Quitter Paris

4La guerre, la Maison de la Bonne Presse connaît : le 1^er août 1914, les 45 publications de la Maison s’étaient arrêtées net. Seule La Croix paraissait encore, ce qui avait exigé l’embauche à l’imprimerie de 19 personnes, des seniors dirait-on aujourd’hui, pour épauler des apprentis qui partiront à leur tour, année après année : 50 des 285 hommes de la Bonne Presse mobilisés de 1914 à 1918 ne reviendront pas1.

5Alors, le 16 mai 1940, quand Alfred Michelin, ancien journaliste de La Croix devenu directeur général de la Bonne Presse, et le père Léon Merklen, rédacteur en chef du quotidien et responsable doctrinal de l’entreprise, apprennent par l’abbé Renaud, un envoyé du ministre Anatole de Monzie très introduit dans le monde politique, que le gouvernement se prépare à quitter Paris, décident-ils sur le champ de transférer la rédaction à Bordeaux. Il est 17h30. À 21h, le père Merklen est parti, avec le président du conseil d’administration, René Berteaux, et sa famille, ainsi que le seul journaliste encore présent à cette heure, Jean Mondange. Une décision critiquée, moquée même, par une partie de ses confrères assomptionnistes de la communauté de la Bonne Presse qui la jugent « ridicule » et parlent même de « fuite2. »

6Pourquoi Bordeaux, alors que le gouvernement ne partira à Tours que le 10 juin, avant de rallier la capitale girondine une semaine plus tard ? Parce que, depuis 1935, la Bonne Presse y loue des locaux, où elle a installé une rotative d’occasion. Le chaos d’août 1914 n’a pas été oublié. Sans parler du manque de confiance dans les institutions de la III^ème République, militaires y compris, que cela dénote. La moindre alerte aérienne, explique le père Merklen, arrêterait la production de l’imprimerie. La relancer en fin d’alerte – et par exemple faire refondre le plomb des linotypes – demanderait au moins 45 minutes. Comment publier un quotidien dans ces conditions ?

7La Croix paraîtra encore un mois à Paris, sous la direction d’Alfred Michelin, avec des éditoriaux transmis depuis Bordeaux. Le dernier numéro parisien paraît l’après-midi du 10 juin 1940. Le lendemain, les bâtiments de la Bonne Presse sont fermés. Du numéro 3 299 du Pèlerin qui devait paraître le 16, il existe aujourd’hui une épreuve, mais il ne fut a priori jamais imprimé.

8Il faut, pour comprendre la suite, évoquer la position de la Bonne Presse face au nazisme dans les années 1930. Elle peut d’abord sembler ambiguë, s’attachant à démêler l’éventuel bon grain de l’ivraie. La signature d’un concordat, le 20 juillet 1933, entre le Saint-Siège et l’Allemagne nazie, renforce cette prudence due à la volonté du journal de rester proche des vues du pape. Bien que Robert d’Harcourt, spécialiste maison de l’Allemagne, ait souligné dès le 16 février dans La Croix une complète incompatibilité entre les doctrines de Mein Kampf et le christianisme. Mais la solidarité affichée avec une Église allemande en butte aux attaques du régime hitlérien, et un réel suivisme des prudences romaines, agissent comme un frein. D’où une relative retenue, qui n’empêche pas le dépit devant une certaine passivité des catholiques allemands et les choix discutables de leur expression politique majeure, le Zentrum. La Croix multiplie les articles sur « Ce qui se passe en Allemagne3 » et la Bonne Presse, qui édite toujours quelques publications anti-allemandes de l’immédiat après-première-guerre, publie en même temps des livres antinazis, comme L’éternelle Allemagne de Jean Caret4, éditorialiste de politique étrangère de La Croix. Malgré cela, le quotidien catholique publie beaucoup plus de commentaires, en mars 1937, autour de l’encyclique de Pie XI Divini Redemptoris condamnant le communisme, qu’à propos de celle visant le nazisme, Mit Brennender Sorge, qui la suit d’une semaine.

9Ce n’est donc pas un hasard si, au lendemain de l’entrée de la Wehrmacht à Paris, le 14 juin, la rue Bayard est déjà sous surveillance, comme en témoigne le père Ernest Point, supérieur de la communauté assomptionniste de la Bonne Presse. Le journal de Goebbels, Der Angriff, s’en était pris dès 1937 à ces « messieurs qui, pendant les quatre dernières années, ont été les champions les plus bruyants du combat contre l’Allemagne nationale-socialiste5 ». Le propos visait alors l’Association internationale des journalistes catholiques, dont le père Merklen, co-fondateur, est vice-président. On mesure alors combien le père Merklen avait bien fait, en 1931, de couper court, après seulement six premiers billets signés Francis, à l’embauche d’un journaliste qui cherchait absolument à être correspondant de La Croix en Allemagne. Devenu propagandiste zélé du nazisme sur Radio Stuttgart, Paul Ferdonnet, connu à la Libération comme « le Traître », sera fusillé à ce titre en 19456.

10Portes fermées, l’entreprise s’est préparée pour éviter la réquisition de l’imprimerie à l’arrivée des Allemands. Alors on la laisse aussi sale que possible : les tubes de cuivre des garde-fous des grosses rotatives sont barbouillés de noir, les stocks de plomb emmurés dans les caves, pendant que les religieuses oblates cachent le stock de cuivre nécessaire aux clichés sous les stalles de leur chapelle7. Et cela marche. Un inspecteur allemand repart dégoûté, et lâche quelques commentaires peu amènes sur la conception française de la propreté.

