commission pontificale des moyens de communication sociale (1965-1968) qui aura charge de préparer l’instruction Communio et Progressio (1971), sur la rédaction de laquelle on estime parfois qu’il a eu une forte influence18. Il reçoit la légion d’honneur en 1965.

La question de l’information en régime médiatique catholique

6Ayant travaillé dans des articles précédents sur l’élaboration théologique de la notion de communication par le père Gabel19, et sur le lien entre « communication sociale » catholique et médias20, nous nous proposons d’examiner ici sa conception de l’information catholique. Celle-ci est en rupture avec l’approche confessionnelle développée par ses prédécesseurs à la tête de La Croix21, comme le révèle cette déclaration de principe : « L’information est la fonction propre de tout journal quotidien, donc aussi du journal catholique22. » Gabel fait passer La Croix de journal d’opinion à journal d’information. Un déplacement s’opère en effet dans le travail médiatique, d’un contenu catholique vers un « regard » catholique23. On pourrait à cet égard parler d’intériorisation de la dimension religieuse : celle-ci ne se trouve plus projetée explicitement (si ce n’est dans le titre du journal, La Croix, et dans certaines de ses rubriques24) mais elle devient avant tout une origine et une destination.

7Joseph-Roger de Benoist raconte comment Émile Gabel, qu’il rencontre lors d’un stage à La Croix du Dimanche, compare l’information dans l’Église catholique à la connaissance que l’on acquiert des animaux sauvages dans un zoo : « Le journaliste chrétien ne peut remplir sa mission que s’il regarde les hommes vivre dans le monde et ne se contente pas de décrire la vie des chrétiens à l’intérieur de l’Église25. » Pour Gabel, en effet, le recours à l’information procède d’un principe d’élargissement nécessaire à la connaissance de l’homme dont a besoin l’Église catholique. « Un journal catholique doit d’abord être un journal d’universelle information », déclare-t-il lors du quatrième congrès international de la presse catholique en mai 195426. Émile Gabel assigne un rôle central à l’information, pensée comme ouverture sur le monde, et ce, dès avant le concile Vatican II, auquel on attribue en général cette dynamique. L’information lui semble importante également dans sa dimension extra-religieuse (économique, sociale, culturelle et de loisirs). Pour le père Gabel, « c’est sur la qualité de son information – contenu et traitement – qu’un journal est actuellement jugé ; c’est pour cela qu’il est acheté ; c’est par là qu’il a une influence27 ». Et c’est précisément l’influence du journal, et son audience, qu’il s’agit ainsi d’accroître : « Si nous voulions étendre notre public, il fallait lui offrir l’information plus diversifiée dont il avait besoin ; cela conduisait en particulier à une réévaluation du volume, du contenu et du traitement de l’information religieuse28. » Car il s’agit pour lui de satisfaire, par un journal rénové, centré sur l’information sur la société, « […] le besoin vital, [l’] impératif biologique de l’information pour la société et l’homme modernes29 ». L’évocation biologique n’est pas ici sans faire penser à l’approche systémique de l’information, développée dans les années 1950, l’information étant pensée comme ce qui permet le fonctionnement d’un système vivant30. Le journal doit donc produire et présenter « [...] une information telle que la secrète et l’exige la société moderne [...]31 ». Gabel reprend d’ailleurs cette métaphore biologique dans d’autres interventions :

Tout vivant, même le plus élémentaire, possède des organes pour appréhender le milieu, grâce à quoi il sélectionne ce qui lui convient pour sa survie et celle de son espèce. […] L’information, comme le sang ou la sève, doit irriguer toutes les parties du corps social, même si certains membres en ont plus besoin que d’autres. Et c’est par là que le corps social est sain et actif. Si le sang ne parvient plus en certaines parties, s’il y parvient en trop petite quantité ou non oxygéné, le membre se dessèche, se gangrène, se détache. Il ne se sent pas concerné par une société qui, en fait, en tant qu’être, l’ignore en tant qu’être, mais le traite en chose. Or […] l’homme de ce temps […] veut être traité en homme participant, à qui l’on expose les raisons et dont on attend le consentement.32

8L’information délivrée subjective donc l’humain, le réanime et le reconnaît comme tel.