Un pillage pour punition

11Mais la Bonne Presse n’échappera pas aux perquisitions. À défaut d’arrêter Léon Merklen, qui est à Bordeaux, la Gestapo enlèvera l’armoire qui contient tout son courrier ; elle cherche les noms et coordonnées des correspondants de La Croix en Allemagne. L’exploitation de ce courrier volé a contribué à la déportation d’au moins deux des directeurs de journaux catholiques européens avec lesquels le père Merklen correspondait activement, le Dr Friedrich Funder, directeur de la Reichspost de Vienne, et Hein Hoben, fondateur d’une agence de presse catholique de Breda (P.-B.)8. Les Allemands perquisitionnent donc les rédactions – vides – de plusieurs titres, et même les chambres de plusieurs religieux assomptionnistes aux 4^ème et 5^ème étages du 22 cours Albert I^er. Mais c’est surtout à la bibliothèque qu’ils s’intéressent : ils vont la piller, vider la photothèque et se servir dans les réserves de clichés de dessins et de gravures.

12Des camions emportent 70 caisses plombées et numérotées le 6 septembre 1940, 40 le 4 octobre, 12 encore le 20 mars 1941, soit environ 4 000 volumes de tous ordres, historiques, philosophiques, théologiques, biographiques, quelques 2 millions de photos d’agence, 30 000 originaux de dessinateurs et graveurs. La mémoire de cinquante ans d’histoire de la Bonne Presse9. « Parce que La Croix et Le Pèlerin ont attaqué l’Allemagne, s’entend dire le père Point le 4 octobre 1940, nous enlevons leurs collections10 » : 300 volumes pour La Croix, un par mois depuis 1883. On ne les reverra jamais. Le chef d’orchestre de ce pillage, qui parut plusieurs fois en uniforme, se disait professeur d’université à Berlin, mais ne donna jamais son nom. Il passa six mois dans cette imposante bibliothèque, mise sous scellés, repartant toujours avec quelques livres sous le bras.

13Le 28 août, un mois avant la publication de la liste Otto des livres désormais interdits – du nom de Otto Abetz, « ambassadeur d’Allemagne en France » – les Allemands avaient saisi rue Bayard les exemplaires disponibles de 14 ouvrages qu’ils considéraient « hostiles au nazisme et à ses chefs », avant d’en jeter aussitôt certains à la Seine toute proche, où finissent par exemple 3 220 exemplaires de L’éternelle Allemagne, de Jean Caret, éditorialiste diplomatique de La Croix, et 3 580 de Ennemie héréditaire ? de Philippe Leclère11. Ce qui se passe en Allemagne échappera à la punition car le livre est… épuisé12. Les stocks de tous ces livres, y compris les feuilles non encore brochées, seront pilonnés en septembre 1942, après une vaine tentative de résistance « passive ».

Figure 41 : couverture du livre Ce qui se passe en Allemagne, 1935.

14On trouve parmi ces livres détruits un témoignage d’un combattant de la Grande Guerre, une biographie de Pie XI, et L’Église et le racisme, déclaration de 1938 des quatre cardinaux de Paris, Malines, Milan et Lisbonne13. Pilonnés aussi les deux volumes de l’Histoire de France de Gautherot, richement dessinée. Ce professeur à l’Institut catholique de Paris intentera même un procès à la Bonne Presse après-guerre pour se faire payer ses ouvrages comme s’ils avaient été vendus14. On dénombre même quatre albums illustrés, ancêtres des bandes dessinées, appelés « romans cinématiques ». Les textes et dialogues sont placés sous chaque image, sans les fameuses bulles caractéristiques des BD d’aujourd’hui. Ces albums datent de l’immédiat après-première-guerre-mondiale : Le Maître de l’Espace, avec bombardements et zeppelins, est aussi clairement anti-Allemands que Le Roi de l’Or, histoire rocambolesque d’une amitié franco-américaine que les U-boot et la bassesse des espions allemands n’empêcheront pas de finir bien.

Figure 42 : Couverture du roman Le Roi de l’or, Bonne Presse, 1920.

15À Paris dès lors, il ne va plus se passer grand-chose. Le patron, René Berteaux, est devenu PDG en décembre 1940, puisque la réforme du statut des sociétés anonymes est une des premières mesures de Vichy. Mais dans la Maison, où il reste environ 200 personnes, essentiellement à l’administration, on fait juste en sorte d’éviter que l’imprimerie ne soit réquisitionnée par les occupants ou leurs acolytes collaborateurs. « La Bonne Presse vivote dans le demi-chômage15 », écrira, dans une lettre, le supérieur général Gervais Quenard.