9Pour Gabel, l’information contribue également à la formation de l’opinion publique, et c’est une autre raison pour laquelle elle est essentielle à ses yeux. Selon lui, « ce sont les nouvelles qui, à la manière de flashes [sic] ou d’instantanés, impriment en notre esprit une certaine image du monde, une certaine conception de la vie ». Il s’agit bien, par les médias, de transformer les esprits. Et donc « [...] les informations – c’est-à-dire leur contenu et leur traitement – diffusées dans un journal contribuent à la formation de l’opinion publique chez le plus grand nombre de lecteurs [...]33 ». Toutefois, dans cette perspective, il faut laisser plus de place à l’information dans le journal, et reléguer dans d’autres supports l’information ecclésiastique officielle et la doctrine, deux éléments qu’il perçoit comme deux obstacles à la diffusion de La Croix. À ses yeux, le journal ne peut être un support de propagande, même légitime : « La Croix apparaissait à beaucoup comme un témoin des temps révolus, on continuerait d’ailleurs à l’utiliser comme une sorte de satellite déjà refroidi34 pour transmettre les messages assurant les relations publiques des divers mouvements d’action catholique, sociale ou pastorale35. » Il s’agit également d’échapper à l’idée d’une diffusion de la doctrine chrétienne catholique par l’intermédiaire du journal, car « le lecteur moyen du journal est depuis longtemps déjà […] un homme en appétit de nouvelles, et non pas de doctrines abstraites36 ». La conception du journal prend ainsi en compte le lecteur et ses « attentes », supposées. La valeur du medium ne vient donc plus de sa conformité aux intentions initiales de l’ordre religieux qui le soutient et le finance, mais de la satisfaction (potentielle) des besoins du public (la recherche d’information).

10Émile Gabel, nourri par les réussites médiatiques américaines et françaises, opère donc un renversement dans la conception du journal religieux, qui n’est plus le canal de diffusion d’une doctrine préétablie. « Achetez-vous le journal pour sauver votre âme ou pour apprendre ce qu’il y a de neuf dans le monde ? », interrogera-t-il en 1965. En effet, « un journal catholique veut être authentiquement un journal […]37 ». On voit ici que Gabel, avec dérision, « désacramentalise », si l’on peut dire, de façon abusive, le journal : le salut s’opère non par ce dernier mais par le Christ, et le sacrifice eucharistique. Là aussi, il opère un déplacement, ou un recadrage, en réassignant une fonction informationnelle au journal qui devient un média d’information, et non « un organe » de l’institution. La dimension religieuse se trouve déplacée, mais non pas écartée, car elle demeure centrale. On pourrait dire qu’elle « descend » vers l’intérieur du projet médiatique, s’intériorise.

Une (première) professionnalisation de la presse catholique

11Émile Gabel s’est engagé dans ce que l’on pourrait appeler une « professionnalisation » du journal La Croix : « Il me semble, en définitive, que les progrès continuels de La Croix s’expliquent par cette politique centrée sur l’information honnête, universelle, adaptée, rapide, traitée journalistiquement par des hommes de métier38 capables de s’adresser au public nouveau que nous cherchions39. » Il procède à des recrutements (son équipe sera surnommée « la mafia »), double progressivement le nombre de pages du quotidien, crée un service commercial40, réfléchit sur le positionnement du titre sur le marché. Il essaie de penser la diversité de son lectorat (son « public ») – à la fois par l’observation, l’intuition et des études sociologiques –, de le renouveler, vise à redresser le volume des ventes, envisage une diffusion en kiosque à Paris. Il doit tenir un équilibre entre fidélité à la tradition religieuse, sinon ecclésiastique, du journal, et renouvellement de celui-ci pour en faire un journal d’information générale, au même titre que France Soir et Paris Presse. La diversité du lectorat représente un défi, et Gabel a pleinement conscience des oppositions qui existent entre les catholiques français au début des années 1950. Ainsi déclare-t-il à L’Écho de la presse dans une interview41 :