16« On travaillotait. Mais la Bonne Presse a gardé tout le personnel à ne rien faire16 » – pas grand-chose en tous cas – , a raconté Maurice Berne, entré à la Bonne Presse en 1937 comme apprenti, avant de devenir rotativiste à La Croix. La charge était en effet plutôt légère pour une imprimerie de cette taille, abritant plusieurs rotatives en plein VIII^ème arrondissement, ainsi que d’importants ateliers de labeur17. Privée de ses journaux, la Bonne Presse parisienne ne produit plus que ses collections de romans populaires, Ruban bleu, Bijou, Arc-en-Ciel, ou des biographies et des livres religieux qu’en 1943, elle imprimera souvent la nuit… quand il y aura de l’électricité. Ces livres, pour une bonne part, arrivent d’ailleurs à Limoges, devenu le cœur vivant de l’entreprise, pour être vendus en zone non occupée. Par « wagons entiers », si l’on en croit le témoignage de Marc Cluzeau18, un jeune Limougeaud embauché sur place pour les diffuser, qui deviendra plus tard, à Paris, journaliste au Pèlerin.

17Les Allemands d’ailleurs restent suspicieux : la Propaganda Abteilung reproche aux éditeurs leur gaspillage de papier, denrée devenue rare, « pour des ouvrages sans intérêt ». Ils s’étonnent en particulier de la production de livres de la Bonne Presse… alors qu’on ne lui attribue pas de papier. « Si on a caché du papier de réserve, on ne le crie pas sur les toits », écrit Pierre Limagne dans ses Éphémérides19.

18Les saisies d’août 1940 ont laissé des traces : le catalogue général de librairie de 1941, daté du 1^er juillet, ne contient plus rien qui soit susceptible d’attirer les foudres de l’occupant nazi. Une absente notable : l’encyclique Mit Brennender Sorge, qui a pourtant bien été éditée à la Bonne Presse en 193720. Alors que Divini Redemptoris, elle, est bien là, tout comme « à Moscou durant le premier triennat soviétique », une chronique de Mgr Vidal, curé assomptionniste de la paroisse moscovite Saint-Louis-des-Français sous Staline. Les collections de romans populaires, elles, se déploient, les best-sellers de Pierre l’Ermite en tête, ou encore les romans à l’eau de rose de Delly, dont la bien nommée « Sainte-Nitouche ». Les journaux pour la jeunesse Bayard et Bernadette sont arrêtés, mais on peut encore acheter les collections des années d’avant-guerre.

19Rue Bayard toujours, la sœur oblate Marie-Samuel, qui avait entretenu dès 1906 les premières linotypes de la Bonne Presse jusqu’à être responsable des vingt-huit machines, s’est mise dès l’été 1940 à l’entretien de l’imprimerie : elle vérifie, remet en état et emmaillote toutes les linotypes dans des ateliers quasi vides. À l’abri de la poussière et de l’humidité, elles redémarreront sans problème le moment venu. Quatre ans plus tard21.

20Le 29 juin, un petit convoi quitte Bordeaux après avoir imprimé seize numéros de La Croix sur place. Quelques voitures et deux camions emmènent le plomb, les châssis pour monter les pages du quotidien, l’Adressograph, qui édite les plaque-adresses indispensables pour imprimer les bandes d’expédition aux abonnés. Seul suit le personnel masculin. Les onze sœurs oblates venues travailler avec la sœur Marie-Nelly à Bordeaux sont laissées sur place – elles seront secourues par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul – et rentreront d’ailleurs difficilement à Paris22. Mais avant de prendre la direction de la zone libre, le choix de Limoges reposant sur la seule certitude d’y trouver des rotatives, il a fallu d’abord répondre à une question vitale : rentrer ou pas à Paris ?

Être ou ne pas être

21Le père Gervais Quenard, supérieur général de la congrégation, y est favorable : il y voit bien sûr la possibilité d’assurer du travail au personnel parisien, et aussi de répondre à la demande de plusieurs évêques d’un journal sûr. Mais Léon Merklen sait que le journal n’y aura aucune marge de manœuvre. Et, personnellement, il serait à coup sûr aussitôt arrêté. Surtout, il tient à préserver une parole chrétienne indépendante pour un public catholique totalement désorienté, une forme de « résistance spirituelle ». Il déchantera très vite. La question se reposera, dans de nouveaux termes, lorsque les Allemands occuperont la zone dite libre, après le débarquement allié en Afrique du nord de novembre 1942. Faut-il ou non se saborder, comme le font d’autres journaux parisiens repliés ? La première réponse est la même qu’en 1940, même si deux années déjà difficiles ont clairement marqué les limites de l’exercice. S’y ajoute la volonté de ne pas laisser la place libre à une fausse Croix « discrètement gammée », comme l’avait écrit Pierre Limagne début mai 1941, alors qu’il était déjà favorable à un sabordage23.

22La menace est loin d’être imaginaire. Du côté de Vichy, existent de possibles substituts : l’hebdomadaire catholique pétainiste Voix françaises, publié à Bordeaux, bénéficie même des chroniques de celui que les lecteurs plébiscitaient depuis 40 ans dans La Croix, le chanoine Loutil, alias Pierre l’Ermite. Sans parler du soutien explicite de plusieurs évêques (Agen, Le Puy). Même risque avec le journal lyonnais Demain, où écrit Jean Guiraud, autre signature très suivie de l’entre-deux-guerres. De leur côté, les Allemands avaient fait directement pression sur le journal… le matin de Pâques 1941 ! Un officier, un certain Heckmans, était venu à Limoges, alternant menace et séduction pour exiger le retour de La Croix à Paris. Il était même chargé de « transmettre à Alfred Michelin les compliments » du cardinal Baudrillart… qui faisait pression à Paris sur René Berteaux dans le même sens24. Le journal continue donc, mais ne contrôlera plus qu’une infime part de ce qu’il publiera. Sa volonté de « résistance spirituelle » connaîtra quelques succès, trop rares, en jouant cette carte du journal religieux, non politique, qui n’obéit qu’aux autorités de l’Église. Le censeur allemand Samm reconnaîtra même en 1943 qu’il ne peut pas grand-chose contre « le journal du pape ». Dans les faits, à compter de cette époque, La Croix publiera surtout chaque jour, bien que contre son gré, des colonnes de textes imposés par les services de Vichy.

23La moitié des journalistes de La Croix, plutôt sous-employés à Limoges dans une rédaction qui ne peut plus écrire grand-chose, vont alors s’engager dans des mouvements de Résistance, quelquefois à l’insu les uns des autres. Pierre Limagne, mis en « congé maladie », a rejoint l’Ardèche où il anime un maquis de l’Armée secrète. Le critique littéraire et futur romancier Luc Estang, engagé aux côtés des communistes au Front national des écrivains, découvrira par hasard que son collègue Pierre Michelin, le fils du directeur, l’est de son côté avec l’ORA (Organisation de résistance de l’armée), mouvement d’abord constitué d’anciens militaires. Plusieurs journaux clandestins comme les Cahiers du Témoignage chrétien, mais aussi les Petites Ailes ou Valmy transiteront par les couloirs de La Croix, où l’on verra ainsi venir s’approvisionner des distributeurs aussi inattendus en ces lieux que l’historien du cinéma Georges Sadoul ou le poète Francis Ponge, tous deux communistes. Engagé lui aussi dans la Résistance à l’ORA, Raymond Faille, dit Dudule, un secrétaire de rédaction du quotidien, incorrigiblement bavard, sera même confié par ses amis au maquis FTP de Georges Guingouin avec consigne de ne pas le laisser sortir.

Figure 43 : Journalistes de La Croix à Limoges.

24Mais que devient la Maison de la Bonne Presse, dont les contacts avec Limoges sont limités, mais jamais interrompus – les voyages à Paris ou à Limoges sont très rares même si le PDG René Berteaux vient une fois en Haute-Vienne ? Le courrier, dont on sait qu’il est lu par la censure, passe tout de même discrètement grâce à la complicité de cheminots. À Paris, on l’a vu, l’imprimerie tourne au ralenti. Elle édite tout de même l’Almanach du Pèlerin, devenu pour 1941 Almanach de la Bonne Presse, puisque Le Pèlerin ne paraît plus. Rédigé à la fin de 1940, on y trouve immanquablement, avant une biographie titrée « Le Maréchal commande », un grand portrait de Pétain25, une sélection de ses premiers discours et une présentation détaillée de la nouvelle constitution adoptée à Vichy. On y célèbre aussi sur deux pages l’autorisation d’enseigner, rendue aux congrégations, et donc aux assomptionnistes, revanche sur les rudes mesures anticléricales et anticongréganistes subies au début du siècle. On a là un témoignage, concentré mais précis, de la bonne impression d’abord laissée par les premières décisions du « Maréchal », comme le montrent quelques éditoriaux de Léon Merklen dans La Croix, comme celui du 15 octobre 1940 accueillant cette « révolution étudiée, sage, progressive », qui « réclame par esprit de discipline la sympathie intelligente et la collaboration active de tous ». Mais l’obligation, strictement imposée fin novembre, de publier une série d’articles favorables à la collaboration franco-allemande26, va mettre un terme à cette brève lune de miel.

Figure 44 : Le Pèlerin et son clone, Le Foyer.

25Le cœur de la Bonne Presse bat maintenant à Limoges, où Alfred Michelin est devenu le responsable non seulement des journalistes, mais aussi d’un petit contingent de cadres et de personnels de la Bonne Presse. Car éditer une publication est une chose ; la gérer, la diffuser en est une autre. C’est donc une cinquantaine de personnes qui constituent une sorte de petite Bonne Presse limousine, pour une demi-douzaine de titres. Outre La Croix et son hebdomadaire La Croix-Dimanche, il y a Le Foyer, qu’on a substitué au Pèlerin, dont il est la copie conforme avec beaucoup moins de moyens, mais toujours sous la direction du père Guichardan. On y trouve même le prix des abonnements pour … le Canada, les États-Unis et le Japon. Cette reparution sous un nouveau titre, qui intervient seulement en novembre 1940, est-elle due aux difficultés dont La Croix a déjà fait l’expérience pendant tout l’été ? Rédigés par deux journalistes de La Croix, Jacques Zissel et Jean-Marie Garraud, deux petits journaux pour adolescents, Jean et Paul et Marie-France, sont de très pâles copies des anciens Bayard et Bernadette : le manque de moyens est, là encore, flagrant. Enfin, le père Louis Le Bartz, secrétaire général de La Croix, assume seul la revue sacerdotale Prêtre et Apôtre, alors que l’abbé Glorieux, futur correspondant romain de La Croix dans les années 1960, rédige sous forme de brochure Ce qu’il faut savoir, un substitut de La Documentation catholique, elle aussi arrêtée. Une dernière petite publication naîtra même à Limoges quasi clandestinement, Assistantes paroissiales, qui deviendra à la Libération Marthe et Marie. En dehors de La Croix, tous ces titres, y compris, le plus souvent, Le Foyer, évitent au maximum les sujets liés à la guerre et à la politique. On y trouve plutôt nombre d’idées pour vivre au mieux les restrictions et la pénurie, conseils pour le potager notamment, ainsi que des articles culturels et religieux.