Nous sommes actuellement, et depuis quelques temps déjà, à un tournant. Il nous reste d’anciens lecteurs, très fidèles, d’une certaine mentalité42, dont nous sommes obligés de tenir compte. Nous avons gagné dans les couches nouvelles des chrétiens militants, qui ont un style de vie différent de celui de la première catégorie de lecteurs que nous avons évoquée. Ces couches nouvelles ont été éduquées dans une France laïque où ils [sic] ont acquis des conceptions neuves, notamment sur le point de la diffusion de la pensée chrétienne. Sans heurter nos anciens lecteurs, nous devons satisfaire ces nouvelles générations en tenant compte des différences qu’elles présentent, jusque dans leur langage43, avec les générations précédentes. […] Je suis chargé de maintenir le progrès et la permanence de mon journal, mais je ne dois pas pour autant oublier ce que la tradition m’a donné comme lecteurs et comme esprit44.

12Il envisage également, par la rénovation du journal, un autre public, afin de « surmonter cette difficulté » : « Il fallait donc, dans la fidélité à la mission essentielle et historique d’un journal comme La Croix, concevoir et atteindre un public, son public. Celui-ci serait un public nouveau, c’est-à-dire autre dans ses attentes, ses exigences et besoins45. »

13Parallèlement à ce difficile équilibre éditorial, Émile Gabel promeut un journalisme de terrain, et non de reprise de communiqués46. Il fait abonner le journal aux services de trois agences d’information internationale, malgré leur coût47. Très conscient des mutations économiques et sociales contemporaines (« notre système capitaliste – prestations de service et libre concurrence48 »), il semble reprendre des pratiques du fonctionnement de la presse américaine, arrivées après-guerre en France, copiant peut-être simplement le modèle des médias qu’il perçoit comme les concurrents de La Croix : analyse des publics et de leur sensibilité (« la réceptivité de ses lecteurs49 »), réflexion sur le temps et le choix de lecture, sur la relation des lecteurs au journal, perspective publicitaire (« Je ne connais pas un journal catholique, capable d’offrir une bonne clientèle à une agence de publicité, à qui la publicité fasse défaut50 »), approche commerciale (« J’ai été obligé de me poser les problèmes aussi en ces termes commerciaux51 »). Il reprend l’analyse précise de la diffusion réelle, l’élargissement de la diffusion, avec une présence en kiosque (et non pas seulement une diffusion par abonnements ou dans les églises), l’analyse comparative de la concurrence (« Examinant ce que faisaient les autres journaux [...]52 »).

14Le rédacteur en chef de La Croix mène aussi, avec son équipe, un travail sur le graphisme et le design des pages. Le titre de la Une est élargi, la titraille est revue. La photographie prend plus de place. Dans son mémoire contemporain sur le quotidien, Philippe Godfrin écrit :

Jusqu’à 1957, La Croix est un journal triste. Le papier est gris, les caractères du titre sont démodés tout comme le crucifix qui s’étale en première page. Le texte est serré, « peu aéré ». Ce n’est pas un journal qui « accroche », il accroche d’autant moins qu’on ne le trouve pas en général dans les kiosques, c’est un journal d’initiés réservé aux abonnés. Le titre même du quotidien pose problème53.

15Or, pour Émile Gabel (Presse-Actualité, 1955), « un quotidien catholique doit d’abord être techniquement au point. Il doit rendre compte de tous les événements54 ». Il lui importe en effet de « [...] se soumettre aux finalités et aux lois propres de l’instrument qu’est le journal. Si on ne s’y soumet pas, on fausse l’instrument, on rate l’effet et on gâche le métier55 ». Gabel parle de fait de « public », de « produit offert », de « demande du client56 ». Le rédacteur en chef entend faire de La Croix, grâce à une approche nourrie par le marketing apparu dans les années 1930 aux États-Unis, un journal moderne, au public élargi57. Pour ce faire, Gabel a conscience qu’il existe une technique et une professionnalité journalistiques, qu’il revendique en tant que telles, et sépare du plan religieux, se moquant de ceux qui veulent « faire rouler une voiture avec de l’eau bénite ». Il articule néanmoins les deux plans, celui de l’information professionnalisée et celui de l’apostolat chrétien. Il lui faut toutefois pour cela revoir la place du religieux dans le journal.