26L’irruption de ce groupe de « Parisiens » à Limoges ne se passe pas sans anicroches. Jeune fils de Roger Latu, un journaliste responsable de La Croix-Dimanche, avant de l’être lui-même beaucoup plus tard à La Croix, Christian Latu, 5 ans à l’époque, se souvient d’avoir été traité dans la cour de l’école d’Aixe-sur-Vienne de « boche du Nord », une sorte d’étranger dont il fallait se méfier27. Anecdote, le patron de l’imprimerie Lavauzelle s’était montré satisfait d’accueillir La Croix et les autres titres de la Bonne Presse qui allaient donner du travail à son personnel au chômage technique. Mais à l’atelier de pliage, par exemple, les « Parisiens » n’avaient pas le même statut professionnel que les « locaux », presse parisienne pour les premiers, labeur pour les autres qui étaient payés pratiquement deux fois moins. Ceux-ci résolurent le problème en travaillant… deux fois moins vite28.

27Á la fin 1942, l’entrée des Allemands en zone non occupée change à nouveau la donne. L’activité parisienne de la Maison de la Bonne Presse s’est drastiquement réduite. Le bilan que présente le PDG René Berteaux en mars 1943 à son conseil d’administration est très clair : « manque de matières premières et de force électrique », « restrictions rigoureuses à la liberté du travail », « lourdes charges nouvelles », ce qui conduit à un déficit d’un demi-million, alors que le bilan de 1941 était encore positif. À Limoges par contre, les contraintes n’empêchent pas le maintien d’une bonne activité, alors même que, hors la région lyonnaise, les 45 départements de la zone libre sont pratiquement ceux où la diffusion du journal était la plus faible.

28Si, en 1941, la préfecture de la Haute-Vienne fait état d’un tirage quotidien de 40 à 45 000 exemplaires pour La Croix, le père Merklen parle plutôt de 30 000, en fait sa diffusion d’avant-guerre dans les départements concernés. Un état des ventes « presse » de janvier 1943 à Limoges29 permet, sur la base du chiffre d’affaires enregistré par l’entreprise elle-même, un tableau à peu près réaliste de la diffusion des six titres édités. Les chiffres cumulent les ventes aux abonnés et celles des comités paroissiaux, acteurs majeurs depuis le début de la diffusion des titres de la Bonne Presse : en dehors de La Croix, qui repose sur ses abonnés, la diffusion par les comités paroissiaux est en moyenne quatre fois supérieure aux ventes aux abonnés. Ce premier mois de 1943, Le Foyer aurait ainsi diffusé en moyenne hebdomadaire dans l’ex-zone libre 125 178 exemplaires, Marie-France 22 541, Jean et Paul 16 826 et le mensuel sacerdotal Prêtre et Apôtre 3 931. Quant à La Croix, seule présente en kiosque mais pour juste 608 journaux vendus quotidiennement, elle diffuserait en moyenne 27 647 exemplaires. Chiffre à rapprocher des quelque 100 000 exemplaires de ventes nationales de l’immédiat avant-guerre. Des contacts professionnels d’Alfred Michelin avec les autres directeurs de journaux « repliés », avant l’arrivée des Allemands en novembre 1942, il ressortait que seuls Le Figaro, Paris-Soir et La Croix, sauvée par son système de diffusion original, survivaient à peu près financièrement.

Les limites de la « résistance spirituelle »

29Le choix, courageux mais très risqué, de continuer à paraître après cette date s’avèrera illusoire. Au-delà des restrictions de papier, des hausses de prix imposées, et malgré la guérilla typographique imaginative de la rédaction pour rendre le moins lisibles possible les textes imposés les plus gênants, le journal est toujours plus muselé. La bataille est quotidienne et parfois sévère contre les censeurs – un censeur militaire allemand s’est ajouté à ceux de Vichy, se montrant souvent plus souple qu’eux. La rédaction ne maîtrise pratiquement plus rien, hors les domaines religieux et culturels réduits à la portion congrue. Elle est plus que jamais contrainte et le quotidien catholique, bien qu’involontairement, fournit une plate-forme à la diffusion de thèses qu’il réprouve totalement. L’astucieux traitement réservé par Jean Revel aux différents communiqués militaires des belligérants – ses collègues le surnommeront le Général – donnera cependant beaucoup de fil à retordre aux censeurs. Il sera d’ailleurs toutes ces années leur principale victime avec René Royère, qui écrit sur la politique étrangère.

30Cette quasi-impuissance est flagrante, si l’on regarde, par exemple, ce qu’on peut lire dans La Croix à propos des mesures antijuives. Car la censure de Vichy a sévi dès le premier jour : elle coupe, elle change des titres, surveille et prétend même imposer le vocabulaire. Dès décembre 1940, elle impose, à propos de la collaboration, la publication d’une longue série d’articles fournis par les services de Vichy. En fait, l’histoire et l’avenir de la Bonne Presse vont se jouer durant toute cette période autour de La Croix. Son sort, à la Libération, entraînera de facto celui de la Bonne Presse.