Négocier la place du religieux et ôter la croix de La Croix

16Pour mener à bien son projet d’inscrire La Croix parmi les grands quotidiens d’information français, Émile Gabel entend réduire la part de l’information ecclésiastique et romaine dans le journal et ouvrir celui-ci à une information sur le monde. Il s’agit en quelque sorte de déconfessionnaliser partiellement et de rendre moins austère la forme et le fond du journal, tout en conservant son titre, explicitement confessionnel, et son ancrage chrétien. Le projet passe de l’affirmation d’une présence chrétienne par un contenu catholique à un « regard chrétien » sur le monde. L’ambition est délicate, et relève d’une question d’équilibre sans doute. « Il s’agit de savoir si nous voulons être fidèles matériellement à un passé ou bien si nous voulons obtenir un rayonnement plus large de notre journal », écrit Émile Gabel au père Bruno Linder, délégué du supérieur général des Augustins de l’Assomption58.

17Dans la perspective d’accroître la visibilité de « la vieille et auguste Croix59 » en kiosque, Émile Gabel réfléchit, d’abord seul, puis avec la rédaction60, à supprimer le crucifix qui, depuis l’origine du journal comme quotidien – parfois recouvert d’un linceul, pour le samedi saint – orne la couverture61 tel « un étendard », voire « une épée62 ». « Notre drapeau, nous ne sommes pas de ceux qui le cachent, notre drapeau, c’est la Croix » clamait en effet la Une du premier numéro du quotidien La Croix, le 16 juin 188363. « Cette croix, c’est le premier article, et c’est le bon », écrivait Vincent de Paul Bailly (14-15 avril 1884), alors que le crucifix apparaissait au centre de la Une pour Pâques64. « La Croix se plaçait sur le plan de la défense des positions du catholicisme en France, lutte qui était symbolisée par le crucifix qui paraît à un moment où on l’enlevait partout », dans les écoles, les hôpitaux, les palais de justice65. « La Croix était alors l’organe d’un groupe de pression », observe Philippe Godfrin en 196566. Émile Gabel voit pour sa part, dans l’exhibition du symbole chrétien en 1966, « une propension toute naturelle à l’apologétique, à la défense, à se grouper autour de La Croix ». Il explicite ainsi sa pensée lors d’une conférence de la Bonne Presse et de La Vie catholique à Royaumont :

Quand vous êtes attaqué, vous plantez votre drapeau sur votre citadelle. Cela explique pourquoi sur La Croix figurait le crucifix ; il y avait des biens à défendre et il fallait sonner le ralliement de tous les catholiques […] comme autour d’un château fort du Moyen Âge, pour se protéger contre l’adversaire et défendre les richesses, les biens que l’on avait encore et les intérêts acquis67.

18Pour Gabel lui-même, ce signe confessionnel fait pourtant d’abord pleinement sens, comme il l’indique dans son premier éditorial pour le quotidien : « Nous nous sentons tous étreints par ces deux bras du Christ qui s’étendent sur notre première page pour mieux saisir nos vies et, avec nos vies, notre monde […] : La Croix est le signe de communion qui unit tous ceux qui veulent dilater les frontières du Royaume68. »

19Du point de vue de la maquette graphique de la Une, la suppression du crucifix, sans doute désuet dans son dessin au regard de la constante rénovation catholique des formes liturgiques, ornementales et sacramentales69, permet au journal de proposer un titre courant sur les cinq colonnes et, sans doute ainsi, d’adopter la même allure formelle et « moderne » que la concurrence. La suppression concerne d’abord l’édition parisienne (19 datée 20 novembre 1956) puis l’édition de province (11 juin 1957) du journal. Elle est annoncée dans l’édition parisienne de La Croix du 17 novembre 1956 : « L’ancienne présentation du journal ne s’accommodait pas de la diffusion très large que nous souhaitions. » Le crucifix ne passe plus partout, dans cette France « moderne » qu’il faut néanmoins évangéliser : « Il s’agit, pour la communauté chrétienne, non plus de déployer son drapeau, mais d’être présente et agissante partout », dira plus tard l’ancien rédacteur en chef, revenant sur cette décision70.