31Le premier statut des Juifs, publié le 19 octobre 1940 sans commentaire, est assorti de la signature « Agence Havas ». La rédaction attribuera systématiquement aux articles « obligatoires » leur origine extérieure. Manière de signaler au lecteur ce qui est de la rédaction, et ce qui ne l’est pas. Le courrier des lecteurs, que les censeurs interceptent et lisent avec attention jusqu’à l’utiliser à l’appui de leurs rapports à Vichy dénonçant la duplicité du quotidien catholique, montre que les abonnés l’ont très souvent compris... et encouragé. Leurs lettres n’ont évidemment pas été conservées, mais citons tout de même celle de ce prêtre d’Aix-en-Provence reprise fin 1943 dans son journal par Léon Merklen. La Croix « fait ce qu’elle peut sous le joug. C’est le meilleur journal de France à tous points de vue. On ne tient pas compte bien entendu des OFI-Havas ! Mettez toujours bien cette signature, c’est l’absolution ». En même temps, tous les lecteurs ne sont pas aussi perspicaces. Et il y a ceux qui le sont trop : Jean Letourneau, le Jean Caret éditorialiste de politique étrangère de 1939-40, écrit au père Merklen en juin 1941 que, « toujours abonné à La Croix, il ne la lit pas sans tristesse », et en avril 1942, « pas toujours sans grincements de dents ».

32Le corset est serré et, quand la rédaction parvient à exploiter un interstice, les sanctions tombent. Le 14 août 1941, le père Merklen évoque en ouverture de son éditorial de la fête de l’Assomption « la pauvre petite Juive, inconnue, méprisée, que l’Ange a saluée comme la Mère du Sauveur du Monde… ». Fureur des responsables de l’information à Vichy. Cette fois, c’est le censeur de Limoges qui se fait taper sur les doigts. Car les lignes en question voisinent exactement avec celles où Pétain annonce, dans le célèbre discours dit du « vent mauvais », un nouveau durcissement du régime. Un an plus tard, le 11 octobre 1942, La Croix-Dimanche rappellera dans un autre éditorial que « le geste du Bon Samaritain, pour un homme qui n’était ni de sa religion ni de sa race, reste à renouveler ». Mais jouer avec les nerfs des censeurs n’est pas sans conséquences.

33Á deux reprises, La Croix sera suspendue, trois jours puis une semaine, pour transgressions répétées de la censure. Elle ne publie évidemment rien sur la rafle du Vél’d’Hiv par exemple, dont ses journalistes ont eu très vite connaissance. En mai 1942, le journal arrive à faire précéder une diatribe obligatoire de Louis Darquier de Pellepoix, le commissaire aux questions juives, d’une « accroche » qui sonne comme un avertissement : « Nos lecteurs connaissent les pensées de l’Église sur le problème juif et n’ont pas oublié les enseignements de Pie XI à ce sujet. » Rien dans ces petites résistances qui, malheureusement, ne changent pas beaucoup les choses. Juste le signe que La Croix, comme l’écrit un des censeurs à ses chefs de Vichy, « ne prend pas part à la campagne antisémite » ; et s’il ajoute : « Mais elle s’abstient de toute polémique à cet égard30 », c’est qu’il fait tout pour empêcher qu’il en soit différemment. Ces toutes petites victoires suffiront-elles à justifier d’avoir continué à paraître malgré tout ?

34En même temps, le père Merklen a un échange violent avec l’évêque de Limoges qui n’a pas fait ce qu’il fallait pour venir en aide au rabbin de Strasbourg réfugié en Limousin. Le journaliste Luc Estang abrite clandestinement des réfugiés juifs dans son petit logement. Le père Guichardan paie à une famille juive, qui a besoin d’argent pour s’échapper, de – très mauvais – dessins pour Le Foyer. La Croix a des contacts répétés avec Mgr Saliège à Toulouse : elle ne peut évidemment publier sa fameuse déclaration du 23 août 1942, mais des journalistes la diffusent prudemment de la main à la main à l’occasion d’opérations promotionnelles dans les paroisses. Au risque de dénonciations comme celle dont est victime Jean Mondange de la part d’une… cheftaine de louveteaux, lors d’une visite en Haute-Garonne. Alfred Michelin a aussi des contacts permanents avec l’archevêque de Lyon, Mgr Gerlier, qui refuse de révéler aux Allemands la cachette d’enfants juifs. L’irruption des Allemands en novembre 1942 aura obligé Léon Merklen à quitter Limoges dès le 5 décembre pour se cacher dans différents établissements assomptionnistes. Il devra même changer plusieurs fois de résidence, le contact restant maintenu par des visites discrètes de journalistes. Le secrétaire général du Foyer, Henri Save, sera lui arrêté par la Milice, porteur de courriers de résistants juifs ; il ne devra la vie qu’à la libération de Limoges.

Réquisitionnés pour le STO

35À Paris comme à Limoges, la Maison de la Bonne Presse doit aussi faire face aux aléas de la guerre, à commencer par l’instauration du travail obligatoire, la Relève, puis le STO. Le 14 décembre 194231, le patron, René Berteaux, et le dirigeant de l’imprimerie, Jean Bellanger, accompagnent ainsi à la gare de l’Est douze jeunes ouvriers imprimeurs de 20 ans, réquisitionnés au titre de la « Relève ». L’entreprise a été contrainte de fournir douze « volontaires ». En mars 1943, le rapport du conseil d’administration note que « deux prélèvements ont été effectués parmi notre personnel, en dehors de quelques appels individuels », et dit « comprendre et estimer à sa juste valeur le sacrifice qu’ils ont accepté », les assurant qu’ils ne sont « considérés que momentanément absents ». La description par deux d’entre eux, Maurice Le Dorze et Olivier Cerf, de leurs conditions de vie et de travail à Berlin à fabriquer de l’outillage, puis de l’épopée de leur libération, permet de mesurer le prix élevé du « sacrifice ».