Faire disparaître le crucifix du journal La Croix, cela n’a pas été pour moi une simple mesure tactique de diffusion, cela voulait être le symbole de l’adaptation à une situation nouvelle de l’Église en France. C’était la rencontre profonde de la fonction d’un journal avec la société, et il fallait que même extérieurement La Croix ne représente pas une forme dépassée de la société71 […]72.

20Pour Philippe Godfrin73 « la nouvelle présentation du journal confirmait de façon spectaculaire dans la forme l’abandon du cléricalisme qui était déjà consacré dans le fond ». Un « reflux sémiotique » est en quelque sorte alors opéré : le sens porté par le symbole visuel se reporte sur le nom du journal qui, ainsi, selon Gabel, n’abandonne pas « son drapeau », que son nom donne également à entendre (même si un changement de nom avait un temps été envisagé, « Le Monde » étant pressenti). Quelques centaines de désabonnements surviennent – Philippe Godfrin cite quelques extraits de lettres de lecteurs74. La diffusion semble d’abord forte mais elle est très vite entravée par les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP), dont l’actionnaire, Hachette, soutient avant tout un titre concurrent, France Soir75. Le périodique est toutefois entré sur le marché des quotidiens d’information générale.

Un projet informationnel à vocation religieuse

21La plus large diffusion permise par la rénovation de la maquette du journal vient au service, selon Gabel, du projet religieux dont La Croix reste porteuse. Cette refonte du journal par la centration sur l’information factuelle de terrain, la promotion de l’image, l’apparition de nouvelles rubriques (mode, sports, culture…) et la diversification de l’information, par la reconsidération de la place de l’information religieuse, ne néglige pas pour autant la perspective apostolique du quotidien (porter sur le monde un regard chrétien), ni une lecture providentialiste de l’événementialité mondaine.

22Cinq temps nécessaires fondent « l’informationnalisation » du journal La Croix au milieu des années 1950 aux yeux de son rédacteur en chef, Émile Gabel : a) connaître le monde ; b) projeter un regard chrétien sur le monde ; c) y voir l’advenue sensible de Dieu ; d) former une opinion publique catholique ; e) évangéliser celle-ci.

a) Pour Émile Gabel, « l’un des services que seul un journal catholique quotidien peut rendre à l’Église est de lui présenter l’image fidèle du monde qu’à tel moment de l’histoire elle a mission d’évangéliser et de sauver76 ». En effet, il estime que l’Église est mal informée (des émergences nationales, de ce qui va devenir la décolonisation77, des stratégies communistes autour de la paix, ou à propos de l’arme atomique), ce qui la décale du monde. L’information permet de connaître et de penser le monde autrement.

b) Ensuite, pour le rédacteur en chef de La Croix, et c’est le sens de la conversion religieuse du journal – ou plutôt de sa révolution –, du contenu au regard, « la fonction du journal catholique est aussi de projeter une lumière chrétienne sur les vrais problèmes d’actualité78 ». Le père Gabel s’en explique, dans une période marquée par la Guerre froide, la décolonisation, la torture militaire française en Algérie, la peur de la guerre nucléaire :

À un membre du Saint-Office qui déplorait qu’un éditorial de La Croix eût soulevé le problème de l’obéissance des jeunes Français rappelés sous les drapeaux au début de la guerre d’Algérie, il fut difficile de faire comprendre que la fonction du journal catholique est aussi de projeter une lumière chrétienne sur les vrais problèmes d’actualité, si brûlants, si gênants qu’ils soient parfois79.

c) Dans le sillage d’une certaine théologie du monde en devenir, développée notamment par le père dominicain Marie-Dominique Chenu (1895-1990), ce regard sur le monde permet de voir advenir l’action de Dieu à l’œuvre dans le monde terrestre et l’histoire humaine. Le sens qu’il attribue à l’information sur la société n’est pas sans rejoindre une perspective chrétienne marquée par l’Action catholique, portée déjà par son prédécesseur, le père Léon Merklen. L’information, explorant le monde, relie ainsi à Dieu : « Toute la théologie du père Gabel consiste […] à répéter qu’il faut réunir et non pas opposer ‘‘nouvelles du jour’’ et ‘‘Bonne nouvelle’’ », écrira Gabriel Ringlet dans un livre d’hommage80.