36Même problème à Limoges, mais plus tard et dans un autre contexte. Quatre journalistes convoqués pour un départ au STO y échappent après intervention de leur directeur Alfred Michelin – on a décidé des exceptions à Vichy pour les journalistes – et auprès du censeur allemand… qui est aussi responsable du STO à Limoges. Mais quatre autres employés de la Bonne Presse de Limoges partiront bien pour l’Allemagne. L’un d’eux, Louis Ropars32, qui deviendra journaliste à La Croix après-guerre, se retrouve dans une usine d’armement à Katowice. Militant jociste, il est arrêté par la Gestapo et sera heureusement vite libéré par les Soviétiques du camp de travail où il a été envoyé. « Une fois de plus la mécanique pétino-hitlérienne aura travaillé en faveur de la lutte des classes », écrit Pierre Limagne dans ses Éphémérides de quatre années tragiques.

37Un mot sur cet énorme travail historique : 2 200 pages imprimées en petits corps 10 et 11, accompli au jour le jour. Il collationne les informations de tous ordres, officielles ou non, importantes ou non, erronées parfois, recueillies par la rédaction par tous moyens, y compris ses écoutes clandestines systématiques des radios étrangères évidemment interdites. Deux personnes y passaient à heures fixes une bonne part de leur temps. Une des richesses du travail de Pierre Limagne et de ses collègues est la reproduction au jour le jour des consignes envoyées par la censure de Vichy. Une belle source d’informations après-guerre pour les historiens. La copie quotidienne était enterrée chaque soir sous le poulailler de la maison où logeait la famille Latu à Aixe-sur-Vienne, maison mise à disposition par le libraire catholique de Limoges dont le fils, Guy Mauratille, sera après la guerre rédacteur en chef du Pèlerin.

Une « libération » … compliquée

38Les derniers mois de la guerre ressemblent, pour la Bonne Presse de Limoges, à une agonie, avec des journaux réduits à leur plus simple expression, comme Le Foyer, qui ne paraît plus que tous les quinze jours depuis janvier 1944 et sur seulement 8 pages. Son rédacteur en chef, le père Guichardan, doit fuir en août et se réfugier dans un maquis savoyard pour échapper à la Milice vichyste. Les deux hebdos pour ados sont eux aussi devenus bimensuels. La Croix se voit même bientôt réduite à un feuillet recto-verso. La Croix-Dimanche, où l’on s’est toujours soigneusement tenu à l’écart des informations politiques et militaires, paraîtra à Limoges jusqu’au 25 octobre 1944 avec une autorisation du Comité de libération de la Haute-Vienne. Le Foyer poussera jusqu’au 31, finissant avec le numéro 3 487. Ses 187 numéros seront effacés de l’histoire du Pèlerin à la reparution de celui-ci, en juin 1945. Il porte alors le numéro 3 300, reprenant le décompte arrêté en juin 1940.

39La Croix, dont la rédaction est divisée sur l’attitude à tenir, a profité des événements, du chaos de transports devenus erratiques et incapables de livrer les abonnés, pour cesser de paraître à Limoges le 24 juin, malgré d’ultimes pressions de Vichy.

40L’avenir de la Bonne Presse est alors clairement en question. Tout, désormais, repose sur l’application qui lui sera faite, tant comme entreprise qu’à ses titres phares, des dispositions du « Cahier bleu ». Nommé d’après la couleur de sa couverture, ce rapport, rédigé par le démocrate-chrétien Pierre-Henri Teitgen, et adopté à Alger en avril 1944, définissait « les mesures à prendre dès la Libération dans le domaine de l’information, de la radio, de la propagande, du cinéma et surtout de la presse ». Pratiquement, les journaux ayant continué de paraître 15 jours après le début de l’Occupation (26 novembre 1942 pour la zone sud) sont interdits. Les entreprises les éditant sont placées sous séquestre, et cela concerne aussi hebdomadaires et mensuels. Un arrêt de mort pour la Bonne Presse, dont les immeubles de la rue Bayard sont aussi placés sous séquestre. La Croix, pour ne parler que d’elle, ne peut plus paraître sous le même titre, ni avec le même propriétaire.

41Pour autant, le nouveau patron de la Fédération de la presse, le très laïque Albert Bayet, appliquant les consignes politiques de pluralisme du Cahier bleu, propose aux catholiques de créer un nouveau journal à qui l’on remettra gratuitement machines et locaux réquisitionnés de La Croix. Pierre Limagne et Alfred Michelin s’attellent à cette mission dès septembre. Ils auraient même choisi de l’appeler Le Monde, titre d’un quotidien catholique disparu, concurrent de La Croix à ses débuts. Un prêtre résistant, Mgr Chevrot, préconisait plutôt de relever celui de L’Univers, le journal de Louis Veuillot. Prévenu, le père Léon Merklen, qui vient d’échapper in extremis aux Allemands – les soldats qui l’ont arrêté avec d’autres personnes sont contraints de partir avant de l’avoir identifié – remonte de son refuge du château de Cavalerie, près de Bergerac, aussi vite que le permet sa voiture à gazogène. Pour défendre bec et ongles La Croix, autour de laquelle se joue aussi la survie de la Bonne Presse, il veut démontrer que le journal n’a jamais collaboré. Il multiplie les témoignages en ce sens, y compris ceux des FTP de la Haute-Vienne du colonel Guingouin. Il ira même jusqu’à la provocation : « Ce que les Allemands n’ont pas osé faire [le censeur allemand avait écrit ne pas pouvoir faire grand-chose contre le « journal du pape33 »], un gouvernement de la Libération l’a accompli. »

42Rapport, contre-rapport, jeux d’influence… L’information ouverte contre La Croix, et personnellement contre Alfred Michelin pour intelligences avec l’ennemi, est très mal ressentie par les intéressés. Son classement sans suite le 14 janvier 1945 est vécu comme une reconnaissance d’innocence. Daté du 1^er février, le quotidien catholique reparaît l’après-midi du 31 janvier, dans ses locaux de la Bonne Presse, sans changement de nom, ni de propriétaires. Un article en première page de Maurice Schumann, la voix de Radio-Londres, déjà publié la veille dans L’Aube, quotidien du MRP fraîchement créé, met en valeur la participation de ses journalistes à la Résistance. Il se termine par ces mots : « La Croix reparaît parce qu’elle a MÉRITÉ de reparaître », les capitales étant de Maurice Schumann. Le Pèlerin attendra le 16 juin 1945, et restera un bon moment encore bimensuel.

43Dans cet automne 1944 décisif, La Croix, et à travers elle la Bonne Presse, ont pu juridiquement prouver qu’elles n’avaient jamais collaboré, au sens propre du terme. On peut aussi relever que ses interlocuteurs au gouvernement provisoire ne lui étaient pas totalement étrangers. Et même plutôt bienveillants. Ce qui a pu l’aider dans cette épreuve. On avait vu passer du monde dans les couloirs de Limoges, comme Hubert Beuve-Méry, ancien de l’École des cadres d’Uriage et futur fondateur du journal Le Monde, mais aussi des résistants démocrates-chrétiens et pas des moindres : Georges Bidault, tout juste libéré comme ancien combattant de 14-18, avant qu’il ne préside le Conseil national de la Résistance après Jean Moulin, Francisque Gay, Robert Schuman qui approuva la décision d’avoir maintenu la parution du journal. La Croix avait même reçu dès 1941 un envoyé parachuté de Londres, Louis Closon, qui, pour se faire reconnaître comme envoyé de Londres, avait sorti une photo prise en mai 1939 au Congrès eucharistique d’Alger : Maurice Schumann, devenu la voix de la France Libre sur Radio-Londres, y posait avec un journaliste de La Croix, sans doute Jean Pélissier… « devant un superbe chameau », selon ses propres dires.

44Le lien entre La Croix, le père Merklen et les démocrates-chrétiens au gouvernement provisoire était même personnel : Jean Letourneau, directeur de la presse au ministère de l’Information, n’était autre qu’un ancien éditorialiste de politique étrangère de La Croix de 1938 à 1940, celui qui, en 1942, lisait La Croix « avec des grincements de dents ». Sous le pseudonyme Jean Caret, il avait succédé à deux autres démocrates-chrétiens, Émile Coornaert et André D. Toledano. Á ce titre, il a pu être l’auteur de deux des ouvrages jetés à la Seine par les nazis en août 1940. On ajoutera que le ministre de l’Information, Pierre-Henri Teitgen, et le Garde des Sceaux, François de Menthon, étaient aussi démocrates-chrétiens. Ce qui ne veut pas dire que l’abandon des poursuites contre La Croix et Alfred Michelin a été usurpé.

45Le général de Gaulle, déjà en train de régler quelques comptes avec un épiscopat français qui avait très majoritairement chanté les louanges de Pétain, pouvait-il risquer de s’aliéner à ce moment l’opinion catholique, en interdisant aussi La Croix ? Ancienne noëlliste – un important mouvement assomptionniste pour jeunes femmes de bonne famille –, Yvonne de Gaulle a-t-elle plaidé la cause du quotidien catholique ? Toujours est-il que le général de Gaulle répond dans ses Mémoires de guerre à ces questions : « Pour La Croix, qui s’était quelque peu attardée dans la zone Sud après l’arrivée des Allemands, mais dont nombre de journalistes participaient à la Résistance, je prononçai le “Nihil obstat”. » Une forme d’absolution.

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46La Croix et la Maison de la Bonne Presse pouvaient renaître, les Augustins de l’Assomption conserver leur œuvre. Mais le redémarrage allait s’avérer très compliqué dans une société française qui avait changé. La greffe de l’Action catholique a pris dans la Résistance et si La Croix et la Bonne Presse peuvent se prévaloir d’avoir vu confirmé, par l’autorisation de reparaître, le fait qu’elles n’avaient jamais collaboré avec l’occupant nazi, ni soutenu Vichy, leur image était devenue vieillotte et dépassée pour la nouvelle génération de catholiques issue de la Résistance. La renaissance du journal et l’adaptation de la Bonne Presse aux nouvelles réalités de l’après-guerre allaient demander du temps et beaucoup d’efforts.