d) Ces deux derniers éléments permettent de « fonder une opinion publique d’inspiration chrétienne81 », ce qui n’est pas sans rejoindre, d’une autre façon, le projet initial du quotidien La Croix, et l’ouverture, que salue Gabel à plusieurs reprises (en 196282, en 196683), impulsée par le pape Pie XII84 en la matière (« Pie XII a donc exalté l’opinion publique85 »). Celui-ci déclarait dès 1950 :

L’opinion publique est, en effet, l’apanage de toute société normale composée d’hommes qui, conscients de leur conduite personnelle et sociale, sont intimement engagés dans la communauté dont ils sont les membres. Elle est partout, en fin de compte, l’écho naturel, la résonance commune, plus ou moins spontanée, des événements et de la situation actuelle dans leurs esprits et dans leurs jugements. Là où n’apparaîtrait aucune manifestation de l’opinion publique, là surtout où il en faudrait constater la réelle inexistence : par quelque raison que s’explique son mutisme ou son absence, on devrait y voir un vice, une infirmité, une maladie de la vie sociale86.

e) L’enjeu de l’information est, enfin, celui du sens de la diffusion du journal, de la possibilité offerte par celle-ci. Pour le père Gabel, en effet, la richesse informationnelle nouvelle du journal accroîtra nettement son public, et rendra de fait possible la mission religieuse du quotidien La Croix, car « un vrai journaliste doit avoir l’obsession d’étendre son public, puisque sa vocation propre est de crier l’Évangile par-dessus les toits et sur la place publique87 ». Surgit donc ici quelque chose d’un peu paradoxal : le journal possède, à ses yeux, quand bien même il le « déchristianiserait » partiellement dans la forme, un but « d’apostolat » catholique. Recentrer un journal sur l’information, au risque de le désintégrer, c’est donc lui permettre, paradoxalement, de mieux évangéliser. S’agit-il d’une rhétorique rassurante à l’égard de l’institution qui doit le soutenir, ou d’un projet religieux rénové à l’aune de la communication ?

23La lumière de l’information éclaire le lien entre providence et événement. Le travail informationnel engagé pour La Croix prend désormais sens sur deux plans : le plan socio-politique et le plan religieux, imbriqués : il convient selon Émile Gabel de :

Traiter l’évènement avec plus d’objectivité et d’honnêteté que les autres confrères. Nous devions avoir pour lui une sorte de respect religieux88. Et pourquoi cela ? Parce que tout évènement entre, d’une manière ou d’une autre, dans l’ordre providentiel ; qu’il appartient à l’immense volonté salvifique de Dieu ; qu’il est signe d’un dessein de Dieu sur l’humanité89.

24Le journaliste ne fait donc pas seulement œuvre profane en recherchant la vérité90 de l’événement. Le quotidien se met au service d’un regard chrétien sur le monde, investi par Dieu.

* * *

25« Un journal quotidien, pour quoi faire ? […] pour informer le plus rapidement possible sur toute l’actualité, et non pas pour exposer des doctrines intemporelles ; La Croix devait donc être avant tout un journal d’information [...]91. » La réflexion menée a posteriori par Émile Gabel sur son travail mené à la direction du journal La Croix, qu’il fait passer de journal d’opinion à un journal d’information, laisse apparaître à la fois une réflexion technique, professionnelle, réaliste (« un directeur de journal n’a que faire d’un idéalisme qui est fait de rêves et d’illusions92 »), repensant le marketing du journal et son marché, visant à l’insérer, modernisé, sur le terrain de la concurrence, et un projet politique et théologique. Politique en ce qu’il s’agit de contribuer à nourrir l’opinion publique, à l’intérieur de l’Église, et d’y insérer pleinement les catholiques. Théologique en ce qu’il s’agit de faire regarder le monde comme le lieu de l’action de la providence divine. L’approche très nettement providentialiste de Gabel éclaire l’événement d’un regard nourri de “la foi” chrétienne. En cela, elle relève d’une téléologie religieuse affirmée. La désintégration de La Croix apparaît comme une forme de kénose du journal : il rejoint le monde moderne, mais pour le régénérer.